SCÈNE IV
SEVRAIS, SOUPLIER
SOUPLIER
J’avais peur de te faire attendre. Tu m’aurais bien attendu ? Jusqu’à quelle heure tu m’aurais attendu ?
SEVRAIS
Jusqu’à moins cinq. Au delà, ça aurait paru louche. – Il paraît que de Pradts a parlé de nous hier à la causerie.
SOUPLIER, mangeant une sucrerie plantée
sur un bâtonnet.
Oui. Il aurait mieux fait de se taire.
SEVRAIS
Pourquoi ? La réaction des types n’a pas été bonne ?
SOUPLIER
Non.
SEVRAIS
Ils se sont fichus de toi ?
SOUPLIER
De toi aussi. Ils disaient : « Ils veulent nous épater, nous faire la leçon ! Ils crânent ! » Pourtant Delorme a dit : « Ils sont heureux ! Ils s’aiment, ces deux-là. » Mais Simonnot nous a traités d’hypocrites. Je me suis jeté sur lui. Tu aurais vu ce coup de judo que je lui ai fait.
Il s’assoit sur une des caisses.
SEVRAIS
Et moi, pendant ce temps, la petite phrase que tu m’as dite hier germait en moi : « Si tous les autres pouvaient en faire autant ! » J’ai rêvé que tous les autres qui ont une amitié dans le genre de celle que nous avions la transforment comme nous avons transformé la nôtre. Que les grands ne soient plus égoïstes, qu’ils ne jouent plus avec les petits comme avec des poupées, qu’ils cherchent vraiment à leur faire du bien… Quelque chose qui soit toujours de plus en plus désintéressé…
SOUPLIER, baissant un de ses bas. Il le
remontera à un moment quelconque de la scène.
C’est mon élastoche qui me serre…
SEVRAIS
Il faudrait les prendre d’abord par le snobisme. Leur dire que, les gosses, c’est vieux jeu. Il faudrait que ceux qui continuent le genre se sentent l’exception. J’avais même pensé… Si de Pradts parlait à Devie de sa liaison avec Menvielle comme il m’a parlé de toi, pour voir si Devie, lui aussi, ne serait pas touché… Je pourrais le lui suggérer. Je serais ainsi – avec toi – à l’origine d’une grande réforme dans les deux divisions. Plus tard, on dirait : « Il a fait un bien épatant au collège »…
SOUPLIER
Au fond, le collège t’occupe plus que moi.
SEVRAIS
Idiot ! Mais, c’est vrai, même si tu n’y étais pas, je ne pourrais pas me passer du collège. Je l’aimais avant d’y être entré… Si tu savais combien de fois j’ai dû me débattre, tout ce que j’ai pu inventer, pour que ma mère ne m’en retire pas ! Et mon horreur des grandes vacances qui approchent, et ma nostalgie, dès Pâques, d’octobre et de la chère rentrée, avec les feuilles mortes et la pluie… Toute ma vie tient ici ; c’est le collège qui est ma raison d’être.
SOUPLIER
Quand tu penses déjà à ce qu’on dira de toi plus tard, pour le bien que tu auras fait au collège, tu ne crois pas que c’est de l’orgueil ?
SEVRAIS
Ah ! toujours, vous tous, à douter de moi ! De Pradts, Henriet, même toi !
SOUPLIER, tendant sa sucrerie à Sevrais,
qui la prend et la finira.
Tu peux la finir, ça me fait mal au cœur. – Toi aussi tu doutes de moi. Tu l’as dit à de Pradts.
SEVRAIS
Moi ?
SOUPLIER
De Pradts m’a parlé hier soir après dîner. Pendant une heure et dix minutes, tu te rends compte. Il paraît que tu lui as dit qu’au bout de huit jours j’en aurais assez de notre vie nouvelle.
SEVRAIS
J’ai dit : « J’espère qu’il n’en aura pas assez après huit jours. » Espérer et croire, ce n’est pas la même chose. De Pradts aurait pu ne pas te le répéter, et surtout en le déformant. Déjà je barbouille toujours un peu quand je te parle ; s’il faut encore que ce soit déformé quand on le répète… Oui, je ne sais pas te parler quand on est ensemble, mais si tu savais tout ce que je te raconte quand tu n’es pas là ! De Pradts t’a dit autre chose sur moi ?
SOUPLIER
Oui. – Mais de Pradts ne te connaît pas…
SEVRAIS
Ce qui veut dire qu’il pense du mal de moi.
SOUPLIER
Quand j’entends dire du mal de toi, je ne le crois jamais.
SEVRAIS
Donc, il dit du mal de moi.
SOUPLIER
Pas précisément, mais il n’est pas très chaud.
SEVRAIS
Alors, pourquoi favorise-t-il nos relations ? Il y a là quelque chose qui m’échappe.
SOUPLIER
Il paraît que d’abord tu lui as offert de rompre avec moi. Ça, tu ne me l’avais pas dit. Et s’il t’avait pris au mot, en quoi est-ce que ça aurait consisté ? À ce que tu passes sur l’autre trottoir quand tu m’aurais rencontré ? Ah, ça !…
SEVRAIS
Ça t’aurait fait quelque chose ?
SOUPLIER
Pas à toi ?
SEVRAIS
Quand je lui ai offert ça, j’étais sincère. Mais, s’il avait accepté, je me demande ce que j’aurais fait.
SOUPLIER
Enfin il m’a demandé si je t’aimais.
SEVRAIS
Et qu’est-ce que tu lui as répondu ?
SOUPLIER
Je lui ai dit : « Les autres, ils font comme ils veulent. Nous, c’est à la mort à la vie. »
SEVRAIS
Et qu’est-ce qu’il a répondu ?
SOUPLIER
Que « à la mort à la vie » n’était pas français.
SEVRAIS
C’est drôle…
SOUPLIER
Qu’est-ce qui est drôle ?
SEVRAIS
Je n’imagine pas cette conversation. En tout cas, tu as bien fait, parce que, à moi aussi, il avait déjà laissé entendre que tu avais « peut-être », pour moi, « une certaine amitié », sans plus. – Ce qu’il faut désormais, c’est que tu fasses des efforts. Si tu continues à te laisser aller, maintenant qu’on sait que je m’occupe de toi, de quoi est-ce que j’aurai l’air ?
SOUPLIER
Ça, pour le coup, c’est bien de la vanité.
SEVRAIS
Ah ! encore ! Eh bien, mettons que j’y mette un petit peu de vanité, ce n’est pas défendu ?
SOUPLIER
Non, vas-y. Je t’ai pris comme tu es.
Pendant ces dernières répliques, le ciel a dû s’assombrir au dehors, car une pénombre s’est faite dans la cabane, qui durera jusqu’à la fin de l’acte. Un roulement de tonnerre. Souplier se lève et va regarder à la fenêtre. Par la suite, quelques roulements de tonnerre.
SOUPLIER
La semaine prochaine, il faut que j’aie 16 de conduite. – Oh ! non, 16, c’est trop : 14 ou 15. De Pradts m’a dit que ça n’allait pas. Il est très gentil, mais il vous fait chialer. Il vous fait chialer, ensuite vous console, mais, en vous consolant, vous fait chialer encore. Lui, il sait vous prendre !
SEVRAIS
Tu pleures aussi, avec tes parents ?
SOUPLIER
Oh ! avec eux, je fais semblant. – Ce qu’il fait noir, dehors ! Regarde : les fenêtres s’allument dans le dortoir des petits. Il va y avoir un de ces orages ! Si ça doit être ce temps-là pendant les vacances de Pâques… À propos, de Pradts veut m’emmener huit jours dans une maison qu’il a à la campagne, où il va pendant les vacances, pour m’isoler.
SEVRAIS
T’isoler de qui ? de moi ?
SOUPLIER
De mes parents, je suppose.
SEVRAIS
Il ne m’avait pas dit ça.
SOUPLIER
Je le sais, que ce serait bon pour moi. Oui, mais douze heures de sermon par jour… Je lui ai dit que ma mère préférerait sans doute que je reste parce qu’elle est malade.
SEVRAIS
Quand même, il t’aime rudement, cet homme-là.
SOUPLIER
Oh oui ! J’aurais dû faire plus d’efforts.
SEVRAIS
Si tu ne les fais pas pour moi, fais-les pour lui. Et puis, tu devrais y aller, à sa maison. Tu dis que ce serait bon pour toi : tout ce qui est bon pour toi est bon en soi. – Avant, je pensais : « Pourvu qu’il soit heureux, c’est tout ce qu’il faut. » Il n’était guère de matin où en me réveillant je ne me dise : « Aujourd’hui, comment est-ce que je pourrais lui faire plaisir ou lui rendre service ? » À présent, je voudrais davantage. Je voudrais si passionnément, à présent, que tu deviennes quelqu’un de tout à fait bien (sais-tu ? c’est la même phrase, juste la même, que me disait ma mère il y a quelques jours). Que tu luttes contre tout ce qu’il y a en toi qui tend vers la légèreté, vers la grossièreté, vers la facilité, vers la veulerie. Que tu fasses les choses un peu consciencieusement. Tu sais bien ce que ça veut dire : consciencieusement ?
SOUPLIER
Ça veut dire : gentiment.
SEVRAIS
Oui, à peu près. Que tu sois un peu moins paresseux… Dans ton travail, en quelle matière est-ce que tu es mauvais ?
SOUPLIER
Un peu en tout.
SEVRAIS
Pourtant, de Pradts dit que si tu voulais… En somme, es-tu vraiment paresseux, oui ou non ?
SOUPLIER, avec
enthousiasme.
Oh, oui ! – Je suis un enfant difficile. Je cause beaucoup de soucis à mes parents.
SEVRAIS
Mais je me demande si on n’exige pas trop de toi.
SOUPLIER
Non, ça, je t’assure, je suis insupportable. C’est bien simple : on ne peut pas me faire obéir.
SEVRAIS
[Avec mon examen trimestriel, le bac dans trois mois, les répétitions de la pièce, je travaille dur ces temps-ci. J’éteins tous les soirs à minuit passé. Et pourtant, toi, tu continues au-dessous de tout cela sans faire de bruit, et, aussitôt que cela s’arrête, c’est toi que je retrouve. Quelquefois je m’arrête exprès, cinq minutes, dix minutes, pour penser à toi. Et ces instants où je pense à toi sont les seuls bons de ma vie. Mais hier soir je m’en suis donné ! J’ai tant pensé à tout ça, hier soir, dans mon lit, que je me suis endormi en laissant l’électricité allumée. Ce matin, ma mère m’a engueulé.
SOUPLIER
Ce que c’est assommant, les parents ! Ça ne peut jamais être comme tout le monde. – Je dis ça, mais je n’aime pas quand de Pradts me dit du mal des miens ; ça me choque. Un jour, mon père avait fait je ne sais plus quoi, et de Pradts m’a dit : « Un homme intelligent ne fait pas ça. » Si je l’avais répété à mon père, il aurait été se plaindre au Supérieur, et il aurait eu raison. Mais je ne veux pas cafarder de Pradts. J’ai une dette envers lui.
SEVRAIS
Ton père te donne ce qu’il peut. Et de Pradts aussi te donne ce qu’il peut. Moi,] quel malheur que je ne sois pas ton frère !
SOUPLIER
Oh non, alors !
SEVRAIS
Pourquoi ?
SOUPLIER
Parce que je serais obligé de te mentir.
SEVRAIS
Moi, même si tu me mentais, ça me serait égal.
SOUPLIER
Mentir à mon père, c’est régulier. Mais mentir à toi ou à de Pradts, non.
SEVRAIS
Et puis, c’est vrai, si j’étais ton frère, j’en ferais moins pour toi.
SOUPLIER
Oui, tu en fais beaucoup pour moi ! – Est-ce que tu mourrais pour moi ? Tiens, si je me noyais…
SEVRAIS
Je me jetterais sûrement à l’eau. Mais pas pendant la digestion. Et toi ? Par exemple, si je tombais dans un précipice…
SOUPLIER
Ça dépend. Un précipice de combien ? Si c’était un précipice de deux cents mètres, je ne descendrais pas, évidemment. Mais si c’était un petit précipice, oui.
SEVRAIS
Alors, puisque nous en sommes venus sans crier gare aux promesses d’assistance mutuelle, et puisque tu as dit à de Pradts que c’était « à la mort à la vie », nous pourrions peut-être faire le mêlement des sangs. Tu as dû en entendre parler…
SOUPLIER
Je sais que Menvielle et Devie l’ont fait, il y a quatre ans. Devie avait dix ans…
SEVRAIS
Latreille et Béchaud l’ont fait aussi. Mais c’est la règle, qu’on n’en parle pas.
SOUPLIER
Jamy et Constantin, eux, ont juré pour deux ans.
SEVRAIS
Si je ne te l’ai pas proposé plus tôt…
SOUPLIER
C’est parce que tu n’étais pas assez sûr de moi.
SEVRAIS
Non, c’est parce qu’il me semblait qu’entre nous deux il n’y avait pas besoin de serments ; qu’ils seraient de trop. Mais aujourd’hui qu’avec ton aide je me suis relevé, nous ne faisons pas seulement le serment de rester amis, quoi qu’il arrive, même plus tard, même si les circonstances nous ont séparés un long temps, nous faisons le serment que notre amitié ne changera jamais de nature. Tu es d’accord ?
SOUPLIER
Oui.
SEVRAIS
Et moi je fais aussi le serment que jamais, dans mes relations avec toi, je ne chercherai mon intérêt ; seulement le tien. « Domine, non nobis » : c’était la devise des Templiers…
SOUPLIER
Et moi, ce que je veux, c’est que jamais il ne te vienne une déception à cause de moi. Une peine, peut-être. Mais pas une déception.
SEVRAIS
Je me demande si on le fait aussi pour le passé.
SOUPLIER
Qu’est-ce que tu veux dire ?
SEVRAIS
Est-ce que tu as du remords du passé ?
SOUPLIER
Non. Pas avec un type que j’aime. Et toi ?
SEVRAIS
Moi, si, un peu. Il faut bien…
SOUPLIER
Allez, on le fait aussi pour le passé.
Sevrais tire son canif, remonte un peu une des manches du chandail de Souplier, et le pique, à la face supérieure du poignet. Puis il se pique lui-même, au gras de la main, et applique sa blessure sur celle de Souplier. Souplier se bande le poignet avec son mouchoir.
SEVRAIS
Ça t’a fait mal ?
SOUPLIER
Non, pas du tout !
SEVRAIS, le regardant.
Si, ça t’a fait mal.
SOUPLIER
Un peu. Tant mieux.
SEVRAIS
Tu te souviendras : ceci est le huitième sacrement. Mais il ne faut jamais en parler à personne. (Sur un autre ton, semi-burlesque, pour couper court à leur émotion commune.) Et si je te faisais une grande estafilade, comme ça, par plaisir, qu’est-ce que tu dirais ?
SOUPLIER
Je te pardonnerais.
SEVRAIS, brandissant son canif, et sur
le même ton.
Chiche, je le fais !
SOUPLIER
Fais-le, pour que je puisse te pardonner.
UNE VOIX, du dehors, tandis qu’on frappe
à la vitre.
Qui est là ?
SEVRAIS, à Souplier, avec le signe
« Ce n’est pas grave ».
C’est le charpentier. (Haut.) – André Sevrais. Je fais les comptes du chocolat. Je suis chocolatier.
Immobiles, les deux garçons attendent que les pas, à l’extérieur, se soient éloignés.
SOUPLIER
Je crois qu’il vaudrait mieux que je file. Je ne me sens pas en sécurité ici.
SEVRAIS
Que veux-tu qui arrive ? Mettons qu’on nous trouve, on ne nous a pas défendu de nous voir à l’écart, puisque de Pradts nous a laissés seuls dans son bureau.
SOUPLIER
Ce n’était pas la même chose. Non, je t’assure, j’aime mieux filer.
SEVRAIS
Quand est-ce que je te revois, puisque tu es collé dimanche ?
SOUPLIER
Tu ne peux pas revenir m’attendre à la fin de la colle, à midi ?
SEVRAIS
Puisqu’il le faut, je m’arrangerai. Ah ! toujours si proche, et inaccessible ! Je ne te vois jamais que de loin, dans ta cour, ou au passage, dans un couloir ; je ne te vois jamais vivre, moi qui aime tant ta vie. Et on veut que j’aie de l’influence sur toi, en étant si exclu de toi ! Je ne peux plus continuer comme ça. Si c’est pour se voir une fois tous les quinze jours, alors, mieux vaut qu’on se lâche. Te voir ! Même si, pendant ce temps, la conversation languit, même si tu es désagréable, mais te voir ! Il n’y a qu’un mal, c’est l’absence.
SOUPLIER
Au revoir, mon vieux. Je ne reste pas ici.
SEVRAIS
À dimanche, alors, midi. [Chaque fois qu’on se rencontre, tu n’es pas encore parti que je vis déjà dans la prochaine fois que je te reverrai.]
SOUPLIER
Allez, au revoir.
SEVRAIS
Au revoir. Et, surtout, sois gentil avec de Pradts.
Souplier se glisse dehors. Après quelques secondes, il rouvre la porte, se jette, affolé, à l’intérieur de la resserre.
SOUPLIER
De Pradts !… Je suis sûr qu’il vient ici. Le charpentier a dû l’alerter.
Il va fermer la porte à clef, ce qui n’avait pas été fait à sa première entrée, puis court se blottir dans un des coins de la resserre, non sans jeter au passage : « Quel métier ! » Sevrais tripote ostensiblement un carnet et les boîtes de chocolat, qu’il a tirées du tiroir de la table.
SEVRAIS
Eh bien ! il n’y a qu’à l’attendre. Il ne faut pas se cacher. On aurait l’air de faire quelque chose de mal. (Souplier se pelotonne dans le recoin, étalant sur soi les boucliers, pour se dissimuler.) Souplier ! Sors de là, tu es idiot ! (Coups à la porte et voix derrière la porte : « Ouvrez ! »)
SEVRAIS
Qui est là ?
VOIX
L’abbé de Pradts.
Sevrais ouvre. Son mouvement de surprise en s’apercevant que la porte a été fermée à clef.