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« C’est une belle place, messire comte, très forte, bien située et bâtie en un lieu agréable, sur les hauteurs de la Dordogne. »
L’immense armée croisée occupait la plaine, sur la rive droite du fleuve. À cent cinquante mètres au-dessus d’elle, sur un promontoire rocheux, pointait la silhouette menaçante d’un château fort. Les arrogantes bannières des Français, Bourguignons, Flamands et Bretons fleurissaient comme un verger à la récolte prometteuse. L’abbé de Sarlat, qui avait pris la croix pour quarante jours, chevauchait au côté de Montfort. Fort gros et bien nourri, le bonhomme se tenait sur sa monture avec l’élégance d’un sac et provoquait les quolibets des routiers. Il n’en avait cure. Bavard par nature, il continuait son rôle de guide.
« On le nomme “château du Roi”, mais nul ne sait à quel souverain, chrétien ou barbare, il doit son titre. Il passe pour imprenable, et l’un des plus forts de Guyenne.
— Peu importe sa réputation : il tombera comme les autres. Contre l’armée croisée, il n’est de roc qui ne s’effondre en poussière, ni de rempart qui tienne. »
Le comte entreprit de faire passer l’eau à ses troupes au gué de Cénac. Puis ils commencèrent l’escalade vertigineuse du mont de Domme. Ils progressaient lentement, avec la prudence de chasseurs, conscients qu’une poignée d’hommes déterminés aurait suffi à les culbuter au plus profond de la rivière. La courte végétation qui parsemait le sol en bouquets épars pouvait dissimuler bien des pièges. Après plusieurs heures d’efforts, ils prirent pied sur le sommet du mont.
Montfort poussa un cri de rage et de dépit lorsque son avant-garde, qui avait gravi la falaise du côté opposé, vint lui rapporter que la place était vide.
« Ce maudit faidit1 refuse le combat et préfère la fuite. J’aurais bien préféré en finir avec lui.
— Une coalition de seigneurs occitans, dépossédés de leurs biens pour complicité avec l’hérésie, s’est formée à Périgueux autour du monarque anglais Jean sans Terre. Mais le godon leur a fait faux bond quand notre bon roi Philippe a montré les crocs. Même sans chef, les faidits n’en constituent pas moins une menace pour l’Église, intervint Hélie Vignon.
— Par la sainte Croix, je jure de ne point cesser le combat avant qu’ils ne soient tous dépossédés. »

Du haut du promontoire de Domme, Montfort voyait le vaste paysage périgourdin s’étendre à ses pieds, comme offert. Il fut ému par cette beauté saisissante, quelque chose qui se rapprochait du jardin d’Éden, un lieu où l’homme pouvait être heureux. Mais il n’était pas venu pour le bonheur des hommes mais pour leur salut. Des tours piquetaient l’horizon : Beynac, Castelnaud, Montfort. Autant de places ennemies, de nids d’hérésie qu’il lui faudrait réduire.
Hélie Vignon désigna un clair village fortifié, blotti contre une vaste falaise qui se reflétait dans les eaux vertes de la Dordogne. « Celui-ci ne vous fera point de mal, messire, et vous y trouverez quelque appui. Nous, Hélie, abbé de Sarlat, et tout le couvent dudit lieu, faisons savoir, par promesse sacrée, que tous les chevaliers et autres habitants de La Roque-Gageac ne causeront aucun dommage d’ores et en avant, ni à vous ni aux vôtres, mais qu’ils vous seront toujours dévoués et fidèles, comme ils en ont fait le serment. Veuillez accepter la clé de cette cité.
— Il est bon, messire abbé, d’avoir des alliés tel que vous. Mais voici venir à nous le second des piliers qui assureront notre succès en Périgord. Soyez le bienvenu, Jehan de Turenne.
— Hourra pour votre victoire, mon beau sire !
— Un succès sans combat est d’une piètre estime. J’aurai besoin de vous pour achever cette campagne. »
Le blond seigneur quercynois semblait bien frêle, dans ses habits de cour, pour constituer un renfort appréciable.
« Mes ancêtres tiennent depuis des siècles leurs biens périgourdins des mains du comte de Toulouse, et nul n’est plus qualifié que vous, à ce jour, pour porter ce titre. Je vous fais donc hommage de mes biens de Castelnaud, Domme et Montfort, comme un vassal le doit à son suzerain. Je m’engage, en outre, à répondre à votre appel un mois l’an avec dix sergents d’armes.
— Dix hommes, et tout un mois ! Voilà qui m’est précieux ! »
L’ironie de Simon éclatait dans ses propos devant un si piètre engagement. Mais il avait compris le marché, et le nom de Turenne se devait de figurer sur la palette des nobles Occitans ralliés à sa bannière. Ils n’étaient pas si nombreux.
« Cela est fort bien. Je vous fais don des châteaux indûment détenus par votre beau-frère Bernard de Cazenac. Mais dix sergents, même bien armés, me semblent une troupe insuffisante pour garder un si grand bien. Vous ne verrez donc, je suppose, aucun inconvénient à ce que je fasse raser le donjon de votre forteresse de Domme où les hérétiques pourraient se rétablir. Les sapeurs et les maçons venus de Sarlat sont déjà à l’oeuvre. »
Jehan se rembrunit. Décidément, personne ne le prenait jamais au sérieux, depuis son père qui l’avait dépossédé, jusqu’à cet arrogant Français. Que n’avait-il le caractère de feu de sa soeur ! Il aurait fendu en deux le géant du tranchant de son épée. Mais son bras était faible, et l’époque, dure aux maladroits.
« Détruire une si belle tour ! Si haute et maçonnée presque jusqu’au faîte ; une vraie couronne de duc sur le crâne de la montagne. C’en est pitié ! Agissez pourtant comme bon vous semble.
— Cessez vos jérémiades ! – La colère grondait dans la gorge de Montfort. – Et donnez-moi les moyens de capturer votre maudit beau-frère. Je m’en vais l’extirper de sa coquille de Castelnaud.
— Je connais une place où vous ferez meilleure prise ….. »

Au soir de la victoire dommoise, Hélie Vignon avait demandé un entretien privé à Simon de Montfort.
« Je crains bien, messire comte, que notre ennemi ne détienne quelque objet diabolique qui lui donnera la victoire sur nous. »
Le gros homme, gêné, se balançait d’un pied sur l’autre.
« Eh bien, parlez ! Attendez-vous de prendre racine et qu’il vous pousse des fruits sur la tête ?
— Nous avons capturé, il y a peu, un vieux serviteur du château de Castelnaud. Il refusait de parler mais nous avons su être… persuasifs. Et il n’a été que trop heureux d’accepter de sauver sa vie contre une réconciliation avec la très sainte Église. Il est mort peu après, d’ailleurs, de ses blessures. Que Notre-Seigneur…
— Paix à son âme, le coupa Montfort.
Attablé devant l’abbé, il déchiquetait un poulet à belles dents, sans songer un instant à inviter son visiteur.
« Selon notre défunt informateur, le maître de Castelnaud porte en permanence autour du cou une boîte en argent recouverte… Ah, j’ose à peine prononcer ces mots ! Il se signa avec ostentation. – recouverte d’inscriptions que l’on dit judaïques. Il a signé un pacte avec le diable. Castelnaud est devenu la synagogue de Satan. »
Montfort se signa rapidement, comme pour se débarrasser d’une obligation, puis retourna à son repas.
« Je crois peu à l’efficacité du diable, face à la sainte Église.
— Le vieux serviteur avait connu Bernard de Cazenac en son jeune âge, et il s’est laissé aller à des confidences. Ce talisman protégerait la religion cathare… Il contient une formule magique qui pourrait les sauver, s’ils se trouvaient acculés à la défaite.
— Il aurait dû s’en servir plus tôt, grommela le nouveau comte de Toulouse. Vous croyez à ces sornettes, l’abbé ?
— Il suffit que le peuple y croie ! »
1 Noble occitan dépossédé de ses biens pour fait d’hérésie.