SCÈNE NEUVIÈME

HÉLÈNE, CASSANDRE, HECTOR

CASSANDRE. – Qu’y a-t-il ?

HECTOR. – Tu me fais rire. Ce sont toujours les devineresses qui questionnent.

CASSANDRE. – Pourquoi m’appelles-tu ?

HECTOR. – Cassandre, Hélène repart ce soir avec l’envoyé grec.

HÉLÈNE. – Moi ? Que contez-vous là ?

HECTOR. – Vous ne venez pas de me dire que vous n’aimez pas très particulièrement Pâris ?

HÉLÈNE. – Vous interprétez. Enfin, si vous voulez.

HECTOR. – Je cite mes auteurs. Que vous aimez surtout frotter les hommes contre vous comme de grands savons ?

HÉLÈNE. – Oui. Ou de la pierre ponce, si vous aimez mieux. Et alors ?

HECTOR. – Et alors, entre ce retour vers la Grèce qui ne vous déplait pas, et une catastrophe aussi redoutable que la guerre, vous hésiteriez à choisir ?

HÉLÈNE. – Vous ne me comprenez pas du tout, Hector. Je n’hésite pas à choisir. Ce serait trop facile de dire : je fais ceci, ou je fais cela, pour que ceci ou cela se fît. Vous avez découvert que je suis faible. Vous en êtes tout joyeux. L’homme qui découvre la faiblesse dans une femme, c’est le chasseur à midi qui découvre une source. Il s’en abreuve. Mais n’allez pourtant pas croire, parce que vous avez convaincu la plus faible des femmes, que vous avez convaincu l’avenir. Ce n’est pas en manœuvrant des enfants qu’on détermine le destin…

HECTOR. – Les subtilités et les riens grecs m’échappent.

HÉLÈNE. – Il ne s’agit pas de subtilités et de riens. Il s’agit au moins de monstres et de pyramides.

HECTOR. – Choisissez-vous le départ, oui ou non ?

HÉLÈNE. – Ne me brusquez pas… Je choisis les événements comme je choisis les objets et les hommes. Je choisis ceux qui ne sont pas pour moi des ombres. Je choisis ceux que je vois.

HECTOR. – Je sais, vous l’avez dit : ceux que vous voyez colorés. Et vous ne vous voyez pas rentrant dans quelques jours au palais de Ménélas ?

HÉLÈNE. – Non. Difficilement.

HECTOR. – On peut habiller votre mari très brillant pour ce retour.

HÉLÈNE. – Toute la pourpre de toutes les coquilles ne me le rendrait pas visible.

HECTOR. – Voici ta concurrente, Cassandre. Celle-là aussi lit l’avenir.

HÉLÈNE. – Je ne lis pas l’avenir. Mais, dans cet avenir, je vois des scènes colorées, d’autres ternes. Jusqu’ici ce sont toujours les scènes colorées qui ont eu lieu.

HECTOR. – Nous allons vous remettre aux Grecs en plein midi, sur le sable aveuglant, entre la mer violette et le mur ocre. Nous serons tous en cuirasse d’or à jupe rouge, et entre mon étalon blanc et la jument noire de Priam, mes sœurs en péplum vert vous remettront nue à l’ambassadeur grec, dont je devine, au-dessus du casque d’argent, le plumet amarante. Vous voyez cela, je pense ?

HÉLÈNE. – Non, du tout. C’est tout sombre.

HECTOR. – Vous vous moquez de moi, n’est-ce pas ?

HÉLÈNE. – Me moquer, pourquoi ? Allons ! Partons, si vous voulez ! Allons nous préparer pour ma remise aux Grecs. Nous verrons bien.

HECTOR. – Vous doutez-vous que vous insultez l’humanité, ou est-ce inconscient ?

HÉLÈNE. – J’insulte quoi ?

HECTOR. – Vous doutez-vous que votre album de chromos est la dérision du monde ? Alors que tous ici nous nous battons, nous nous sacrifions pour fabriquer une heure qui soit à nous, vous êtes là à feuilleter vos gravures prêtes de toute éternité !… Qu’avez-vous ? À laquelle vous arrêtez-vous avec ces yeux aveugles ? À celle sans doute où vous êtes sur ce même rempart, contemplant la bataille ? Vous la voyez, la bataille ?

HÉLÈNE. – Oui.

HECTOR. – Et la ville s’effondre ou brûle, n’est-ce pas ?

HÉLÈNE. – Oui. C’est rouge vif.

HECTOR. – Et Pâris ? Vous voyez le cadavre de Pâris traîné derrière un char ?

HÉLÈNE. – Ah ! Vous croyez que c’est Pâris ? Je vois en effet un morceau d’aurore qui roule dans la poussière. Un diamant à sa main étincelle… Mais oui !… Je reconnais souvent mal les visages, mais toujours les bijoux. C’est bien sa bague.

HECTOR. – Parfait… Je n’ose vous questionnez sur Andromaque et sur moi… sur le groupe Andromaque-Hector… Vous le voyez ! Ne niez pas. Comment le voyez-vous ? Heureux, vieilli, luisant ?

HÉLÈNE. – Je n’essaye pas de le voir !

HECTOR. – Et le groupe Andromaque pleurant sur le corps d’Hector, il luit ?

HÉLÈNE. – Vous savez, je peux très bien voir luisant, extraordinairement luisant, et qu’il n’arrive rien. Personne n’est infaillible.

HECTOR. – N’insistez pas. Je comprends… Il y a un fils entre la mère qui pleure et le père étendu ?

HÉLÈNE. – Oui… Il joue avec les cheveux emmêlés du père… Il est charmant.

HECTOR. – Et elles sont au fond de vos yeux ces scènes ? On peut les y voir ?

HÉLÈNE. – Je ne sais pas. Regardez.

HECTOR. – Plus rien ! Plus rien que la cendre de tous ces incendies, l’émeraude et l’or en poudre ! Qu’elle est pure, la lentille du monde ! Ce ne sont pourtant pas les pleurs qui doivent la laver… Tu pleurerais, si on allait te tuer, Hélène ?

HÉLÈNE. – Je ne sais pas. Mais je crierais. Et je sens que je vais crier, si vous continuez ainsi, Hector… Je vais crier.

HECTOR. – Tu repartiras ce soir pour la Grèce, Hélène, ou je te tue.

HÉLÈNE. – Mais je veux bien partir ! Je suis prête à partir. Je vous répète simplement que je ne peux arriver à rien distinguer du navire qui m’emportera. Je ne vois scintiller ni la ferrure du mât de misaine, ni l’anneau du nez du capitaine, ni le blanc de l’œil du mousse.

HECTOR. – Tu rentreras sur une mer grise, sous un soleil gris. Mais il nous faut la paix.

HÉLÈNE. – Je ne vois pas la paix.

HECTOR. – Demande à Cassandre de te la montrer. Elle est sorcière. Elle évoque formes et génies.

UN MESSAGER. – Hector, Priam te réclame ! Les prêtres s’opposent à ce que l’on ferme les portes de la guerre ! Ils disent que les dieux y verraient une insulte.

HECTOR. – C’est curieux comme les dieux s’abstiennent de parler eux-mêmes dans les cas difficiles.

LE MESSAGER. – Ils ont parlé eux-mêmes. La foudre est tombée sur le temple, et les entrailles des victimes sont contre le renvoi d’Hélène.

HECTOR. – Je donnerais beaucoup pour consulter aussi les entrailles des prêtres… Je te suis.

Le guerrier sort.

HECTOR. – Ainsi, vous êtes d’accord, Hélène ?

HÉLÈNE. – Oui.

HECTOR. – Vous direz désormais ce que je vous dirai de dire ? Vous ferez ce que je vous dirai de faire ?

HÉLÈNE. – Oui.

HECTOR. – Devant Ulysse, vous ne me contredirez pas, vous abonderez dans mon sens ?

HÉLÈNE. – Oui.

HECTOR. – Écoute-là, Cassandre, Écoute ce bloc de négation qui dit oui ! Tous m’ont cédé. Pâris m’a cédé, Priam m’a cédé, Hélène me cède. Et je sens qu’au contraire dans chacune de ces victoires apparentes, j’ai perdu. On croit lutter contre des géants, on va les vaincre, et il se trouve qu’on lutte contre quelque chose d’inflexible qui est un reflet sur la rétine d’une femme. Tu as beau me dire oui, Hélène, tu es comble d’une obstination qui me nargue !

HÉLÈNE. – C’est possible. Mais je n’y peux rien. Ce n’est pas la mienne.

HECTOR. – Par quelle divagation le monde a-t-il été placer son miroir dans cette tête obtuse !

HÉLÈNE. – C’est regrettable, évidemment. Mais vous voyez un moyen de vaincre l’obstination des miroirs ?

HECTOR. – Oui. C’est à cela que je songe depuis un moment.

HÉLÈNE. – Si on les brise, ce qu’ils reflétaient n’en demeure peut-être pas moins ?

HECTOR. – C’est là toute la question.

AUTRE MESSAGER. – Hector, hâte-toi. La plage est en révolte. Les navires des Grecs sont en vue, et ils ont hissé leur pavillon non au ramat mais à l’écoutière. L’honneur de notre marine est en jeu. Priam craint que l’envoyé ne soit massacré à son débarquement.

HECTOR. – Je te confie Hélène, Cassandre. J’enverrai mes ordres.