À MONSIEUR L’ABBÉ C. RIVIÈRE

curé de La Bastide de Besplas
et autres lieux dans le pays de Foix.
 

 

Monsieur l’abbé,

 

En 1927, j’envoyais à un religieux d’un ordre illustre, qui me connaissait depuis douze ans, d’un commerce familier, où il y avait eu un peu de direction, qui avait poursuivi ce commerce durant mon aventure de guerre, je lui envoyais, dis-je, mon livre Aux Fontaines du Désir, avec une dédicace amicale. Il me le retourna par courrier, la dédicace furieusement barrée. Ce livre avait, je suppose, blessé en lui le chrétien.

Vingt ans plus tard, tout inconnu de moi, vous sonniez à ma porte. Et c’était pour me dire que, ayant pris les ordres à quarante ans, Aux Fontaines du Désir était une des influences qui vous avaient mené à la vocation sacerdotale. « Tout est grâce », m’expliquiez-vous. Les derniers mots du curé de campagne de Bernanos…

Qu’est-ce à dire ? Que tout vient à servir au bien de ceux que Dieu aime ? Soit, si cela n’est pas trop janséniste. Pour moi, terrestrement parlant, partout où il y a élévation, il y a grâce. J’y ai songé plus d’une fois en écrivant le second de ces trois autos sacramentales — de ces trois pièces à sujet catholique que j’annonçais dans la postface du Maître de Santiago. Il est curieux et pénible de constater que tous les romans consacrés au sujet qui nous occupera ici sont dirigés, en fin de compte, que leurs auteurs l’aient voulu ou non, contre les éducateurs catholiques. L’un, oublié aujourd’hui, mais fort lu quand j’avais quinze ans, décrit en trois cents pages la vie collégienne, sans qu’une figure de prêtre y soit une fois évoquée ; dans l’autre, les prêtres sont peints avec aversion, en face d’un monde protestant qui a toutes les sympathies de l’auteur ; l’autre, plein de talent et de venin, est un pamphlet anticlérical, où l’un des prêtres même est corrupteur ; l’autre, écrit par un catholique fervent et limpide, montre avec innocence des ecclésiastiques qui déclenchent les pires malheurs par leur sottise et leur maladresse{1}.

On ne trouvera pas ici cet esprit. Est-ce avoir trop d’amitié pour l’homme, que discerner une langue de feu sur la tête des quatre personnages principaux de cette tragédie de palais qu’est La Ville dont le Prince est un Enfant ? Il y a grâce dans le Supérieur du collège, qui agit comme il doit agir, et dit ce qu’il doit dire, en ce rencontre délicat où il a été porté. Il y a grâce chez André Sevrais, qui sacrifie son plaisir, puis sacrifie son amour, et demeure cependant, autant à ce qu’il aime qu’à ce qui l’a berné, « fidèle comme il n’est pas permis de l’être ». Il y a grâce même dans le petit Serge Souplier, qui traverse tout cela sans toujours le bien comprendre, et, quoique n’ayant pas tout à fait la « classe » des autres, reste net à sa manière, et chic. Je dirai que, malgré l’apparence, il y a grâce aussi chez l’abbé de Pradts, une sombre grâce, et cette grâce est seulement parce qu’il aime, et continue d’aimer : ses ténèbres n’excèdent pas ce qui est normal dans une passion. Il y a grâce enfin dans ce collège, parce que tout ou presque tout, et les égarements mêmes, m’y semble d’une certaine qualité. L’abbé de Pradts en parle sans doute avec quelque excès, mais non trop, lorsqu’il dit : « Même ce qui, chez nous, peut sembler être sur un plan assez bas est encore mille fois au-dessus de ce qui se passe au dehors. Ce qui se passe chez nous bientôt n’existera plus nulle part, et déjà n’existe plus que dans quelques lieux privilégiés. »

La Ville ouvre sur plusieurs de mes ouvrages. Sur L’Exil, sur La Relève du Matin, sur Malatesta. Aussi sur Port-Royal, troisième des pièces sacrées. Ici, hommes et jeunes garçons. Dans Port-Royal, des femmes surtout, et de très jeunes filles. Ici, peu de religion ; là, dominante. Aucun rapport de sujet, mais tous gens de la même famille, qui est la mienne. « Votre famille d’âmes nous est bien connue… »

J’ai nommé Malatesta une tragédie de l’aveuglement. Admises ces simplifications, qui trahissent plutôt qu’elles n’éclairent des ouvrages où se reflète la multiplicité de la vie, La Ville pourrait être nommée une tragédie du sacrifice. L’échelle des sacrifices qui se développe de scène en scène au troisième acte est présentée par certains de mes personnages comme une échelle qui monte jusqu’à Dieu. J’ai donné des titres aux deux autres actes. À celui-là je n’en ai pas donné, afin que les lecteurs fussent libres de l’appeler, selon qu’ils entrent ou non dans la construction catholique, soit Scala Santa, soit (du titre d’un conte de Maurice Barrès) Les Héroïsmes superflus.

J’aurais pu, monsieur l’abbé, dédier cette œuvre à tel ecclésiastique de ma connaissance, de qui le nom célèbre, la recouvrant, eût suffi pour qu’elle fût reçue avec sérieux et approbation. Mais j’ai aimé qu’une œuvre dont je puis bien dire qu’elle a été écrite à genoux invoquât moins ce qui trône dans les hauteurs que ce qui se cache dans les retraites et les ombres de la charité. J’aurais pu aussi dédier La Ville à un des prêtres, et ils sont nombreux, qui m’ont fait l’honneur de laisser représenter La Reine Morte et Le Maître de Santiago par les élèves des collèges qu’ils dirigeaient (et ne puis-je rappeler, au passage, que j’avais donné à une maison religieuse de jeunes demoiselles l’autorisation de créer cette dernière pièce ?) Mais c’était courir le risque que le public vît en ce prêtre un informateur, sinon un modèle, puisque La Ville met en scène deux prêtres de collège{2}.

Le malentendu n’était pas possible avec vous, homme de la solitude rustique, et qui, pour autant que je sache, n’avez jamais exercé votre ministère dans un établissement d’éducation. Vous m’avez écrit : « Tout observateur du cœur humain, si éloigné de Dieu qu’il soit, sert la Vérité. » Tout écrivain observateur du cœur humain, et qui a le courage toujours puni de reproduire sans omission prudente ce qu’il y voit, sert la vérité humaine. Mais sert-il la « vérité catholique » ? En écrivant La Ville dont le Prince est un Enfant, j’ai servi assurément la vérité humaine. Si, de surcroît, j’ai servi la « vérité catholique », je veux dire : si, en refermant mon livre, le lecteur éprouve plutôt de la sympathie que de l’aversion pour cette cellule du monde catholique que j’y ai dépeinte avec honnêteté et respect, alors, monsieur l’abbé, votre nom sera doublement justifié au front de cette seconde Relève du Matin.

 

H. M.

Août 1951.