Chapitre 15
En voyant Fanny prendre Caroline par le bras et
s’éloigner avec elle, Logan crut que son cœur allait cesser de
battre. Après avoir débité un chapelet de jurons, c’est à Holt
qu’il s’en prit.
— Qu’est-ce qu’il fait, ce débutant ? Il
l’a eue comment, son étoile ?
— Ne t’énerve pas, Lucky. J’ai choisi le
meilleur. Il va la protéger, ta Caroline. Elle ne risque rien pour
l’instant, de toute façon. Fanny espère sans doute que Ben et
Suzanne lui ont fait des confidences, et qu’elle pourra en profiter
pour trouver son or.
Holt avait raison, en effet. Inutile de se laisser
emporter par l’émotion quand il s’agissait de livrer un combat.
Mais quand même…
— Je ne m’énerve pas, mais… je ne veux pas
qu’on lui fasse du mal, Holt.
— Tu l’aimes alors…
Logan n’allait pas se laisser entraîner sur ce
terrain.
— Tout ce que j’aimerais, c’est ne l’avoir
jamais amenée avec moi. Si elle était restée dans la grotte…
— Tu n’aurais pas pu entrer dans le saloon,
tu n’aurais pas vu Wilkerson, tu n’aurais pas pu me mettre au
courant de tout ce qui s’est passé, je ne t’aurais pas donné de
bonnes nouvelles de Cade, et nous ne serions pas là, à préparer un
plan.
Logan se le tint pour dit, et acquiesça en
silence.
— De deux choses l’une, dit Holt. Ou bien
nous agissons tout de suite, ou bien nous rentrons tous en pays
civilisé et nous revenons en force avec une
quinzaine de rangers, sans femme, ni fils, ni vieillard à protéger.
Ce serait la méthode la plus sûre, à mon avis.
La gorge nouée, Logan vit les deux femmes entrer
chez les Plunkett, et Wilkerson les suivre. Quand la porte se
referma, il se remit à respirer.
— Quelque chose me dit qu’il vaudrait mieux
en finir au plus vite, murmura-t-il. Je n’ai pas envie que Caroline
et Will vivent dans l’inquiétude pendant des semaines. Et puis il
me vient une idée. Tu n’es pas claustrophobe, les souterrains et
les grottes ne t’effraient pas, Holt Driscoll ? Et je suppose
que le ranger débutant n’a pas peur du noir.
— A quoi penses-tu ?
En fait, Logan venait de repenser à l’idée de Ben.
Il expliqua tout à Holt. Quand ils eurent fixé l’heure d’un
rendez-vous pour le lendemain, il descendit de la hauteur où se
trouvait le yucca et se rendit sans se cacher chez Fanny, en
comptant sur son accoutrement pour faire illusion. Criminelle
avérée, Fanny Plunkett ne manquait sans doute pas d’intelligence,
pour avoir survécu à la plupart de ses complices et échappé aux
pièges tendus par les autorités. Et tout nouveau visage devait lui
paraître suspect, dans son repaire. Mais Logan comptait sur le fait
qu’elle ne l’avait jamais vu. S’il parvenait à prendre un air
inoffensif…
Quand il frappa à la porte, c’est Wilkerson qui
vint lui ouvrir, sans s’étonner de le voir.
— Eh bien, Thurgood, vous nous avez
trouvés !
Par-dessus son épaule, Logan aperçut Fanny et
Caroline, qui prenaient le thé dans le salon.
— Mieux que ça, répondit-il en parlant fort.
J’ai trouvé Will !
Les deux femmes tournèrent la tête pour le voir
entrer. Prise au dépourvu, Caroline n’eut aucun mal à simuler
l’étonnement. Fanny pinça les lèvres, le regard sévère.
— Will ? Quel bonheur, dit Caroline en
posant sa tasse. Je me faisais un tel souci ! Où
est-il ?
— Il s’est sauvé vers
les hauteurs. Je l’ai appelé, mais il ne m’a pas répondu,
mademoiselle Caroline. Même si je suis sûr qu’il m’a
entendu.
— Qui êtes-vous, mon garçon ? demanda
Fanny en se levant pour venir le voir de plus près.
— Thurgood, madame, répondit Logan, le
chapeau à la main et les yeux baissés. Ben Whitaker est mon patron,
au journal. Enfin, il l’était, puisque… Quand je pense qu’il a
fallu que je vienne jusqu’ici pour savoir…
Une idée lumineuse lui passa par la tête.
— … Excusez-moi, mademoiselle Caroline,
vous êtes en deuil, mais j’allais dire que mon dernier chapitre va
faire du bruit. Mort à la Cité du
Diable, quel titre !
Ni Fanny ni Caroline n’avaient l’air de le suivre.
Il s’empressa de préciser ses intentions.
— Je connais le père de Mlle Caroline
comme ma poche, dit-il en ne s’adressant qu’à Fanny. Je suis son
biographe.
— Biographe ? répéta Fanny, le regard
soupçonneux.
Logan, les yeux toujours baissés, sourit
complaisamment. Son esprit fonctionnait à plein régime.
— Je fais le récit de son existence,
expliqua-t-il. Les Whitaker ont couru tellement d’aventures !
Je ne vous apprends rien, bien sûr. Si j’osais, madame, je vous
demanderais de m’accorder une interview, puisque nous sommes de
passage par ici. Ben m’a raconté en long et en large l’épopée du
gang du Soleil Levant, mais vous y avez joué un rôle si important
que je serais positivement ravi de recueillir vos propres
impressions.
— Vous avez l’air au courant des choses du
passé, fit observer Fanny, en apparence souriante, mais sans doute
prête à mordre.
Elle aussi semblait faire fonctionner son cerveau
à plein régime.
— En effet, dit-il. J’ai écrit beaucoup
d’articles sur la conquête de l’Ouest, qui fait tant rêver. On m’a
publié dans le New York Times, c’est
pour dire. Vous avez peut-être lu certains de
mes reportages ? Mais pardon, Mlle Caroline va se fâcher,
je parle toujours de moi-même, c’est mon péché mignon. Will lui
cause tant de soucis ! Elle va me disputer, c’est
sûr !
— Tu ne perds rien pour attendre, promit la
« demoiselle » en question. Tu penses avoir vu
Will ? Dis-moi d’abord ce que tu as vu, exactement.
Fanny haussa un peu les épaules et esquissa un
demi-sourire. N’ayant pas vu revenir Deuce, elle n’imaginait pas
que Will puisse se trouver dans les parages.
— Eh bien à la réflexion, j’ai bien pu me
tromper, dit le pseudo-Thurgood, les yeux toujours baissés. Il
faisait noir et je n’ai pas vu sa figure, sous son chapeau. Mais il
ne doit pas y avoir beaucoup de jeunes gens, dans le
secteur ?
— J’en connais un, dit Fanny, un cow-boy qui
vient d’un ranch. Il vend des peaux de serpent, et il accompagnait
Ben un peu partout.
— Est-ce qu’il cherchait de l’or, avec
lui ? Si c’est le cas, j’aimerais bien l’interviewer, lui
aussi.
La main de Fanny s’abattit sur son
avant-bras.
— Vous êtes au courant, pour
l’or ?
— C’est surtout Suzanne Whitaker qui m’en
parlait, madame. Je me souviens, l’an dernier, à la Noël, elle
s’était mis en tête de faire le voyage jusqu’ici, avec son espèce
de rébus. Elle n’en a pas eu le temps… Mlle Caroline
s’impatiente. Voulez-vous que je vous montre l’endroit où j’ai cru
voir votre fils, mademoiselle ? S’il est là, il vous répondra
peut-être à vous. Moi, il m’a toujours détesté.
— Excusez-moi, madame, dit Caroline. Je vais
aller voir, en effet. On ne sait jamais…
— Bien sûr, bien sûr, s’empressa Fanny, et
puis il se fait tard. Avez-vous prévu votre
hébergement ?
— J’ai loué la maison des Jones, répondit Tom
Wilkerson, l’air avantageux.
Fanny lui sourit d’un air complice.
— Venez donc prendre le petit déjeuner avec
moi, disons… vers 8 heures ? On voit si
peu de personnes convenables, par ici !
Logan ne voulut pas laisser passer l’occasion
qu’elle lui offrait.
— Je ne réponds pas de leur exactitude,
dit-il au risque de passer pour insolent, mais je m’engage à ne pas
vous faire attendre, si cela ne vous ennuie pas.
— Où avais-je la tête ! dit Fanny. Cela
ne m’ennuie pas du tout, monsieur Thurgood.
Elle lui effleura le bras, battit des cils et fit
la moue pour mettre en valeur ses lèvres fardées.
— La maison des Jones est plus petite et
moins confortable que la mienne, ajouta-t-elle. Il ne me déplairait
pas de vous offrir… l’hospitalité.
Pris de court, Logan eut beaucoup de mal à
dissimuler un début d’affolement. Comment échapper au piège sans se
montrer désagréable ? Tout à l’heure si satisfait de lui-même,
il ne trouvait à présent plus ses mots. Il fallut que Caroline
vienne à son aide. Riant franchement de son embarras, elle le prit
gentiment par le bras.
— Ne faites pas cette tête, Thurgood, je suis
là pour vous protéger. Dans son genre, il n’est pas mal, mais ne
comptez pas sur lui, madame Plunkett. Il ne s’intéresse qu’aux
messieurs. En caleçon rose, il est irrésistible, paraît-il.
Wilkerson, qui décidément ne craignait rien, eut
l’audace de rire avec elle. Fanny se contenta de hausser les
épaules.
***
Lorsque le lendemain à 8 heures précises, Logan se
présenta chez Fanny Plunkett, il eut la surprise de voir Ace lui
ouvrir la porte.
— Maman m’a dit de vous faire des excuses,
alors je vous fais mes excuses, dit le frère de Deuce. A vous et
aux deux autres. Ma chope, je n’aurais pas dû la lancer.
Logan, dont Caroline venait de parfaire le
déguisement, se fit modeste et timide, comme il convenait à son
personnage.
— N’en parlons plus,
dit-il. A vrai dire, votre déception se comprend aisément.
Maintenant que mon patron…
— Ne perdez pas votre temps, Thurgood !
cria Fanny de l’intérieur. Entrez. Vous êtes seul ? Tant
mieux !
Dans la salle à manger étonnamment bien tenue,
celle que l’on avait longtemps appelé « la reine des
hors-la-loi » semblait trôner en effet. Le service de
porcelaine disposé devant elle n’aurait pas déparé chez les
MacBride, elle disposait d’un fauteuil à haut dossier, et le mépris
dans lequel elle tenait sans aucun doute un porteur de lingerie
rose la dispensait de se livrer aux amabilités d’usage.
— Asseyez-vous, dit-elle. Vous parliez à mon
fils de Ben Whitaker ?
— Ma position est assez délicate, dit Logan,
les yeux baissés. Mlle Caroline va devenir mon patron, et je
ne voudrais pas…
— Videz votre sac, Thurgood, et dites-moi
tout. Vous ne voulez pas obéir à une femme ?
— Ce n’est pas cela, madame. Il se trouve
seulement que le vieux Ben, pour m’aider dans mon travail de
biographe, me faisait des confidences, voyez-vous. Comme il voulait
que mon livre paraisse après sa mort, il ne craignait pas les
représailles. Et puis…
— Et puis quoi ?
— J’en ai trop dit, peut-être…
— Vous pouvez me faire confiance, mon garçon,
et mon fils n’oserait jamais trahir les secrets de sa mère.
— Eh bien voilà, fit Thurgood. Pour me
prouver qu’en fait d’énigmes il était le plus fort, Ben m’a montré…
Il ne se méfiait pas de moi, vous comprenez, parce que je suis tout
à fait incapable d’entreprendre une expédition… Toujours est-il
qu’il m’a montré, écrite de sa main, une liste de petits textes
incompréhensibles, en me mettant au défi de deviner leurs
significations. Comme je n’y parvenais pas, en effet, il me les a
expliqués rapidement, mais j’ai de la mémoire…
Logan n’en dit pas plus. Fanny le regardait
fixement.
— Comme tout le monde, dit Logan en prenant
un air gêné.
— Vous avez une proposition à me
faire ?
— Si je retrouvais ces textes et si une
personne qui connaît bien les environs m’accompagnait…
— Ace, tiens-toi prêt, dit Fanny en faisant
apparaître comme par surprise une copie du fameux plan.
— Mais maman…
— C’est à vous que je pensais, madame
Plunkett, dit placidement le soi-disant biographe.
Un quart d’heure plus tard, Ace, qui semblait bien
malheureux, se disposait à refermer la porte derrière lui.
— Rendez-vous à 3 heures ! lui lança
Logan en posant son chapeau melon sur ses cheveux gominés.
Il se dirigea d’un pas guilleret vers la maison
des Jones, d’où Caroline et Wilkerson le regardaient sans doute
venir. Le piège allait se refermer sur la criminelle et son fils.
Ben Whitaker allait exercer sa vengeance selon ses vœux. Il n’avait
plus qu’à préparer sa mise en scène pendant que Holt et Tom
fourbiraient les menottes que les prisonniers porteraient jusque
Fort Worth. Les deux rangers étaient les bienvenus pour participer
à ce transfert, pendant la traversée du désert surtout.
***
— Tu aurais pu me le dire, que tu avais peur
du noir ! Un Plunkett qui a peur ! Thurgood a beau venir
de la ville, il a l’air à l’aise, lui !
Logan songea qu’il était temps que cette comédie
prenne fin. Oubliant son rôle de journaliste un instant, il s’était
déplacé avec une telle facilité que l’odieuse Fanny n’avait pas
manqué de le remarquer.
— Je n’ai pas peur, maman, balbutia son fils,
contre toute évidence.
Logan, qui les précédait, n’aurait pas été étonné
de surprendre Ace les doigts crispés sur la jupe de sa mère.
Il éleva sa lampe en se déplaçant sur le côté pour
dégager le passage. Une sorte de gouffre s’ouvrait à quelques pas,
si large qu’on n’en voyait pas les limites. Ace poussa un cri
perçant.
— Le trou ! Le trou dans lequel Ben est
tombé !
Répercutée par des voûtes invisibles, la voix de
Ben retentit soudain, sépulcrale.
— Je vous attends en enfer, assassins de
Suzanne, je vous attends…
La vengeance de Ben tournait au grotesque.
— Maintenant ! cria-t-il.
Cinq lampes s’allumèrent alors en même temps. Ben
et Jim White restèrent dans l’ombre, mais Holt Driscoll et Tom
Wilkerson apparurent en pleine clarté, leurs étoiles d’argent en
évidence.
— Fanny Plunkett, dit Holt d’une voix forte,
vous êtes…
— Maudits ! hurla Fanny en entourant son
fils de ses bras pour se précipiter avec lui dans le gouffre.
Chacun retint sa respiration, et frémit en
entendant le choc des corps, plusieurs secondes plus tard.
Puis Jim White s’approcha des rangers, visiblement
ému. Holt Driscoll accueillit assez fraîchement Ben, qui suivait
son « associé » en dodelinant de la tête, souriant et
content de lui.
— Monsieur Whitaker, dit Holt, nous venons
d’être empêchés d’accomplir notre mission, par votre faute. La
justice…
— Remerciez-moi plutôt, dit Ben. Grâce à moi
vous n’aurez pas à promener cette harpie jusqu’à Fort Worth, et
justice est faite, puisque j’ai vengé ma Suzanne. Tout est pour le
mieux.
Holt ne semblait pas tout à fait convaincu.
— J’étais certain que Fanny sauterait,
voyez-vous, ajouta Ben en lui frappant l’épaule.