SCÈNE QUATRIÈME

CASSANDRE, HECTOR, PÂRIS

HECTOR. – Félicitations, Pâris. Tu as bien occupé notre absence.

PÂRIS. – Pas mal. Merci.

HECTOR. – Alors ? Quelle est cette histoire d’Hélène ?

PÂRIS. – Hélène est une très gentille personne. N’est-ce pas Cassandre ?

CASSANDRE. – Assez gentille.

PÂRIS. – Pourquoi ces réserves, aujourd’hui ? Hier encore tu disais que tu la trouvais très jolie.

CASSANDRE. – Elle est très jolie, mais assez gentille.

PÂRIS. – Elle n’a pas l’air d’une gentille petite gazelle ?

CASSANDRE. – Non.

PÂRIS. – C’est toi-même qui m’as dit qu’elle avait l’air d’une gazelle !

CASSANDRE. – Je m’étais trompée. J’ai revu une gazelle depuis.

HECTOR. – Vous m’ennuyez avec vos gazelles ! Elle ressemble si peu à une femme que cela ?

PÂRIS. – Oh ! Ce n’est pas le type de femme d’ici, évidemment.

CASSANDRE. – Quel est le type de femme d’ici ?

PÂRIS. – Le tien, chère sœur. Un type effroyablement peu distant.

CASSANDRE. – Ta Grecque est distante en amour ?

PÂRIS. – Écoute parler nos vierges !… Tu sais parfaitement ce que je veux dire. J’ai assez des femmes asiatiques. Leurs étreintes sont de la glu, leurs baisers des effractions, leurs paroles de la déglutition. À mesure qu’elles se déshabillent, elles ont l’air de revêtir un vêtement plus chamarré que tous les autres, la nudité, et aussi, avec leurs fards, de vouloir se décalquer sur nous. Et elles se décalquent. Bref, on est terriblement avec elles… Même au milieu de mes bras, Hélène est loin de moi.

HECTOR. – Très intéressant ! Mais tu crois que cela vaut une guerre, de permettre à Pâris de faire l’amour à distance ?

CASSANDRE. – Avec distance… Il aime les femmes distantes, mais de près.

PÂRIS. – L’absence d’Hélène dans sa présence vaut tout.

HECTOR. – Comment l’as-tu enlevée ? Consentement ou contrainte ?

PÂRIS. – Voyons, Hector ! Tu connais les femmes aussi bien que moi. Elles ne consentent qu’à la contrainte. Mais alors avec enthousiasme.

HECTOR. – À cheval ? Et laissant sous ses fenêtres cet amas de crottin qui est la trace des séducteurs ?

PÂRIS. – C’est une enquête ?

HECTOR. – C’est une enquête. Tâche pour une fois de répondre avec précision. Tu n’as pas insulté la maison conjugale, ni la terre grecque ?

PÂRIS. – L’eau grecque, un peu. Elle se baignait…

CASSANDRE. – Elle est née de l’écume, quoi ! La froideur est née de l’écume, comme Vénus.

HECTOR. – Tu n’as pas couvert la plinthe du palais d’inscriptions ou de dessins offensants, comme tu en es coutumier ? Tu n’as pas lâché le premier sur les échos ce mot qu’ils doivent tous redire en ce moment au mari trompé.

PÂRIS. – Non. Ménélas était nu sur le rivage, occupé à se débarrasser l’orteil d’un crabe. Il a regardé filer mon canot comme si le vent emportait ses vêtements.

HECTOR. – L’air furieux ?

PÂRIS. – Le visage d’un roi que pince un crabe n’a jamais exprimé la béatitude.

HECTOR. – Pas d’autres spectateurs ?

PÂRIS. – Mes gabiers.

HECTOR. – Parfait !

PÂRIS. – Pourquoi « parfait » ? Où veux-tu en venir ?

HECTOR. – Je dis « parfait », parce que tu n’as rien commis d’irrémédiable. En somme, puisqu’elle était déshabillée, pas un seul des vêtements d’Hélène, pas un seul de ses objets n’a été insulté. Le corps seul a été souillé. C’est négligeable. Je connais assez les Grecs pour savoir qu’ils tireront une aventure divine et tout à leur honneur, de cette petite reine grecque qui va à la mer, et qui remonte tranquillement après quelques mois de sa plongée, le visage innocent.

CASSANDRE. – Nous garantissons le visage.

PÂRIS. – Tu penses que je vais ramener Hélène à Ménélas ?

HECTOR. – Nous ne t’en demandons pas tant, ni lui… L’envoyé grec s’en charge… Il la repiquera lui-même dans la mer, comme le piqueur de plantes d’eau, à l’endroit désigné. Tu la lui remettras dès ce soir.

PÂRIS. – Je ne sais pas si tu te rends très bien compte de la monstruosité que tu commets, en supposant qu’un homme a devant lui une nuit avec Hélène, et accepte d’y renoncer.

CASSANDRE. – Il te reste un après-midi avec Hélène. Cela fait plus grec.

HECTOR. – N’insiste pas. Nous te connaissons. Ce n’est pas la première séparation que tu acceptes.

PÂRIS. – Mon cher Hector, c’est vrai. Jusqu’ici, j’ai toujours accepté d’assez bon cœur les séparations. La séparation d’avec une femme, fût-ce la plus aimée, comporte un agrément que je sais goûter mieux que personne. La première promenade solitaire dans les rues de la ville au sortir de la dernière étreinte, la vue du premier petit visage de couturière, tout indifférent et tout frais, après le départ de l’amante adorée au nez rougi par les pleurs, le son du premier rire de blanchisseuse ou de fruitière, après les adieux enroués par le désespoir, constituent une jouissance à laquelle je sacrifie bien volontiers les autres… Un seul être vous manque, et tout est repeuplé… Toutes les femmes sont créées à nouveau pour vous, toutes sont à vous, et cela dans la liberté, la dignité, la paix de votre conscience… Oui, tu as bien raison, l’amour comporte des moments vraiment exaltants, ce sont les ruptures… Aussi ne me séparerai-je jamais d’Hélène, car avec elle, j’ai l’impression d’avoir rompu avec toutes les autres femmes, et j’ai mille libertés et mille noblesses au lieu d’une.

HECTOR. – Parce qu’elle ne t’aime pas. Tout ce que tu dis le prouve.

PÂRIS. – Si tu veux. Mais je préfère à toutes les passions cette façon dont Hélène ne m’aime pas.

HECTOR. – J’en suis désolé. Mais tu la rendras.

PÂRIS. – Tu n’es pas le maître ici.

HECTOR. – Je suis ton aîné, et le futur maître.

PÂRIS. – Alors commande dans le futur. Pour le présent, j’obéis à notre père.

HECTOR. – Je n’en demande pas davantage ! Tu es d’accord pour que nous nous en remettions au jugement de Priam ?

PÂRIS. – Parfaitement d’accord.

HECTOR. – Tu le jures ? Nous le jurons ?

CASSANDRE. – Méfie-toi, Hector ! Priam est fou d’Hélène. Il livrerait plutôt ses filles.

HECTOR. – Que racontes-tu là ?

PÂRIS. – Pour une fois qu’elle dit le présent au lieu de l’avenir, c’est la vérité.

CASSANDRE. – Et tous nos frères, et tous nos oncles, et tous nos arrière-grands-oncles !… Hélène a une garde d’honneur, qui assemble tous nos vieillards. Regarde. C’est l’heure de sa promenade… Vois aux créneaux toutes ces têtes à barbe blanche… On dirait les cigognes caquetant sur les remparts.

HECTOR. – Beau spectacle. Les barbes sont blanches et les visages rouges.

CASSANDRE. – Oui. C’est la congestion. Ils devraient être à la porte du Scamandre, par où entrent nos troupes et la victoire. Non, ils sont aux portes Scées, par où sort Hélène.

HECTOR. – Les voilà qui se penchent tout d’un coup, comme les cigognes quand passe un rat.

CASSANDRE. – C’est Hélène qui passe…

PÂRIS. – Ah oui ?

CASSANDRE. – Elle est sur la seconde terrasse. Elle rajuste sa sandale, debout, prenant bien soin de croiser haut les jambes.

HECTOR. – Incroyable. Tous les vieillards de Troie sont là à la regarder d’en haut.

CASSANDRE. – Non. Les plus malins regardent d’en bas.

CRIS AU-DEHORS. – Vive la Beauté !

HECTOR. – Que crient-ils ?

PÂRIS. – Ils crient : « Vive la Beauté ! »

CASSANDRE. – Je suis de leur avis. Qu’ils meurent vite.

CRIS AU-DEHORS. – Vive Vénus !

HECTOR. – Et maintenant ?

CASSANDRE. – Vive Vénus… Ils ne crient que des phrases sans r, à cause de leur manque de dents… Vive la Beauté… Vive Vénus… Vive Hélène… Ils croient proférer des cris. Ils poussent simplement le mâchonnement à sa plus haute puissance.

HECTOR. – Que vient faire Vénus là-dedans ?

CASSANDRE. – Ils ont imaginé que c’était Vénus qui nous donnait Hélène… Pour récompenser Pâris de lui avoir décerné la pomme à première vue.

HECTOR. – Tu as fait aussi un beau coup ce jour-là !

PÂRIS. – Ce que tu es frère aîné !