SCÈNE III
 
L’ABBÉ, ANDRÉ SEVRAIS
 


L’ABBÉ,
bourru.

Tiens ! vous, Sevrais ! Je vois ce qui vous amène…


SEVRAIS,
debout, et « fonçant ».

Monsieur l’abbé, je ne peux pas supporter que vous jugiez que mon influence sur Souplier contrarie la vôtre. Je sais que vous vous intéressez particulièrement à lui…


L’ABBÉ

Je m’occupe de Souplier parce qu’il est de ma division et c’est tout.


SEVRAIS

Si vous jugez que mon influence sur lui n’est pas bonne, si je suis la pierre sur laquelle il achoppe, dites-le-moi, et je suis prêt à rompre avec lui. D’ailleurs, même si cette influence n’est pas mauvaise, cela fait trop d’influences. Chacun de nous le tire de son côté : j’ai peur que, sans le vouloir, nous lui fassions tous du mal. Et puis, je lui prends peut-être du temps dans son travail. Je suis venu vous offrir de me retirer. Quelle que soit là-dessus votre réponse, je suis venu aussi vous demander si vous voulez bien être dorénavant mon confesseur.

Un silence.


L’ABBÉ

Asseyez-vous. Voyons, sérions un peu les questions. Qui est votre confesseur, ici ?


SEVRAIS

Je n’ai pas de confesseur au collège. Je me confesse à un prêtre de la paroisse.


L’ABBÉ

Nous connaissons cela, qui n’est pas bon signe. Mais cela va avec le reste. Personne n’ignore que vous êtes le seul élève de votre division à être externe libre. « Libre » : se lier le moins possible, faire à sa tête…


SEVRAIS

Monsieur l’abbé, ça, c’est ma mère qui a voulu. Moi… Même, il y a des jours où, si j’avais pu être interne…


L’ABBÉ

Vous savez bien qu’ici on ne tient pas à avoir des externes libres. Et moins encore à ce que nos élèves se confessent à des prêtres du dehors.


SEVRAIS

Je pense que, sauf dans des circonstances exceptionnelles comme est celle-ci, les plus grands religieux devaient se confesser à quelque prêtre bien simple.


L’ABBÉ

Sans doute avez-vous lu cela quelque part.


SEVRAIS

Oui.


L’ABBÉ

Parce que l’expérience religieuse n’est pas, je crois, votre fort. Il y a eu un certain zéro d’instruction religieuse qui a fait du bruit.


SEVRAIS

Je ne peux pas dire que je sois pieux. Mais j’ai la foi.


L’ABBÉ

Dans le milieu qui est le vôtre, qui n’a pas la foi à votre âge ? Quoi qu’il en soit, on a déjà dû vous dire qu’il serait souhaitable que vous eussiez un confesseur ici. Mais il n’est pas souhaitable que ce confesseur soit moi. Venant après la charge que j’ai faite contre vous hier soir, cette volte provoquerait des curiosités inutiles. – Vous vous offrez aussi à rompre avec Souplier. Si c’est pour nous mettre à l’aise, vous savez que nous sommes faits pour n’être pas à l’aise. Mais si cette solution vous paraît la meilleure, je vous dirai que c’est bien mon avis. – Vous a-t-il parlé de moi ? Que pense-t-il de moi ?


SEVRAIS

Il ne m’a jamais dit que du bien de vous, monsieur l’abbé.


L’ABBÉ

Mais encore ? Que vous a-t-il dit ?


SEVRAIS

Vous savez, moi, je ne me souviens pas au juste…


L’ABBÉ

Bon, vous ne voulez rien dire. – Il y a longtemps que vous aviez cette association avec lui ?


SEVRAIS

Depuis le 14 janvier.


L’ABBÉ

Depuis le 14 janvier !… Et nous sommes à la fin de mars !… Eh bien, je vous fais mes compliments : vous avez bien caché votre jeu.


SEVRAIS

Nous n’avons pas caché notre jeu, monsieur l’abbé. C’était une question de tenue.


L’ABBÉ

Ah ! ah ! une question de tenue ! Vous avez dissimulé tous les deux à merveille. Comme dissimulent les gosses, qui dissimulent aussi bien que les femmes, sinon mieux. Car enfin, il n’y a pas plus de trois jours que j’ai découvert votre affaire, c’est inouï ! Vous promettez peut-être de bonne foi, mais je ne crois plus aux promesses, les promesses me donnent le cafard ; précisément, je disais cela à Souplier tout à l’heure. Vous avez commencé, vous continuerez.


SEVRAIS

Si j’avais pu faire autrement… J’ai horreur du clandestin.


L’ABBÉ

Vous en avez horreur, et un jour vous ne pourrez plus vous en passer : le goût vous en sera venu sans que vous y preniez garde.


SEVRAIS

Il n’y a pas que le clandestin. Il fallait aussi feindre l’indifférence. À la longue, c’est épuisant.


L’ABBÉ

À ce point ?


SEVRAIS

Durcir son regard, ou l’écarter de force d’un visage, rendre sèche sa voix, se retenir de trembler quand quelqu’un vient s’asseoir à côté de vous…


L’ABBÉ

Je vois que vous êtes un émotif. À propos, il a dû y avoir quelque chose de très sensationnel dans cette journée du 14 janvier, pour que vous vous souveniez si bien de la date ?


SEVRAIS

Il y avait eu un malentendu entre nous. Ce jour-là, il m’a dit : « Je sais bien que tu te fiches de moi. » Je lui ai répondu : « Non, je ne me fiche pas de toi. »


L’ABBÉ

Et c’est tout ?


SEVRAIS

Oui, c’est tout.


L’ABBÉ

Vous avez bien dû vous donner des gages d’amitié éternelle ?


SEVRAIS

Nous avons seulement échangé nos stylos.


L’ABBÉ

Et depuis ce temps-là, bien entendu, des rendez-vous, des petits cadeaux ; des billets surtout, des billets ! puisque vous êtes externe libre et que lui est pensionnaire.


SEVRAIS

Ne me poussez pas à mentir.


L’ABBÉ

Des lettres longues de vous, courtes de lui, toujours avec la mention « À brûler », et toujours datées de minuit, du moins les vôtres.


SEVRAIS

Vous les avez vues ?


L’ABBÉ

Non, mais… est-ce que, par hasard, vous vous croyez original ? – Donc, des rendez-vous, des billets et des cadeaux.


SEVRAIS

Des rendez-vous et des billets, mais pas de cadeaux.


L’ABBÉ

Par principe ?


SEVRAIS

Quand je lui ai parlé de lui faire un petit cadeau, il m’a dit : « Oh ! non, un cadeau, ça me rappellerait mes parents. » Et puis, il m’a dit que, un cadeau d’un grand, ce serait mauvais genre. Et puis, que ça me ferait dépenser mes sous.


L’ABBÉ

C’est sans doute la dernière fois de votre vie que vous aurez une liaison aussi désintéressée. J’avoue que j’aurais cru Souplier moins limpide. Ainsi, lorsque je vous ai demandé la date où il s’est rapproché de vous, j’étais curieux de savoir si elle ne correspondrait pas à celle de votre entrée à l’Académie. Il aurait pu vouloir être nommé aspirant à l’Académie, et votre appui lui était alors utile. Mais en janvier vous n’étiez pas encore académicien.


SEVRAIS

Souplier se fiche royalement de l’Académie.


L’ABBÉ

Il est vaniteux, – et la comédie de la spontanéité est des plus familière aux enfants.


SEVRAIS

Je vois que vous ne connaissez pas toutes les règles de la Maison.


L’ABBÉ

Que voulez-vous dire ?


SEVRAIS

Il est de règle ici qu’un petit, autant que possible, ne doit pas se lier avec un grand qui ait une situation trop importante, parce qu’il aurait l’air d’y mettre du calcul. Quand j’ai été nommé de l’Académie, Souplier a été vexé.


L’ABBÉ

Votre division, ou plutôt votre clan, ferait bien de porter ses raffinements dans d’autres objets que les histoires de gosses. Quoi qu’il en soit, dans la question des cadeaux, la réaction de Souplier a été bonne. (Temps.) Vous aussi, que votre réaction, après ma mercuriale, soit d’être venu me voir, est une réaction saine. Est-ce que vous en aviez parlé à votre mère ? (Signe de tête négatif de Sevrais.) Il vaut mieux que vous ne parliez pas de ces histoires de collège à votre mère : les parents et le collège, ce sont deux mondes bien distincts, et il n’y a pas intérêt à les mêler. (Temps.) Votre démarche me fait un peu penser, toutes proportions gardées, à sainte Thérèse d’Avila, qui allait se confesser de préférence à ceux des religieux qui étaient de ses adversaires.


SEVRAIS

Ah ! Moi, j’avais songé plutôt à Catilina.


L’ABBÉ

À Catilina ?


SEVRAIS

Quand il va demander asile à Cicéron, son accusateur.


L’ABBÉ,
souriant.

Décidément, je vois que l’histoire nous en veut et ne nous lâchera pas ! (Temps.) Je ne voudrais pas que vous continuiez de dissimuler, comme vous seriez peut-être tenté de le faire. Il y a aussi de la loyauté en vous : votre présence ici le prouve. Dans ces conditions (souriant), l’alliance serait peut-être plus heureuse que la guerre. Des circonstances se présentent quelquefois où nous devons accepter de bon cœur le risque d’être trompés ; je veux dire : où cela est préférable à donner l’impression que nous avons l’obsession du mal. Il n’est pas impossible que je mise sur votre loyauté. Il n’est pas impossible que je vous permette de continuer à voir Souplier, mais avec votre promesse solennelle – encore une ! c’était bien la peine ! – avec votre promesse solennelle que vos relations seront désormais irréprochables.


SEVRAIS

Monsieur l’abbé, je vous donne cette promesse solennelle !


L’ABBÉ

Ce petit Souplier, ah ! qu’il y aurait à faire en lui ! Je peux dire que, depuis un an, il nous a donné de l’exercice ! Tant au point de vue travail – zéro – qu’au point de vue conduite. Il lui est arrivé d’avoir un cinq sur vingt de conduite, ce qui ne s’était jamais vu dans la division. Il a été deux fois sur la liste des élèves à renvoyer, et deux fois M. le Supérieur a cédé à mes instances et a renoncé à ce renvoi.


SEVRAIS

Oui, je sais qui on a renvoyé à sa place.


L’ABBÉ

Comment ?


SEVRAIS

Vous avez dit à M. le Supérieur : « Donnez-moi Souplier. Je vous donnerai Treilhard. » Dans les listes de proscriptions, c’est comme cela que ça se passe. Antoine et Octave…


L’ABBÉ

Ce que vous dites est ridicule. Et vous n’en sentez même pas l’inconvenance. L’insolence inconsciente est le propre des petits jeunes gens, et un de leurs traits les plus disgracieux. Nous n’avons pas renvoyé Souplier parce que ce gosse nous intéresse. Dans le bien et dans le mal il est vivant, et c’est beaucoup. Vivant, et attachant, et attachant en cela même où il déçoit. Peut-être me suis-je fixé davantage sur celui qui résistait davantage, ne fût-ce que par son inertie. Malgré tout, par sursauts, il fait des efforts. Regardez-moi ce que c’est, ce petit-là : pas de volonté, pas de principes, des impressions, le cœur brouillé, un chantier où il y a de tout en vrac : pour quelques bonnes pierres de taille, un amas de ferraille, de torchis, de détritus de toutes sortes… Beaucoup de choses du côté de l’intelligence, et assez du côté du cœur, mais troublant, une âme douteuse, qu’il est dangereux de tripoter. Il est tombé d’une chute incroyable, et avec une parfaite insouciance, dont il ne se rendra peut-être compte que sur son lit de mort. Dans un an, s’il ne se ressaisit pas, une âme à l’eau. Il mérite beaucoup de pitié.


SEVRAIS

Mais il n’est pas si mauvais que cela ! Je ne lui ai jamais rien vu faire de vraiment mal. Il ne se moque jamais des choses religieuses, comme font certaines Sainte-Nitouche, qui sont de la Congrégation, et qui… Il m’a dit qu’il a fait une très bonne première communion, qu’on croyait qu’il la ferait mauvaise, et qu’il l’a faite très bonne. Bien mieux, un jour, chez M. Maucornet, je lui soufflais, puis j’ai été me confesser (je communiais le lendemain) et quand je suis revenu il m’a dit : « Maintenant tu ne peux plus me souffler, puisque tu t’es confessé… » Et il ne copie jamais ses compositions, tandis qu’il y en a d’autres, et des plus cotés…


L’ABBÉ

Oui, il a des délicatesses morales inattendues. Même, à l’occasion, de la générosité : en juin dernier, à la promenade de Robinson, quand il a prêté son âne à Trichet… Il pleure facilement, et semble aimer pleurer. On jurerait, quelquefois, qu’il aime aussi rougir. Et puis il redevient grossier, querelleur, brutal avec ses camarades. Il rage, et alors il les tuerait. Cette violence, d’ailleurs, n’est pas pour me déplaire.


SEVRAIS

Lui que j’ai toujours vu si doux avec moi !


L’ABBÉ

Je vous ai dit : attachant. Mais, aussi, un peu accablant. Vous n’êtes jamais fatigué de lui ?


SEVRAIS

Non, jamais.


L’ABBÉ

Je connais sa famille. Une mère bécasse, une sœur aînée peu recommandable, un père qui n’a le temps que de gagner de l’argent pour faire marcher la roulotte. Pas de traditions, pas de culture. Il n’a rien à attendre de son foyer, au contraire. Tout ce qui l’en éloigne est une bonne action. Si vous voulez entreprendre de lui faire un peu de bien, quelque assistance que ce soit est acceptée. Je ne vous dis pas : avec plaisir. Vous ne seriez pas là, comme un fait acquis, nous n’irions pas vous chercher. Et votre influence et votre responsabilité, qui sont énormes dans ce collège, ce feu de projecteur toujours braqué sur vous, ces murmures qui vous suivent dans tout ce que vous faites, ne facilitent pas notre tâche. Mais vous êtes là, vous avez de l’attachement pour lui ; lui, il a peut-être pour vous une certaine amitié ; enfin les choses en sont où vous savez, et puisque vous voici, soit, nous vous accueillons, c’est une chance à tenter.


SEVRAIS

S’il a « peut-être » pour moi « une certaine amitié », j’espère qu’il ne se lassera pas de moi après huit jours, maintenant que nous serons devenus plus sérieux.


L’ABBÉ

Il restera avec vous par amour-propre. Il voudra « tenir », comme une performance sportive. Cela ne se fera pas sans que vous souffriez, je vous en avertis. Vous connaissez la règle avec les gosses : gentils d’abord, et ensuite de plus en plus désagréables, à mesure qu’on en fait davantage pour eux. Vous, du moins, vous pouvez l’intéresser, l’amuser, le retenir : vous avez tous les atouts en main. Nous autres, leurs prêtres, pourquoi nos enfants nous aimeraient-ils ? De quel droit leur imposerions-nous d’avoir confiance en nous ? Nous sommes forcés de les faire marcher droit. Nous avons à nous donner à eux ; ils n’ont pas à se donner à nous. Ils n’ont pas été mis au collège pour nous rendre heureux, mais pour être formés, et en partie à nos dépens ; il est inévitable et bienfaisant pour nous qu’ils nous meurtrissent. Nous sommes comme leurs mères : nous ne pouvons pas les créer si nous ne souffrons pas. – De tout ce que je vous dis là, puisque vous allez vous charger un peu de lui, prenez quelque chose pour vous.


SEVRAIS

Oui, monsieur l’abbé. Je vous ai compris.


L’ABBÉ

Vous pouvez lui dire ici même, dans mon bureau, tout de suite, la nouvelle orientation que vous donnez à vos rapports. Je vais le faire appeler et je vous laisserai seuls quelques instants. Votre résolution en prendra un caractère un peu solennel, qui le frappera.


SEVRAIS

Je vous remercie beaucoup, monsieur l’abbé. Vous êtes chic.


L’ABBÉ

Veuillez noter, pour mémoire, que je suis peut-être « chic », à mes heures, mais que je ne suis pas ce qu’on appelle « un bon type ». Faites toujours les nuances.


SEVRAIS

Je fais toujours les nuances. Par exemple, entre « tenue » et « hypocrisie ».

Sourire de l’abbé.


L’ABBÉ,
dans le téléphone.

Allô ! allô ! Donnez-moi M. Prial. – M. Prial ? – Monsieur Prial, Souplier est rentré en étude ? – Alors, voulez-vous me l’envoyer immédiatement. (À Sevrais.) Seulement, sachez que, si votre influence sur lui n’est pas nettement et uniquement bonne, je crois que le seul fait d’être lié avec un grand est mauvais pour lui. Il est surtout faible. Il lui faut beaucoup d’affection – dont son âme est digne, – et surtout la fermeté énergique de quelqu’un qui sait ce qu’il veut. Pas de défaillance, s’il vous plaît : le chirurgien ne doit pas s’évanouir pendant l’opération. Si vous vous sentez cette force, allez-y. Naturellement, c’est une aventure. Mais quoi ! on s’embarque bien sur l’eau et sur l’air : c’est aussi risqué que de s’embarquer sur un gosse. Agissez par l’exemple plutôt qu’en faisant de la morale. Pas trop de paroles, si vous le pouvez. (Souriant.) Je dis « si vous le pouvez » parce que vous êtes un « littéraire », et avec les littéraires il faut toujours se méfier. – Quand vous croirez avoir quelque chose à me dire, venez me voir : les élèves se connaissent autrement mieux entre eux que nous ne les connaissons par la confession. Je serai toujours là pour vous. Vous n’aurez qu’à frapper. Et si, par hasard, vous trouvez une dame en visite chez moi, entrez carrément. Ce sera une mère d’élève. Vous la ferez partir. D’ailleurs, il est question que les préfets reçoivent désormais les parents au parloir, afin d’éviter que ceux-ci ne circulent dans le collège, où ce n’est pas leur place, et ce qui ne va pas sans inconvénients.


SEVRAIS

Merci encore, monsieur l’abbé. Merci pour tout, – et aussi d’être ce que vous êtes, de quelque nom que vous l’appeliez.


L’ABBÉ,
après un petit temps.

Oh ! vous savez, ce que nous sommes…