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La grande salle seigneuriale de Castelnaud était d’une beauté austère. Peaux de bêtes et trophées de chasse y alternaient avec de lourdes tentures où dominaient le rouge et l’or. Les couleurs des comtes de Toulouse, avec sa croix boulée, s’alliaient aux armes des Cazenac : d’or à deux chiens de gueule.
« Non pas des chiens, mais des loups », préférait dire le maître des lieux. Ce grand veneur aimait à éprouver son courage en servant au poignard, à la seule force de ses bras vigoureux, les loups, les ours, les sangliers et les cerfs qui s’aventuraient sur ses terres. Aussitôt le gibier cerné, il mettait pied à terre, tirait sa lame de dessous l’escoffe de fourrure brune qui le recouvrait tout entier, se ruait sur sa proie et empoignait, embrassait le fauve avant de l’égorger. Parfois, au grand dam de ses gens, il lui arrivait d’épargner l’Ysengrin combatif et féroce qui avait su lui résister avec bravoure. Il y voyait la réincarnation d’un noble guerrier, condamné à revenir sur terre sous la forme d’un loup, pour y avoir, tel le roi David, répandu trop de sang. « Prends ta chance et rachète-toi, frère loup », disait-il.
Bernard de Cazenac aimait à rappeler ses origines d’humble chevalier. « Ni or, ni argent, seulement l’honneur », telle était sa devise. Malgré sa grande carrure et sa force colossale, cet homme brun, de belle figure et bien instruit, aimait les arts et les lettres, et n’hésitait pas à taquiner la rime. « Roi point ne suis, ni duc, ni comte aussi, mais le seigneur du haut château, en son royaume de Castelnaud. »

Assis sur d’étroites chaises en bois tourné, au dossier bas, Bernard de Cazenac, son épouse Alix et leur fille Blanche écoutaient le chant mélodieux de Guilhem le troubadour. Les notes les plus hautes, presque grêles, racontaient l’histoire d’une bergère qui était en réalité une princesse. La voix du chanteur se faisait grinçante quand il parodiait la mauvaise sorcière qui tenait enfermée dans un cachot la belle enfant, pour l’empêcher de rejoindre sa riche destinée. Bernard souriait de plaisir à l’écoute de ces vers qu’il avait lui-même inspirés. Ce chant symbolique parlait de la liberté des âmes qui circulaient, au gré des réincarnations, de la pauvreté au luxe, du servage à la noblesse, ainsi que du rôle néfaste de l’Église catholique qui condamnait ces croyances et les voulait voir disparaître. Bernard assurait pleinement son rôle de seigneur cathare, convaincu de détenir la vérité.
Il était né trente ans plus tôt, dans le petit castel d’Aillac qui surplombait un bras de la poissonneuse Dordogne, au sein d’une famille qui portait le catharisme dans ses veines depuis trois siècles. Son ancêtre, Aldebert, héritier d’une tradition rencontrée en Orient, avait le premier propagé cette religion nouvelle jusqu’à Orléans, en l’an de grâce 1014. Il avait alors déclenché la fureur du moine Héribert qui, dans une lettre pleine de colère, adressée aux chrétiens du monde entier, le traitait de manichéen ; pourtant sa doctrine ne devait rien aux sectateurs de Zoroastre, adeptes du dualisme. Il avait suffi, au cours d’un pèlerinage à Jérusalem, qu’Aldebert retrouve des textes oubliés du temps des premiers chrétiens qui se regroupaient à Alexandrie autour de Basilide et Valentin pour provoquer l’étincelle. Ce lettré avait ensuite rencontré de petites communautés syriennes qui pratiquaient encore l’ancienne religion, et la vérité avait éclaté à ses yeux comme un soleil après l’orage. L’Église mentait, elle avait usurpé le trône de saint Pierre en accommodant ses dogmes, pour des raisons politiques, lors de l’accession au pouvoir de l’empereur Constantin. Le christianisme véritable était différent. L’enfer, c’était la terre, la matière, créée par un ange déchu, un mauvais démiurge. Le Dieu de bonté ne pouvait s’être compromis dans une aussi sotte aventure que la création. Mais il existait une parcelle de Lui dans chaque être vivant. Les âmes des hommes pouvaient être sauvées et réintégrer le ciel, le royaume du pur esprit. Aussi, le Père avait-il envoyé sur terre son Fils, Jésus, une simple apparence d’homme sans corps véritable, afin de montrer aux humains le chemin du retour. Un pur esprit ne pouvait connaître ni naissance, ni souffrance, ni mort. La croix n’était que le symbole de la barbarie des hommes possédés par le diable.
« Adorerais-tu la corde qui a pendu ton père ? » répétait Aldebert de Cazenac aux catholiques offusqués.
Il fallait aux âmes plusieurs réincarnations, et de nombreuses chutes, avant d’être suffisamment purifiées pour réintégrer le plérôme1, le royaume divin. Il fallait aussi obéir à des règles strictes pour cela : ne pas tuer, ne pas pratiquer la violence, ne pas manger de viandes animales qui recelaient, elles aussi, des âmes en souffrance, ne pas mentir, ne pas voler, ne pas copuler afin de ne pas offrir au Malin de nouvelles victimes, ne pas prêter de serment afin de rester libre et engagé seulement au service de Dieu. Il fallait également travailler pour ne pas vivre de la charité et de l’impôt, étudier pour renforcer son esprit. En vertu de la loi de métempsychose, hommes et femmes avaient les mêmes droits, et tous accès à la prêtrise. Cette religion sévère et élitiste, où seuls de rares individus, les Parfaits, parvenaient à remplir toutes les conditions requises pour leur salut, séduisit un pays en proie à la décadence morale. Le catharisme se répandit avec rapidité grâce à l’exemplarité de son clergé, tout autant qu’à la rigueur de ses dogmes. Les flammes du bûcher dispersèrent la communauté d’Orléans, mais les descendants d’Aldebert de Cazenac surent faire fructifier leur héritage spirituel.

Encore enfant, Bernard avait connu son bisaïeul, Guiraud, qui avait tenu tête, au cours d’un débat homérique, à Bernard de Clairvaux venu raffermir pacifiquement la foi catholique dans le coeur des Sarladais gagnés à l’hérésie. Les discours talentueux du champion de l’Église de Rome avaient ramené la cité abbatiale dans le giron du pape. Une tour pointue avait même été érigée en son honneur, au-dessus du cimetière de l’abbaye, pour commémorer l’événement. Pourtant à peine le saint homme avait-il tourné les talons, la campagne sarladaise retournait au catharisme, Guiraud de Cazenac n’ayant eu aucune peine à démontrer la rapacité des abbés et leur moralité douteuse. Bernard se souvenait encore du rire de son ancêtre qui se réjouissait du bon tour joué à la plus grande figure intellectuelle de son temps.
De son père, Bernard avait reçu plus qu’une doctrine, plus qu’un héritage : un secret. À l’âge de seize ans, il l’avait amené sur les hauteurs de Cazenac, au-dessus des eaux de la Dordogne, plus haut même que la fière baronnie de Beynac, là où, pourtant, nul château ne s’était jamais élevé.
« Nous sommes des Cazenac, ne l’oublie jamais, dit-il à son fils. Ici, ton ancêtre Aldebert a transmis à son héritier un grand mystère que, depuis, nous nous passons de génération en génération. Je te le livre à mon tour. »
Le vent soufflait fort, chassant les nuages aux formes fantasques, agitant les branches de ce temple de la nature. Le père sortit de dessous sa cotte un lourd médaillon d’argent en forme de boîte, recouvert d’inscriptions étranges.
« Je te remets ce talisman. Il contient le secret de notre religion. Il a été scellé par ceux qui ont fondé notre croyance, il y a des siècles, et nul ne doit jamais l’ouvrir. Tu dois porter cet objet en permanence sur toi, n’en parler à personne, et ne jamais chercher à savoir ce qu’il contient. Seulement le jour où la situation de notre foi serait désespérée, où nul espoir ne serait plus permis, si ce n’était la volonté de Dieu de se manifester à nouveau parmi les hommes, alors, tu pourrais briser les sceaux et révéler au monde le secret du talisman. Tu dois prêter serment sur le salut de ton âme. »
Le jeune homme comprit l’importance de l’enjeu, puisqu’il était d’ordinaire interdit de jurer. Gravement, il s’exécuta.
Bien qu’il n’ait jamais aspiré à la perfection cathare, se sentant trop attaché aux plaisirs terrestres, Bernard de Cazenac partageait pleinement les convictions familiales. Vassal du comte de Toulouse, il avait, par son intelligence affûtée et sa vigueur physique, compensé la petitesse de sa noblesse. La réincarnation pouvait faire oublier que l’on était fils de roi, ou fils de gueux, puisque l’on ne devait ses vertus présentes qu’à son existence précédente, et que la vie d’aujourd’hui déterminait les jours futurs. Ce petit hobereau sut s’affirmer comme le plus fiable soutien de Raymond VI en Périgord. Il réussit, surtout, à nouer de fructueuses alliances.
1 Dans le christianisme gnostique, royaume céleste du Dieu bon.