SCÈNE PREMIÈRE

HÉLÈNE, LE JEUNE TROÏLUS

HÉLÈNE. – Hé, là-bas ! Oui, c’est toi que j’appelle !… Approche !

TROÏLUS. – Non.

HÉLÈNE. – Comment t’appelles-tu ?

TROÏLUS. – Troïlus.

HÉLÈNE. – Viens ici !

TROÏLUS. – Non.

HÉLÈNE. – Viens ici, Troïlus !… (Troïlus approche.) Ah ! te voilà ! Tu obéis quand on t’appelle par ton nom : tu es encore très lévrier. C’est d’ailleurs gentil. Tu sais que tu m’obliges pour la première fois à crier, en parlant à un homme ? Ils sont toujours tellement collés à moi que je n’ai qu’à bouger les lèvres. J’ai crié à des mouettes, à des biches, à l’écho, jamais à un homme. Tu me paieras cela… Qu’as-tu ? Tu trembles ?

TROÏLUS. – Je ne tremble pas.

HÉLÈNE. – Tu trembles, Troïlus.

TROÏLUS. – Oui, je tremble.

HÉLÈNE. – Pourquoi es-tu toujours derrière moi ? Quand je vais dos au soleil et que je m’arrête, la tête de ton ombre butte toujours contre mes pieds. C’est tout juste si elle ne les dépasse pas. Dis-moi ce que tu veux…

TROÏLUS. – Je ne veux rien.

HÉLÈNE. – Dis-moi ce que tu veux, Troïlus !

TROÏLUS. – Tout ! Je veux tout !

HÉLÈNE. – Tu veux tout. La lune ?

TROÏLUS. – Tout ! Plus que tout !

HÉLÈNE. – Tu parles déjà comme un vrai homme : tu veux m’embrasser, quoi !

TROÏLUS. – Non !

HÉLÈNE. – Tu veux m’embrasser, n’est-ce pas, mon petit Troïlus ?

TROÏLUS. – Je me tuerais aussitôt après !

HÉLÈNE. – Approche… Quel âge as-tu ?

TROÏLUS. – Quinze ans… Hélas !

HÉLÈNE. – Bravo pour « hélas ! »… Tu as déjà embrassé des jeunes filles ?

TROÏLUS. – Je les hais.

HÉLÈNE. – Tu en as déjà embrassé ?

TROÏLUS. – On les embrasse toutes. Je donnerais ma vie pour n’en avoir embrassé aucune.

HÉLÈNE. – Tu me sembles disposer d’un nombre considérable d’existences. Pourquoi ne m’as-tu pas dit franchement : « Hélène, je veux vous embrasser !… » Je ne vois aucun mal à ce que tu m’embrasses… Embrasse-moi.

TROÏLUS. – Jamais.

HÉLÈNE. – À la fin du jour, quand je m’assieds aux créneaux pour voir le couchant sur les îles, tu serais arrivé doucement, tu aurais tourné ma tête vers toi doucement avec tes mains – de dorée, elle serait devenue sombre, tu l’aurais moins bien vue évidemment – et tu m’aurais embrassée, j’aurais été très contente… « Tiens, me serais-je dit, le petit Troïlus m’embrasse !… » Embrasse-moi.

TROÏLUS. – Jamais.

HÉLÈNE. – Je vois. Tu me haïrais si tu m’avais embrassée ?

TROÏLUS. – Ah ! Les hommes ont bien de la chance d’arriver à dire ce qu’ils veulent bien dire !

HÉLÈNE. – Toi, tu le dis assez bien.