Chapitre 16
Fort Worth, Texas
Logan avait suggéré que Caroline et Will se remettent de leurs émotions à Artesia, mais Caroline tenait absolument à venir prendre des nouvelles de Cade Hollister, en convalescence chez le Dr Daggett. Quant à Will, il avait eu d’autant plus envie de découvrir Fort Worth que Logan avait fait mention d’une maison qu’il y possédait.
Dès leur arrivée, ils avaient rendu visite à Cade qui, selon les médecins, reprendrait bientôt ses activités ordinaires. En sortant de la clinique, Will avait manifesté une telle curiosité pour la maison de Logan que ce dernier avait décidé de s’y rendre, toutes affaires cessantes.
En acquérant quelques mois plus tôt une belle demeure dans un beau quartier, il avait tout simplement pensé faire un bon placement immobilier. La pensée d’un foyer dans lequel il ferait bon vivre ne l’avait pas effleuré un instant. Il fallait dire que, à cette époque, il n’avait encore ni femme ni fils.
Pour le moment, il y installerait Caroline et Will. Mais que se passerait-il ensuite ? Son fils et sa femme retourneraient-ils vivre à Artesia, où Danny Glazier, sa famille et leurs amis les attendaient ? L’attrait de la grande ville les retiendrait-il à Fort Worth ? Il était trop tôt pour le savoir.
— C’est un véritable manoir ! s’exclama Will en apercevant l’élégante construction à deux niveaux, entourée d’une galerie et précédée d’un grand espace verdoyant.
— Attends de visiter les lieux, et tu déchanteras, le prévint Logan, qui se trouvait assez mal à l’aise dans son rôle de propriétaire et redoutait les plaisanteries de sa femme.
Il ne fut pas déçu. Après avoir parcouru les pièces du rez-de-chaussée d’autant plus librement qu’elles étaient vides, Caroline éclata de rire.
— Une chaise ! Tu n’as qu’une seule chaise !
— Comme je ne reçois personne, une seule me suffit, plaida-t-il pour sa défense. Au fait, il faut que je fasse livrer un lit pour Will, je n’en ai qu’un. Et puis…
Dépassé par les événements, il reconnut sa défaite.
— Il vaudrait mieux, dit-il à Caroline dont les beaux yeux violets pétillaient de malice, que tu fasses toi-même la liste de tout ce qui peut nous manquer.
Elle ne lui répondit qu’après plusieurs secondes de silence.
— Nous manquer à nous ?
Il haussa les épaules et affecta d’ignorer la remarque.
— Je n’ai même pas de table de cuisine, reconnut-il. A vrai dire, je ne fais que dormir ici. J’ai beaucoup d’amis, qui m’invitent souvent.
— Parce que leurs femmes te trouvent sympathique, sans doute. J’en reviens à ma question, Logan. Est-ce que tu veux nous garder avec toi ?
Il ouvrit la bouche mais, faute de trouver une réponse convenable, il ne put que bafouiller vaguement, sans savoir où se mettre.
— Will, suggéra Caroline, tu n’as pas envie…
— J’ai envie d’aller prendre l’air, dit Will, visiblement indisposé par le tour que prenait la conversation.
Logan répondit à cette manifestation de mauvaise humeur comme le font souvent les pères qui se sentent coupables. Il sortit de son portefeuille quelques billets.
— Tu en auras besoin si tu veux faire des achats. Je te recommande la boutique Petites Douceurs, j’aime beaucoup leurs chocolats.
— C’est déjà quelque chose, grommela Will en prenant l’argent entre le pouce et l’index. A tout à l’heure, maman.
Il embrassa Caroline sur la joue et quitta la pièce, sans un regard pour son père.
— Il a quelquefois mauvais caractère, constata assez platement Logan.
En faisant claquer la porte d’entrée derrière lui, William Grey confirma ce diagnostic.
Logan avait déjà entendu des bruits plus assourdissants, mais celui-ci fit naître en lui une émotion encore inconnue, une sorte de mélancolie indéfinissable. Sa vie antérieure ne l’avait pas habitué à fréquenter quotidiennement des personnes d’une autre génération que la sienne, pas plus qu’une épouse, d’ailleurs. Par exemple, il n’avait pas envie que Caroline s’en aille… mais il n’irait pas jusqu’à lui demander de rester près de lui.
Il s’apprêtait à changer de sujet, mais c’était mal la connaître. Elle insista.
— Logan, tu veux que nous restions ici, chez toi ?
Il mit les mains dans ses poches en se balançant sur ses talons.
— Rien n’a changé entre nous, Caroline. Tu es ici chez toi, je t’offre ma maison, ma fortune, tout ce que tu peux désirer. Si tu préfères vivre ici, tout sera pour le mieux. Je verrais plus souvent Will que si vous rentriez à Artesia. Mais je n’ai pas changé sur le principe. Ne me demande rien d’autre, n’en attends pas plus de moi. Je te l’ai déjà dit, je ne peux pas vivre en famille.
— Que cela te plaise ou non, nous constituons déjà une famille, Logan.
— Je n’ai pas le droit de vivre en famille, Caroline, je porte malheur à ceux qui vivent avec moi ! Je te l’ai assez dit, il me semble !
Il avait parlé avec tant de véhémence que sa voix résonna dans les pièces vides. Caroline ferma les yeux et pinça les lèvres.
En la voyant se débarrasser de sa veste de voyage et commencer à déboutonner son corsage, il resta sans voix. La bouche sèche, il la vit passer sa chemise par-dessus sa tête. Quand elle se mit à ôter ses dessous, son érection devint douloureuse.
— Qu’est-ce que tu fais ? balbutia-t-il enfin.
— Je vais prendre un bain, répondit-elle avec beaucoup de simplicité. Il y a bien une baignoire, dans une belle maison comme celle-ci ?
— Oui, bien sûr, à l’étage… Il y a une douche, aussi.
Il s’exprimait mécaniquement, trop fasciné qu’il était par le superbe spectacle d’impudeur que sa femme lui offrait. Les aréoles roses de sa poitrine haute et pleine, la finesse de sa taille, l’arrondi de ses hanches, sa petite toison fauve aux reflets dorés, tout en elle l’émerveillait.
Mais elle trichait aussi, elle le prenait sous son charme, elle l’envoûtait. Passer insensiblement d’une commande de meubles de cuisine à une manœuvre de séduction aussi éhontée, c’était commettre une sorte d’escroquerie morale. Comment résister à une tentation… insoutenable ?
— Mais enfin…, gémit-il.
— Mais enfin je viens de faire un long voyage, Logan, et j’éprouve le besoin de prendre un bain, tout simplement. Tu ferais bien de te laver, toi aussi. Elle est assez grande pour deux, ta baignoire ?
Quarante-cinq minutes, un bain et deux douches plus tard, Logan gisait nu sur son lit, le corps vidé de toute énergie et l’esprit divaguant dans une sorte de brouillard tiède et sensuel. Le problème n’était aucunement résolu, mais l’épuisement auquel le condamnait le tempérament exceptionnel de sa femme excusait toutes les renonciations.
Il n’en fut plus question en ce premier jour, ni pendant les suivants, ni la semaine d’après. Trois mois s’écoulèrent ainsi sans que la question familiale soit de nouveau posée.
Logan Grey pouvait d’une certaine façon se dire heureux. Elégamment meublée, convenablement équipée, sa maison ne manquait pas d’allure. Sa femme avait renoncé à l’importuner de questions embarrassantes et semblait se satisfaire, comme lui, du statu quo. Son fils restait en correspondance avec Danny Glazier, qui viendrait passer à Fort Worth les prochaines vacances, mais il s’était fait aussi de nouveaux camarades au collège local.
Lucky Logan Grey ne se satisfaisait pourtant pas entièrement de la vie bourgeoise qu’il menait depuis son retour. Elle lui pesait, quelquefois. C’est avec envie qu’il voyait Cade et Holt se consacrer aux devoirs de leurs charges. Il lui arrivait de regretter secrètement qu’aucune mission ne se présente à lui.
***
Les articles publiés dans le Daily Democrat sous la signature de Wilhelmina Peters avaient connu un succès dont Caroline se serait volontiers passée. Informée de première main par Logan, qui ne lui avait appris que ce qu’il souhaitait rendre public, la chroniqueuse avait eu le privilège de faire en exclusivité le récit de l’expédition, des rencontres avec les hors-la-loi, de l’exploration des grottes et du suicide de Fanny Plunkett, dont la réputation s’étendait hors des frontières du Texas.
Pour expliquer la présence de Ben Whitaker au canyon du Fantôme noir, seule était mise en avant la volonté de vengeance d’un respectable propriétaire de journal, reparti sur le lieu de ses anciens exploits pour venger l’assassinat de sa femme, ancienne vedette du crime elle aussi, mais tellement généreuse, et tellement douée pour le dessin et la peinture !
Quelques lignes avaient suffi pour indiquer que Ben prolongeait son séjour à la Cité du Diable, et qu’il nourrissait la noble ambition de civiliser cette région désolée au moyen d’investissements considérables.
Nulle part il n’était fait mention de la recherche et de la découverte d’un trésor, ce qui revenait à n’envisager l’aventure que d’un point de vue pittoresque et sentimental.
Wilhelmina Peters avait poussé la complaisance jusqu’à n’exploiter qu’avec modération le thème du mariage oublié. En l’évoquant pourtant, puisqu’il le fallait bien, elle s’était attachée à souligner le caractère romanesque des derniers événements si bien que pour la première fois elle n’avait pas célébré la gloire du seul Lucky Logan, mais aussi celle de son épouse.
L’effervescence provoquée par ces révélations s’était heureusement apaisée en moins de trois semaines, et Caroline pouvait à présent se montrer en ville sans ameuter la foule de ses admirateurs.
Adoptée d’emblée par le clan MacBride, elle se rendait souvent à Willow Hill, chez Emma et Dair MacRae, ou chez les Prescott. Elle recevait aussi, si bien qu’une joyeuse animation régnait souvent dans la maison naguère déserte et vide.
Enveloppé d’une chaleureuse atmosphère, Logan finirait-il par prendre goût à la vie de famille ? Elle l’espérait.
***
Logan était allé à la banque, ce jour-là. A peine venait-il de rentrer qu’il entendit la sonnerie du téléphone retentir, à l’étage. Caroline s’empressa de décrocher l’appareil et, après un long silence, elle s’exclama :
— Mon Dieu, à l’hôpital ? Ce n’est pas… Oui, bien sûr, tout de suite…
Effrayé par le ton de sa voix, Logan escalada l’escalier quatre à quatre et la trouva si bouleversée qu’il lui prit l’appareil des mains.
— Ici Stevens, Logan. Prescott me demande de vous avertir. Votre fils est blessé, sans gravité, mais il faudrait…
— Nous sommes déjà partis, dit Logan en raccrochant.
Sans échanger un mot, ils dévalèrent ensemble l’escalier, mirent leur chapeau, et pressèrent le pas en direction du centre-ville, main dans la main.
— Rassurez-vous, dit le shérif Prescott en les accueillant à la porte de l’hôpital, il est hors de danger, votre Will. Mais vous pourrez lui tirer les oreilles quand le médecin l’autorisera à rentrer chez vous, tout à l’heure peut-être.
— L’adjoint Stevens a voulu nous rassurer, fit Logan sans songer à lâcher la main de Caroline, mais comme nous ne lui avons pas laissé le temps de s’expliquer, nous voilà fous d’inquiétude, tous les deux.
— Voilà. Comme votre fils est bien documenté sur les activités de son père et s’intéresse donc aux vedettes de la pègre, il a reconnu au coin d’une rue Kid Curry…
— Kid Curry est en ville ! s’exclama Logan. Will a donné l’alerte ?
— Pas exactement. Figure-toi qu’au lieu de venir me chercher au bureau, il a voulu l’arrêter tout seul, en le menaçant du colt que voici.
Le shérif sortit l’arme de sa ceinture, le chargeur de sa poche et remit l’ensemble à Logan.
— Sans vouloir t’offenser, tu ferais bien d’enfermer ton artillerie, dit-il. Il te l’a, disons… empruntée trop facilement.
Caroline ne manqua pas de relever l’accusation, pour s’en indigner.
— Will, voler une arme ? Je n’y crois pas ! C’est impossible ! protesta-t-elle.
— Il n’a pas volé ce colt, confirma Logan. Je le lui ai offert, mais il devait le garder dans sa chambre. Alors, ce Kid Curry ?
— Tu penses bien qu’il ne s’est pas laissé impressionner. Il lui a bondi dessus et lui a fait une entaille avec sa dague, mais il n’a pas eu le temps de frapper deux fois. Ceux de sa bande venaient de faire un mauvais coup et ils s’enfuyaient. Ils l’ont pris en croupe au passage, et ils courent sans doute encore ! Les rangers suivent leur piste.
— Holt et Cade sont partis avec eux ? demanda Logan, dont les yeux s’enfiévraient.
— Sur le coup, ils n’ont pas voulu t’attendre, parce que les traces étaient toutes fraîches encore. Ils les ont déjà interceptés, peut-être. De toute façon, je pars les rejoindre dans une heure, si cela te dit… En tout cas, il a eu de la chance, ton fils. Tout son père, le gaillard !
Caroline fut la seule à entendre Logan maugréer tout bas. Il n’avait pas fini de pester contre la réputation qu’on lui faisait, puisqu’au moment d’entrer dans la chambre du blessé il l’entendit s’en réclamer.
— Oui, docteur, j’ai eu de la chance, comme mon père ! déclarait Will d’une voix assez claironnante pour ôter à ses parents toute inquiétude sur son état.
En les voyant entrer dans la chambre, il perdit de sa superbe. Pendant que Caroline se précipitait, l’embrassait, le câlinait, il gardait les yeux fixés sur son père, qui ne souriait pas.
— Mettons les choses au clair, dit Logan qui, visiblement, se retenait. Tu es sorti en ville en emportant le colt que je t’ai offert, alors que je t’avais formellement interdit d’y toucher lorsque je n’étais pas là.
— Oui, père, murmura Will en baissant les yeux.
Logan resta un moment silencieux. A quoi bon faire la morale à un adolescent, lorsqu’on est le principal responsable des fautes qu’il vient de commettre ? En offrant à son fils une arme, il avait voulu récompenser son courage, et lui témoigner son affection, si difficile à exprimer par des mots.
Imprudemment, sans doute, puisqu’il s’était ainsi présenté comme un modèle à imiter, un exemple à suivre. Une arme n’était pas faite pour être cachée sous une pile de chemises, à l’insu d’une mère inquiète. Le jeune Will l’avait considérée comme un symbole de force et de virilité, un avantage qu’il avait voulu afficher.
Caroline, qui s’était redressée, le regardait sans mot dire. Pour échapper sans doute à la tension ambiante, le chirurgien se rappela opportunément qu’on l’attendait ailleurs.
— Je lui ai fait une dizaine de points de suture, dit-il. Nous le gardons en observation jusqu’à demain, mais il ne court aucun risque.
— Et moi je vais faire mes préparatifs, excusez-moi, dit Prescott en sortant avec lui.
Logan, qui avait pris le temps de réfléchir, se trouva plus libre de s’exprimer. « En famille », songea-t-il amèrement.
— Je te demande pardon, Will, dit-il à la grande surprise du coupable et de sa mère. Tu n’aurais pas risqué la mort si je n’avais pas fait l’erreur de te donner une arme.
— Je n’ai pas pu m’en empêcher, père. Quand j’ai reconnu Kid Curry, j’ai voulu saisir l’occasion, j’ai voulu que tu sois fier de moi.
— Je suis déjà fier de toi, Will, et je serai plus fier encore quand tu seras capitaine des Lions de Fort Worth. Ce colt, je te le rendrai quand tu auras appris la prudence, sans laquelle un homme ne vaut rien. En menaçant plus fort que toi, tu l’as presque obligé à te frapper. S’il n’avait pas été aussi maladroit, cette fois-ci, ta mère serait morte de chagrin, et je serais au désespoir, parce que…
Il se tut, et se tourna vers Caroline.
— Tu me comprends, Caroline, rappelle-toi ce que j’ai vécu. Il s’en est fallu de peu, cette fois-ci.
Elle fixa sur lui un regard incertain. Elle le comprenait en effet. Mais elle ne voulait pas que le souvenir des malheurs de Logan, sur la Sabine en crue ou en Oklahoma, compromette ses espérances. Logan pour sa part semblait bien décidé.
— Voici ce que nous allons faire, dit-il sur un ton sans réplique. Pendant que vous vous tenez compagnie, je vais rentrer à la maison, préparer mon matériel et partir tout à l’heure avec Prescott et les autres. Si j’ai autant de chance qu’on le dit, je te rapporterai peut-être la lame qui t’a blessé, Will.
Il embrassa maladroitement sa femme sur la joue, serra l’épaule de son fils sans oser le regarder dans les yeux, et s’en fut.
***
Caroline attendit pendant trois jours le retour de Logan. Elle savait que la traque pouvait durer longtemps, et conduire loin la meute de policiers lancés aux trousses des malfaiteurs, mais elle avait la conviction qu’en se joignant aux forces de l’ordre Logan avait trouvé l’occasion de se détacher d’elle.
Et s’il ne revenait pas ?
Au début de la troisième nuit, elle lisait un roman dans son lit quand elle entendit la porte d’entrée s’ouvrir et se refermer, et quelques instants plus tard les pas de Logan, sur les marches de l’escalier. Elle posa son livre près d’elle, humecta ses lèvres qui soudain lui semblaient sèches, et mobilisa toute sa volonté pour se faire forte dans l’épreuve.
Au moment où il entra dans la chambre, elle sut qu’il allait repartir.
— C’est moi, fit-il sans la regarder dans les yeux.
— Bonsoir, Logan.
— Will, comment va-t-il ?
— Bien. Sa blessure ne le fait pas souffrir et, d’après le médecin, sa cicatrice finira par s’effacer, à la longue.
— Tant mieux. Il s’en tire bien.
— Je n’ai pas eu le temps de t’en parler, l’autre jour, tu es parti si vite. Tu as bien fait de ne pas te mettre en colère, de ne pas le punir, comme d’autres l’auraient fait. Tu fais des progrès, du côté de l’éducation. Encore un peu d’entraînement, et tu seras au point.
Il s’immobilisa une fraction de seconde, au moment de déboucler son ceinturon. Cet instant d’hésitation était plus éloquent qu’un long discours. Il ne voulait pas vivre en famille.
Il traversa la pièce pour aller accrocher à une patère son holster contenant deux pistolets et sa large ceinture de cuir.
— Tu as bien reçu mes messages ? demanda-t-il en déposant dans une coupelle le contenu de ses poches.
— Je les ai bien reçus, merci. Tu m’as évité de t’attendre inutilement. Vous les avez rattrapés ?
— Non. Ils sont loin à présent, et comme ils ont eu la bonne idée de se séparer, il devient impossible de les poursuivre en nombre. Je…
Il eut une hésitation et marqua une pause, les yeux fermés, comme s’il cherchait ses mots, et puis y renonça.
— Je… euh… je vais prendre un bain.
Il disparut aussitôt. Restée seule, Caroline se permit un petit frisson de chagrin, une larme coula sur sa joue. Elle était en train de perdre son mari. De la vie conjugale, elle ne connaîtrait jamais que les trois mois qui venaient de s’écouler depuis leur installation. Logan ne s’était pas suffisamment attaché à elle, à leur famille, pour dominer ses frayeurs.
Comme elle aurait voulu plonger son visage dans l’oreiller pour sangloter à son aise ! Mais elle devait se montrer forte, ne pas s’apitoyer sur son sort. Quand Logan revint dans la chambre, elle était parvenue à reprendre son sang-froid et à effacer de son visage toute trace de tristesse.
Il ne portait que la serviette qui lui ceignait les reins. Il avait rejeté en arrière ses cheveux mouillés. En exposant son torse et ses bras brunis par le soleil, il semblait si vulnérable, si démuni, que Caroline ne put retenir un élan de tendresse.
— Tu m’as manqué, murmura-t-elle.
Elle le vit se raidir, comme pour lui résister. Cela suffit à lui faire oublier ses bonnes résolutions. Elle lui dirait ce qu’elle avait sur le cœur.
— Je t’en prie, Logan Grey, ne fais pas cette tête. Ne me prends pas pour une imbécile, je sais parfaitement ce qui se passe en ce moment.
Il se tint aussitôt sur la défensive.
— Comment ? Il ne se passe rien, rien du tout. J’ai juste besoin de dormir, après ces trois jours de traque.
— Ne me raconte pas d’histoires !
— Où veux-tu en venir, bon Dieu ?
Caroline sentit la colère monter en elle. Il se tenait sur ses gardes, elle le voyait, et cela n’arrangeait pas les choses.
— Tu n’as peut-être pas tort de me prendre pour une imbécile, après tout. Il faut bien que je le sois, pour être amoureuse d’un tricheur.
— Un tricheur !
— Lucky Logan Grey ! lança-t-elle d’une voix rageuse, l’enquêteur sans peur et sans reproche qui est sorti vainqueur de cent duels au pistolet, qui a jeté en prison tant de hors-la-loi qu’on en a perdu le compte, qui jamais n’a baissé les yeux devant les criminels les plus féroces, ce héros n’est qu’un tricheur, parce qu’il usurpe sa réputation. Il a peur de lui-même, et de ses propres sentiments !
— Comme tu y vas !
— Tu t’apprêtes à quitter la maison. Je me trompe ?
— Je pars demain, dit-il, le visage fermé. La Wells Fargo me mandate pour que je la débarrasse de Kid Curry, d’une façon ou d’une autre. Cela tombe bien. Je ne le manquerai pas, cette fois-ci. J’ai l’impression qu’il s’est réfugié dans l’Est. Si je pars, c’est parce qu’on a besoin de moi, Caroline, c’est mon métier.
— Non, ce n’est pas vrai. Tu pars parce que tu as peur. Peur de ta propre famille. Peur d’avoir un foyer. Peur d’aimer. Peur de perdre une nouvelle fois ce que tu as possédé jadis.
Logan inspira si fort que l’air siffla entre ses dents serrées.
— Tu ne peux pas savoir ce que…
— Je sais très bien ce qu’est la souffrance ! poursuivit-elle sans le laisser parler. J’ai perdu ma mère quand je n’étais qu’une petite fille. Mon père ne m’a jamais aimée. Mon mari m’a abandonnée le lendemain des noces. Faut-il qu’on perde son temps à faire des comparaisons ? Moi aussi j’ai souffert, et longtemps. Moi aussi j’ai eu le cœur brisé. Mais moi je n’ai pas peur de t’aimer, Logan Grey, et je n’ai pas peur non plus de te laisser partir !
Sous le choc, accusant le coup, il ferma les yeux. Caroline poursuivit l’attaque, sans désemparer.
— J’ai dû survivre, Logan. Je me suis trouvée seule et sans ressources avec un enfant sur les bras, à peine plus âgée que ne l’est Will aujourd’hui. Je suis sortie d’affaire, à présent. Je me plais avec toi, mais je n’ai pas besoin de toi pour survivre. Fais à ta guise, va où tu veux, Logan. Cela ne nous empêchera pas de vivre, Will et moi.
Ayant tout dit, libérée de sa colère, elle se tut et voulut le regarder dans les yeux. Blême, il se tenait prostré, le souffle rapide et court.
Subitement accablée de remords, les larmes aux yeux, elle eut mal pour lui, pour elle, pour leur fils.
— Je n’aurais pas dû…, murmura-t-elle. Je te demande pardon…
— N’en parlons plus, dit-il. Tu as raison, Caroline.
La gorge serrée, il dut déglutir avant d’aller plus loin.
— J’ai peur de rester, reconnut-il à voix basse.
Elle regarda ailleurs, refréna son envie de pleurer, et se fit apaisante.
— Je le sais bien, et cela me brise le cœur, moins pour moi que pour toi, Logan. J’ai su vivre sans toi, pendant toutes ces années, je saurai vivre sans toi dans l’avenir, j’en ai l’habitude. Will supportera l’épreuve, lui aussi. Nous allons te regretter, mais nous nous soutiendrons mutuellement.
— Vous aurez cette chance…
— Une chance pour nous, oui sans doute. Mais toi… Tu vas retourner à ta solitude. C’est ce qui me brise le cœur. Car que tu le saches ou non, que tu l’admettes ou non, tu nous aimes. Tu m’aimes, Logan.
Logan n’en pouvait plus. Ses yeux couleur d’opale étaient comme deux lacs de larmes.
— Va prendre un pistolet et tire, Caroline, dit-il d’une voix brusque et rauque. La mort me sera moins douloureuse que tes mots.
— Ne t’en fais pas, je n’ai plus rien à dire, murmura-t-elle en se forçant à sourire, amère et douce à la fois. Il n’est plus temps de parler, il faut agir.
Elle lui tendit la main.
— Viens me faire l’amour, Logan. Viens me faire l’amour, et fais-moi tes adieux.