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Périgord, 1215.
Haut perché sur la Dordogne, le minuscule castel d’Aillac abritait désormais une communauté cathare, ou plutôt deux communautés, car il avait fallu séparer les hommes et les femmes. Tous y vivaient dans l’apparente simplicité des Parfaits, y compris Bernard et Alix qui y avaient trouvé refuge. Bernard avait laissé la direction des opérations à Hugues de Vassal, fils majeur de l’évêque cathare d’Agen. Que pouvait-il faire, lui, un chef militaire, dans un manoir indéfendable ?
« Il est bien étrange que ton misérable frère ne soit pas déjà venu nous déloger. N’a-t-il pas la garde de tous nos biens ?
— Il est mon frère, tout de même ! Peut-être a-t-il conservé quelque respect pour sa soeur ? » répondit Alix.

Dans sa place forte du Haut Quercy, à dix lieues de là, Jehan de Turenne se morfondait. L’humiliante condition où l’avait laissé Simon de Montfort donnait un goût amer à sa victoire. Alors que son père avait été le principal soutien du comte Raymond VI, lui était manipulé comme un simple pion par le nouveau maître de la cité rose. Aussi dans le secret de son coeur admirait-il son beau-frère, cet insoumis qui défendait une cause perdue. La honte se marquait également sur son front. Jamais il n’avait voulu la mort de Blanche, sa nièce. Il l’avait souhaitée comme monnaie d’échange pour s’emparer sans dommage des places fortes sur le fleuve. Raisonnement de boutiquier ! Le barbare français ne faisait pas de quartier, même aux enfants. Son confesseur avait absout son péché, mais si Bernard apprenait son forfait, il ne donnait pas cher de sa vie. Il le savait : il n’aurait pas assez de toute son existence pour expier son crime. Aussi dissimulait-il soigneusement aux agents de l’évêque que sa soeur et son beau-frère vivaient au village comme d’humbles paysans.

Aillac s’organisait comme un microcosme économique, car il fallait bien vivre. Le Périgord était devenu une terre gaste, ruinée par le passage de la croisade. Les récoltes piétinées annonçaient la famine. Le catharisme souhaitait que chacun, noble, religieux ou simple gueux, vive de son travail. Les Parfaits, à la différence du clergé catholique, gagnaient leur vie à la sueur de leur front. Le métier de paysan y était peu à l’honneur : la terre n’était-elle pas l’oeuvre de Satan ? Et puis, elle était impossible à transporter pour ces éternels fuyards. À l’instar des juifs, ils exerçaient donc des métiers praticables en tout lieu, adaptés à une vie errante, qu’ils savaient ennoblir en les associant à la prière. Ils ne pratiquaient pas non plus l’élevage, l’abattage des animaux leur étant une horreur insurmontable. Ils consommaient toutefois les bêtes à sang froid. Aussi les pêcheries d’Aillac étaient-elles actives et approvisionnaient-elles les marchés des environs.
Hugues de Vassal avait également établi plusieurs ateliers de tissage, métier emblématique des cathares, que l’on nommait parfois « tisserands ». N’était-ce pas la profession de saint Paul ? Les croyants et les sympathisants de leur cause apportaient à Aillac la laine et le chanvre que des doigts habiles transformaient en fil et en toile, discrètement revendus sur les marchés de Sarlat, Périgueux, Brive ou Cahors, au nez et à la barbe des sergents de l’évêque.
Le moine Augustin était le plus efficace des agents de liaison. Il avait refusé de recouvrer sa liberté, lorsque Bernard lui avait proposé de rester à Beynac. Sa robe de bure lui servait de passe-partout.
« Ne suis-je pas votre prisonnier fidèle, messire chevalier ? N’ai-je pas fait serment de vous ramener à la vraie foi, non pas celle qui gémit sous la menace du bûcher, mais celle qui vient directement du coeur ? »
Augustin pouvait se prévaloir d’une première victoire. Bernard avait renoncé à massacrer et mutiler les catholiques qui croisaient sa route, admettant l’innocence foncière des gens du peuple. Il réservait sa haine pour les croisés et les inquisiteurs. Le moine allait de ville en ville, glanant des nouvelles du monde en guerre, cherchant à prévenir les menaces qui pesaient sur la minus cule communauté où il vivait. Il avait appris à aimer ces cathares austères, mais à l’honnêteté bien tranchée. Un jour, Bernard le vit rentrer dans l’atelier communautaire, le visage blême et bouleversé.
« Qu’y a-t-il, mon bon Augustin ? »
L’homme pouvait à peine parler. Ses jambes tremblaient si fort qu’il dut s’asseoir avant de prendre la parole.
« On commence à arrêter les partisans de mon maître, les béguins franciscains.
— Que peut-on reprocher à ces pacifiques et humbles moines ?
— Ils affirment que Notre-Seigneur Jésus n’était pas propriétaire de la tunique qu’il portait. Que l’Église doit vivre à son image et partager ses biens avec les pauvres. Ah, mon Dieu !
— Mais que se passe-t-il ?
— Ils ont brûlé deux de mes frères en Lombardie, pour hérésie. Ils nous considèrent comme des cathares ! Je crois que la catholicité tient plus à ses richesses qu’à son honneur et à sa vertu. A-t-elle oublié que l’orgueil est le premier des péchés, celui qui engendre tous les autres ?
— Vous comprenez, à présent, ce que signifie notre vie, traqué, rejeté, méprisé. C’est vous qui allez vous faire Parfait mon bon Augustin.
— Que nenni ! Jamais je ne renierai ma foi, et, s’il le faut, contre la puissance temporelle de Rome. On ne peut servir deux maîtres à la fois : Dieu et l’Église.
— Vous confondez le pape et César », plaisanta le sire de Cazenac, ému malgré tout par le désarroi du moine.

Bernard avait laissé pousser ses cheveux et sa barbe, et s’habillait de sombre, à la manière des Parfaits. Pour voyager discrètement, fuir l’enfermement d’Aillac et recruter des partisans pour la revanche, il s’enveloppait d’un grand manteau à capuchon qui le recouvrait entièrement. La situation ne lui paraissait pas désespérée ; à l’image du catharisme, il pensait qu’une guerre perdue pouvait se réincarner dans la victoire. Sa grande silhouette fantomatique parcourait les chemins creux du Périgord. Peut-être fuyait-il aussi l’image de son épouse.
Alix s’était enfermée dans la communauté des femmes d’Aillac, où elle cardait et filait la laine. Toujours habillée de noir, sans que l’on sache si elle portait le deuil de sa fille ou marquait ainsi son adhésion au catharisme, elle dissimulait soigneusement sous un foulard sa longue chevelure brune et portait des robes amples qui cachaient les appas de son corps charmant, un corps qu’elle refusait au désir de son époux.
« Ma mie, tu n’es point religieuse. Nous devons nous comporter comme mari et femme. N’oublie pas que je connais tous les plaisirs et les désirs que dissimule chaque parcelle de ta peau. Tu ne peux vivre ainsi en recluse.
— C’est toi qui parles ainsi, mon ami, toi qui es fils, petit-fils et arrière-petit-fils de cathare ? Ne vois-tu pas que j’aspire de toutes mes forces à quitter pour toujours cette vallée de larmes ?
— As-tu oublié notre amour, et la joie de nos coeurs, et les plaisirs jamais assouvis de nos chairs ?
— C’était dans une autre vie. J’ai toujours de l’amour pour toi, mon beau seigneur, mais je ne peux plus l’exprimer que par mon âme.
— Où est l’heureux temps des troubadours et de la fine amor ?
— Ce monde est mort. L’âme de la terre s’est réincarnée dans une autre époque, plus sombre et dégénérée. Ces épreuves doivent nous conforter. »

Bernard savait que les mots d’Alix ne cachaient que sa souffrance. Quand elle quittait la communauté, c’était pour se rendre dans quelque hameau, quelque ferme isolée, où elle avait appris une naissance. Elle se penchait sur le nouveau-né, le scrutait avec une attention telle qu’elle en effrayait les parents, dans le fol espoir de reconnaître la réincarnation de Blanche.
À l’image de son ami Augustin, le chevalier avait appris à calmer son indomptable caractère. Il appréciait désormais les paisibles soirées d’Aillac où, après un humble repas de pain frotté d’huile, de poissons, de légumes et de fruits arrosé d’un peu de vin largement coupé d’eau, il écoutait le Parfait Hugues de Vassal instruire les fidèles en leur narrant des contes moraux et symboliques.
« Un Bonhomme, lorsqu’il était cheval dans une vie antérieure, avait perdu un fer dans un chemin rocailleux. Réincarné en homme, il vint à passer sur cette même route, avec son “socius”, son jumeau dans l’âme, et se souvint de l’accident. Ils cherchèrent le fer, et le retrouvèrent. »
Les têtes s’inclinaient à l’écoute de cette histoire naïve que beaucoup tenaient pour une preuve irréfutable. Sceptique mais émerveillé, Bernard attendait l’heure de la revanche.