SCÈNE II
HENRIET, SEVRAIS
HENRIET
Alors, compliments ! Le coup de la confiance ! Une politique profonde !
SEVRAIS
De quoi parles-tu ?
HENRIET
Toi et de Pradts…
SEVRAIS
Aucune politique. Je n’ai pas voulu contrecarrer l’influence de l’abbé de Pradts sur Souplier, et c’est tout.
HENRIET
Enfin, vous voilà tous deux avec l’estampille du gouvernement. Parfait ! Mais est-ce que tu ne crois pas que ça va faire crier ?
SEVRAIS
Ce que je sais, c’est que, quand j’ai décidé avec Souplier qu’on allait changer de genre, il a dit : « Si tous les autres pouvaient en faire autant ! » Oui, c’est Souplier le cancre, Souplier le gangster, qui a souhaité le premier que ce que nous faisions d’un peu bien fût fait par tous ; moi, je n’y avais pas pensé. Et je compte bien que tu te mettras des nôtres.
HENRIET
En quoi ?
SEVRAIS
En désavouant publiquement – dans une lettre que tu m’adresserais, par exemple – l’atmosphère d’excitation sentimentale dans laquelle nous faisons vivre certaines petites personnes.
HENRIET
On en reparlera.
SEVRAIS
Amollir de pauvres gosses qui sont en plein dans le désarroi de l’adolescence, c’est par trop facile ! Tandis que ce n’est pas facile de les fortifier, de les rendre meilleurs.
HENRIET, pouffant de
rire.
Bravo ! Bravo !
SEVRAIS
Il faudra pourtant que tu y viennes, si tu veux que nous restions amis.
HENRIET
Alors, tu l’aimes vraiment, ce gosse-là ?
SEVRAIS
On dirait que ça ne te paraît pas croyable. Toi aussi contre lui ! Tous contre lui ! Mais moi avec lui, toujours et quoi qu’il arrive.
HENRIET
Oh ! c’était une simple question…
SEVRAIS
Eh bien, voici ma réponse. J’ai été attiré vers lui du premier jour qu’il est apparu à l’école Maucornet. Et puis je suis resté six mois sans oser presque lui adresser la parole. Ensuite nous sommes devenus amis. Mais c’est maintenant qu’il va savoir comme je l’aime. S’il savait à quel point je l’aime, il ne comprendrait pas. Et, s’il comprenait, il serait effrayé.
HENRIET
C’est tout à fait Andromaque :
Que ne peut l’amitié conduite par l’amour ?
SEVRAIS
Tu n’y entends rien. Ça n’a rien à voir avec l’amour. J’ai un mépris ardent pour l’amour. Quand je répète et que je dis toutes ces tirades de Pyrrhus, ça me paraît tellement mièvre, tellement faux, tellement mort auprès de ce que je sens en moi. Le théâtre classique n’est bien que dans la litote.
HENRIET
La litote ? Qu’est-ce que c’est que ça ?
SEVRAIS
C’est quand on dit moins que ce qui est. Quand Suréna et Eurydice se sont quittés en s’aimant du fond de leur cœur, mais Eurydice dit seulement :
Notre adieu ne fut point un adieu d’ennemis.
Moi, avec Souplier, c’est toujours la litote.
HENRIET
Enfin, tu l’aimes plus que ta mère ?
SEVRAIS
Lui, il a toujours été net avec moi.
HENRIET
Est-ce que tu as tenu ta mère au courant ?
SEVRAIS
À moitié.
HENRIET
Tu me rappelles de Menvielle quand je lui ai demandé s’il disait tout en confession. Il m’a répondu : « Je dis tout, mais pas les détails. » Alors, ta mère supporte Souplier ?
SEVRAIS
Elle le supporte pour que je la supporte.
HENRIET
Je pige pas.
SEVRAIS
Je ne pouvais m’empêcher de prononcer le nom de Souplier, c’était plus fort que moi, et comme je rougissais en le prononçant, elle s’est mise à me picoter. D’ailleurs sur le ton gentil, de sorte que je me suis découvert un peu. Un jour elle s’est écriée qu’elle savait tout. Elle voulait me faire voir qu’elle est fine, mais elle me faisait voir qu’elle n’est pas fine, car tout de suite je me suis refermé, et ce n’était pas ce qu’elle voulait. Elle a fouillé dans mon cartonnier, en forçant la serrure, et n’a rien trouvé. Moi, tu le devines, toujours de plus en plus fermé. Alors volte-face : elle s’est remise à me parler de lui gentiment, et moi je me suis rouvert. Nous parlons de lui presque tous les jours. Avant tout, maintenant, ma mère veut garder ma confiance, et que je reste gai et ouvert avec elle. Elle pense que le meilleur moyen d’y parvenir est de traiter Souplier comme si de rien n’était. Elle l’a appelé : « Ton petit copain. » Je n’aime pas quand elle l’appelle comme ça. Ma mère n’a pas le ton. C’est difficile, de trouver le ton, quand on est parent. Il y a huit jours, elle a demandé à revoir mes photos de lui, et elle soupirait en les regardant : « Dire que je n’aurai plus jamais un petit garçon comme cela à câliner ! Et quelle fraîcheur ! Ah ! il n’a pas besoin de fond de teint, celui-là ! » Par lui, elle demeure dans ma vie. Par lui, elle me conserve. Et elle sacrifierait tout à cela. Elle est comme Agrippine avec Néron.
HENRIET
Et du même coup, elle te rapproche de lui. Ça, c’est costaud.
SEVRAIS
Une mère, c’est la langue d’Esope : le meilleur et le pire. Mais, cette fois, je voulais être en paix avec tous, autant qu’avec moi-même, de sorte que je lui ai appris, hier soir, notre changement de voie, et qu’à présent on marchait d’accord avec de Pradts. Elle était émue. Quand j’ai eu fini, elle m’a dit : « Alors, embrasse-moi. »
HENRIET, déclamant
Andromaque.
Vous saurez quelque jour,
Madame, pour un fils jusqu’où va notre amour.
Et… pas de commentaires ?
SEVRAIS
Si. Que de Pradts allait me tirer dans les jambes, et que Souplier allait me laisser tomber. À part ça, félicitations et encouragements.
HENRIET
Oui, est-ce que la tâche de l’amitié pure ne sera pas trop lourde pour lui ? Il faudrait le convaincre que, dans ce genre d’épreuves, c’est la durée qui est tout.
SEVRAIS
Je l’en convaincrai bien à force de l’aimer.
HENRIET
Tu as dit à ta mère que de Pradts chouchoutait Souplier ?
SEVRAIS
Non, bien sûr. J’ai glissé là-dessus. N’empêche que…
HENRIET
Que ?
SEVRAIS
Elle m’a dit que de Pradts était jaloux de moi.
HENRIET
Qu’est-ce que tu lui as répondu ?
SEVRAIS
Que c’étaient bien là des idées de femme : où est-ce qu’elle se croyait ? Elle est aussi étonnée que je ne sois pas jaloux de lui. Elle prétend que c’est anormal. Quand je lui dis que je ne peux pas être jaloux de quelqu’un qui fait du bien à Souplier, elle ne comprend pas. – Ma mère voudrait que Souplier vienne goûter à la maison. Mais moi je ne veux pas : ne mêlons pas les ordres, comme dit de Pradts. J’ai parlé à ma mère de notre nouvelle vie, parce que je ressentais le besoin d’être appuyé par tout le monde. Mais, comme cela, ça suffit. Avec les parents, c’est malheureux à dire, il ne faut jamais être tout à fait franc du collier.
[HENRIET
J’ai été frappé de ce que Souplier, quand il rencontre de Pradts, lui donne la main le premier et ne se découvre pas, alors que les autres types se découvrent, et attendent que de Pradts leur tende la main.
SEVRAIS
Et alors ?
HENRIET
J’ai trouvé cela curieux. C’est tout.
SEVRAIS
Je ne vois pas ce que cela a de curieux. De Pradts s’intéresse à Souplier. S’il le laisse être un peu familier, c’est sans doute pour l’apprivoiser mieux. Souplier est plutôt sauvageon.
HENRIET
Oui, ça doit être pour ça.]
SEVRAIS, regardant son
bracelet-montre.
Tu ne rentres pas en étude ?
HENRIET
Et toi ?
SEVRAIS, sortant du tiroir de la table
des boîtes de tablettes de chocolat.
Il faut que je fasse les comptes du chocolat. À vendre ça dans la bousculade de la récrée, tous les jours je m’y perds quand je rends la monnaie. J’y suis de ma poche.
HENRIET
Je t’attends. Tu n’en as pas pour longtemps ?
SEVRAIS
Si, parce que ça me trouble quand on me regarde pendant que je fais des calculs.
HENRIET
Bon, je te quitte. À tout à l’heure.
SEVRAIS
Oui, oui, au revoir.
Il le pousse dehors, et ferme la porte.