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Castelsarrasin, 1232.
En quittant Loba, Bernard ne savait pas dans quelle direction tourner les sabots de son cheval. Le monde lui semblait être ce qu’en disait sa religion : un vaste enfer. Il avait renoncé à gagner Montségur, renoncé aux plaisirs de la chair ; il était las de se battre. Le désespoir et la solitude le tenaillaient au corps. Il n’attendait plus rien et se laissait couler. Mais le renoncement a parfois des vertus. Il n’avait d’autre choix que de se noyer ou de donner un vigoureux coup de pied sur le fond pour remonter à la surface. Insensiblement, ses pas le conduisirent vers Castelsarrasin, le fief dont il venait d’être dépossédé. Il n’avait d’autre endroit où aller et préférait finir en gentilhomme plutôt qu’en vagabond. « Si tout est perdu, qu’au moins l’honneur me reste », songeait-il.
Ce fut miracle qu’il ne fût pas arrêté avant d’avoir franchi les portes de la ville. Peut-être ce chevalier errant monté sur son destrier blanc n’inquiétait-il plus personne ? Il retrouva la cité qu’il avait aimée, l’odeur pimentée du marché aux légumes, la couleur vive des draps qui pendaient aux fenêtres, les bruits et les bousculades des rues animées, les cris des colporteurs. Il avait un peu la nostalgie de sa vie passée. L’existence du seigneur aisé, uniquement préoccupé des affaires quotidiennes, lui semblait un espace de repos, loin des querelles et des violences. Tandis qu’il remontait la grand’ rue, au milieu des étals des marchands, une femme le reconnut. « C’est notre seigneur Bernard ! Il est revenu. »

Une heure plus tard, une patrouille du guet l’interpella dans l’auberge où il était venu étancher sa soif. Dépouillé de son épée, de sa bourse, et même de son précieux talisman, il fut jeté sur la paille d’un cachot. La nuit n’était pas encore tombée quand il fut mis en présence de Pons Grimoard, sénéchal du roi.
« Messire Bernard de Cazenac, j’aurais souhaité vous rencontrer en de plus heureuses circonstances.
— Messire sénéchal, je m’en remets à vous. Faites de moi ce que bon vous semble.
— Êtes-vous toujours dans la foi cathare ou vous êtes-vous réconcilié avec l’Église ? »
Le chevalier marqua un temps d’hésitation. Puis sa fierté naturelle reprit le dessus. Il n’était pas un de ces Parfaits qui devaient ruser pour dissimuler son identité sans mentir. Mieux valait finir avec noblesse, sans barguigner, en revendiquant avec hauteur ce que l’on était. « Jamais je ne renierai la foi de mes pères. Je préfère le bûcher à la trahison. »
Un large sourire éclaira le visage du sénéchal. « Dieu soit loué ! J’avais craint un instant que les chiens de l’Inquisition ne vous aient retourné. Votre courage est intact. » Devant l’air abasourdi du prisonnier, il s’empressa d’ajouter. « Je suis moi-même un fervent partisan des Bons Chrétiens, et, grâce au ciel, j’ai la confiance des Français et de l’évêque.
— Mais vous représentez le roi catholique et le comte de Toulouse, Raymond VII, qui a fait sa soumission.
— Certes, mais le comte nous laisse quelques libertés, sous réserve de n’être pas trop voyants. Vous verrez, notre communauté compte des gens de haut rang, et qui pèsent sur le pouvoir : Othon de Baretges, le bayle, et les seigneurs de Rabastens et de Villemur. Bernard de Lamothe nous dirige. »
Le sire de Cazenac se souvint de ce Parfait qui avait assisté Hugues de Vassal dans ses derniers instants. Sa prédiction se réalisait : ils se retrouvaient sous le signe cathare. Le sénéchal fit mander un forgeron pour briser les chaînes qui retenaient le chevalier au mur. Puis il le conduisit chez lui pour lui faire prendre un bain chaud et une collation. Il lui offrit même un bel habit pour remplacer le sien qui était troué et usé jusqu’à la trame.
Après lui avoir restitué tous ses biens, Pons Grimoard le fit conduire à Pech Hermier, un quartier de la ville un peu isolé et tranquille. Dans la maison de Guillaume Faure, Bernard de Lamothe l’attendait. Il s’agenouilla devant lui et fit son melhorament.
« Tout est écrit, la seule liberté est d’obéir à Dieu. Je savais que nous devions nous revoir, dit le Parfait en le relevant. Aimeriez-vous avoir des nouvelles d’Alix, celle qui fut votre épouse dans le monde des hommes ? »
Ce fut comme si le soleil était entré dans la pièce basse. Le visage de Bernard s’illumina d’un bonheur véritable, qu’il n’avait pas connu depuis des années.
« Vous l’avez vue ?
— Plusieurs fois ; je me rends régulièrement à Montségur.
— Comment va-t-elle ?
— Fort bien, elle mène une digne et belle vie de Parfaite cathare, tout entière dédiée à l’amour du prochain et au salut de son âme.
— Je donnerais tout pour la revoir. Vous avez plus de chance que moi. Je n’ai jamais pu gagner Montségur.
— Ce n’est pas une affaire de chance. Je connais les passeurs. Mais vous ne pourrez jamais retrouver Alix en tant qu’époux. Vous ne pourrez la reconnaître que comme Parfaite. Y êtes-vous décidé ?
— Me reste t-il une autre chance ?
— J’ai besoin d’un “socius”, un jumeau, pour cheminer à mes côtés. Tu peux occuper cette place tout de suite. »
Bernard nota le passage au tutoiement, signe de complicité, d’une implicite égalité. Il s’étonna tout de même.
« Ne faut-il pas une longue préparation avant d’accéder à cette fonction ? Je n’ai pas encore reçu le consolament.
— Le temps nous presse ; l’Inquisition nous traque à chaque coin de rue, chaque détour de sentier. Nous avons assoupli la règle, mais non les exigences. Je suis à présent le fils majeur de Guilhabert de Castres, l’évêque cathare de Toulouse qui réside à Montségur. Tu vas prendre devant moi l’engagement de fidélité. Dès aujourd’hui, tu abandonnes tes droits sur Castelsarrasin, Castelnaud, Domme, Montfort, Aillac. Tu n’es plus que Bernard de Cazenac, ton lieu de naissance, l’endroit où tu as reçu le secret de notre ordre. Ton ancêtre, Adalbert, n’était qu’un humble paysan, parti guerroyer en Terre sainte, pour protéger les pèlerins. Il fut ennobli sur le champ de bataille et comprit ainsi la naturelle égalité des hommes. Frappé par la grâce, il renonça à la violence, apprit à lire, étudia, et découvrit le catharisme des origines. Voilà pourquoi ton nom est associé pour toujours à notre religion. Dès aujourd’hui, tu vivras comme un Parfait, tu ne mangeras plus de viande, tu ne toucheras plus une femme, tu abandonneras ton épée et renonceras à la violence, même pour te défendre. Tu vivras dans la vérité et la prière. »
Bernard s’y engagea avec ferveur. Cette cérémonie improvisée lui avait épargné les tourments d’un choix difficile. Il refusait pour l’heure de s’appesantir sur les vraies raisons de son renoncement : l’engagement total dans sa foi ou l’espoir insensé de revoir celle qu’il s’interdisait désormais d’aimer. Sa décision l’avait libéré. Son destin était désormais tout tracé. Il confia au Parfait l’existence du talisman. Ce dernier n’y prêta aucune attention, mais lui demanda de respecter le serment familial de ne point en dévoiler à quiconque le contenu.
Pour précaire qu’elle fût, la vie de la petite communauté de Castelsarrasin n’était pas désagréable, bénéficiant de la protection des consuls et, par intermittence, du comte, et de l’estime d’une partie de la population. Un catharisme discret était toléré. Les croyants étaient assez riches pour subvenir aux besoins de leurs prêtres. Il fallait simplement accepter de vivre dans la méfiance et la crainte de la délation.
La tâche des Parfaits était double : prêcher la bonne parole et apporter le consolament aux mourants, pour qu’ils puissent échapper au cycle infernal des réincarnations. Vu la dangerosité du monde pour les cathares, cette dernière mission devenait essentielle. Les croyants avaient appris à dissimuler l’existence de leur congrégation à l’intérieur du corps catholique de la société. Lorsque les deux Bernard parcouraient les routes, entre Toulouse, Montauban et Castelsarrasin, pour accomplir leurs devoirs religieux, ils devaient souvent recourir au « nuncius », celui qui savait où se cachait la communauté, pour entrer en contact avec elle. Ainsi, en cas de capture par l’Inquisition, ils ne pourraient révéler qu’un seul nom. En cheminant ainsi, Bernard de Cazenac découvrit sa religion de l’intérieur, dans la fragilité et la force de sa chair. Malgré sa culture raffinée, il n’en connaissait que les rudiments. Le soldat avait trop souvent étouffé en lui l’homme de foi.

Lorsque le Parfait prêchait, Bernard, silencieux à son côté, il s’adressait tout autant à lui qu’à ses ouailles. Le chevalier qui avait tant aimé l’art de dire des troubadours et les débats contradictoires où il faisait valoir sa finesse d’esprit apprit la jouissance mystérieuse du silence. Écouter, écouter en laissant le silence se faire en soi, accepter qu’il mûrisse comme miel en ruche. Apaiser ses passions, faire taire son amour-propre, laisser la place en soi pour que la Parole puisse y naître, s’y développer comme un enfant dans le sein de sa mère. Tous les mois, les Parfaits des communautés visitées devaient dénoncer leurs fautes vénielles devant un membre de la hiérarchie. Au cours de cet apparelhament1, ils recevaient leurs pénitences, puis poursuivaient leurs tâches.
Devant l’assemblée de Moissac, où figuraient deux moines de la riche abbaye catholique, Bernard de Lamothe défendit la théorie de la mauvaise création. Il citait le prologue de l’Évangile de Jean : Au commencement était le Verbe… Toute chose a été faite par Lui, et sans Lui a été fait le néant. Dieu bon n’était pas responsable du néant du monde, de la mort et de son malheur. Il y avait deux mondes et deux Dieux créateurs. Les corps n’étaient que des tuniques de peau créées par le diable, des lieux de souffrance. Les âmes étaient tombées du ciel par la faute d’anges fornicateurs. Mises en prison dans la chair, elles se souvenaient du paradis céleste et aspiraient à y retourner. Les âmes n’étaient pas individuelles, mais parties de Dieu, elles formaient l’Esprit. Elles chutaient à cause de l’oeuvre du diable, vivaient et souffraient, puis remontaient au plérôme pour s’incarner à nouveau, sous une forme humaine ou animale. C’est pourquoi tuer les animaux était un péché. Puisque bien et mal n’étaient pas de même nature, l’homme ne disposait pas de libre arbitre. Il n’avait pas de choix et devait juste suivre aveuglément la règle prévue pour faire son salut.
Bernard de Cazenac savait d’expérience que cela était vrai. Par orgueil, la plus grande des fautes, il avait cru pouvoir choisir sa vie, régner, combattre. Tout cela était vain.
1 Confession publique suivie de pénitence, dans la religion ca-thare.