Chapitre 4
Un silence de plomb tomba sur la pièce et Caroline exhala un profond soupir. Elle était bouleversée. Pourtant, affronter Logan Grey n’avait pas été si difficile que ce qu’elle avait imaginé.
Il lui semblait moins haïssable à présent. La rancune qui, pendant quinze ans, l’avait animée s’était atténuée lorsqu’elle avait compris qu’il ne mentait pas. Comme elle, il avait été la victime de Jack Kilpatrick, éleveur cynique et brutal qui préférait ses troupeaux à sa fille.
Mais en perdant de sa force, son désir de vengeance risquait de l’affaiblir. Et ça, Caroline ne pouvait se le permettre.
Son père ne s’était soucié d’elle que pour détourner son héritage. Il s’était servi d’elle, comme du jeune Logan. Si elle avait su le fin mot de l’histoire, et la perversité du personnage qu’elle avait tant respecté par devoir filial, elle aurait eu moins de chagrin quand une chute de cheval l’avait tué, trois semaines après le fameux « mariage » à Georgetown.
Dès le lendemain, un huissier était venu l’informer qu’avec l’argent de sa dot son père avait payé la moitié de ses dettes de jeu, et qu’il en restait autant à débourser. Une fois les terres et le bétail vendus, les comptes apurés, il ne lui restait rien. Grâce au ciel, elle avait eu la chance de rencontrer presque aussitôt Ben et Suzanne Whitaker…
Dans le salon de Willow Hill, personne ne soufflait mot. Caroline leva les yeux vers Logan et sut que l’épreuve allait se poursuivre. Le visage blême, il tremblait de colère. Avant de parler, il dut s’éclaircir la gorge.
— Vous voulez me faire avaler cette fable ?
— Vous êtes le père de mon fils.
En serrant les poings, il ferma un long moment les yeux. Quand il les rouvrit, ils étincelaient de fureur.
— Je n’en crois rien. Nous ne sommes pas mariés et je n’ai pas d’enfant, j’en suis certain. En fait de coups montés, vous avez de qui tenir, ma belle. On a ça dans le sang, chez les Kilpatrick !
— Ce n’est pas…
Il lui coupa la parole en avançant d’un pas.
— Ecoutez-moi bien, dit-il sur un ton glacial, le regard dur et menaçant, vous n’êtes qu’une menteuse et une tricheuse. Ne comptez pas me mettre votre bâtard sur les bras. Allez au diable, sortez d’ici !
La violence des propos de Logan surprit les témoins sidérés, qui se gardaient bien de réagir. Pâle mais très digne, Caroline sortit de son sac une photographie et la lui tendit. Il dut s’avancer de trois pas pour la prendre.
— Bon Dieu ! s’exclama-t-il en la regardant.
Pétrifié, la bouche ouverte, il écarquilla les yeux.
Dans l’assistance, chacun semblait paralysé. Le premier à réagir, Holt Driscoll vint se pencher au-dessus de son épaule.
— C’est ton portrait tout craché, dit-il simplement.
Cade Hollister se pencha à son tour, de l’autre côté. Il émit un sifflement d’admiration.
— Exactement la même tête et la même allure que toi à son âge !
La stupéfaction des deux hommes sembla intriguer Emma MacRae qui se leva, invitant du geste et de la voix tout le monde à sortir.
— Il fait bon dans la serre, allons y faire un tour, voulez-vous ? Il me semble que Lucky aimerait rester seul avec madame… euh… avec Caroline.
Holt et Cade donnèrent chacun à Logan une tape dans le dos, pour l’encourager, et se hâtèrent de vider les lieux. En attendant que tous les autres en aient fait autant, Logan se servit un verre de whisky.
Quand la porte se fut refermée, il en prit une bonne rasade.
— Donc… alors il a, comment dire ? Euh… quinze ans ?
— Quatorze.
— Quatorze, répéta-t-il avec application. J’ai un fils de quatorze ans. C’est incroyable.
— Il a les yeux verts de son père, dit Caroline.
En voyant passer dans son regard une fugitive lueur de satisfaction, elle voulut lui faire encore plaisir. Il semblait si désorienté !
— La même chevelure et le même sourire, ajouta-t-elle. Je n’ai jamais pu t’oublier, Logan Grey, chaque jour je te retrouvais en lui.
Embarrassé, Logan secoua la tête en prenant une profonde inspiration. L’intimité soudaine qui s’était établie entre eux le déconcertait. En quelques instants, il était passé de la rage aveugle à la lucidité. Il acceptait la vérité, même si elle était surprenante.
— Je n’arrive pas à m’y faire, avoua-t-il. Parlez-moi de lui.
Elle eut alors pitié de lui et décida de lui donner tous les détails traditionnels : la première dent à six mois, les premiers pas à un an, et ainsi de suite. Il l’écoutait avidement, s’enquérant parfois de précisions, recueillant avec intérêt ses paroles. Elle parla ainsi longtemps.
— C’est un garçon formidable, conclut-elle enfin. Le meilleur fils qu’une mère peut désirer. Il a de l’allure, l’esprit vif, et il est gentil. Incroyablement gentil. Loin d’être parfait, bien sûr, mais ce sont ses imperfections qui le rendent d’autant plus… euh… comment dire…
— « Parfait », dit Logan. C’est le mot qui convient, il me semble.
Sur ce, il emporta son verre et alla se planter devant une fenêtre, les yeux perdus dans le vague, sans ouvrir la bouche pendant plusieurs minutes.
Lorsqu’il brisa finalement le silence, Caroline sursauta. Ses nerfs étaient à bout…
— Je tiens à voir clair dans cette affaire. Vous avez toujours cru que nous étions légalement mariés, et vous n’avez jamais pris la peine de me faire savoir que j’avais un fils ?
Oui, et elle ne comptait pas s’excuser ! Suzanne lui avait souvent reproché de ne pas prendre contact avec le père de son fils. Surtout lorsque la renommée de Logan s’était étendue à tout le Texas et aux Etats voisins. Will avait huit ans, à ce moment-là. Caroline s’était toujours refusée à prendre contact avec Logan.
— J’avais seize ans, dit-elle avec véhémence, j’étais seule, sans un toit pour m’abriter, sans un dollar pour vivre, et j’attendais un bébé. A ce point de dénuement, je ne pouvais qu’essayer de survivre. Je n’avais ni le temps, ni l’idée, et encore moins les moyens de partir à la recherche d’un mari qui avait fui mon lit, le matin de ma nuit de noces !
Ne trouvant rien à répondre, Logan lui tourna le dos et repartit se poster à la fenêtre, un court moment cette fois.
— Je fais toujours attention à ce genre de chose lorsque je passe la nuit avec une femme, dit-il en revenant vers elle. Mais cette nuit-là, j’étais comme fou… Je fais d’autant plus attention que j’ai grandi depuis mes cinq ans avec des orphelins nés de père inconnu. Ils en souffraient tant que je m’étais juré de ne prendre aucun risque, de ce côté-là.
Il s’étonna de voir qu’elle souriait.
— William n’est pas né de père inconnu, il te connaît même très bien, et il est très fier de toi.
— Il me connaît ? Que lui as-tu dit de moi ?
— Pendant ses premières années, il ne m’a jamais posé de questions embarrassantes, mais il savait qu’il était fils légitime, et qu’il portait le nom de son père. Ces derniers temps, quand je le voyais consulter les archives du journal…
— Tu travailles pour un journal ?
— J’écris des articles dans le Standard d’Artesia.
Logan hocha la tête en levant les sourcils. Cela l’étonnait, naturellement.
— Je pensais qu’il voulait apprendre le métier, pour devenir journaliste comme sa mère, reprit-elle. En fait, il cherchait tous les récits des exploits de son père. Ils le font rêver, bien sûr.
— Il ne faut pas croire tout ce qu’on lit dans les journaux.
— Tu le lui diras toi-même, quand tu le verras.
— Parce qu’il faut le retrouver, en effet, dit-il en s’asseyant en face d’elle, les coudes sur les genoux. Il a rejoint une bande ? Il n’est pas le premier à faire des bêtises, j’en ai connu d’autres, qui s’en sont bien tirés, quelquefois. Ils pillent les trains ? Ils volent du bétail ?
Caroline se mordit la lèvre. N’ayant pas prévu cette question, elle ne s’était pas documentée sur les activités particulières des hôtes du célèbre canyon.
— Je ne sais pas qui est le chef de la bande. Il ne le dit pas dans le billet qu’il m’a laissé. Il indique seulement qu’il part au canyon du Fantôme noir.
— Non ! s’exclama Logan en se redressant, la main levée comme pour conjurer un sort. Partout, mais pas là !
— Je sais que l’endroit a mauvaise réputation, mais…
— Mauvaise réputation ? C’est un passage presque inaccessible, à l’extrême ouest de l’Etat, au-delà d’un plateau désertique. Dis-moi que mon fils ne s’est pas fourvoyé dans ce repaire de brigands !
« Mon fils » ?
Quelle insupportable prétention ! Will était son fils à elle. Il l’était depuis quatorze ans de vie à deux, vécus chaque jour ensemble, sans interruption. Logan Grey comptait-il le lui voler ?
Au moins il n’avait pas refusé de l’aider, songea-t-elle pour apaiser ses craintes. Il s’intéressait à Will. Malgré les difficultés, il irait au secours de son fils.
Son fils
Logan avait prononcé ces deux mots avec tant de chaleur, avec un tel sens des responsabilités ! Caroline regrettait à présent de l’avoir si souvent maudit, au cours de ces quatorze années. En fait, il n’était pas aussi coupable qu’elle l’avait cru. En provoquant son inquiétude, en exploitant sa bonne volonté, n’allait-elle pas commettre une injustice ?
— Caroline ?
Sa voix la tira de sa rêverie. Elle se reprit. Il lui fallait continuer à jouer le jeu, sous peine de tout perdre.
— Excusez-moi, Logan. Je préférerais ne pas vous apporter une aussi triste nouvelle, mais il a bien disparu, dit-elle en regardant ailleurs pour qu’il ne puisse pas lire dans ses yeux. J’ai lu quelque part que vous avez déjà fait une expédition jusqu’à ce repaire de hors-la-loi, et que vous en êtes sorti sans dommage. Alors j’ai pensé…
Comme s’il n’avait rien entendu, il se mit à arpenter la pièce, plongé dans ses réflexions.
— Un garçon de quatorze ans qui a envie d’aller au diable, dans une espèce de désert qui sert de refuge à des rebuts de la société, c’est vraiment incroyable ! maugréa-t-il.
Caroline se garda de réagir. Qu’aurait-elle pu dire sans se troubler, sans que sa voix se brise ?
— Pour le sortir de là je dois tout prévoir, reprit-il, donc tout savoir. Commencez par le commencement. Dites-moi comment cette idée lui est passée par la tête, comment il a vécu, et avec qui.
Caroline se sentait d’autant plus à l’aise pour lui répondre qu’elle n’avait qu’à lui dire la vérité.
— Après la mort de mon père, j’ai dû tout vendre pour payer ses dettes. Quand j’ai dû laisser le ranch à son nouveau propriétaire, j’étais enceinte de six mois, et je n’avais personne pour me soutenir. J’ai eu la chance d’être embauchée par Ben Whitaker, le patron du journal d’Artesia, comme garde-malade. Quand sa femme s’est trouvée guérie, j’aurais dû les quitter. Mais quand Will est venu au monde, Ben et Suzanne en ont été fous, dès le premier jour. Ils nous ont adoptés… D’une certaine façon, Will a toujours vécu en famille, si bien…
— Attendez une seconde. Vous parlez de Ben et Suzanne Whitaker ? On l’appelait Suzy la Terreur, au temps de la bande du Soleil Levant.
— Ils s’étaient rangés, protesta Caroline.
— Vous m’avouez froidement que des hors-la-loi ont tenu lieu de famille à mon fils ?
Son fils… Logan devenait lassant, à la longue.
— Suzanne n’a jamais été condamnée, rappela-t-elle. Et Ben a fait son temps en prison. Il a payé sa dette à la société !
Insensible à cette mise au point, Logan manifesta son indignation en agitant les bras, les yeux levés au ciel.
— Si les rangers avaient pu l’arrêter, cette Suzanne, elle y serait encore, en prison ! Les Whitaker, quelle engeance ! Mais continuez, ne m’épargnez rien !
— Tout allait pour le mieux, nous vivions heureux, reprit-elle, mais en janvier dernier nous avons perdu Suzanne.
— Vous l’avez perdue ?
— Elle est morte. En tombant dans l’escalier. C’est Will qui a découvert son corps, en rentrant de l’école.
— Il a dû avoir une rude émotion.
— Il a eu du chagrin. Nous avons tous eu du chagrin. Mais Will en a tellement souffert que j’ai craint qu’il ne perde la tête.
Logan, qui était revenu à la fenêtre, s’en détourna brusquement pour croiser le regard de Caroline.
— Est-ce que Whitaker était brutal avec lui ? C’est peut-être pour cela qu’il est parti.
— Mon Dieu non. Ben l’adore au contraire. Il le gâterait, si je n’étais pas là pour l’en empêcher.
— Pourquoi Will voudrait-il faire partie d’une bande ?
A cette question épineuse Caroline avait préparé plusieurs réponses. Au souvenir de ce qui s’était passé à la banque, elle choisit le thème du trésor. Logan Grey avait bien aidé Dair MacRae et tout le clan MacBride à retrouver le Trésor Perdu. La mention d’un autre trésor aurait de quoi l’intéresser, peut-être.
— Will ne m’a laissé qu’un billet très court, comme je vous l’ai dit, mais je suis certaine de ses intentions. Il ne veut pas devenir un hors-la-loi. Il n’a rejoint cette bande que pour pouvoir aller jusque dans ce fameux Canyon du Fantôme Noir. Il veut trouver l’entrée d’une mine d’or.
— D’une quoi ?
— D’une mine d’or. Il a le plan.
— Encore une histoire de trésor ! s’écria Logan en faisant la grimace d’un air dégoûté. Décidément, je n’en aurai jamais fini !
Il secoua la tête en soupirant, l’air las, tout en battant l’air de la main droite comme pour chasser un spectre importun.
Caroline se mordit la lèvre. Aurait-elle fait le mauvais choix ? En voyant qu’il semblait se résigner, elle reprit espoir.
— Eh bien, continuez, dit-il en effet.
Surtout bien choisir les mots ! C’était indispensable lorsque l’on proférait un mensonge.
— Quelques jours après la mort de Suzanne, Ben m’a demandé de ranger ses affaires personnelles. Il était si abattu qu’il n’avait pas le courage de s’en occuper lui-même. En triant, j’ai trouvé un paquet de lettres envoyées par l’un de ses vieux amis. Dans l’une d’elles, il racontait comment il avait découvert une mine d’or dans la Sierra de Cenizas.
— Autrement dit, le trésor de Geronimo, grommela Logan. Toujours cette vieille rengaine.
— Vous connaissez l’histoire ?
— Tous ceux qui ont usé les fers de leurs chevaux dans l’ouest du Texas la connaissent ! Les Espagnols, dépouillés de leur butin, le massacre des Indiens après la révolte de 1860, le trésor caché, et le reste. On a remis l’affaire au goût du jour quand le Texas est devenu un Etat d’Amérique. Des quantités de pauvres types se sont acharnés à creuser des trous dans les monts Guadalupe depuis une cinquantaine d’années. Pour rien.
— Il semble pourtant que Shotgun n’a pas creusé pour rien, justement.
— Shotgun Reese ?
— Vous le connaissez ?
— Bien sûr. Après la dispersion de la bande du Soleil levant, il s’est acoquiné un moment avec des débutants, et puis il s’est fait un nom, en réussissant quelques beaux coups. La Wells Fargo en aurait donné cher mais, depuis deux ou trois ans, on n’entend plus parler de lui.
— Il n’a plus besoin de risquer sa vie s’il a trouvé cette mine !
— Baliverne ! Et pourquoi pas le trésor de Geronimo, pendant que vous y êtes, et même ses plumes ?
— Shotgun Reese a envoyé plusieurs pépites à Suzanne, poursuivit Caroline.
— Parce que Suzy la Terreur était toujours en rapport avec lui ? Bravo !
Caroline aurait pu donner à l’enquêteur assermenté des précisions qui l’auraient intéressé. Mais elle préféra ne pas s’écarter du fil de son récit.
— Ces pépites, poursuivit-elle, Suzanne les gardait dans une petite boîte de bois. Jamais je n’aurais dû… Tout est ma faute, je ne me le pardonnerai jamais. J’ai montré les pépites à William. Les pépites et la carte.
— La carte qui indique l’emplacement de la mine ?
— De la mine ou d’un trésor, je ne sais pas. Que ce soit l’un ou l’autre, cela se trouverait quelque part dans le fameux canyon.
— Et Will a l’intention de découvrir la mine pour la déclarer à son nom, ou emporter le trésor sur son dos ? Il faut qu’il ait une tête de linotte pour s’imaginer que les autres vont le laisser faire !
— A quatorze ans, les enfants sont rarement raisonnables, dit Caroline en guise d’excuse.
Dans son for intérieur, elle savait que l’argument ne tenait pas. On commet des folies à tout âge, elle était bien placée pour le savoir.
— Il va se faire tuer !
— Il ne va pas se faire tuer, affirma Caroline avec force, parce que vous allez le secourir. N’oubliez pas que vous êtes Lucky Logan Grey, l’homme le plus chanceux du Texas !
Il reprit le portrait de Will et l’étudia longuement. Caroline retint son souffle. Peu à peu, son expression se modifiait. D’abord mécontent, il prit ensuite un air pensif avant de soupirer.
— C’est entendu, dit-il enfin, je partirai à son secours, Caroline, et je le ramènerai. Mais je ne compte pas trop sur la chance. Je fais mon devoir de père, voilà tout. A présent, je dois parler avec Holt et Cade. Et puis…
Il allait lui dire quelque chose mais il y renonça finalement, tourna les talons et sortit.
Restée seule en attendant le retour des autres, Caroline eut le temps de mettre de l’ordre dans ses idées. Logan Grey n’était pas une brute irresponsable. En le convainquant d’entreprendre une expédition jusqu’aux confins du Texas, elle remportait la victoire. Mais en se découvrant la fibre paternelle, Logan l’avait autant étonnée qu’il s’était étonné lui-même.
***
Lorsqu’ils voulaient parler de choses sérieuses, les trois amis se retrouvaient toujours au Terminus, le bar que tenait Ella. Ce jour-là, après le whisky des MacBride, Holt Driscoll et Cade Hollister goûtaient la dernière livraison de bière en échangeant des plaisanteries qui les faisaient rire pendant que Lucky Logan ressassait de sombres pensées.
Il était père. Il avait un fils. Un fils qu’il n’avait pas vu grandir.
— Jamais je n’aurais dû faire ça, murmura-t-il pour lui-même en contemplant la mousse qui tremblait au-dessus de sa chope.
Il n’avait pas envie de bière. Pas envie d’entendre les fantaisies du pianiste, ni les rires racoleurs des filles. Il aurait voulu se trouver dans son lit, au calme, et se rendre compte que toute cette histoire n’était qu’un horrible cauchemar.
Coupable. Il se sentait coupable en pensant à la pauvre Caroline, sans le sou, incertaine d’avoir de quoi manger le lendemain. Elle avait sûrement connu l’enfer.
Il aurait dû se trouver là, près d’elle pour la soutenir, pour protéger son fils, pour les aider tous les deux. Il n’avait été utile à personne, ni à la mère, ni à l’enfant, ni à lui-même.
Comme au Mexique. Comme en Oklahoma. Il ferma les yeux. Le malheur le poursuivait. La malédiction le poursuivait, lui qu’on appelait Lucky, l’homme le plus chanceux du Texas !
Il lança un regard agacé au pianiste. Insensible aux malheurs de Logan, celui-ci semblait décidé à ne jouer que des airs joyeux et entraînants. Il aurait mérité de prendre une chope de bière en plein visage ! Mais, pour ne pas faire de peine à Ella, Logan s’efforça de garder son calme, le regard braqué sur la mousse de sa bière.
Sorti de l’orphelinat, il avait gâché ses années de jeunesse, errant de ville en ville à la recherche d’il ne savait quoi, se louant à qui voulait le temps de gagner quelques dollars pour repartir aussitôt plus loin, ailleurs. Mais en dehors de son instabilité on ne pouvait lui reprocher rien de grave, à cette époque. Quand il avait épousé Caroline Kilpatrick pour la somme de vingt dollars, il était encore, dans son genre, un garçon honnête.
Il n’avait pas encore touché le fond en se mettant au service des frères Wilson, au sud du Rio Grande.
De cette terrible période de son existence, personne ne savait rien. Ce secret, il le gardait pour lui seul. C’est après avoir exécuté les Wilson qu’il était devenu défenseur de la justice et persécuteur des hors-la-loi, jusqu’à se faire une réputation qui lui pesait parfois.
Ces derniers temps, il pouvait se flatter de s’être racheté, d’avoir payé sa dette. Mais depuis quelques heures, il savait qu’il n’en avait pas fini.
Dans le brouhaha du saloon, au milieu des bavardages joyeux de ses amis, un nom lui fit soudain tendre l’oreille.
— La petite-fille de Nana Nellie, tu te rends compte ! disait Cade. Elle a changé, en vingt ans !
Veuve du pasteur qui avait fondé avec elle l’orphelinat, Nellie Jennings était le cœur et l’âme de l’établissement. D’une droiture exceptionnelle, elle câlinait ses pensionnaires mais exigeait d’eux le respect des convenances et de la morale. Par bêtise plus que par méchanceté, Logan s’était rebellé contre elle, à la fin de son séjour, sans comprendre quelle chance il avait eue de lui être confié, à l’âge de cinq ans.
Mais les leçons de Nana Nellie étaient pourtant restées en germe dans le cœur du rebelle. Et par une sombre nuit, à Santillo, au Mexique, il s’en était souvenu…
Debout devant le corps de l’homme, ou plutôt du garçon, qu’il venait d’assassiner, malade de honte, il avait entendu la voix de Nana Nellie.
« Prudence, justice, courage, bonté, générosité… »
Il s’était éloigné du malheureux pour aller vomir au bord du chemin.
Quel âge avait-il, ce gamin ? Quatorze ans, peut-être ? Comme William Grey, son fils.
— Un fils, murmura-t-il en se secouant. J’ai un fils. Je n’arrive pas à y croire.
— Et une femme, dit Holt. N’oublie pas la femme !
— A propos de femme, ajouta Cade, je me demande comment tu as pu oublier ta nuit de noces !
— Je ne l’ai pas oubliée ! protesta Logan.
— Tu parles ! Elle a presque dû la raconter ! Le poulet du gourou et la garce de Californie, par contre, tu les avais encore en tête !
Logan comprenait à présent les raisons de cette amnésie. Il avait rencontré Stoney Wilson deux ou trois mois après avoir rendu service à Gros Jack Kilpatrick. Il n’était donc pas surprenant qu’il ait refoulé, avec quelques autres, cet épisode de son passé. Ses amis, eux, n’avaient pas à connaître ce genre de détails.
— J’ai dû trop boire pour fêter l’événement, avança-t-il en guise d’échappatoire.
Ils acquiescèrent d’un signe de tête tout en continuant à jouer aux cartes. L’explication leur semblait vraisemblable.
— Cette ressemblance avec toi, dit Holt après avoir vidé sa chope, je n’en reviens pas. A son âge, Cade et moi on s’était mis dans la tête de retrouver nos papas. Dans la rue, on regardait tous les gars qui n’avaient pas l’air franc, et ça en faisait, du monde.
— Eh bien, au lieu de partir à ma recherche, mon fils a décidé de courir après une mine d’or… à son âge, vous vous rendez compte !
— A tous les coups, fit Cade, il veut faire l’important. Par les journaux, il vous connaît bien, toi et ta chance. Il doit rêver de tes réussites. A mon avis, il a décidé de marcher sur tes traces.
Logan gronda intérieurement. Il ne lui manquait plus que cela. Si Cade ne se trompait pas, son fils allait s’inspirer d’un mythe, d’un mensonge. Lucky Logan Grey, la légende ! Il avait envie de se battre.
— Je suis donc responsable de ses folies, lança-t-il hargneusement.
Cade prit Holt à témoin.
— J’ai dit ça ? Quand est-ce que j’ai dit ça ?
— A son âge, on en faisait autant, rappela Holt sans s’émouvoir. Le coup du naufrage sur la Sabine, vous vous en souvenez ? Elle voulait nous envoyer en prison, Nana Nellie. Folle de rage, qu’elle était.
Un sourire attendri étira les lèvres de Logan. S’il se souvenait ? Jamais il n’oublierait ces moments !
— Une femme en colère, ça fait peur, affirma Cade. Regarde la tienne, quand elle t’a lancé ton collier en pleine tête, à Willow Hill, un doigt plus bas et elle t’éborgnait.
— Ce n’est pas un collier, c’est un médaillon, précisa Logan en le fusillant du regard. Je me demande ce que fait Tom Addison ce soir. Il a dû aller au même endroit que MacBride et Jenny.
— Un homme de loi, pour quoi faire ? s’inquiéta Holt. Tu veux divorcer ?
— Divorcer ? Tu me prends pour qui ? Avant de partir pour ce satané Canyon, je veux qu’il me fasse signer mon testament, voilà pourquoi.
Cette réponse eut pour effet de ramener les esprits à des préoccupations plus sérieuses.
— Alors qu’as-tu décidé, Lucky ? demanda Cade. On attend vendredi pour prendre l’express de l’Ouest, ou on passe par le sud en partant demain, par le train de midi ?
— « On » ? Je suis assez grand pour prendre le train tout seul.
— Tu ne t’imagines pas qu’on va rester ici à t’attendre ? renchérit Holt.
— Je ne peux pas vous demander…
— La ferme, Grey. Tu n’as rien à demander. On y va, c’est tout.
Logan se sentit d’un coup plus à l’aise. Pour accomplir sa mission, leur renfort lui serait précieux. En qualité de ranger, Holt exerçait une autorité plus officielle que la sienne, et Cade, qui venait de quitter l’agence Pinkerton pour se mettre à son compte, s’était déjà occupé de retrouver des enfants perdus. L’un et l’autre lui seraient utiles, mais il avait toutefois des scrupules.
— Dans le Canyon, vous risquez de rencontrer quelques-uns de vos anciens clients. Ils peuvent vous reconnaître, et alors…
— Et toi ? s’exclamèrent ensemble les deux compères, en riant de bon cœur. Le justicier le plus célèbre du Texas !
— Moi, dit Logan, je vais m’arranger pour qu’ils ne me voient pas venir. Je ne sais pas encore comment je vais m’y prendre, mais j’ai le temps d’y réfléchir. Demain, je m’occupe du matériel et des fournitures. Départ vendredi par l’express, jusqu’à Van Horn. Un jour de train, quatre ou cinq jours de piste.
Il interrogea l’un et l’autre du regard. Tous deux opinèrent. Logan repoussa sa chaise pour se lever.
— Puisque tout le monde est d’accord, je vais passer chez Addison. Il n’est peut-être pas encore couché. On se revoit demain, les gars.
Il remit son chapeau et louvoya entre les tables, vers la sortie. Au moment où il allait atteindre la porte, elle s’ouvrit brusquement sur un grand gaillard.
— Lucky Logan Grey, montre-toi, viens par ici ! cria-t-il assez fort pour couvrir le brouhaha général.
Le silence se fit instantanément.
— C’est moi que tu cherches ? dit Logan. Qui es-tu ?
— Je m’appelle Bo Pilchard. Il paraît que tu as envoyé mon frère en prison, ce matin.
Ce matin ? Il semblait à Logan que l’attaque de la banque avait eu lieu dans un passé lointain. Que d’événements, en une seule journée !
— Ton frère était complice du hold-up ?
— Il a eu tort, c’est vrai. Mais comme maman pleure et que papa n’est pas en état, c’est moi qui le remplace, comme qui dirait. Je demande réparation.
— Au pistolet ? Tu risques de causer une peine de plus à ta mère, mon gars.
— Non, dit l’autre. C’est avec ceux-là que je compte venger ma famille, déclara-t-il en brandissant ses deux poings.
Quelle idée séduisante ! songea Logan. Depuis combien de temps ne s’était-il pas battu dans un saloon ? Rien de tel qu’une bonne bagarre pour le revigorer !
— Tu sais que tu me plais ? lança-t-il en regrettant l’absence de sa femme, sans doute férue de combats.
Distrait par cette pensée, il reçut un direct au visage et tituba.
— Ce coup-là, c’est ce qu’on appelle un « coup de chance », persifla Holt, au premier rang des spectateurs.
Lucky fonça à l’assaut. Pas question de laisser la chance se retourner contre lui !