Chapitre 8
Logan lui caressa la joue du bout du doigt. Le désir allumait dans ses grands yeux une lueur ardente. Comment résister à pareille sollicitation ?
A la faible lumière de la lampe, son visage semblait très pâle. Elle avait un charme incomparable. C’était une femme si unique, si différente de toutes celles qu’il avait connues. Energique mais vulnérable. Etonnamment courageuse. L’adolescente nerveuse et enfiévrée qu’il avait épousée était devenue une superbe créature. Et une bonne mère.
Parmi les innombrables fautes qu’il avait commises au cours de son existence, l’une des plus impardonnables était bien d’avoir abandonné Caroline Kilpatrick le jour de leurs noces.
Aujourd’hui, dans cette chambre, elle cherchait l’évasion. Elle voulait échapper un moment aux horreurs de la journée, à la pensée obsédante de son fils téméraire qui avait fugué et aux cauchemars qui la hantaient. Lui-même avait besoin de cette évasion, mais quand il plongeait son regard dans les grands yeux violets de sa femme, il savait au plus profond de son être qu’elle désirait davantage, qu’elle méritait mieux.
Elle voulait avoir un mari. Un vrai mari. Un mari à plein temps.
Et si…
Une pensée fantasque lui passa par la tête. Et si ce n’était pas seulement pour cette nuit ? Et s’il oubliait son passé pour construire une vie avec Caroline ? Pour vivre à deux, avec elle ?
Impossible ! Il avait déjà vécu une fois en famille. Et il savait où l’aventure l’avait mené…
Logan chassa de son esprit le souvenir cruel en même temps que ses projets chimériques. Ce moment d’exception n’admettait aucune distraction. Pour y revenir et bien le vivre, il écarta du visage de Caroline la chevelure dorée qui le couvrait en partie, et l’embrassa tendrement, sans insister.
Il sentit sur ses lèvres le souffle d’un soupir, et elle se serra un peu plus contre lui. Guidé par cet encouragement, il déplaça les mains de ses épaules jusqu’au creux de sa taille et la caressa lentement, émerveillé de tant de douceur. Comme il la sentait fondre contre lui, il approfondit son baiser, taquina sa langue du bout de la sienne, et l’étendit à plat sur le lit.
Incapable de se retenir, il gémit sourdement en lui baisant le cou.
— Touche-moi, caresse-moi, Caroline.
Timidement, elle palpa les muscles de son torse, les mains d’abord tremblantes. Mais elle s’enhardit bientôt, et les effleurements légers du début se muèrent en caresses passionnées. Elle prenait possession de son corps, la chaleur de ses mains l’enfiévrait.
Elle était sa femme, après tout. Ils vivaient d’une certaine façon une seconde nuit de noces. En proie à une émotion dont il n’aurait pas pu préciser la nature, il lui reprit les lèvres. Elle répondit cette fois à son baiser avec une fougue égale à la sienne.
Il s’abandonna à elle, baigné de sa chaleur, de son parfum, de son odeur de femme. Il sentait contre son flanc la cuisse de Caroline qui l’effleurait, le sollicitait, le tentait. Le désir de la faire sienne était si fort qu’un nouveau cataclysme ne l’en aurait pas détourné.
Il n’était plus que sensations. Celle du glissement subtil de la chevelure soyeuse sur son épaule, de la douceur du coton qui protégeait ses seins, de leur pression sur sa chair. Les soupirs qu’il entendait, les gémissements, étaient autant d’appels à la volupté. Au cours de sa vie, il n’avait jamais désiré aussi intensément une femme.
En lui mordillant le lobe de l’oreille, il entreprit de la dépouiller de sa chemise de nuit, pour la voir tout entière. Sans la dénuder complètement, il enveloppa de sa main le galbe d’un sein dont il titilla la pointe à travers le tissu. Elle cria de surprise et de ravissement, le corps cambré, haletante, en lui jetant les bras autour du cou.
Lorsqu’il pressa son visage contre le sien, il s’aperçut qu’elle pleurait.
— Caroline ?
— Ce n’est rien, dit-elle dans un souffle. Continue. Ne m’abandonne pas. C’est trop… trop de bonheur. Il y a si longtemps…
Elle avait posé une main sur la sienne, et l’encourageait à poursuivre sa caresse. Logan n’oubliait pas qu’il était le seul homme qu’elle avait connu. Elle vivait en quelque sorte une nouvelle initiation, quinze ans après la première. Et cette pensée le remplissait d’orgueil.
— Cela ne fait que commencer, annonça-t-il d’une voix rauque. Attends un peu.
Il la dépouilla de ce qu’elle portait encore. Il voulait la voir nue. Il voulait s’allonger sur elle, pour qu’ils ne fassent plus qu’un.
Peau contre peau, il la dévora de baisers, de caresses. Ils se retrouvaient, explorant leurs corps pour se souvenir. Comment Logan avait-il pu ne pas la reconnaître ? Il lui semblait qu’il n’avait connu qu’elle dans sa vie. Il empauma ses seins dont il savoura la douceur ainsi que l’étonnante fermeté. Le désir semblait les dilater, leurs pointes s’érigeaient, les soupirs et les balbutiements de sa femme célébraient sa victoire.
Il lui baisa la joue avant de déposer une pluie de baisers le long de son cou jusqu’à sa poitrine gonflée de désir. Il agaça la pointe de ses seins du bout de la langue avant de les prendre en bouche pour jouir de leur saveur, léchant et mordillant au rythme de ses gémissements.
Haletante, Caroline glissa les doigts dans ses cheveux, comme pour l’empêcher de s’écarter d’elle.
Docile, et ravi de son invite, Logan passa plus rapidement de l’une à l’autre pointe, jusqu’à ce que les petits cris de plaisir deviennent des sanglots de jouissance. Il aimait qu’elle réagisse avec tant d’ardeur à ses caresses, qu’elle manifeste son émerveillement, reconnaissant ainsi l’empire qu’il exerçait sur elle.
Il ne s’interrompit que pour se débarrasser de son pantalon avant de la rejoindre dans le lit. Dans le lit de leur seconde nuit de noces.
Le paradis… Ce moment était magique. Enfin, leurs deux âmes se retrouvaient.
A la lueur de la lune, les yeux violets de Caroline semblaient recéler des profondeurs insondables, qui lui donnaient le vertige.
— Je te veux, j’ai besoin de toi, lui dit-il à l’oreille, je te veux tout entière.
— Je t’appartiens, murmura-t-elle en lui caressant la joue, puis la lèvre inférieure. Pendant toutes ces années perdues, je t’ai toujours appartenu, Logan. Je suis toute à toi.
— Toute à moi, répéta-t-il complaisamment, la voix lente. Il faut bien croire que j’ai de la chance, après tout.
A le voir et l’entendre aussi satisfait et fier de lui, Caroline ne put s’empêcher de sourire. Elle était heureuse et elle espérait l’être plus encore.
— Fais-moi l’amour, Logan Grey.
Telle était bien son intention. Pendant qu’il reprenait ses lèvres, il fit descendre sa main jusqu’entre ses cuisses, là où se faisait le plus ardemment sentir l’enivrante torture du désir. D’un index léger, il l’amena peu à peu aux limites de l’extase, pour aussitôt l’abandonner.
— Logan…, protesta-t-elle quand il retira sa main.
— Je viens, mon cœur, je viens. Ce que tu veux, ce que je veux, nous allons l’avoir ensemble.
Il se plaça au-dessus d’elle, laissant son sexe érigé trouver de lui-même sa place à l’orée moite et brûlante de sa féminité. Lorsqu’il vint doucement en elle, Caroline, tête renversée, gorge offerte, laissa échapper un cri de délivrance. Ce moment, elle l’attendait depuis si longtemps !
Comme il s’était interrompu, de peur de lui avoir fait mal, elle se cambra pour venir à lui, plaquant les mains dans son dos pour mieux le sentir en elle. Immobile, Logan savourait son plaisir exquis, prolongeant avec délices la volupté de l’assaut.
Caroline prit alors possession de lui, exerçant sur lui son pouvoir avec fougue, découvrant ainsi une sorte de béatitude sensuelle. A son tour, il se mit en mouvement, balbutiant des mots sans suite. Dans l’ivresse de l’action, Caroline les recueillait avec bonheur. Lorsqu’elle enveloppa ses reins de ses jambes, elle l’entendit crier. Ralentissant le rythme, il prolongea encore l’ivresse de la volupté.
Pour Caroline, cette nouvelle nuit de noces était une révélation. Rien à voir avec leur première nuit qui, bien qu’aussi fiévreuse, s’était révélée trop incomplète. Elle était trop jeune, alors. Aujourd’hui, elle était une femme, la maîtresse de Logan, et ce bonheur illuminerait toute son existence.
Elle sentit alors monter en elle les manifestations d’une extase imminente. Emportés vers la jouissance absolue, ils y parvinrent ensemble, dans le même éblouissement. A demi inconsciente déjà, elle l’entendit crier son nom.
Quand ils revinrent à eux, Logan la prit dans ses bras. Elle ne pouvait s’empêcher de trembler. Les feux de la passion apaisés, ses craintes et ses démons revenaient la tourmenter.
— C’était merveilleux, murmura-t-il. Tu es merveilleuse, Caroline.
— Logan… Je veux… Je dois…
— J’aimerais bien t’écouter longtemps, dit-il en toute simplicité, mais je n’ai plus dix-huit ans. Après une journée pareille… J’ai à peine la force de te tenir dans mes bras.
Il la prit commodément contre lui, sans la serrer.
— Oui, serre-moi, murmura-t-elle en fermant les yeux pour retenir ses larmes de honte et de chagrin.
Il s’endormit presque aussitôt.
Incapable de trouver le sommeil, Caroline rouvrit les yeux. Elle se sentait pitoyable et seule. Elle ne dormirait pas. Elle ne méritait pas de connaître le bonheur de partager ce lit avec Logan, après avoir fait l’amour avec lui. Elle ne valait pas qu’il s’intéresse à elle. Elle lui avait menti. Et lorsqu’il l’apprendrait, jamais il ne lui pardonnerait.
Elle se haïssait. Pourquoi lui avait-elle demandé de lui faire l’amour ? Pourquoi avait-elle pensé que cela l’aiderait à se débarrasser de ses obsessions, comme si la chose était possible ? Avait-elle perdu l’esprit ?
Elle pouvait prendre la folie pour excuse, en effet. Ou bien encore les horreurs de la catastrophe qu’elle avait vécue. Mais tout ça n’était que mensonge, elle le savait au fond d’elle-même.
Elle avait retrouvé le sentiment qu’elle avait toujours ressenti pour Logan, enfant d’abord, puis adolescente. L’admiration. L’affection. Le désir. L’amour…
La joue sur son torse, elle comptait les battements de son cœur. Profondément endormi, il respirait régulièrement, en homme comblé. Il était son mari, pour une nuit.
Si seulement le soleil pouvait ne pas se lever sur Parkerville ! Dans les bras de son époux, elle pleura en silence sur son bonheur perdu.
***
Un rayon de soleil se glissa par la fenêtre, tirant Logan d’un sommeil sans rêve. Les yeux encore fermés, sa première pensée fut pour le corps charmant qui pesait un peu sur le sien. Que le diable l’emporte, il s’était endormi sans renouveler son exploit, comme l’exigeait la politesse amoureuse. Pour qu’il manque à son devoir, il avait fallu que son épuisement soit total.
Mais à y bien penser, son unique prestation avait été une réussite exceptionnelle. Ceci compensait cela.
A cette pensée, il ouvrit les yeux en souriant de satisfaction. Il savait comment réveiller la belle endormie. Elle ferait ainsi une nouvelle découverte, la première d’une série dont il avait le secret.
En inclinant la tête il la contempla, tout attendri. Tant de beauté. Tant d’énergie. Tant de bravoure.
Le souvenir de la catastrophe lui revint à l’esprit, et avec lui ses préoccupations familières. Les morts, Cade et les autres blessés. Will chez les hors-la-loi. Rappelé à son devoir, toute velléité gaillarde l’abandonna.
Il avait dormi plus longtemps qu’il ne l’avait prévu. A cette heure, il aurait dû déjà être passé au bureau du télégraphe, où l’attendaient peut-être les réponses aux messages envoyés la veille. Il fallait absolument que le jeune médecin de Fort Worth, le plus compétent de tous ceux qu’il connaissait, s’engage à soigner Cade Hollister dans les meilleures conditions possibles, sans regarder à la dépense.
Il était particulièrement fâcheux de se trouver tiraillé entre deux directions, l’ouest et l’est, et deux obligations, celle de sauver Cade et celle de sauver son fils. En d’autres circonstances, il serait revenu sur le lieu du drame, mais pour l’instant il fallait bien qu’il accorde la priorité à son fils. Cade ne lui en voudrait pas, il l’approuverait au contraire.
Le canyon du Fantôme noir. Ce lieu de légende, défendu par un désert, aux limites du Texas, méritait bien son nom puisque, depuis des générations, il était le repaire des plus grands criminels du pays. En pensant à son fils, presque un enfant encore, évoluant dans cet enfer, parmi ces démons, Logan ne put s’empêcher de proférer un juron. Chaque heure perdue pouvait être fatale !
Il enroula autour de son index une mèche dorée qui caressait son épaule. Son fils. Sa femme. Des responsabilités nouvelles. Lui aussi faisait des découvertes. Il n’était plus le même homme. Il allait avoir d’autres obligations, d’autres charges allaient peser sur lui. Mais un vide s’était comblé en lui, un vide dont il n’avait encore jamais pris conscience.
Réflexion faite, il décida de laisser dormir Caroline.
Une demi-heure plus tard, Logan était prêt à quitter l’hôtel. Il était encore très tôt, mais Parkerville bruissait déjà d’animation. Il salua le pasteur, qui venait de la gare.
— Vous venez aux nouvelles, monsieur Grey ? Vous apprendrez avec plaisir que vers l’est, on a vite réparé la voie, et que les blessés ont été ramenés à Fort Worth, avec ceux qui le voulaient. Ceux qui veulent poursuivre leur voyage vers l’ouest arriveront à Parkerville dans la journée avec notre équipe, qui a fait du bon travail.
Cade se trouvait donc à Fort Worth, avec Holt. Libéré de cette préoccupation, Logan se rendit d’un pas plus léger au bureau du télégraphe.
A son entrée, le timbre retentit sans que l’employé réagisse. Il déjeunait devant sa machine, de l’autre côté du comptoir qui divisait la pièce en deux.
— On ouvre à 8 heures, dit-il sans quitter des yeux son journal. « Ventre affamé n’a pas d’oreilles. »
— C’est à voir, répliqua Logan en faisant tomber un billet sur l’appareil de transmission.
Le billet disparut en même temps que le préposé se dressait comme un ressort.
— Pardon, Lucky… monsieur Grey, je vous avais pris pour un de ces paysans qui viennent m’embêter à pas d’heure. Moi, c’est Bill Je suis juge au concours agricole, alors vous pensez…
— Je vous plains. Vous avez quelque chose pour moi ?
— Bien sûr, des tas. J’aurais pu vous les porter plus tôt, mais je me suis dit que je risquais de réveiller votre dame, une bien belle personne.
Logan se contenta de hocher la tête en tendant la main, prêt à prendre ses messages. Le compliment ne manquait ni de simplicité ni de justesse. Caroline, sa femme, n’était pas de celles qui passent inaperçues.
Il s’assit à la table réservée aux clients, à côté de l’entrée, et passa rapidement en revue les télégrammes pour noter le nom des expéditeurs : Dair MacRae. Le médecin. Haltom, son banquier. Tom Addison. Wilhelmina Peters.
Celui du médecin d’abord. Excellente nouvelle. Le Dr Daggett acceptait de donner la priorité à Cade.
Il ne lui fallut pas plus d’un quart d’heure pour prendre connaissance de tous ses messages et y répondre. Ayant payé, il s’apprêtait à sortir lorsque le préposé le rappela.
— Au fait, monsieur Grey, votre dame attendait une réponse à un télégramme, vous pourriez peut-être la lui donner.
Logan se mit à respirer plus fort, il dut s’éclaircir la gorge pour parler.
— Ma femme a expédié un télégramme ? Hier soir ?
— Hier soir, confirma Bill. Pas de doute.
Logan se souvint qu’ils s’étaient séparés, la veille. Pendant qu’il s’occupait de louer la chambre et de confier à un maître d’écurie les deux chevaux égarés après la tornade, Caroline était censée s’être occupée de trier et d’emballer les dons faits par les braves gens.
— Je vais le lui donner, bien sûr.
D’abord intrigué, il trouva en y réfléchissant la clé du mystère. Comment n’y avait-il pas pensé plus tôt ? Caroline avait certainement prévenu Ben Whitaker de son retour à Artesia. Il était tout naturel qu’elle lui fasse savoir le plus vite possible les raisons de son retard.
— J’aurais dû m’en occuper moi-même hier, en y étant, se dit-il à mi-voix.
Il mit la réponse de Ben dans la poche de sa chemise. Il fallait qu’il aille faire ses achats au bazar local, à présent. Il serait sans doute moins bien achalandé que celui de Fort Worth, mais il y trouverait l’essentiel. Désormais seul à faire le grand voyage, il pouvait se contenter d’un matériel de campement assez simple. Par contre, ni Cade ni Holt ne seraient là pour le ravitailler en munitions. Il en tiendrait compte, en faisant ses achats.
C’est en revenant vers l’hôtel, une demi-heure plus tard, qu’il se souvint du télégramme de Caroline. Il le sortit alors de la poche de sa chemise et observa distraitement le nom de l’expéditeur, dans le coin supérieur gauche.
Ce n’était pas Ben Whitaker mais une femme, Ellen Glazier. Logan fit halte, pour prendre le temps de réfléchir. Il avait eu comme un fâcheux pressentiment, tout à l’heure, en prenant le message. Si le vieux Ben ne répondait pas, c’est qu’il en était physiquement empêché, sans doute. Il avait été victime d’un accident, peut-être ?
Un malheur n’arrive jamais seul, dit-on. Quel ennui ! Il regarda longuement le pli cacheté, en fronçant les sourcils. Caroline ne manquait ni de courage ni d’énergie. Mais même les âmes valeureuses pouvaient défaillir en certaines occasions.
Il fallait qu’il la protège, son instinct, sa volonté, son cœur le lui disaient. Et puis, n’était-ce pas le devoir d’un mari ?
Logan ouvrit le télégramme et le lut.
***
Mauvaise nouvelle STOP Will disparu depuis 2 jours STOP Est-il avec toi STOP
***
Quoi ? Ce message n’avait aucun sens ! Y aurait-il à Artesia un autre William qui aurait fait une fugue, lui aussi ? Ce ne pouvait être son fils. A moins que…
Caroline lui avait-elle menti ?
La question le frappa violemment, surprenante et brutale comme une balle tirée à l’improviste. Tout n’était-il que mensonge ? Etaient-ils vraiment mariés ? Avait-il un fils ? Avait-il vraiment disparu ? Caroline était-elle assez perverse pour l’avoir abreuvé de mensonges flatteurs ?
Non, bien sûr, c’était trop incroyable. Invraisemblable même, après la nuit qu’ils venaient de passer ensemble.
Cette Ellen Glazier ne savait pas s’exprimer. Ou peut-être l’employé du télégraphe s’était-il trompé.
Dans le tourbillon de ses pensées lui apparut soudain l’image de Cade martyrisé, et son cœur s’emplit d’épouvante. Avait-il jeté par erreur ses amis de toujours, ses frères, dans le déchaînement d’un ouragan ? Quel intérêt ou quelle folie aurait poussé Caroline à inventer un mensonge aussi éhonté, aussi destructeur ?
Il n’y avait qu’une seule façon d’en avoir le cœur net.
Il replia le télégramme et en frappa machinalement sa main gauche, tout en réfléchissant. Il passa en revue les événements des derniers jours. Il ne parvenait pas à trouver la moindre faille. Caroline lui avait bien paru un peu bizarre quelquefois mais, étant donné les circonstances, cela n’avait rien d’étonnant. Malgré tous ses efforts, il ne put trouver le moindre indice qui aurait permis de douter d’elle.
Et pourtant son sixième sens l’avait bel et bien prévenu de l’imminence d’un danger quand il avait reçu le message des mains du préposé.
Logan remit le papier bleu dans la poche de sa chemise. La vérité, il savait où la trouver.
Il se remit en marche en pressant le pas. D’un coup d’œil jeté dans la salle à manger de l’hôtel, il vit que Caroline n’y était pas. Tant mieux ! Il préférait lui parler sans témoins.
Il gravit l’escalier quatre à quatre, ne frappa qu’un léger coup à la porte de leur chambre et entra sans attendre la réponse. Caroline était là, entièrement vêtue, debout près de la fenêtre. Elle avait dû le voir venir.
Il ouvrit la bouche et la referma, hésitant. En principe, après la nuit qu’ils venaient de passer ensemble, il aurait dû traverser la pièce en trois enjambées, l’étreindre passionnément et lui prendre sauvagement la bouche. Mais le télégramme lui brûlait la peau à travers sa chemise, et Caroline semblait plutôt embarrassée. Il s’en tint donc au minimum.
— Bonjour !
— Bonjour, Logan.
— Tu as bien dormi ?
— J’ai bien dormi, merci, dit-elle en rougissant. Je vois que tu es sorti.
— Tu dormais quand je me suis réveillé. J’avais des courses à faire.
Après trois secondes de silence, ils ouvrirent ensemble la bouche, pour dire à peu près la même chose.
— J’ai à te parler, Caroline.
— Logan, il faut que je te parle.
Elle ferma les yeux et se prit la tête à deux mains.
— Ne parlons pas de cette nuit, je t’en supplie, gémit-elle. Je ne veux pas en parler, pas maintenant.
Logan sentit s’éveiller sa colère. Cette vexation, il ne la méritait pas. On aurait dit qu’elle regrettait d’avoir fait l’amour avec lui, qu’elle déplorait une faiblesse de sa part, ou une violence qu’elle aurait subie.
— D’accord, parlons d’autre chose, dit-il en jetant le télégramme sur le lit.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.
— Un message. L’employé du télégraphe me l’a confié ce matin.
Les bras croisés sur la poitrine, il se tint en attente.
— Hier j’ai télégraphié aux gens… à des gens que j’aime bien, dit-elle en cherchant ses mots, pour leur faire savoir que… qu’ils n’avaient pas à s’inquiéter.
— C’est bien naturel.
En prenant le message, elle se rendit compte qu’il avait été ouvert.
— Tu l’as lu ?
— J’ai craint que Whitaker n’ait eu un accident. Comme l’aurait fait tout bon mari, j’ai voulu t’éviter un choc.
Caroline pinça les lèvres. Elle réprouvait visiblement l’indiscrétion, quelles que soient les intentions du coupable. Mais à l’instant où elle posa les yeux sur le texte, ce fut une autre affaire. Le visage blême et décomposé, elle se convulsa, foudroyée.
— Seigneur… Oh mon Dieu !
— J’aimerais bien savoir ce qui se passe, gronda Logan.
— Will ! C’est Will !
— Quel Will ? Lequel ?
Elle laissa tomber le papier et se précipita vers la porte.
— Il faut que j’y aille… tout de suite…
Logan voulut l’attraper par le bras pour la retenir.
— Non ! Laisse-moi passer ! cria-t-elle en se dégageant.
Elle dévalait déjà l’escalier. Logan la suivit en jurant. Une fois sorti de l’hôtel, il la vit relever le bas de sa robe et courir.
— Si elle croit que je vais lui courir après…, grommela-t-il.
Sans courir, il pressa pourtant le pas. Quand il entra dans le bureau, Caroline tendait un formulaire à l’employé.
— Ajoutez « Réponse immédiate », je vous prie ! Combien de temps faut-il compter pour qu’il arrive à Artesia ?
— Je dirais bien… un quart d’heure, vingt minutes.
— Vingt minutes ! Vous auriez dû m’apporter la réponse immédiatement, j’aurais gagné du temps.
Le nommé Bill étendit sa main ouverte, prêt à plaider l’innocence.
— Je suis tout seul de service, madame, et votre mari a dû venir lui-même chercher ses messages, rappela-t-il.
Caroline haussa les épaules et se mit à arpenter nerveusement l’espace étroit réservé aux clients, pleine d’une fureur impuissante.
— J’aurai au moins la réponse d’Ellen dès son arrivée, murmura-t-elle aigrement. Je ne sors pas d’ici avant de l’avoir reçue.
Logan commençait lui aussi à s’impatienter.
— Nous avons à discuter, ma femme et moi, déclara-t-il en homme habitué à s’imposer. Vous ne disposez pas d’une pièce où nous pourrions être seuls ?
— Si c’est pour rester seuls, je n’ai qu’à m’en aller, décida Bill, déjà debout, la main levée vers la patère où pendait son chapeau. C’est l’heure du pain aux raisins, chez Gillespie.
Caroline s’interposa, pour bloquer la sortie.
— Je vous interdis de partir ! Il me faut ma réponse aussitôt arrivée. Et si cela prenait moins de temps que prévu ?
— Je connais l’alphabet morse, dit Logan en la prenant par le bras pour dégager le passage. Je m’occupe de tout, Bill. Prenez votre temps.
Quand ils se trouvèrent seuls, Caroline se remit à marcher de long en large, l’esprit complètement ailleurs. Elle ne s’inquiétait visiblement pas du fait que Logan ait découvert son mensonge. Seul l’intéressait ce télégramme. Son fils seul l’intéressait.
Son fils. Leur fils ?
Elle se mit à se parler à elle-même, et au fur et à mesure qu’elle balbutiait entre ses dents le ton montait, son intonation devenait plus aiguë, sa nervosité plus inquiétante, proche de la crise de nerfs.
— Il est parti où ? Comment est-ce arrivé ? J’aurais dû l’emmener avec moi. Jamais… Ils l’ont pris, n’est-ce pas ? Oh mon Dieu, Will…
Décontenancé, Logan oublia ses griefs.
— Voyons Caroline, calme-toi, parle-moi.
Toute à ses lamentations, elle semblait incapable de le voir, de l’entendre.
— C’est ma faute. J’aurais dû… Oh Will, Will…
N’y tenant plus, Logan se leva et la prit rudement par le bras.
— Calme-toi et explique-moi tout, ordonna-t-il en la forçant à s’asseoir.
Elle se releva aussitôt.
— Je ne peux pas rester assise. Je suis trop nerveuse.
— A cause de ton fils ? C’est ton Will qui a disparu ?
— Notre Will.
— Tu en es sûre ? lança-t-il agressivement.
— Oui, dit-elle en fermant un instant les yeux. Là-dessus, je ne t’ai pas menti, Logan.
Ainsi, elle avouait lui avoir menti. L’amertume lui serra la gorge.
— Tandis que pour le reste…
— J’allais tout t’expliquer, dit-elle en le fixant droit dans les yeux, avec dans le regard toutes les promesses d’une parfaite sincérité. Je te le jure. J’allais tout te dire. Ce matin même.
Il lui lança un regard incrédule, mais elle ne parut pas s’en rendre compte.
— J’ai tellement peur, Logan. Ce n’est pas son genre, vois-tu, pas du tout son genre. Il est tellement sérieux. Et puis il m’a bien promis de ne pas déranger Ellen, de bien se conduire avec elle. Will tient toujours ses promesses.
— Il a peut-être de qui tenir, lança Logan, avec une mère aussi menteuse.
Ce trait la ramena à lui. Elle l’écoutait, à présent, ses paroles l’avaient blessée.
— D’accord. Je l’ai bien mérité, murmura-t-elle. Je te dois des explications, et je vais te les donner, mais pour l’instant j’en suis incapable. Tout se mêle dans ma tête. L’inquiétude me rend folle.
— Tu ne te contrôles plus ? Alors je vais profiter de l’occasion pour savoir enfin la vérité. Dis-moi, Caroline, pourquoi veux-tu que j’aille au canyon du Fantôme noir ?
— Ce n’est pas…, soupira-t-elle en fermant les yeux. Je te demande pardon, Logan, je ne voulais pas que tu l’apprennes de cette façon-là…
— Tu ne m’as encore rien appris. Tout ce que je sais, c’est que ma femme m’a menti. Et qu’elle est prête à tout pour m’obliger à faire n’importe quoi !
Caroline blêmit.
— Tu n’as pas le droit de me parler ainsi, protesta-t-elle en relevant le menton.
— Le droit, je le prends. J’ai le droit de savoir, comprends-tu ? De savoir le fin mot de l’histoire !
— Will n’est pas allé à la recherche d’une mine ou d’un trésor, dit-elle, les traits crispés. C’est Ben.
Logan mit du temps à assimiler l’information, mais quand il eut compris, sa fureur se déchaîna.
— Ben Whitaker ? Tout ça pour Ben Whitaker ? Mon Dieu, mon pauvre Cade !
Sa vue se brouilla. Il n’était plus capable de penser. Au cours de son existence mouvementée, jamais il n’avait subi pareil affront, jamais il n’avait reçu un tel choc. Il s’écarta de Caroline pour la tenir à l’écart de sa colère.
— Tu as bouleversé mon existence, tu as entraîné mes frères dans une aventure dont Cade ne se remettra peut-être jamais, tout cela parce qu’un vieux hors-la-loi sur le retour a voulu s’improviser chercheur d’or !
Elle se tourna vers lui, furieuse à son tour.
— Quand tu parles de Ben, ne dis pas n’importe quoi, Logan Grey ! Tu n’as aucune raison de dire du mal de lui !
— Aucune raison ? Cade Hollister lutte contre la mort parce qu’une vieille crapule a voulu recommencer à s’en mettre plein les poches, et j’ai tort de le dire ?
— Ben Whitaker est un homme respectable, Logan Grey. Quand ton fils est venu au monde, c’est lui qui l’a pris dans ses bras. C’est lui qui nous a nourris et logés, en ton absence. Quand j’étais au plus bas, c’est lui qui m’a évité le pire, et il m’a sauvée. Sans lui, Will n’aurait pas vécu.
— Je ne savais pas…
— Tu ne savais pas, c’est vrai, dit-elle, le regard ardent de colère. Mais tu n’as pas essayé de savoir. Oui, Logan, je t’ai menti. Oui, j’ai voulu me servir de toi. Mais je vais te dire une chose : tu as des dettes envers Ben parce qu’il était là, et que tu n’y étais pas !
— Rien du tout ! Je ne lui dois rien du tout ! D’accord, il a pris soin de vous deux. Mais c’est toi qui as décidé de me tenir à l’écart, alors que tu savais où me trouver et que j’étais son père. C’est toi qui as décidé de tout, sans me laisser le choix !
— Mais…
— J’ai eu tort ! lança-t-il pour l’empêcher de l’interrompre. J’ai eu tort de partir, ce matin-là. Mais un enfant n’a pas qu’une mère. Le nôtre, tu as choisi de l’élever seule, sous la protection d’un ancien truand. Après, tu as choisi de venir me trouver à Fort Worth avec une histoire à faire pleurer, pour me prendre dans ton sac d’embrouilles. Sans tes grimaces, je n’aurais jamais mis le pied dans ce satané train. Cade et Holt n’y seraient pas montés non plus.
— Je ne suis pas responsable des tempêtes ! Je souffre pour Cade, et ce matin même j’allais te dire d’aller tout de suite le rejoindre, mais tu ne peux plus maintenant, parce que ce n’est plus un mensonge. Cette fois-ci, Will a vraiment disparu.
— Il a disparu ? Tu peux m’en donner la preuve ? Comment puis-je être sûr qu’il ne s’agit pas d’une nouvelle combine que tu aurais mijotée avec ton Whitaker ?
Il vit ses yeux briller de l’éclat sauvage qu’ont ceux des fauves quand la peur et la fureur les animent. Elle allait le griffer, le mordre. Il se tint sur la défensive, inutilement car Caroline s’affaissa comme une poupée désarticulée, et s’écroula sur le sol en sanglotant.
A la voir ainsi défaite, Logan sut que, cette fois, sa femme ne mentait pas. Il n’avait pas l’habitude de s’émouvoir aisément, mais il comprit que Will courait effectivement un grave danger.
Il se pencha pour prendre Caroline par la taille, la soulever et la remettre debout en la secouant un peu, sans brutalité.
— Ça suffit. Calme-toi, Caroline. Ce n’est pas le moment de perdre ton sang-froid. Ecoute-moi bien. Je te crois, d’accord ? Tu vas m’expliquer toute l’affaire, et je vais tâcher d’arranger les choses. C’est bien entendu ? Commence par le commencement.
— Je ne peux pas, je ne pense qu’à mon petit !
— Mais si, tu peux, dit-il en la fouillant du regard. Concentre-toi, Caroline. Cela t’aidera à passer le temps, en attendant ta réponse.
Elle s’écarta de lui et, s’essuyant le visage, alla se planter devant la fenêtre. Enfin, elle se mit à parler, le regard perdu à l’horizon.
— Six semaines après la mort de Suzanne, Ben a reçu une lettre envoyée par la compagne de Shotgun Reese, une femme qui s’appelle Fanny Plunkett.
A ce nom, Logan grinça des dents. Fanny Plunkett, la dernière en date des meneuses du gang du Soleil Levant, il ne manquait plus qu’elle. La reine des pilleurs de train, une sorcière sanguinaire. On aurait tout vu !
— Dans sa lettre, Fanny écrivait que d’après elle Shotgun n’était pas mort de sa belle mort, que la maladie dont il souffrait ne l’avait pas tué. Elle croyait à un meurtre. Et comme elle venait d’apprendre ce qui était arrivé à Suzanne, elle affirmait avoir des doutes sur les causes de sa mort à elle aussi.
Logan avait de la peine à suivre. Il essayait de mettre en place les morceaux de ce puzzle.
— Pourquoi ? demanda-t-il. Suzanne savait quelque chose du trésor de Geronimo ?
— Ou d’un autre, peut-être. Shotgun Reese correspondait avec Suzanne. Fanny Plunkett se demandait s’il ne lui avait pas envoyé une carte indiquant l’emplacement du trésor, peu de temps avant de mourir.
— Pourquoi lui aurait-il envoyé ce plan ?
— Par amour, tout simplement. Avant que Ben la lui enlève, Suzanne faisait équipe, comme ils disaient, avec Shotgun Reese. Quand Ben et Suzanne se sont mariés, il a été assez beau joueur pour leur pardonner, mais il avait toujours de la tendresse pour ses premières amours. Il ne s’en cachait pas. Fanny, qui a succédé à Suzanne, le savait bien.
Jamais Logan n’avait songé à la vie sentimentale des hors-la-loi. Il la découvrait avec stupeur.
— Tout le monde croyait que Suzanne était tombée dans l’escalier par accident, Ben le premier, reprit Caroline. Aussi les soupçons de Fanny l’ont-ils rendu comme fou. Il s’est dit qu’un ancien ami de Shotgun avait pu connaître ses intentions, et venir voler le plan ou la carte. Il a tout de suite ressorti ses armes pour aller tuer l’assassin, comme s’il était capable de le retrouver, à son âge.
Logan tira la chaise réservée aux clients pour s’asseoir et pianoter pensivement sur la table. L’histoire était trop compliquée, et trop belle. Il devait y avoir autre chose.
— Est-ce que Ben était au courant ? Cette carte, il l’a vue ?
— Non. Il savait que Suzanne était en correspondance avec Reese, puisque dans chacune de ses lettres Shotgun mettait un mot gentil pour lui. Pour l’empêcher de faire une folie, je lui ai d’abord conseillé de chercher dans les papiers qu’elle avait laissés. Je m’en suis chargée, parce qu’il n’en avait pas le courage. J’ai trouvé avec la liasse de lettres quelques pépites d’or, mais rien d’autre. Pas de carte, et pas de lettre où il en aurait été question.
— Cette carte n’a peut-être jamais existé.
— C’est ce que j’ai cru, jusqu’au moment où j’ai trouvé sous du linge un très beau collier d’or. Ben l’a reconnu. Ce collier, Shotgun l’avait offert à Suzanne, dans le temps. Elle le lui a renvoyé quand elle a décidé d’épouser Ben.
— Tu veux me faire croire que Reese a donné sa bénédiction à ce mariage ?
— Ben et lui étaient très liés. Quand Suzanne a décidé de changer d’existence, Reese, lui, a refusé de se ranger. Alors ils se sont séparés. En lui proposant le mariage et une vie tranquille à Artesia, Ben a fait le bonheur de Suzanne, et ils sont tous restés bons amis.
Pour ne pas interrompre son récit, Logan évita de faire part à Caroline de son étonnement.
— Ben a pensé que Shotgun avait tenu à lui laisser le collier en souvenir, en l’accompagnant de la carte. Comme le collier était là et pas la carte, il s’est dit qu’il y avait quelque chose de vrai dans les soupçons de Fanny Plunkett.
— Alors Ben est parti, dit Logan. Pour chercher le trésor, ou pour venger sa femme ?
— Pour la venger ! Il est parti à la recherche de l’assassin, alors que depuis vingt ans il est propriétaire du Standard, à Artesia, et qu’il mène une vie de notable ! Quelqu’un va mourir, mais ce ne sera certainement pas l’assassin ! Ce sera Ben !
Caroline se mit à pleurer. Avant de poursuivre, elle dut reprendre sa respiration.
— Et sais-tu ce que je crains le plus ? C’est qu’il le fasse exprès. Il est capable d’être entré dans ce Canyon avec ses armes bien en vue, dans l’espoir qu’un de ces bandits lui tire dessus et le tue. Il n’était pas dans son état normal quand il est parti. Depuis la mort de Suzanne, il n’était plus le même. Il se sentait perdu. Il ne mangeait plus, ne dormait plus. Il ne parlait plus à personne, même pas à Will.
— Si je comprends bien, dit Logan, tu as concocté un traquenard pour m’obliger à partir à la recherche de ton bienfaiteur.
— J’ai tout essayé, sans trouver un mercenaire assez courageux pour y aller. J’étais au désespoir, Logan, je ne savais que faire. Je dois tant à Ben, je l’aime tant que j’aurais voulu l’avoir pour père, malgré ses erreurs passées. Il a pris soin de Will. Je lui dois tout. J’aurais dû m’y prendre autrement, mais dis-moi, est-ce que tu aurais accepté de m’aider si je n’avais pas menti ?
— Tu ne m’as pas laissé le choix.
— Tu ne réponds pas à ma question.
— Parce que je n’ai pas de réponse à te faire ! lança-t-il en criant presque.
Après ce long récit, sa colère renaissait, plus forte encore. Il s’était laissé dominer par une femme. Elle était même parvenue à le faire rêver, à lui ouvrir des horizons nouveaux. Des mensonges…
Il avait horreur du mensonge, sous toutes ses formes, mais celui-là… ce qu’elle avait osé… Pire qu’un mensonge, c’était une trahison.
Il s’éclaircit la voix, bien décidé à s’exprimer calmement, posément, sans perdre son sang-froid.
— Je ne me suis jamais réveillé en pleurant à chaudes larmes dans un train, je ne me suis jamais lamenté, mais j’ai fait de nombreux cauchemars où Will était la victime. Tu m’as appris que j’avais un fils, et dans le même souffle tu m’as fait croire qu’il courait un danger mortel. Je n’ai jamais pu jouir de la joie d’être père, parce que tu l’as aussitôt associée à l’angoisse. Je n’ai peut-être pas à te reprocher de m’avoir confisqué quatorze ans de la vie de mon fils, mais tu m’as privé de la joie d’apprendre que j’étais père, c’est pour cela que je t’en veux.
Visiblement impressionnée, elle voulut lui prendre la main.
— Logan, je ne sais que dire…
— Tu n’as rien à dire qui m’intéresse, et je n’ai pas envie de te croire, répliqua-t-il en retirant sa main. Je comprends que tu aies voulu aider ce Ben, puisque tu l’aimes tant, mais ce traquenard… Je n’ai rien à faire de tes excuses.
— Je ne m’excuse pas ! Je n’ai pas trouvé d’autre moyen.
— Tu aurais pu jouer le jeu de la vérité, Caroline. Tu m’as menti ! Tu as eu tout le temps de me dire la vérité, et les occasions ne t’ont pas manqué. Cette nuit…
— Je ne veux pas en discuter. Ce qui s’est passé n’a rien à voir avec Will ou avec Ben.
— Mais si, justement ! s’exclama-t-il dans un regain de colère. Tu voulais m’attendrir, bien sûr, tu voulais continuer à me manœuvrer à ta guise. Tu devrais faire du théâtre, ma belle, tu as joué ton rôle à la perfection. Je me demande combien de temps ton manège aurait pu encore durer. Tu t’es servie de moi, de mes craintes, de mes sentiments, tu as fait ce qu’il fallait pour venir dans mon lit. Et ça, je ne te le pardonnerai jamais !
Elle blêmit sous l’outrage.
— J’espère que je ne t’ai pas déçue, lança-t-il pour l’achever.
Elle se figea, le visage défait, sans trouver les mots pour se défendre. Logan souffrait de se montrer aussi dur, mais il fallait bien qu’il passe sa colère, celle dont elle était responsable aussi bien que celle qui naissait de ses propres erreurs. Il n’y avait là-dedans rien de raisonnable, il regretterait peut-être un jour sa violence, mais il fallait qu’elle s’exprime.
Le télégraphe se mit alors à cliqueter. Logan s’installa aussitôt à la place du réceptionniste et prit son crayon. Les lettres et les mots qu’il griffonna ne firent qu’aggraver sa douleur et qu’alimenter sa colère.
— C’est la réponse d’Ellen ? demanda Caroline, qui joignait les mains devant son visage, comme pour prier.
***
— « Will est passé prendre son gant de base-ball STOP Jamais revenu STOP Fouillé tout STOP Will disparu pas de trace. »
***
— Son gant de base-ball, gémit Caroline en se balançant d’avant en arrière. Je l’ai vu dans mon cauchemar. C’était un rêve prémonitoire.
Logan la voyait fragile et désemparée, prête à défaillir. Mais aujourd’hui, il ne la secourrait pas. Il lui en voulait trop. Pour l’instant, seule importait son enquête.
— Qui est Ellen ?
— Une voisine. Une amie. Son fils s’appelle Danny, il est le meilleur ami de Will.
— C’est la première fois que tu le lui confies ? Pas de risque de brouille entre copains ?
— Absolument aucun. Danny et Will vivent aussi bien chez l’un que chez l’autre. Ellen n’a jamais eu à se plaindre de Will. Il fait toujours ce qu’on attend de lui.
— Tu aurais dû l’emmener avec toi !
— J’ai voulu le protéger. Avant de te le faire connaître, je voulais en savoir davantage sur toi. Voir de mes propres yeux quel homme tu étais devenu.
— Tu as voulu le protéger de ma mauvaise influence ? Bon Dieu, Caroline…
Il se retint. Il l’aurait volontiers giflée. Mieux valait rester calme, et réfléchir.
Une fugue semblait invraisemblable, mais Caroline pouvait se tromper. Un accident ? Cette femme qui s’appelait Ellen l’aurait retrouvé. L’hypothèse de l’enlèvement était la plus plausible, et devait être liée à cette sombre histoire de trésor.
Que le vieux Ben Whitaker aille au diable ! Logan l’aurait volontiers abattu s’il était passé à portée de son colt. Même traitement pour Reese Shotgun, bien qu’il soit déjà mort. Des individus de cette sorte méritaient la mort plutôt deux fois qu’une.
Il consulta l’horloge. Il avait tout juste le temps de se préparer au départ. Sans plus s’occuper de Caroline, il gagna la porte, en réfléchissant à ses projets immédiats.
— Logan, où vas-tu ?
— Chercher mon fils, dit-il en remettant son chapeau, un pied sur le trottoir.
Elle se précipita pour le rattraper.
— Et moi ? Qu’est-ce que je vais faire ? Qu’est-ce que je vais devenir ?
Il ne fit halte que le temps de lui répondre par-dessus son épaule.
— Franchement, Caroline, ça m’est complètement égal.
Il la vit pâlir, et lui tourna le dos.
— Pardon ? Qu’est-ce que tu viens de dire ? siffla-t-elle entre ses dents.
— Tu m’as bien entendu, lança-t-il sans se retourner.
Il sortit, délibérément. Elle allait sans doute pousser des hurlements de protestation, à moins qu’elle ne le supplie, ce qui semblait moins vraisemblable.
Rien, pas même le sixième sens dont il était si fier, ne le prévint du choc d’un pot de fleurs qui se brisa entre ses omoplates, à quelques centimètres de sa nuque, et le fit trébucher, l’assommant presque.
Il se retourna lentement, une fleur pendant lamentablement sur son épaule gauche.
Debout dans la rue, le regard meurtrier, respirant avec force, le visage presque aussi rouge que le géranium meurtri, sa femme s’apprêtait à lui lancer un défi.
— Va-t’en, Logan Grey, abandonne-moi ! cria-t-elle sans se soucier des passants. Demande le divorce, si tu veux. Mais je ne te permets pas de te débarrasser de moi comme on essuie sa botte après avoir marché dans de la bouse de vache ! Je suis la mère de notre fils, je mérite le respect !
— Essaie encore de m’assommer, et tu le regretteras !
— Ah oui ? Eh bien, vas-y ! Essaie de m’en dissuader !
— Tu l’auras voulu, gronda-t-il sombrement, en revenant vers elle.
Elle prit une profonde inspiration et recula d’un pas.
— Excuse-moi, murmura-t-elle. J’aurais dû réfléchir, avant de lancer ce pot.
— J’en ai assez de ton mauvais caractère, j’en ai assez de tes mensonges, j’en ai assez de toi !
— Je suis contente de te l’entendre dire. Très contente. Entre toi et moi il n’y a plus rien !
— Disons plutôt qu’il n’y a jamais rien eu entre nous, et qu’il n’y aura jamais rien. Tu n’as pas trouvé bon de me faire savoir que j’avais un fils, dans le temps. Aujourd’hui, je me passe de toi. Je ne m’intéresse qu’à Will. Il mériterait d’avoir des parents plus convenables, mais il faut bien qu’il se contente de nous. Je ne pense qu’à le retrouver, à rien d’autre. S’il lui est arrivé malheur…
— Retrouve-le, Logan, je t’en prie, gémit Caroline en revenant vers lui. Retrouve notre fils. Sauve notre fils, je t’en supplie.
Il y avait dans ses beaux yeux pleins de larmes tant de chagrin et d’espérance, tant de confiance que Logan dut se défendre contre l’émotion qui le prit à la gorge.
— J’en ai bien l’intention, Caroline, promit-il. Et quand je l’aurai retrouvé, déclara-t-il en affermissant sa voix, je le garderai avec moi, pour apprendre à le connaître.
— Tu veux le garder avec toi ?
— Avec moi, oui. Loin des hors-la-loi et de leurs souvenirs de famille, loin des mensonges et des chimères. Je veux te l’enlever, le temps qu’il s’en guérisse. Tu ne le mérites pas, ajouta-t-il après un instant d’hésitation.
Caroline accusa le coup et pâlit. Il crut qu’elle allait défaillir, mais elle resta debout. Logan ne put s’empêcher de penser qu’elle était bien la femme la plus belle qu’il ait jamais vue.
Il s’attendait qu’elle proteste, mais elle le surprit en se soumettant.
— S’il faut que je paye ce prix, qu’il en soit ainsi. Mais retrouve-le, Logan. Veille à ce qu’il ne lui arrive rien. Je n’ai que Will au monde, il est tout pour moi.
Logan fit un signe bref, lui tourna le dos et s’en alla. Dans le fond de son cœur, il ne ressentait plus seulement la colère et la crainte.
Il avait honte.