SCÈNE TREIZIÈME

ULYSSE, HECTOR

HECTOR. – Et voilà le vrai combat, Ulysse.

ULYSSE. –Le combat d’où sortira ou ne sortira pas la guerre, oui.

HECTOR. – Elle en sortira ?

ULYSSE. – Nous allons le savoir dans cinq minutes.

HECTOR. – Si c’est un combat de paroles, mes chances sont faibles.

ULYSSE. – Je crois que cela sera plutôt une pesée. Nous avons vraiment l’air d’être chacun sur le plateau d’une balance. Le poids parlera…

HECTOR. – Mon poids ? Ce que je pèse, Ulysse ? Je pèse un homme jeune, une femme jeune, un enfant à naître. Je pèse la joie de vivre, la confiance de vivre, l’élan vers ce qui est juste et naturel.

ULYSSE. – Je pèse l’homme adulte, la femme de trente ans, le fils que je mesure chaque mois avec des encoches, contre le chambranle du palais… Mon beau-père prétend que j’abîme la menuiserie… Je pèse la volupté de vivre et la méfiance de la vie.

HECTOR. – Je pèse la chasse, le courage, la fidélité, l’amour.

ULYSSE. – Je pèse la circonspection devant les dieux, les hommes et les choses.

HECTOR. – Je pèse le chêne phrygien, tous les chênes phrygiens feuillus et trapus, épars sur nos collines avec nos bœufs frisés.

ULYSSE. – Je pèse l’olivier.

HECTOR. – Je pèse le faucon, je regarde le soleil en face.

ULYSSE. – Je pèse la chouette.

HECTOR. – Je pèse tout un peuple de paysans débonnaires, d’artisans laborieux, des milliers de charrues, de métiers à tisser, de forges et d’enclumes… Oh ! Pourquoi, devant vous, tous ces poids me paraissent-ils tout à coup si légers !

ULYSSE. – Je pèse ce que pèse cet air incorruptible et impitoyable sur la côte et sur l’archipel.

HECTOR. – Pourquoi continuer ? La balance s’incline.

ULYSSE. – De mon côté ?… Oui, je le crois.

HECTOR. – Et vous voulez la guerre ?

ULYSSE. – Je ne la veux pas. Mais je suis moins sûr de ses intentions à elle.

HECTOR. – Nos peuples nous ont délégués tous deux ici pour la conjurer. Notre seule réunion signifie que rien n’est perdu…

ULYSSE. – Vous êtes jeune, Hector !… À la veille de toute guerre, il est courant que deux chefs des peuples en conflit se rencontrent seuls dans quelque innocent village, sur la terrasse au bord d’un lac, dans l’angle d’un jardin. Et ils conviennent que la guerre est le pire fléau du monde, et tous deux, à suivre du regard ces reflets et ces rides sur les eaux, à recevoir sur l’épaule ces pétales de magnolias, ils sont pacifiques, modestes, loyaux. Et ils s’étudient. Ils se regardent. Et, tiédis par le soleil, attendris par un vin clairet, ils ne trouvent dans le visage d’en face aucun trait qui ne justifie la haine, aucun trait qui n’appelle l’amour humain, et rien d’incompatible non plus dans leur langage, dans leur façon de se gratter le nez ou de boire. Et ils sont vraiment combles de paix, de désirs de paix. Ils se quittent en se serrant les mains, en se sentant des frères. Et ils se retournent de leur calèche pour se sourire… Et le lendemain pourtant éclate la guerre… Ainsi nous sommes tous deux maintenant… Nos peuples autour de l’entretien se taisent et s’écartent, mais ce n’est pas qu’ils attendent de nous une victoire sur l’inéluctable. C’est seulement qu’ils nous ont donné pleins pouvoirs, qu’ils nous ont isolés, pour que nous goûtions mieux, au-dessus de la catastrophe, notre fraternité d’ennemis. Goûtons-la. C’est un plat de riches. Savourons-la… Mais c’est tout. Le privilège des grands, c’est de voir les catastrophes d’une terrasse.

HECTOR. – C’est une conversation d’ennemis que nous avons là ?

ULYSSE. – C’est un duo avant l’orchestre. C’est le duo des récitants avant la guerre. Parce que nous avons été créés sensés, justes et courtois, nous nous parlons, une heure avant la guerre, comme nous nous parlerons longtemps après, en anciens combattants. Nous nous réconcilions avant la lutte même, c’est toujours cela. Peut-être d’ailleurs avons-nous tort. Si l’un de nous doit un jour tuer l’autre et arracher pour reconnaître sa victime la visière de son casque, il vaudrait peut-être mieux qu’il ne lui donnât pas un visage de frère… Mais l’univers le sait, nous allons nous battre.

HECTOR. – L’univers peut se tromper. C’est à cela qu’on reconnaît l’erreur, elle est universelle.

ULYSSE. – Espérons-le. Mais quand le destin, depuis des années, a surélevé deux peuples, quand il leur a ouvert le même avenir d’invention et d’omnipotence, quand il a fait de chacun, comme nous l’étions tout à l’heure sur la bascule, un poids précieux et différent pour peser le plaisir, la conscience et jusqu’à la nature, quand par leurs architectes, leurs poètes, leurs teinturiers, il leur a donné à chacun un royaume opposé de volumes, de sons et de nuances, quand il leur a fait inventer le toit en charpente troyen et la voûte thébaine, le rouge phrygien et l’indigo grec, l’univers sait bien qu’il n’entend pas préparer ainsi aux hommes deux chemins de couleur et d’épanouissement, mais se ménager son festival, le déchaînement de cette brutalité et de cette folie humaines qui seules rassurent les dieux. C’est de la petite politique, j’en conviens. Mais nous sommes chefs d’État, nous pouvons bien entre nous deux le dire : c’est couramment celle du Destin.

HECTOR. – Et c’est Troie et c’est la Grèce qu’il a choisies cette fois ?

ULYSSE. – Ce matin j’en doutais encore. J’ai posé le pied sur votre estacade, et j’en suis sûr.

HECTOR. – Vous vous êtes senti sur un sol ennemi ?

ULYSSE. – Pourquoi toujours revenir à ce mot ennemi ? Faut-il vous le redire ? Ce ne sont pas les ennemis naturels qui se battent. Il est des peuples que tout désigne pour une guerre, leur peau, leur langue et leur odeur, ils se jalousent, ils se haïssent, ils ne peuvent pas se sentir… Ceux-là ne se battent jamais. Ceux qui se battent, ce sont ceux que le sort a lustrés et préparés pour une même guerre : ce sont les adversaires.

HECTOR. – Et nous sommes prêts pour la guerre grecque ?

ULYSSE. – À un point incroyable. Comme la nature munit les insectes dont elle prévoit la lutte, de faiblesses et d’armes qui se correspondent, à distance, sans que nous nous connaissions, sans que nous nous en doutions, nous nous sommes élevés tous deux au niveau de notre guerre. Tout correspond de nos armes et de nos habitudes comme des roues à pignon. Et le regard de vos femmes, et le teint de vos filles sont les seuls qui ne suscitent en nous ni la brutalité, ni le désir, mais cette angoisse du cœur et de la joie qui est l’horizon de la guerre. Frontons et leurs soutaches d’ombre et de feu, hennissements des chevaux, peplums disparaissent à l’angle d’une colonnade, le sort a tout passé chez vous à cette couleur orange qui m’impose pour la première fois le relief de l’avenir. Il n’y a rien à faire. Vous êtes dans la lumière de la guerre grecque.

HECTOR. – Et c’est ce que pensent aussi les autres Grecs ?

ULYSSE. – Ce qu’ils pensent n’est pas plus rassurant. Les autres Grecs pensent que Troie est riche, ses entrepôts magnifiques, sa banlieue fertile. Ils pensent qu’ils sont à l’étroit sur du roc. L’or de vos temples, celui de vos blés et de votre colza, ont fait à chacun de nos navires, de nos promontoires, un signe qu’il n’oublie pas. Il n’est pas très prudent d’avoir des dieux et des légumes trop dorés.

HECTOR. – Voilà enfin une parole franche… La Grèce en nous s’est choisi une proie. Pourquoi alors une déclaration de guerre ? Il était plus simple de profiter de mon absence pour bondir sur Troie. Vous l’auriez eue sans coup férir.

ULYSSE. – Il est une espèce de consentement à la guerre que donne seulement l’atmosphère, l’acoustique et l’humeur du monde. Il serait dément d’entreprendre une guerre sans l’avoir. Nous ne l’avions pas.

HECTOR. – Vous l’avez maintenant !

ULYSSE. – Je crois que nous l’avons.

HECTOR. – Qui vous l’a donnée contre nous ? Troie est réputée pour son humanité, sa justice, ses arts !

ULYSSE. – Ce n’est pas par des crimes qu’un peuple se met en situation fausse avec son destin, mais par des fautes. Son armée est forte, sa caisse abondante, ses poètes en plein fonctionnement. Mais un jour, on ne sait pourquoi, du fait que ses citoyens coupent méchamment les arbres, que son prince enlève vilainement une femme, que ses enfants adoptent une mauvaise turbulence, il est perdu. Les nations, comme les hommes, meurent d’imperceptibles impolitesses. C’est à leur façon d’éternuer ou d’éculer leurs talons que se reconnaissent les peuples condamnés… Vous avez sans doute mal enlevé Hélène…

HECTOR. – Vous voyez la proportion entre le rapt d’une femme et la guerre où l’un de nos peuples périra ?

ULYSSE. – Nous parlons d’Hélène. Vous vous êtes trompés sur Hélène. Pâris et vous. Depuis quinze ans je la connais, je l’observe. Il n’y a aucun doute. Elle est une des rares créatures que le destin met en circulation sur la terre pour son usage personnel. Elles n’ont l’air de rien. Elles sont parfois une bourgade, presque un village, une petite reine, presque une petite fille, mais si vous les touchez, prenez garde ! C’est là la difficulté de la vie, de distinguer, entre les êtres et les objets, celui qui est l’otage du destin. Vous ne l’avez pas distingué. Vous pouviez toucher impunément à nos grands amiraux, à nos rois. Pâris pouvait se laisser aller sans danger dans les lits de Sparte ou de Thèbes, à vingt généreuses étreintes. Il a choisi le cerveau le plus étroit, le cœur le plus rigide, le sexe le plus étroit… Vous êtes perdus.

HECTOR. – Nous vous rendons Hélène.

ULYSSE. – L’insulte au destin ne comporte pas la restitution.

HECTOR. – Pourquoi discuter alors ! Sous vos paroles, je vois enfin la vérité. Avouez-le. Vous voulez nos richesses ! Vous avez fait enlever Hélène pour avoir à la guerre un prétexte honorable ! J’en rougis pour la Grèce. Elle en sera éternellement responsable et honteuse.

ULYSSE. – Responsable et honteuse ? Croyez-vous ? Les deux mots ne s’accordent guère. Si nous nous savions vraiment responsables de la guerre, il suffirait à notre génération actuelle de nier et de mentir pour assurer la bonne foi et la bonne conscience de toutes nos générations futures. Nous mentirons. Nous nous sacrifierons.

HECTOR. – Eh bien, le sort en est jeté, Ulysse ! Va pour la guerre ! À mesure que j’ai plus de haine pour elle, il me vient d’ailleurs un désir plus incoercible de tuer… Partez, puisque vous me refusez votre aide…

ULYSSE. – Comprenez-moi, Hector !… Mon aide vous est acquise. Ne m’en veuillez pas d’interpréter le sort. J’ai voulu seulement lire dans ces grandes lignes que sont, sur l’univers, les voies des caravanes, les chemins des navires, le tracé des grues volantes et des races. Donnez-moi votre main. Elle aussi a ses lignes. Mais ne cherchons pas si leur leçon est la même. Admettons que les trois petites rides au fond de la main d’Hector disent le contraire de ce qu’assurent les fleuves, les vols et les sillages. Je suis curieux de nature, et je n’ai pas peur. Je veux bien aller contre le sort. J’accepte Hélène. Je la rendrai à Ménélas. Je possède beaucoup plus d’éloquence qu’il n’en faut pour faire croire un mari à la vertu de sa femme. J’amènerai même Hélène à y croire elle-même. Et je pars à l’instant, pour éviter toute surprise. Une fois au navire, peut-être risquons-nous de déjouer la guerre.

HECTOR. – Est-ce là la ruse d’Ulysse, ou sa grandeur ?

ULYSSE. – Je ruse en ce moment contre le destin, non contre vous. C’est mon premier essai et j’y ai plus de mérite. Je suis sincère, Hector… Si je voulais la guerre, je ne vous demanderais pas Hélène, mais une rançon qui vous est plus chère… Je pars… Mais je ne peux me défendre de l’impression qu’il est bien long, le chemin qui va de cette place à mon navire.

HECTOR. – Ma garde vous escorte.

ULYSSE. – Il est long comme le parcours officiel des rois en visite quand l’attentat menace… Où se cachent les conjurés ? Heureux nous sommes, si ce n’est pas dans le ciel même… Et le chemin d’ici à ce coin du palais est long… Et long mon premier pas… Comment va-t-il se faire, mon premier pas… entre tous ces périls… Vais-je glisser et me tuer ?… Une corniche va-t-elle s’effondrer sur moi de cet angle ? Tout est maçonnerie neuve ici, et j’attends la pierre croulante… Du courage… Allons-y.

Il fait un premier pas.

HECTOR. – Merci, Ulysse.

ULYSSE. – Le premier pas va… Il en reste combien ?

HECTOR. – Quatre cent soixante.

ULYSSE. – Au second ! Vous savez ce qui me décide à partir, Hector…

HECTOR. – Je le sais. La noblesse.

ULYSSE. – Pas précisément… Andromaque a le même battement de cils que Pénélope.