Chapitre 16
Fort Worth,
Texas
Logan avait suggéré que Caroline et Will se
remettent de leurs émotions à Artesia, mais Caroline tenait
absolument à venir prendre des nouvelles de Cade Hollister, en
convalescence chez le Dr Daggett. Quant à Will, il avait eu
d’autant plus envie de découvrir Fort Worth que Logan avait fait
mention d’une maison qu’il y possédait.
Dès leur arrivée, ils avaient rendu visite à
Cade qui, selon les médecins, reprendrait bientôt ses activités
ordinaires. En sortant de la clinique, Will avait manifesté une
telle curiosité pour la maison de Logan que ce dernier avait décidé
de s’y rendre, toutes affaires cessantes.
En acquérant quelques mois plus tôt une belle
demeure dans un beau quartier, il avait tout simplement pensé faire
un bon placement immobilier. La pensée d’un foyer dans lequel il
ferait bon vivre ne l’avait pas effleuré un instant. Il fallait
dire que, à cette époque, il n’avait encore ni femme ni fils.
Pour le moment, il y installerait Caroline et
Will. Mais que se passerait-il ensuite ? Son fils et sa femme
retourneraient-ils vivre à Artesia, où Danny Glazier, sa famille et
leurs amis les attendaient ? L’attrait de la grande ville les
retiendrait-il à Fort Worth ? Il était trop tôt pour le
savoir.
— C’est un véritable manoir !
s’exclama Will en apercevant l’élégante construction à deux
niveaux, entourée d’une galerie et précédée d’un grand espace
verdoyant.
— Attends de visiter les lieux, et tu
déchanteras, le prévint Logan, qui se
trouvait assez mal à l’aise dans son rôle de propriétaire et
redoutait les plaisanteries de sa femme.
Il ne fut pas déçu. Après avoir parcouru les
pièces du rez-de-chaussée d’autant plus librement qu’elles étaient
vides, Caroline éclata de rire.
— Une chaise ! Tu n’as qu’une seule
chaise !
— Comme je ne reçois personne, une seule me
suffit, plaida-t-il pour sa défense. Au fait, il faut que je fasse
livrer un lit pour Will, je n’en ai qu’un. Et puis…
Dépassé par les événements, il reconnut sa
défaite.
— Il vaudrait mieux, dit-il à Caroline dont
les beaux yeux violets pétillaient de malice, que tu fasses
toi-même la liste de tout ce qui peut nous manquer.
Elle ne lui répondit qu’après plusieurs secondes
de silence.
— Nous manquer à nous ?
Il haussa les épaules et affecta d’ignorer la
remarque.
— Je n’ai même pas de table de cuisine,
reconnut-il. A vrai dire, je ne fais que dormir ici. J’ai beaucoup
d’amis, qui m’invitent souvent.
— Parce que leurs femmes te trouvent
sympathique, sans doute. J’en reviens à ma question, Logan. Est-ce
que tu veux nous garder avec toi ?
Il ouvrit la bouche mais, faute de trouver une
réponse convenable, il ne put que bafouiller vaguement, sans savoir
où se mettre.
— Will, suggéra Caroline, tu n’as pas
envie…
— J’ai envie d’aller prendre l’air, dit
Will, visiblement indisposé par le tour que prenait la
conversation.
Logan répondit à cette manifestation de mauvaise
humeur comme le font souvent les pères qui se sentent coupables. Il
sortit de son portefeuille quelques billets.
— Tu en auras besoin si tu veux faire des
achats. Je te recommande la boutique Petites
Douceurs, j’aime beaucoup leurs chocolats.
— C’est déjà quelque chose, grommela Will
en prenant l’argent entre le pouce et l’index. A tout à l’heure,
maman.
— Il a quelquefois mauvais caractère,
constata assez platement Logan.
En faisant claquer la porte d’entrée derrière
lui, William Grey confirma ce diagnostic.
Logan avait déjà entendu des bruits plus
assourdissants, mais celui-ci fit naître en lui une émotion encore
inconnue, une sorte de mélancolie indéfinissable. Sa vie antérieure
ne l’avait pas habitué à fréquenter quotidiennement des personnes
d’une autre génération que la sienne, pas plus qu’une épouse,
d’ailleurs. Par exemple, il n’avait pas envie que Caroline s’en
aille… mais il n’irait pas jusqu’à lui demander de rester près de
lui.
Il s’apprêtait à changer de sujet, mais c’était
mal la connaître. Elle insista.
— Logan, tu veux que nous restions ici,
chez toi ?
Il mit les mains dans ses poches en se balançant
sur ses talons.
— Rien n’a changé entre nous, Caroline. Tu
es ici chez toi, je t’offre ma maison, ma fortune, tout ce que tu
peux désirer. Si tu préfères vivre ici, tout sera pour le mieux. Je
verrais plus souvent Will que si vous rentriez à Artesia. Mais je
n’ai pas changé sur le principe. Ne me demande rien d’autre, n’en
attends pas plus de moi. Je te l’ai déjà dit, je ne peux pas vivre
en famille.
— Que cela te plaise ou non, nous
constituons déjà une famille, Logan.
— Je n’ai pas le droit de vivre en famille,
Caroline, je porte malheur à ceux qui vivent avec moi ! Je te
l’ai assez dit, il me semble !
Il avait parlé avec tant de véhémence que sa
voix résonna dans les pièces vides. Caroline ferma les yeux et
pinça les lèvres.
En la voyant se débarrasser de sa veste de
voyage et commencer à déboutonner son corsage, il resta sans voix.
La bouche sèche, il la vit passer sa chemise
par-dessus sa tête. Quand elle se mit à ôter ses dessous, son
érection devint douloureuse.
— Qu’est-ce que tu fais ?
balbutia-t-il enfin.
— Je vais prendre un bain, répondit-elle
avec beaucoup de simplicité. Il y a bien une baignoire, dans une
belle maison comme celle-ci ?
— Oui, bien sûr, à l’étage… Il y a une
douche, aussi.
Il s’exprimait mécaniquement, trop fasciné qu’il
était par le superbe spectacle d’impudeur que sa femme lui offrait.
Les aréoles roses de sa poitrine haute et pleine, la finesse de sa
taille, l’arrondi de ses hanches, sa petite toison fauve aux
reflets dorés, tout en elle l’émerveillait.
Mais elle trichait aussi, elle le prenait sous
son charme, elle l’envoûtait. Passer insensiblement d’une commande
de meubles de cuisine à une manœuvre de séduction aussi éhontée,
c’était commettre une sorte d’escroquerie morale. Comment résister
à une tentation… insoutenable ?
— Mais enfin…, gémit-il.
— Mais enfin je viens de faire un long
voyage, Logan, et j’éprouve le besoin de prendre un bain, tout
simplement. Tu ferais bien de te laver, toi aussi. Elle est assez
grande pour deux, ta baignoire ?
Quarante-cinq minutes, un bain et deux douches
plus tard, Logan gisait nu sur son lit, le corps vidé de toute
énergie et l’esprit divaguant dans une sorte de brouillard tiède et
sensuel. Le problème n’était aucunement résolu, mais l’épuisement
auquel le condamnait le tempérament exceptionnel de sa femme
excusait toutes les renonciations.
Il n’en fut plus question en ce premier jour, ni
pendant les suivants, ni la semaine d’après. Trois mois
s’écoulèrent ainsi sans que la question familiale soit de nouveau
posée.
Logan Grey pouvait d’une certaine façon se dire
heureux. Elégamment meublée, convenablement équipée, sa maison ne
manquait pas d’allure. Sa femme avait renoncé à l’importuner de
questions embarrassantes et semblait se satisfaire, comme lui, du statu quo. Son fils restait en
correspondance avec Danny Glazier, qui viendrait passer à Fort
Worth les prochaines vacances, mais il s’était fait aussi de
nouveaux camarades au collège local.
Lucky Logan Grey ne se satisfaisait pourtant pas
entièrement de la vie bourgeoise qu’il menait depuis son retour.
Elle lui pesait, quelquefois. C’est avec envie qu’il voyait Cade et
Holt se consacrer aux devoirs de leurs charges. Il lui arrivait de
regretter secrètement qu’aucune mission ne se présente à lui.
***
Les articles publiés dans le Daily Democrat sous la signature de Wilhelmina
Peters avaient connu un succès dont Caroline se serait volontiers
passée. Informée de première main par Logan, qui ne lui avait
appris que ce qu’il souhaitait rendre public, la chroniqueuse avait
eu le privilège de faire en exclusivité le récit de l’expédition,
des rencontres avec les hors-la-loi, de l’exploration des grottes
et du suicide de Fanny Plunkett, dont la réputation s’étendait hors
des frontières du Texas.
Pour expliquer la présence de Ben Whitaker au
canyon du Fantôme noir, seule était mise en avant la volonté de
vengeance d’un respectable propriétaire de journal, reparti sur le
lieu de ses anciens exploits pour venger l’assassinat de sa femme,
ancienne vedette du crime elle aussi, mais tellement généreuse, et
tellement douée pour le dessin et la peinture !
Quelques lignes avaient suffi pour indiquer que
Ben prolongeait son séjour à la Cité du Diable, et qu’il
nourrissait la noble ambition de civiliser cette région désolée au
moyen d’investissements considérables.
Nulle part il n’était fait mention de la
recherche et de la découverte d’un trésor, ce qui revenait à
n’envisager l’aventure que d’un point de vue pittoresque et
sentimental.
Wilhelmina Peters avait poussé la complaisance
jusqu’à n’exploiter qu’avec modération le thème du mariage oublié.
En l’évoquant pourtant, puisqu’il le fallait bien, elle s’était
attachée à souligner le caractère romanesque des derniers événements si bien que pour la première fois elle
n’avait pas célébré la gloire du seul Lucky Logan, mais aussi celle
de son épouse.
L’effervescence provoquée par ces révélations
s’était heureusement apaisée en moins de trois semaines, et
Caroline pouvait à présent se montrer en ville sans ameuter la
foule de ses admirateurs.
Adoptée d’emblée par le clan MacBride, elle se
rendait souvent à Willow Hill, chez Emma et Dair MacRae, ou chez
les Prescott. Elle recevait aussi, si bien qu’une joyeuse animation
régnait souvent dans la maison naguère déserte et vide.
Enveloppé d’une chaleureuse atmosphère, Logan
finirait-il par prendre goût à la vie de famille ? Elle
l’espérait.
***
Logan était allé à la banque, ce jour-là. A
peine venait-il de rentrer qu’il entendit la sonnerie du téléphone
retentir, à l’étage. Caroline s’empressa de décrocher l’appareil
et, après un long silence, elle s’exclama :
— Mon Dieu, à l’hôpital ? Ce n’est
pas… Oui, bien sûr, tout de suite…
Effrayé par le ton de sa voix, Logan escalada
l’escalier quatre à quatre et la trouva si bouleversée qu’il lui
prit l’appareil des mains.
— Ici Stevens, Logan. Prescott me demande
de vous avertir. Votre fils est blessé, sans gravité, mais il
faudrait…
— Nous sommes déjà partis, dit Logan en
raccrochant.
Sans échanger un mot, ils dévalèrent ensemble
l’escalier, mirent leur chapeau, et pressèrent le pas en direction
du centre-ville, main dans la main.
— Rassurez-vous, dit le shérif Prescott en
les accueillant à la porte de l’hôpital, il est hors de danger,
votre Will. Mais vous pourrez lui tirer les oreilles quand le
médecin l’autorisera à rentrer chez vous, tout à l’heure
peut-être.
— L’adjoint Stevens a voulu nous rassurer,
fit Logan sans songer à lâcher la main de Caroline, mais comme nous
ne lui avons pas laissé le temps de
s’expliquer, nous voilà fous d’inquiétude, tous les deux.
— Voilà. Comme votre fils est bien
documenté sur les activités de son père et s’intéresse donc aux
vedettes de la pègre, il a reconnu au coin d’une rue Kid
Curry…
— Kid Curry est en ville !
s’exclama Logan. Will a donné l’alerte ?
— Pas exactement. Figure-toi qu’au lieu de
venir me chercher au bureau, il a voulu l’arrêter tout seul, en le
menaçant du colt que voici.
Le shérif sortit l’arme de sa ceinture, le
chargeur de sa poche et remit l’ensemble à Logan.
— Sans vouloir t’offenser, tu ferais bien
d’enfermer ton artillerie, dit-il. Il te l’a, disons… empruntée
trop facilement.
Caroline ne manqua pas de relever l’accusation,
pour s’en indigner.
— Will, voler une arme ? Je n’y crois
pas ! C’est impossible ! protesta-t-elle.
— Il n’a pas volé ce colt, confirma Logan.
Je le lui ai offert, mais il devait le garder dans sa chambre.
Alors, ce Kid Curry ?
— Tu penses bien qu’il ne s’est pas laissé
impressionner. Il lui a bondi dessus et lui a fait une entaille
avec sa dague, mais il n’a pas eu le temps de frapper deux fois.
Ceux de sa bande venaient de faire un mauvais coup et ils
s’enfuyaient. Ils l’ont pris en croupe au passage, et ils courent
sans doute encore ! Les rangers suivent leur piste.
— Holt et Cade sont partis avec eux ?
demanda Logan, dont les yeux s’enfiévraient.
— Sur le coup, ils n’ont pas voulu
t’attendre, parce que les traces étaient toutes fraîches encore.
Ils les ont déjà interceptés, peut-être. De toute façon, je pars
les rejoindre dans une heure, si cela te dit… En tout cas, il a eu
de la chance, ton fils. Tout son père, le gaillard !
Caroline fut la seule à entendre Logan maugréer
tout bas. Il n’avait pas fini de pester contre la réputation qu’on
lui faisait, puisqu’au moment d’entrer dans
la chambre du blessé il l’entendit s’en réclamer.
— Oui, docteur, j’ai eu de la chance, comme
mon père ! déclarait Will d’une voix assez claironnante pour
ôter à ses parents toute inquiétude sur son état.
En les voyant entrer dans la chambre, il perdit
de sa superbe. Pendant que Caroline se précipitait, l’embrassait,
le câlinait, il gardait les yeux fixés sur son père, qui ne
souriait pas.
— Mettons les choses au clair, dit Logan
qui, visiblement, se retenait. Tu es sorti en ville en emportant le
colt que je t’ai offert, alors que je t’avais formellement interdit
d’y toucher lorsque je n’étais pas là.
— Oui, père, murmura Will en baissant les
yeux.
Logan resta un moment silencieux. A quoi bon
faire la morale à un adolescent, lorsqu’on est le principal
responsable des fautes qu’il vient de commettre ? En offrant à
son fils une arme, il avait voulu récompenser son courage, et lui
témoigner son affection, si difficile à exprimer par des
mots.
Imprudemment, sans doute, puisqu’il s’était
ainsi présenté comme un modèle à imiter, un exemple à suivre. Une
arme n’était pas faite pour être cachée sous une pile de chemises,
à l’insu d’une mère inquiète. Le jeune Will l’avait considérée
comme un symbole de force et de virilité, un avantage qu’il avait
voulu afficher.
Caroline, qui s’était redressée, le regardait
sans mot dire. Pour échapper sans doute à la tension ambiante, le
chirurgien se rappela opportunément qu’on l’attendait
ailleurs.
— Je lui ai fait une dizaine de points de
suture, dit-il. Nous le gardons en observation jusqu’à demain, mais
il ne court aucun risque.
— Et moi je vais faire mes préparatifs,
excusez-moi, dit Prescott en sortant avec lui.
Logan, qui avait pris le temps de réfléchir, se
trouva plus libre de s’exprimer. « En famille »,
songea-t-il amèrement.
— Je te demande pardon, Will, dit-il à la
grande surprise du coupable et de sa mère. Tu
n’aurais pas risqué la mort si je n’avais pas fait l’erreur de te
donner une arme.
— Je n’ai pas pu m’en empêcher, père. Quand
j’ai reconnu Kid Curry, j’ai voulu saisir l’occasion, j’ai voulu
que tu sois fier de moi.
— Je suis déjà fier de toi, Will, et je
serai plus fier encore quand tu seras capitaine des Lions de Fort
Worth. Ce colt, je te le rendrai quand tu auras appris la prudence,
sans laquelle un homme ne vaut rien. En menaçant plus fort que toi,
tu l’as presque obligé à te frapper. S’il n’avait pas été aussi
maladroit, cette fois-ci, ta mère serait morte de chagrin, et je
serais au désespoir, parce que…
Il se tut, et se tourna vers Caroline.
— Tu me comprends, Caroline, rappelle-toi
ce que j’ai vécu. Il s’en est fallu de peu, cette fois-ci.
Elle fixa sur lui un regard incertain. Elle le
comprenait en effet. Mais elle ne voulait pas que le souvenir des
malheurs de Logan, sur la Sabine en crue ou en Oklahoma,
compromette ses espérances. Logan pour sa part semblait bien
décidé.
— Voici ce que nous allons faire, dit-il
sur un ton sans réplique. Pendant que vous vous tenez compagnie, je
vais rentrer à la maison, préparer mon matériel et partir tout à
l’heure avec Prescott et les autres. Si j’ai autant de chance qu’on
le dit, je te rapporterai peut-être la lame qui t’a blessé,
Will.
Il embrassa maladroitement sa femme sur la joue,
serra l’épaule de son fils sans oser le regarder dans les yeux, et
s’en fut.
***
Caroline attendit pendant trois jours le retour
de Logan. Elle savait que la traque pouvait durer longtemps, et
conduire loin la meute de policiers lancés aux trousses des
malfaiteurs, mais elle avait la conviction qu’en se joignant aux
forces de l’ordre Logan avait trouvé l’occasion de se détacher
d’elle.
Et s’il ne revenait pas ?
Au début de la troisième nuit, elle lisait un
roman dans son lit quand elle entendit la porte d’entrée s’ouvrir
et se refermer, et quelques instants plus
tard les pas de Logan, sur les marches de l’escalier. Elle posa son
livre près d’elle, humecta ses lèvres qui soudain lui semblaient
sèches, et mobilisa toute sa volonté pour se faire forte dans
l’épreuve.
Au moment où il entra dans la chambre, elle sut
qu’il allait repartir.
— C’est moi, fit-il sans la regarder dans
les yeux.
— Bonsoir, Logan.
— Will, comment va-t-il ?
— Bien. Sa blessure ne le fait pas souffrir
et, d’après le médecin, sa cicatrice finira par s’effacer, à la
longue.
— Tant mieux. Il s’en tire bien.
— Je n’ai pas eu le temps de t’en parler,
l’autre jour, tu es parti si vite. Tu as bien fait de ne pas te
mettre en colère, de ne pas le punir, comme d’autres l’auraient
fait. Tu fais des progrès, du côté de l’éducation. Encore un peu
d’entraînement, et tu seras au point.
Il s’immobilisa une fraction de seconde, au
moment de déboucler son ceinturon. Cet instant d’hésitation était
plus éloquent qu’un long discours. Il ne voulait pas vivre en
famille.
Il traversa la pièce pour aller accrocher à une
patère son holster contenant deux pistolets et sa large ceinture de
cuir.
— Tu as bien reçu mes messages ?
demanda-t-il en déposant dans une coupelle le contenu de ses
poches.
— Je les ai bien reçus, merci. Tu m’as
évité de t’attendre inutilement. Vous les avez
rattrapés ?
— Non. Ils sont loin à présent, et comme
ils ont eu la bonne idée de se séparer, il devient impossible de
les poursuivre en nombre. Je…
Il eut une hésitation et marqua une pause, les
yeux fermés, comme s’il cherchait ses mots, et puis y
renonça.
— Je… euh… je vais prendre un bain.
Il disparut aussitôt. Restée seule, Caroline se
permit un petit frisson de chagrin, une larme coula sur sa joue.
Elle était en train de perdre son mari. De la vie conjugale, elle
ne connaîtrait jamais que les trois mois qui venaient de s’écouler
depuis leur installation. Logan ne s’était
pas suffisamment attaché à elle, à leur famille, pour dominer ses
frayeurs.
Comme elle aurait voulu plonger son visage dans
l’oreiller pour sangloter à son aise ! Mais elle devait se
montrer forte, ne pas s’apitoyer sur son sort. Quand Logan revint
dans la chambre, elle était parvenue à reprendre son sang-froid et
à effacer de son visage toute trace de tristesse.
Il ne portait que la serviette qui lui ceignait
les reins. Il avait rejeté en arrière ses cheveux mouillés. En
exposant son torse et ses bras brunis par le soleil, il semblait si
vulnérable, si démuni, que Caroline ne put retenir un élan de
tendresse.
— Tu m’as manqué, murmura-t-elle.
Elle le vit se raidir, comme pour lui résister.
Cela suffit à lui faire oublier ses bonnes résolutions. Elle lui
dirait ce qu’elle avait sur le cœur.
— Je t’en prie, Logan Grey, ne fais pas
cette tête. Ne me prends pas pour une imbécile, je sais
parfaitement ce qui se passe en ce moment.
Il se tint aussitôt sur la défensive.
— Comment ? Il ne se passe rien, rien
du tout. J’ai juste besoin de dormir, après ces trois jours de
traque.
— Ne me raconte pas
d’histoires !
— Où veux-tu en venir, bon
Dieu ?
Caroline sentit la colère monter en elle. Il se
tenait sur ses gardes, elle le voyait, et cela n’arrangeait pas les
choses.
— Tu n’as peut-être pas tort de me prendre
pour une imbécile, après tout. Il faut bien que je le sois, pour
être amoureuse d’un tricheur.
— Un tricheur !
— Lucky Logan Grey ! lança-t-elle
d’une voix rageuse, l’enquêteur sans peur et sans reproche qui est
sorti vainqueur de cent duels au pistolet, qui a jeté en prison
tant de hors-la-loi qu’on en a perdu le compte, qui jamais n’a
baissé les yeux devant les criminels les plus féroces, ce héros
n’est qu’un tricheur, parce qu’il usurpe sa réputation. Il a peur
de lui-même, et de ses propres sentiments !
— Tu t’apprêtes à quitter la maison. Je me
trompe ?
— Je pars demain, dit-il, le visage fermé.
La Wells Fargo me mandate pour que je la débarrasse de Kid Curry,
d’une façon ou d’une autre. Cela tombe bien. Je ne le manquerai
pas, cette fois-ci. J’ai l’impression qu’il s’est réfugié dans
l’Est. Si je pars, c’est parce qu’on a besoin de moi, Caroline,
c’est mon métier.
— Non, ce n’est pas vrai. Tu pars parce que
tu as peur. Peur de ta propre famille. Peur d’avoir un foyer. Peur
d’aimer. Peur de perdre une nouvelle fois ce que tu as possédé
jadis.
Logan inspira si fort que l’air siffla entre ses
dents serrées.
— Tu ne peux pas savoir ce que…
— Je sais très bien ce qu’est la
souffrance ! poursuivit-elle sans le laisser parler. J’ai
perdu ma mère quand je n’étais qu’une petite fille. Mon père ne m’a
jamais aimée. Mon mari m’a abandonnée le lendemain des noces.
Faut-il qu’on perde son temps à faire des comparaisons ? Moi
aussi j’ai souffert, et longtemps. Moi aussi j’ai eu le cœur brisé.
Mais moi je n’ai pas peur de t’aimer, Logan Grey, et je n’ai pas
peur non plus de te laisser partir !
Sous le choc, accusant le coup, il ferma les
yeux. Caroline poursuivit l’attaque, sans désemparer.
— J’ai dû survivre, Logan. Je me suis
trouvée seule et sans ressources avec un enfant sur les bras, à
peine plus âgée que ne l’est Will aujourd’hui. Je suis sortie
d’affaire, à présent. Je me plais avec toi, mais je n’ai pas besoin
de toi pour survivre. Fais à ta guise, va où tu veux, Logan. Cela
ne nous empêchera pas de vivre, Will et moi.
Ayant tout dit, libérée de sa colère, elle se
tut et voulut le regarder dans les yeux. Blême, il se tenait
prostré, le souffle rapide et court.
Subitement accablée de remords, les larmes aux
yeux, elle eut mal pour lui, pour elle, pour leur fils.
— Je n’aurais pas dû…, murmura-t-elle. Je
te demande pardon…
La gorge serrée, il dut déglutir avant d’aller
plus loin.
— J’ai peur de rester, reconnut-il à voix
basse.
Elle regarda ailleurs, refréna son envie de
pleurer, et se fit apaisante.
— Je le sais bien, et cela me brise le
cœur, moins pour moi que pour toi, Logan. J’ai su vivre sans toi,
pendant toutes ces années, je saurai vivre sans toi dans l’avenir,
j’en ai l’habitude. Will supportera l’épreuve, lui aussi. Nous
allons te regretter, mais nous nous soutiendrons
mutuellement.
— Vous aurez cette chance…
— Une chance pour nous, oui sans doute.
Mais toi… Tu vas retourner à ta solitude. C’est ce qui me brise le
cœur. Car que tu le saches ou non, que tu l’admettes ou non, tu
nous aimes. Tu m’aimes, Logan.
Logan n’en pouvait plus. Ses yeux couleur
d’opale étaient comme deux lacs de larmes.
— Va prendre un pistolet et tire, Caroline,
dit-il d’une voix brusque et rauque. La mort me sera moins
douloureuse que tes mots.
— Ne t’en fais pas, je n’ai plus rien à
dire, murmura-t-elle en se forçant à sourire, amère et douce à la
fois. Il n’est plus temps de parler, il faut agir.
Elle lui tendit la main.
— Viens me faire l’amour, Logan. Viens me
faire l’amour, et fais-moi tes adieux.