SCÈNE QUATRIÈME

DEMOKOS, PÂRIS, HÉCUBE, LA PETITE POLYXÈNE, ABNÉOS, LE GÉOMÈTRE, QUELQUES VIEILLARDS.

HÉCUBE. – Enfin, vous allez nous la fermer, cette porte ?

DEMOKOS. – Certainement non. Nous pouvons avoir à la rouvrir ce soir même.

HÉCUBE. – Hector le veut. Il décidera Priam.

DEMOKOS. – C’est ce que nous verrons. Je lui réserve d’ailleurs une surprise, à Hector !

LA PETITE POLYXÈNE. – Où mène-t-elle, la porte, maman ?

ABNÉOS. – À la guerre, mon enfant. Quand elle est ouverte, c’est qu’il y a la guerre.

DEMOKOS. – Mes amis…

HÉCUBE. – Guerre ou non, votre symbole est stupide. Cela fait tellement peu soigné, ces deux battants toujours ouverts ! Tous les chiens s’y arrêtent.

LE GÉOMÈTRE. – Il ne s’agit pas de ménage. Il s’agit de la guerre et des dieux.

HÉCUBE. – C’est bien ce que je dis, les dieux ne savent pas fermer leurs portes.

LA PETITE POLYXÈNE. – Moi je les ferme très bien, n’est-ce pas, maman !

PÂRIS, baisant les doigts de la petite Polyxène. – Tu te prends même les doigts en les fermant, chérie.

DEMOKOS. – Puis-je enfin réclamer un peu de silence, Pâris ?… Abnéos, et toi, Géomètre, et vous, mes amis, si je vous ai convoqués ici avant l’heure, c’est pour tenir notre premier conseil. Et c’est de bon augure que ce premier conseil de guerre ne soit pas celui des généraux, mais celui des intellectuels. Car il ne suffit pas, à la guerre, de fourbir des armes à nos soldats. Il est indispensable de porter au comble leur enthousiasme. L’ivresse physique, que leurs chefs obtiendront à l’instant de l’assaut par un vin à la résine vigoureusement placé, restera vis-à-vis des Grecs inefficiente, si elle ne se double de l’ivresse morale que nous, les poètes, allons leur verser. Puisque l’âge nous éloigne du combat, servons du moins à le rendre sans merci. Je vois que tu as des idées là-dessus, Abnéos, et je te donne la parole.

ABNÉOS. – Oui. Il nous faut un chant de guerre.

DEMOKOS. – Très juste. La guerre exige un chant de guerre.

PÂRIS. – Nous nous en sommes passés jusqu’ici.

HÉCUBE. – Elle chante assez fort elle-même…

ABNÉOS. – Nous nous en sommes passés, parce que nous n’avons jamais combattu que des barbares. C’était de la chasse. Le cor suffisait. Avec les Grecs, nous entrons dans un domaine de guerre autrement relevé.

DEMOKOS. – Très exact, Abnéos. Ils ne se battent pas avec tout le monde.

PÂRIS. – Nous avons déjà un chant national.

ABNÉOS. – Oui. Mais c’est un chant de paix.

PÂRIS. – Il suffit de chanter un chant de paix avec grimace et gesticulation pour qu’il devienne un chant de guerre… Quelles sont les paroles du nôtre ?

ABNÉOS. – Tu le sais bien. Anodines. – C’est nous qui fauchons les moissons, qui pressons le sang de la vigne !

DEMOKOS. – C’est tout au plus un chant de guerre contre les céréales. Vous n’effraierez pas les Spartiates en menaçant le blé noir.

PÂRIS. – Chante-le avec un javelot à la main et un mort à tes pieds, et tu verras.

HÉCUBE. – Il y a le mot sang, c’est toujours cela.

PÂRIS. – Le mot moisson aussi. La guerre l’aime assez.

ABNÉOS. – Pourquoi discuter, puisque Demokos peut nous en livrer un tout neuf dans les deux heures ?

DEMOKOS. – Deux heures, c’est un peu court.

HÉCUBE. – N’aie aucune crainte, c’est plus qu’il ne te faut ! Et après le chant ce sera l’hymne, et après l’hymne la cantate. Dès que la guerre est déclarée, impossible de tenir les poètes. La rime, c’est encore le meilleur tambour.

DEMOKOS. – Et le plus utile, Hécube, tu ne crois pas si bien dire. Je la connais la guerre. Tant qu’elle n’est pas là, tant que les portes sont fermées, libre à chacun de l’insulter et de la honnir. Elle dédaigne les affronts du temps de paix. Mais, dès qu’elle est présente, son orgueil est à vif, on ne gagne pas sa faveur, on ne la gagne que si on la complimente et la caresse. C’est alors la mission de ceux qui savent parler et écrire, de louer la guerre, de l’aduler à chaque heure du jour, de la flatter sans arrêt aux places claires ou équivoques de son énorme corps, sinon on se l’aliène. Voyez les officiers : braves devant l’ennemi, lâches devant la guerre, c’est la devise des vrais généraux.

PÂRIS. – Et tu as même déjà une idée pour ton chant ?

DEMOKOS. – Une idée merveilleuse, que tu comprendras mieux que personne… Elle doit être lasse qu’on l’affuble de cheveux de Méduse, de lèvres de Gorgone : j’ai l’idée de comparer son visage au visage d’Hélène. Elle sera ravie de cette ressemblance.

LA PETITE POLYXÈNE. – À quoi ressemble-t-elle, la guerre, maman ?

HÉCUBE. – À ta tante Hélène.

LA PETITE POLYXÈNE. – Elle est bien jolie.

DEMOKOS. – Donc, la discussion est close. Entendu pour le chant de guerre. Pourquoi t’agiter, Géomètre ?

LE GÉOMÈTRE. – Parce qu’il y a plus pressé que le chant de guerre, beaucoup plus pressé !

DEMOKOS. – Tu veux dire les médailles, les fausses nouvelles ?

LE GÉOMÈTRE. – Je veux dire les épithètes.

HÉCUBE. – Les épithètes ?

LE GÉOMÈTRE. – Avant de se lancer leurs javelots, les guerriers grecs se lancent des épithètes… Cousin de crapaud ! se crient-ils, Fils de bœuf !… Ils s’insultent, quoi ! Et ils ont raison. Ils savent que le corps est plus vulnérable quand l’amour-propre est à vif. Des guerriers connus pour leur sang-froid le perdent illico quand on les traite de verrues ou de corps thyroïdes. Nous autres Troyens manquons terriblement d’épithètes.

DEMOKOS. – Le Géomètre a raison. Nous sommes vraiment les seuls à ne pas insulter nos adversaires avant de les tuer.

PÂRIS. – Tu ne crois pas suffisant que les civils s’insultent, Géomètre ?

LE GÉOMÈTRE. – Les armées doivent partager les haines des civils. Tu les connais : sur ce point, elles sont décevantes. Quand on les laisse à elles-mêmes, elles passent leur temps à s’estimer. Leurs lignes déployées deviennent bientôt les seules lignes de vraie fraternité dans le monde, et du fond du champ de bataille, où règne une considération mutuelle, la haine est refoulée sur les écoles, les salons et le petit commerce. Si nos soldats ne sont pas au moins à égalité dans le combat d’épithètes, ils perdront tout goût à l’insulte, à la calomnie, et par suite immanquablement à la guerre.

DEMOKOS. – Adopté ! Nous leur organiserons un concours dès ce soir.

PÂRIS. – Je les crois assez grands pour les trouver eux-mêmes.

DEMOKOS. – Quelle erreur ! Tu les trouverais de toi-même, tes épithètes, toi qui passes pour habile ?

PÂRIS. – J’en suis persuadé.

DEMOKOS. – Tu te fais des illusions. Mets-toi en face d’Abnéos, et commence.

PÂRIS. – Pourquoi d’Abnéos ?

DEMOKOS. – Parce qu’il prête aux épithètes, ventru et bancal comme il est.

ABNÉOS. – Dis donc, moule à tarte !

PÂRIS. – Non. Abnéos ne m’inspire pas. Mais en face de toi, si tu veux.

DEMOKOS. – De moi ? Parfait ! Tu vas voir ce que c’est, l’épithète improvisée ! Compte dix pas… J’y suis… Commence…

HÉCUBE. – Regarde le bien. Tu seras inspiré.

PÂRIS. – Vieux parasite ! Poète aux pieds sales !

DEMOKOS. – Une seconde… Si tu faisais précéder les épithètes du nom, pour éviter les méprises…

PÂRIS. – En effet, tu as raison… Demokos ! Œil de veau ! Arbre à pellicules !

DEMOKOS. – C’est grammaticalement correct, mais bien naïf. En quoi le fait d’être appelé arbre à pellicules peut-il me faire monter l’écume aux lèvres et me pousser à tuer ! Arbre à pellicules est complètement inopérant.

HÉCUBE. – Il t’appelle aussi Œil de veau.

DEMOKOS. – Œil de veau est un peu mieux… Mais tu vois comme tu patauges, Pâris ? Cherche donc ce qui peut m’atteindre. Quels sont mes défauts, à ton avis ?

PÂRIS. – Tu es lâche, ton haleine est fétide, et tu n’as aucun talent.

DEMOKOS. – Tu veux une gifle ?

PÂRIS. – Ce que j’en dis, c’est pour te faire plaisir.

LA PETITE POLYXÈNE. – Pourquoi gronde-t-on l’oncle Demokos, maman ?

HÉCUBE. – Parce que c’est un serin, chérie !

DEMOKOS. – Vous dites, Hécube ?

HÉCUBE. – Je dis que tu es un serin, Demokos. Je dis que si les serins avaient la bêtise, la prétention, la laideur et la puanteur des vautours, tu serais un serin.

DEMOKOS. – Tiens, Pâris ! Ta mère est plus forte que toi. Prends modèle. Une heure d’exercice par jour et par soldat, et Hécube nous donne la supériorité en épithètes. Et pour le chant de la guerre, je ne sais pas non plus s’il n’y aurait pas avantage à le lui confier…

HÉCUBE. – Si tu veux. Mais je ne dirais pas qu’elle ressemble à Hélène.

DEMOKOS. – Elle ressemble à quoi, d’après toi ?

HÉCUBE. – Je te le dirai quand la porte sera fermée.