SCÈNE HUITIÈME

HÉLÈNE, HECTOR.

HECTOR. – C’est beau, la Grèce ?

HÉLÈNE. – Pâris l’a trouvée belle.

HECTOR. – Je vous demande si c’est beau la Grèce sans Hélène.

HÉLÈNE. – Merci pour Hélène.

HECTOR. – Enfin, comment est-ce, depuis qu’on en parle ?

HÉLÈNE. – C’est beaucoup de rois et de chèvres éparpillés sur du marbre.

HECTOR. – Si les rois sont dorés et les chèvres angora, cela ne doit pas être mal au soleil levant.

HÉLÈNE. – Je me lève tard.

HECTOR. – Des dieux aussi, en quantité ? Pâris dit que le ciel en grouille, que des jambes de déesses en pendent.

HÉLÈNE. – Pâris va toujours le nez levé. Il peut les avoir vues.

HECTOR. – Vous, non ?

HÉLÈNE. – Je ne suis pas douée. Je n’ai jamais pu voir un poisson dans la mer. Je regarderai mieux quand j’y retournerai.

HECTOR. – Vous venez de dire à Pâris que vous n’y retourneriez jamais.

HÉLÈNE. – Il m’a priée de le dire. J’adore obéir à Pâris.

HECTOR. – Je vois. C’est comme pour Ménélas. Vous ne le haïssez pas ?

HÉLÈNE. – Pourquoi le haïrais-je ?

HECTOR. – Pour la seule raison qui fasse vraiment haïr. Vous l’avez trop vu.

HÉLÈNE. – Ménélas ? Oh ! non ! Je n’ai jamais bien vu Ménélas, ce qui s’appelle vu. Au contraire.

HECTOR. – Votre mari ?

HÉLÈNE. – Entre les objets et les êtres, certains sont colorés pour moi. Ceux-là je les vois. Je crois en eux. Je n’ai jamais bien pu voir Ménélas.

HECTOR. – Il a dû pourtant s’approcher très près.

HÉLÈNE. – J’ai pu le toucher. Je ne peux pas dire que je l’ai vu.

HECTOR. – On dit qu’il ne vous quittait pas.

HÉLÈNE. – Évidemment. J’ai dû le traverser bien des fois sans m’en douter.

HECTOR. – Tandis que vous avez vu Pâris ?

HÉLÈNE. – Sur le ciel, sur le sol, comme une découpure.

HECTOR. – Il s’y découpe encore. Regardez-le, là-bas, adossé au rempart.

HÉLÈNE. – Vous êtes sûr que c’est Pâris, là-bas ?

HECTOR. – C’est lui qui vous attend.

HÉLÈNE. – Tiens ! il est beaucoup moins net !

HECTOR. – Le mur est cependant passé à la chaux fraîche. Tenez, le voilà de profil !

HÉLÈNE. – C’est curieux comme ceux qui vous attendent se découpent moins bien que ceux que l’on attend !

HECTOR. – Vous êtes sûre qu’il vous aime, Pâris ?

HÉLÈNE. – Je n’aime pas beaucoup connaître les sentiments des autres. Rien ne me gêne comme cela. C’est comme au jeu, quand on voit dans le jeu de l’adversaire. On est sûr de perdre.

HECTOR. – Et vous, vous l’aimez ?

HÉLÈNE. – Je n’aime pas beaucoup connaître non plus mes propres sentiments.

HECTOR. – Voyons ! Quand vous venez d’aimer Pâris, qu’il s’assoupit dans vos bras, quand vous êtes encore ceinturée par Pâris, comblée par Pâris, vous n’avez aucune pensée ?

HÉLÈNE. – Mon rôle est fini. Je laisse l’univers penser à ma place. Cela, il le fait mieux que moi.

HECTOR. – Mais le plaisir vous rattache bien à quelqu’un, aux autres ou à vous-même.

HÉLÈNE. – Je connais surtout le plaisir des autres… Il m’éloigne des deux…

HECTOR. – Il y a eu beaucoup de ces autres, avant Pâris ?

HÉLÈNE. – Quelques-uns.

HECTOR. – Et il y en aura d’autres après lui, n’est-ce pas, pourvu qu’ils se découpent sur l’horizon, sur le mur ou sur le drap ? C’est bien ce que je supposais. Vous n’aimez pas Pâris, Hélène. Vous aimez les hommes !

HÉLÈNE. – Je ne les déteste pas. C’est agréable de les frotter contre soi comme de grands savons. On en est toute pure…

HECTOR. – Cassandre ! Cassandre !