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La bataille s’engagea ; l’ultime combat. Les gens de la cité, l’oeil vif, le geste alerte, postèrent leurs trébuchets, chargèrent les rocs dans les frondes et lâchèrent les cordages. Les boulets traversèrent l’air léger, dans un sifflement d’animal furieux, et s’écrasèrent sur la chatte, la frappant au flanc. Le bombardement faisait rage ; les piliers de l’engin craquaient, les voûtes s’effondraient. Les poutres fracassées tombèrent sur les soldats et les broyèrent en nombre. La foule toulousaine s’embrassait en criant : « Dame chatte a vécu ! Vivat ! Les souris dansent. »
Les Français se crurent envoûtés par quelque mauvais sort. « Nous avons trop poussé notre machine, s’écria Hugues de Lacy. Il faudrait l’éloigner mais je crains fort qu’il ne soit trop tard et qu’elle ne soit perdue. »
Derrière la porte prête à s’ouvrir, parmi les bruits de fer et les piétinements fiévreux, Bernard encourageait une dernière fois ses frères d’armes.
« Messeigneurs, francs barons, les pièces sont en place sur l’échiquier ; il faut jouer le jeu jusqu’à l’échec et mat. Nous allons attaquer cette maudite machine et bientôt, autour d’elle, le sol sera tout boueux de sang frais. Voici venu le temps de l’ultime assaut. Plutôt périr dans la pleine gloire que vivre esclave. En avant, compagnons, boutons le feu à cette chatte. Hardi ! Libérons le bonheur. »
Les cris surgirent de puissantes poitrines : « Hardi Toulouse, Dieu nous aime ! Haut les coeurs ! Feu aux âmes ! À mort ! Pas de quartier ! »
Tous se jetèrent dans la mêlée ; le fracas fut terrible et, dans un fouillis d’épieux, d’armures et de chevaux, les coups plurent comme la grêle de mai. Tous frappèrent vaillamment, et tranchèrent, et trouèrent, et fendirent. Les épées, les lances s’entrechoquèrent et travaillèrent la chair. Peu à peu, les croisés perdaient du terrain, et le renfort des barons venus ranimer la tuerie n’y pouvait rien changer. Pieds, poings et bras, privés de corps, tombaient dans la poussière souillée de sang vermeil, rosie de lambeaux de cervelles pâles.
Simon de Montfort n’était pas encore paru ; en son absence, son frère Guy dirigeait le combat. Dans la chapelle du château Narbonnais, il écoutait pieusement une messe. Un écuyer vint interrompre l’office. « Messire comte, vous vous attardez trop. Votre piété vous perd, vous courez au désastre. Les gens de la cité massacrent vos barons. Toulouse vous échappe. »
Sous le choc de la nouvelle, Montfort pâlit. Puis se tournant vers l’autel, il poussa un long soupir, joignit les mains et s’écria : « Seigneur Jésus, accordez-moi de mourir aujourd’hui au combat ou de vaincre. »
Puis il courut s’armer de pied en cap, rassembla un millier de cavaliers et, déchirant les flancs de son cheval à grands coups d’éperons, galopa vers la bataille. Le vacarme insoutenable, les cris des blessés, les râles des mourants, les sonneries des cors, les bruits sourds des catapultes et les sifflements des frondes ébranlaient le sol, l’air et le fleuve. Dans l’atmosphère épaisse, Montfort traça un sillon et ranima le courage des siens. Nul ne pouvait dire de quel côté allait pencher la balance.
Du parapet gauche, un archer toulousain, la main sûre et l’oeil clair, tira sur Guy de Montfort un trait adroit qui atteignit son cheval à la tête. Au moment même où son animal blessé virait sur ses antérieurs, un arbalétrier lui décocha un carreau qui lui troua le flanc gauche. Guy de Montfort s’abattit, ses vêtements rougis de sang, bientôt secouru par Simon qui, mettant pied à terre, s’en vint le soutenir.
« Hélas, mon frère, gémit Guy, Notre-Seigneur Jésus ne nous est plus secourable. Il protège aujourd’hui les routiers toulousains. »
Bernard de Cazenac, qui combattait autour de la chatte, vit Montfort démonté, vulnérable. Sachant l’instant propice, il se précipita.
« À moi Montfort, maudit bâtard d’Anglais ! Je vais t’envoyer en enfer. »
Simon se redressa, ramassa son épée et fit face au Périgourdin belliqueux.
« L’heure est venue. Tu vas mourir, cathare. »
Pour la troisième fois, ils se retrouvaient face à face, grands comme des dieux, féroces comme des bêtes, le feu dans les veines. Ce fut à nouveau une pluie de coups, un fracas d’orage. Ils s’affrontaient, aussi forts l’un que l’autre, sans qu’aucun des deux ne puisse prendre le dessus. Mais soudain, sans prévenir, Bernard rompit et recula vers ses lignes.
« La peur te prend. Tu es perdu. » Montfort avança, sûr de lui, l’épée basse, un peu désemparé de voir une aussi piètre résistance. L’autre refusait le combat, évitait les assauts sans répliquer aux coups, cherchant juste à se protéger. Le Français avait pris l’ascendant ; c’était l’hallali. Peu à peu, en reculant, Bernard avait entraîné son adversaire au pied des murailles de la ville. Sur le chemin de ronde, à l’abri des créneaux, Alix manoeuvrait le pierrier. Encore un peu, encore un pas. Montfort avançait, il signait là sa perte. La corde se détendit, la pierre s’envola, bien haut dans la chaleur de l’air, et s’abattit tout droit sur le heaume d’acier de Simon de Montfort. Son front en fut crevé, sa mâchoire brisée, la cervelle et les yeux lui jaillirent de la tête. Tout ensanglanté, le comte tomba à terre. Il était mort.

À la vue du cadavre immobile et meurtri, couché sur le pré, le peuple de Toulouse hurla sa joie. « Vivat ! Simon de Montfort n’est plus. Cet assassin, ce brigand qui nous fit tant de mal est mort sans sacrement. »
Les églises s’emplirent pour des Te Deum, rassemblant les Occitans de toutes croyances et, sur le pavé, on dansait en riant au son des tambours et des timbales. Ce 25 juin 1218 fut un jour de liesse.
Dans le camp croisé, à la stupéfaction succéda l’effroi. Tandis que ses compagnons recouvraient doucement d’un drap bleu le corps de leur seigneur, l’armée cessa le combat et se débanda comme volée de cailles, l’épouvante aux entrailles, sous les coups redoublés des Toulousains. Le blasphème leur vint aux lèvres.
« Dieu, quelle injustice, quel effroyable crime as-Tu là perpétré ? Est-ce ainsi que Tu payes le meilleur serviteur de Ta gloire ici-bas, en l’écrasant sous un roc ? Avons-nous été assez fous de croire en Ta bonté ? À quoi bon Te servir ! »

Un mois plus tard, l’armée croisée, sous les ordres d’Amaury de Montfort, héritier de son père, brûlait son camp de Toulouse Nouvelle et levait le siège pour s’en retourner dans ses foyers.