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Alix reprit le métier à tisser et la quenouille
qu’elle avait pratiqués dans la communauté d’Aillac. Elle y était
expérimentée et l’outil laissait libre cours à sa pensée. Elle
maniait avec délice les bobines de fil aux couleurs naturelles,
blanches et noires, parfois d’un brun roux, et le contact avec
cette douce matière occupait son corps et laissait son âme en paix.
L’atelier de Montségur était perfectionné et riche en doigts
habiles. On y confectionnait des draps et des habits pour hommes et
femmes, des chemises et des dentelles que l’on vendait dans les
villes de la plaine. Les femmes du plat pays, simples croyantes,
ravitaillaient le château en matière première. La manufacture était
aussi un lieu de conversations pieuses et savantes où l’on
débattait de philosophie, théologie et science biblique. Les mains
adroites faisaient les âmes fortes. L’atelier des hommes fabriquait
des métiers à tisser. On réalisait ainsi à Montségur l’idéal
cathare. Dans cette petite société, chacun
vivait de son travail, chacun priait en travaillant et faisait son
salut.
Alix comprit vite qu’à l’activité de tisserand
s’ajoutait celle de prosélyte. Désormais apte à porter la bonne
parole, elle fut choisie par Esclarmonde pour compagne de
route ; elle devint sa « socia », sa jumelle. Elles partaient
toutes deux, humblement vêtues, sur les chemins poudreux des
Pyrénées. Au gré des marchés et des foires, elles étaient reçues
dans des communautés de femmes ou chez de fidèles croyantes, et y
prêchaient la sainte religion. Alix était toujours gênée que l’on
s’agenouille devant la Parfaite qu’elle était devenue. Elle savait
pourtant qu’à travers elle, c’était Dieu que l’on honorait. Elle
imposait les mains, récitait des contes édifiants qui
émerveillaient les enfants autant que les adultes, parlait de
réincarnations, de salut, de la beauté de celle qui a franchi le
pas. Elle devait veiller à n’avoir aucun contact physique avec un
homme, si ce n’était par l’intermédiaire du livre saint. Elle
posait un regard plein de bonté sur ces pauvres gens, au sombre
quotidien, qui espéraient d’elle un peu de lumière. La vue d’une
femme enceinte la faisait tressaillir. « Non pas une nouvelle âme
enchaînée, pensait-elle, mais un futur saint pour sauver le monde
des hommes. »
Esclarmonde, plus ancienne et plus éclairée,
prenait le plus souvent la parole devant la communauté. Elle
lançait souvent de vigoureuses attaques contre le clergé
catholique.
« Le pape, les cardinaux, les évêques et les
prêtres n’ont pas le pouvoir de remettre les péchés, car ils sont
impurs et inspirés par le mauvais esprit, ne tenant ni ne suivant la parole de Dieu, mais adorant les
idoles, faux prophètes prêchant de mauvais fruits : la vanité et le
mensonge, cupides, avares, fornicateurs, adorateurs du Maudit,
blasphémateurs de Dieu, adultères, gloutons, envieux et ouvriers de
mauvaises oeuvres. Prenez garde aux mauvais prophètes qui viennent
à vous sous l’habit du mouton ; à l’intérieur, ce sont des
loups rapaces, a dit saint Matthieu. L’impur ne peut purifier ce
qui est pur, mais les Parfaits le peuvent. »
Les villageoises étaient étonnées devant la
science virulente des deux femmes. Alix et Esclarmonde n’avaient
pas besoin d’enquêtes approfondies pour connaître la dégradation du
clergé catholique occitan qui s’était attiré les foudres du pape
lui-même. « Tel maître, tel valet », avait-il déclaré, accusant
ainsi ses propres disciples de faire le jeu du catharisme.
La police de l’évêque, puis les dominicains de la
toute nouvelle Inquisition, se lancèrent sur les traces des deux
femmes qui semblaient douées du pouvoir de se rendre invisibles,
apparaissant toujours là où on ne les attendait pas, prenant grand
soin d’éviter les embuscades. « Sorcellerie ! Magie ! »
s’exclama le prélat. Leurs têtes furent mises à prix.
Un jour qu’elles avaient demandé l’hospitalité
dans une modeste auberge de Châteauverdun, la matrone leur demanda
de les aider à préparer le repas.
« S’il vous plaît, mesdames, pourriez-vous égorger
ces deux poulets, puis les plumer et les vider, afin que je les
fasse cuire pour votre dîner ? »
Esclarmonde et Alix se
regardèrent, décontenancées. « Nous n’avons pas très faim. Une
soupe de légumes et puis un bon lit feront mieux notre affaire.
»
« C’est-y que vous n’aimez pas la
viande ?
— Si fait, répondit Alix. Dans mon Périgord
natal, je faisais force banquets de canards et d’oies bien
grasses.
— Vous n’êtes pas d’ici, alors ? Que
venez-vous faire ? »
Les questions devenaient plus précises, plus
dangereuses. Les Parfaites louvoyèrent en tentant de protéger leur
anonymat.
« Curiosité est bien grand péché, madame, jeta
Alix.
— Occupez-vous des poulets, je vais acheter
quelques légumes au marché du village, puisque vous n’aimez que ça.
»
Prenant sa cape, la femme s’éloigna vers la place
centrale à pas précipités.
« Vite, partons ! Elle va chercher les
sergents du roi. Passons par-derrière, le chemin nous est condamné.
»
Elles s’enfuirent à travers prés, courant à perdre
haleine, les pieds nus pour aller plus vite, se meurtrissant aux
pierres. En se retournant, Alix aperçut le curé, accompagné de deux
hommes d’armes, qui pénétrait dans l’auberge.
Alix écrivait régulièrement à Bernard des lettres
pleines de sagesse et d’appel à la paix, qu’elle confiait à
quelques colporteurs amis de la cause. Il répondait par le même
chemin, exprimant le regret de son départ, la souffrance de la
solitude. Il se sentait séparé d’elle par
quelque chose de plus grand que la distance et le temps. Le
consolament avait fait d’elle une sainte, intouchable pour la main
d’un homme. Cette rupture le blessait dans sa dignité d’époux, tout
autant qu’elle réjouissait le croyant qu’il était.
Puis le courrier se fit plus rare. Les guerres
avaient repris, coupant les chemins, perturbant les communications.
Entre 1219 et 1224, Amaury de Montfort poursuivit la croisade de
son père, sans succès. Il se retira au profit du souverain
français. Le roi Louis VIII prit l’affaire en main, faisant
excommunier Raymond VII de Toulouse et rassemblant la chevalerie
française pour venir dévaster les terres déjà exsangues du Sud.
Comme il était partout chez lui, aucune ville ne pouvait se
soustraire à son autorité. Estimant avoir légitimement reçu
d’Amaury de Montfort le comté de Toulouse, il venait reprendre «
ses » terres. L’effondrement occitan fut général. La mort subite du
roi n’y changea rien, il fut aussitôt remplacé par son épouse
Blanche de Castille. Après des années de guerres impitoyables, le
pays eut à subir le choc épouvantable du traité de Meaux.