Chapitre 9
La locomotive entra en garde d’Artesia, un jour après son départ de Parkerville. Debout sur la plate-forme, à l’extrémité du wagon, Caroline se bouchait les oreilles pour les protéger du sifflement strident du train.
Durant tout le voyage, Logan et elle n’avaient pas échangé un seul mot. Il avait dormi, ou fait semblant de dormir, jusqu’à Midland, où il avait fallu changer de train. Après avoir acheté un billet — un seul billet —, il avait disparu pendant les deux heures d’attente pour ne réapparaître qu’au moment du départ, et s’installer dans une autre voiture que la sienne. Caroline ne l’avait fugitivement revu qu’en passant de wagon en wagon pour prendre l’air.
Elle ne s’était pas étonnée de le voir faire la conversation à une femme assise en face de lui. C’était digne de l’homme prétentieux qu’il était !
En tout cas, s’il avait eu l’intention de la rendre jalouse, ça n’avait pas fonctionné, car il lui était désormais indifférent.
Les freins grincèrent et le train finit par s’immobiliser. Aussitôt, Caroline se pencha par la fenêtre pour scruter le quai, dans l’espoir d’apercevoir une silhouette familière. Pourvu que les Glazier lui apportent une bonne nouvelle ! En leur télégraphiant de Midland, elle avait eu la confirmation que Will n’était pas rentré. Mais peut-être était-il revenu depuis…
Elle aperçut alors Ellen, vêtue de son éternelle robe bleue. Dan l’accompagnait, dans son habit noir d’homme de loi. Tous deux semblaient dévorés d’anxiété. La gorge serrée, Caroline constata qu’ils n’avaient pas emmené leur fils, Danny, ni même Finaud, le chien de Will.
Will, comme elle l’avait craint, n’avait pas dû revenir. Le miracle qu’elle avait tant espéré n’aurait pas lieu.
Mais elle était à Artesia, à présent, dans sa ville, et l’affection de ses amis compenserait l’hostilité d’un mari qui ne voulait plus lui adresser la parole.
Elle descendit du train derrière Logan, qui avait bondi du marchepied alors que les wagons n’étaient pas encore totalement arrêtés. Sans s’occuper de lui, elle courut vers Ellen.
— Tu as des nouvelles ?
— Malheureusement non, répondit Ellen, dont le visage défait exprimait l’angoisse. Je te demande pardon, Caroline, tu nous as fait confiance, et puis voilà…
— Arrête, ce n’est pas ta faute, dit Caroline en l’étreignant pour la consoler.
Elles restèrent un instant dans les bras l’une de l’autre, se laissant aller à leur peine.
— Je suppose que vous êtes les Glazier ? leur lança alors Logan.
— Dan Glazier, confirma le mari d’Ellen en serrant la main de Logan. Ellen, ma femme.
— Je suis Logan Grey. Le père de Will.
— Nous l’aurions deviné, dit Ellen en s’efforçant de lui sourire. Il vous ressemble tellement !
— Nous sommes heureux de vous rencontrer, fit Dan. Même si nous aurions préféré que cela se fasse en d’autres circonstances.
Après un bref hochement de tête, Logan aborda directement le sujet qui l’intéressait.
— J’ai des questions à vous poser. Vous connaissez un endroit tranquille où nous pourrions parler ?
— Venez donc à la maison, proposa Ellen.
— La mienne est un peu plus proche, expliqua Caroline après un instant d’hésitation. Plus tôt Logan commencera son enquête, mieux cela vaudra.
Dan Glazier l’approuva.
— Puisque mon fils est la dernière personne à avoir vu Will, j’imagine que vous voudrez l’interroger, dit-il à Logan. Je vais aller le chercher à la sortie de l’école et l’amener directement chez Caroline.
L’homme s’éloigna de son côté pendant que Logan suivait Caroline et Ellen. Elles n’eurent pas l’occasion de bavarder en chemin. La plupart des personnes qu’elles croisèrent saluèrent affectueusement Caroline, ou lui adressèrent quelques mots d’encouragement.
En arrivant chez elle, Caroline s’attarda un instant à contempler la façade que Suzanne avait fait peindre en bleu clair, le pignon, les lucarnes du toit, l’avancée du porche. D’habitude, cette maison lui rendait sa sérénité, elle s’y sentait bien. Mais désormais vide, elle semblait ne plus avoir d’âme.
Consciente de son chagrin, son amie la prit par le bras et l’emmena jusqu’au porche tandis que Logan suivait, toujours silencieux derrière elles. Caroline prit une profonde inspiration, tourna la clé dans la serrure et fit quelques pas dans son intérieur, vide et solitaire.
— C’est plus pénible encore que je ne l’avais prévu, murmura-t-elle. Finaud est chez toi ?
— Oui, répondit Ellen. Si j’avais su que nous viendrions directement ici, je l’y aurais amené, pour qu’il te fasse fête. Je vais faire le thé. Vous nous accompagnez dans la cuisine, monsieur Grey ?
— Non, répondit Logan, qui se tenait au pied de l’escalier. Je vais d’abord jeter un coup d’œil dans la chambre de Will.
Et sans un mot de plus, il s’engagea dans l’escalier comme s’il connaissait déjà la maison.
Ellen attendit qu’on l’entende marcher au premier étage pour commenter son attitude.
— Quel bel homme, mais quel sombre visage, dit-elle à mi-voix. Il a l’air féroce, ton mari ! Qu’il soit inquiet, d’accord. Mais qu’est-ce qu’il lui prend ?
Caroline fit à son amie un compte rendu soigneusement expurgé des récents événements tout en faisant chauffer l’eau du thé.
— Il m’en veut, il me méprise, conclut-elle, mais c’est sans importance. Il ne s’intéresse qu’à Will.
— Ton mensonge ne me plaît guère, fit Ellen en fronçant le nez. Mais tu avais de bonnes intentions. Et puis cette tornade… Tu as dû être effrayée !
— Ellen, il faut que je te dise autre chose… j’ai couché avec lui.
Ellen faillit laisser tomber les tasses qu’elle allait poser sur la table et demeura plus d’une minute interdite.
— Avant que tu lui aies dit la vérité, ou après ? murmura-t-elle quand elle eut pris le temps d’assimiler l’information.
— Avant.
— Voyons, Caroline…
— Je n’en avais pas l’intention. Cela s’est fait… je ne sais pas comment. Comme ça.
— Tu es encore amoureuse de lui, avoue-le.
— Non !
— Je te connais, Caroline. Tu n’aurais jamais couché avec lui si tu ne l’aimais pas encore ! C’est fou tout de même, après toutes ces années…
Vaincue, Caroline s’abandonna, les épaules basses et le visage contrit.
— C’est vrai, avoua-t-elle. Quel gâchis ! Sincèrement… moi-même, je ne sais plus où j’en suis. Le cyclone a bouleversé tous mes plans. J’étais complètement affolée, mais Logan s’est montré si attentionné… J’ai eu foi en lui. Au fond de moi, je sais que je lui dois tout. Sans lui, je ne m’en serais pas remise.
— Tu crois qu’il va retrouver Will ?
— Je vais le retrouver, affirma Logan d’une voix forte, qui contrastait avec les chuchotis des deux amies.
Il entra dans la cuisine, un gant de base-ball à la main.
— C’est ce gant qu’il venait chercher ? Je l’ai trouvé sur une étagère, dans sa chambre.
— Oui, répondit Ellen, puisque c’est à elle qu’il s’adressait.
— Il n’est donc pas rentré à la maison, conclut Caroline.
Le vieux gant, usé et plein de taches, la fascinait. Elle se souvint fugitivement de celui que Logan avait acheté à Fort Worth, et son cœur se serra.
— C’est difficile à dire, estima Logan. Je n’ai vu aucune trace de lutte ou de visite indésirable, mais je ne suis pas chez moi. Tu vas devoir aller jeter un coup d’œil là-haut pour voir si tout est en ordre.
Caroline poussa un soupir de soulagement. Les choses s’arrangeaient, semblait-il. Logan ne l’ignorait plus, il lui adressait de nouveau la parole. Pour lui donner des ordres, certes, mais c’était déjà ça.
— Madame Glazier, votre mari était-il chez vous quand les jeunes gens ont décidé d’aller s’entraîner ?
— Non. Il n’était pas encore rentré.
— Alors nous allons commencer par votre témoignage, pour ne pas perdre de temps. J’aimerais que vous me racontiez les événements dans l’ordre, tels qu’ils se sont passés, avec le maximum de détails.
Ellen prit d’abord un peu de thé, le temps de rassembler ses souvenirs.
— Une tempête s’est abattue sur la ville. Nous avons dû rester enfermés trois jours de suite. La pluie est une bénédiction dans cette partie du Texas, mais elle met les enfants sur les nerfs. Aussi, lorsque la tempête a cessé, Will et Danny avaient-ils décidé de sortir les chevaux pour aller se promener dans la Prairie, mais un de leurs camarades est venu les chercher pour jouer au base-ball sur le terrain de l’école. Ils y sont allés.
— Quelle heure était-il ? demanda Logan.
— Entre 4 heures et 4 h 30.
— Will et votre fils sont partis ensemble ?
— Oui. Danny nous a dit qu’ils ne s’étaient quittés qu’après être passés devant le temple de l’église baptiste.
— Je verrai cela avec lui. Avez-vous un plan de la ville ?
— Non, mais je peux vous en dessiner un.
— Merci, oui. Il me sera utile. Dites-moi maintenant à quel moment vous vous êtes aperçue de son absence.
— Pas avant que Danny ne soit rentré à la maison, à peu près… deux heures plus tard. Will avait changé d’avis finalement et il ne les avait pas accompagnés sur le terrain de base-ball. Alors nous nous sommes mis à sa recherche tous les trois, puisque mon mari était rentré de son travail. Nous nous disions qu’il avait sûrement rencontré un autre ami, et qu’il avait changé d’idée, ce qui lui était déjà arrivé. Nous ne nous sommes vraiment inquiétés qu’à la tombée de la nuit. A 10 heures du soir, nous avons prévenu le shérif.
Elle se tut. Logan hocha la tête, les lèvres serrées, le regard dans le vide. Il réfléchissait.
— Je suis vraiment désolée, reprit Ellen en posant sa main sur celle de Caroline. Nous avons mis trop de temps à nous apercevoir qu’il s’agissait bel et bien d’une disparition. J’en suis malade, Caroline. C’est à moi que tu l’avais confié. J’en étais responsable.
— Cesse de t’accuser, Ellen. A ta place, je n’aurais pas agi autrement. J’ai toujours laissé Will aller et venir en ville comme il l’entendait. Jusqu’à présent, les enfants ne couraient aucun danger à Artesia. Combien de fois Danny et Will sont-ils rentrés en retard, tout simplement parce qu’ils n’avaient pas vu le temps passer ? Tu n’avais aucune raison de penser que les choses avaient changé.
Ellen s’essuya les yeux. Logan continua à l’interroger. Elle lui expliquait comment on avait quadrillé la ville pour effectuer les recherches quand son mari et Danny entrèrent à leur tour.
En apercevant Logan, Danny Glazier eut un choc, et s’évanouit.
***
Assis sur le siège que venait de quitter Caroline, Logan observa la scène avec une certaine satisfaction. Relevé par son père, le jeune Danny recevait les soins des deux femmes qui s’affairaient autour de lui. Pour avoir eu cette réaction, il fallait bien que ce Danny ait quelque chose à cacher. Une fois qu’il serait passé aux aveux, l’enquête pourrait démarrer sur des bases solides. Et Logan pourrait sauver son fils. Car Will était encore en vie, il en avait la certitude. Toutes les fibres de son être le lui disaient.
Ellen donna un verre d’eau à son fils, que Dan venait d’installer dans un fauteuil.
— Tu n’as rien mangé ce matin, lui reprocha-t-elle.
— Je n’ai pas faim.
— Prépare-lui tout de même un sandwich, dit Dan à sa femme. Je sais que le sort de Will te préoccupe, mon garçon, mais ce n’est pas en te rendant malade que tu nous aideras à le sauver. Tu veux le secourir, n’est-ce pas ?
— Oui, père.
— Alors tu dois manger.
— Oui, père.
— Maintenant, dit Dan, tu vas te présenter à M. Grey, qui est le père de Will.
Danny posa son verre d’eau, se leva, s’essuya la main sur sa chemise et la tendit à Logan.
— Je suis heureux de faire votre connaissance, monsieur. Je m’appelle Danny.
En lui serrant la main, Logan se demanda si les autres remarquaient que Danny ne le regardait pas dans les yeux.
— Bonjour, Danny. On m’a dit que tu étais le meilleur ami de mon fils.
— Oui, monsieur.
Ellen lui apporta un sandwich au jambon. Logan laissa à Danny le temps de le dévorer. Pour un garçon qui n’avait pas faim, il faisait preuve d’un solide appétit ! En trois bouchées il en avait déjà avalé la moitié. Il vida d’un trait le verre de lait que lui offrait sa mère.
— Quand il a vraiment faim, il doit valoir le spectacle, dit Logan.
Tous les adultes sourirent. Le garçon semblait reprendre des forces. L’interrogatoire pouvait commencer.
— Je voudrais bien savoir comment les choses se sont passées l’autre jour, quand tu es parti avec Will pour aller jouer au base-ball sur le terrain de l’école.
Danny faillit s’étouffer et déglutit avec peine.
— Oui, ça c’est sûr, monsieur Grey. On allait jouer, mais Will n’avait pas amené son gant chez nous, alors il a voulu passer par chez lui pour le prendre. J’ai été sur le terrain de l’école et on a joué sans lui, puisqu’il n’arrivait pas. Je me suis dit qu’il m’avait laissé tomber pour faire quelque chose de plus intéressant.
— Cela se comprend, fit observer Logan afin de le mettre en confiance.
— Danny, fit à son tour Caroline, est-ce que Will t’a semblé préoccupé, est-ce qu’il avait des ennuis ?
— Non. Il était content de bientôt rencontrer son papa.
— Vraiment ? demanda Logan.
Il aurait volontiers jeté à Caroline un regard accusateur, mais il s’en abstint. Elle s’y attendait, sans doute. Mieux valait la laisser dans l’incertitude.
Quand elle avait imaginé son mensonge, elle avait donc tenu son fils au courant de ses projets. A quel moment était-il convenu qu’elle dirait la vérité, que le père verrait son fils, et qu’elle le mettrait sur la piste de Whitaker ?
Il y penserait une autre fois. Pour le moment, seul importait l’interrogatoire du petit Danny qui, selon lui, n’avait pas tout dit.
— Je voudrais marcher d’ici jusqu’à l’école et jusqu’à chez vous, dit Logan en s’adressant à Dan Glazier. Voyez-vous un inconvénient à ce que Danny me serve de guide ?
— Nous sommes prêts à tout faire pour vous aider, répondit Dan en frappant de la main l’épaule de son fils. Pas vrai, Danny ?
— D’accord, répondit le garçon sans enthousiasme.
— Caroline, reprit Logan, en mon absence tu vas fouiller ta maison de fond en comble pour vérifier que rien ne manque, que rien n’a été déplacé. Vérifie tout, depuis les chemises de Will dans l’armoire jusqu’au nombre de cornichons dans leur bocal. Vois ce qu’il a pu emporter avec lui.
— Ce sera fait.
— Et nous, demanda Ellen Glazier, que pouvons-nous faire pour vous être utiles ?
— Je dois rencontrer le shérif et les personnalités qui ont organisé les recherches. Si vous pouviez organiser une réunion avec eux dans… deux heures, disons ?
— Ce sera fait.
— Merci. Tu es prêt, Danny ?
Le garçon, qui était encore assis, se leva de mauvaise grâce et sortit en traînant les pieds. Une fois dehors, il fourra les mains dans ses poches et se mit à marcher en regardant ses chaussures, dont les semelles soulevaient la poussière. Sans être un spécialiste de la psychologie des adolescents, Logan Grey savait à quoi reconnaître un jeune coupable. Il n’avait qu’à se rappeler les mots que Nana Nellie lui répétait lorsqu’il avait fait une bêtise : « Tu cherches un dollar par terre, Lucky ? Lève les pieds, et tiens-toi droit. »
Danny avait quelque chose à cacher. Mais pour le moment, il importait de distraire l’enfant de ses sombres pensées afin de lui faire baisser sa garde.
— Tu aimes donc le base-ball, Danny ? Tu joues en quelle position ?
— Receveur.
— Receveur ? C’est un poste essentiel, reprit Logan en hochant la tête d’un air admiratif. Tu dois avoir les bras solides, sans parler des nerfs.
— Je peux lancer, aussi, précisa Danny.
— Est-ce que Will en fait autant ?
— Oui, mais c’est à la batte qu’il est vraiment fort. Will est plus costaud que moi, vous comprenez, il renvoie mieux que n’importe qui au collège.
L’information emplit Logan d’une certaine fierté et le soulagea en même temps. Si Will était robuste, il n’aurait sans doute pas trop de toute sa force, en ce moment même.
Au premier carrefour, Danny fit halte.
— On va d’abord à l’école, ou à la maison ?
— D’abord au terrain de sport, il me semble, à moins que…
Il fourra lui aussi les mains dans ses poches, baissa un peu les épaules et la tête, et prit le temps de réfléchir.
— Quand j’avais ton âge, on avait une planque, avec mes potes, un coin secret, quoi. Je suppose que ça ne se fait plus, à l’heure actuelle.
D’un coup d’œil agressif, Danny Glazier lui fit savoir qu’il se sentait vexé.
— Bien sûr que si ! Avec Will, on a un fortin secret, mais pas dans ce secteur-ci.
— Tu es allé voir s’il n’y était pas, naturellement ?
— Hein ? Euh… oui.
— Tu as bien fait, approuva Logan, qui n’en croyait rien. J’aimerais pourtant y jeter un coup d’œil. Comme je suis enquêteur assermenté, aucun indice ne m’échappe, en principe. Tu savais que j’étais enquêteur ?
— Bien sûr ! Will collectionne tous les articles où il est question de vous, même dans les anciens journaux ! Vous avez vraiment traqué Burrows et sa bande jusque dans le Wyoming ?
Cette collection de coupures de presse, Logan venait de la voir dans la chambre de son fils. Que Will soit fier de lui et fasse part de sa fierté à ses amis lui faisait chaud au cœur.
— Dans le Wyoming, oui. Je les ai tous eus, jusqu’au dernier. Dans la profession, on me respecte, poursuivit-il avec complaisance, et j’aime bien mon métier. Et puis ce n’est pas pour rien qu’on m’appelle « Lucky, l’homme le plus chanceux du Texas ». De la chance, j’en ai à revendre. Je vais retrouver mon fils. Tu peux compter là-dessus. Montre-moi votre cachette, Danny. Je te garantis que je garderai le secret.
Le garçon fronça les sourcils. Il hésitait.
— Je suis un homme de parole, rappela Logan.
Il dut encore attendre avant que Danny ne finisse par se décider.
— En fait, avoua-t-il en soupirant, ce n’est pas vraiment un fortin. Juste une cabane que nous avons construite avec des planches de récupération dans une crique, au bord de la rivière, en bas. On attrape des grenouilles et des couleuvres. Si maman le savait, elle en ferait, une tête ! Elle a peur des reptiles, même des orvets !
— Les femmes ont peur de tout, affirma Logan avec d’autant plus de conviction qu’aucune n’était là pour le contredire.
Ils descendirent jusqu’au bord de la rivière en bavardant de choses et d’autres, entre hommes. En apercevant la cabane, Logan ne put s’empêcher de sourire. Il avait construit la même avec Holt et Cade, presque vingt ans plus tôt.
Danny sortit du fond de sa poche une clé et s’en servit pour ouvrir le gros cadenas.
— Le cadenas sert surtout à maintenir la porte en place, expliqua-t-il. On n’a rien de vraiment précieux.
— Mes copains et moi, nous gardions d’abord la porte fermée pour empêcher les filles d’entrer, dit Logan. Un peu plus tard, ajouta-t-il en adressant à Danny un clin d’œil complice, ce n’était pas pour les empêcher de sortir, mais presque.
Le fils des Glazier rougit comme une pivoine jusqu’au bout des oreilles, sans oser rire de cette grivoiserie.
Logan dut se baisser pour entrer. Il lui suffit d’un coup d’œil pour inventorier le contenu de l’étroit local : deux couvertures, une lampe à huile, des cannes à pêche et un sac de billes. Des billes, voilà ce qu’il lui fallait. A condition d’avoir de la place, bien sûr.
Il prit le sac de billes et sortit pour aller s’installer sur le sable, au bord de l’eau.
— On fait une partie ? Je voudrais savoir si j’ai perdu la main, expliqua-t-il en voyant Danny s’étonner.
— Je croyais que vous alliez chercher des indices ?
— J’ai tout mon temps.
Un genou sur le sol, il dessina un carré sur le sable et répandit les billes à l’écart, pour que chacun fasse son choix. Tour à tour, ils les ramassèrent. Logan prit pour tirer un calot d’agate et plaça une bille à chaque coin du carré, puis une autre, au milieu.
Danny allait tirer avec un calot vert. A côté de chacune des billes déposées par son adversaire, il en mit une en puisant dans sa propre réserve. Il était déjà dans le jeu.
— On tire pour savoir qui commence ?
— Et comment ! s’exclama Logan, qui faisait exprès de prendre les choses au sérieux.
Danny traça une ligne à trois mètres. A genoux, la main gauche appuyée au sol, Logan visa avec soin et détendit le pouce plié de sa main droite. Son calot s’arrêta bien avant la ligne. Aussitôt lancé, celui du garçon l’effleura.
— C’est à toi de jouer !
Au premier essai, Danny chassa une bille, et son calot resta à l’intérieur du carré. Au deuxième, il en chassa deux, mais le calot vert roula trop loin. Ce fut à Logan de jouer. Il se mit en position et prit son temps pour viser.
— Et maintenant, Danny, tu vas me dire ce qui s’est vraiment passé, cet après-midi-là, murmura-t-il en tirant sur ce dernier mot.
— Pardon ?
Deux billes sortirent, et l’agate resta sur place.
— Tu sais pourquoi on m’a appelé « Lucky, le chanceux » ? C’est parce que je possède un sixième sens qui m’avertit du danger. Mon sixième sens m’a mis en alerte à l’instant même où tu es entré dans la cuisine, chez ma femme.
Les yeux fixés sur le carré, Danny resta silencieux.
Logan tira encore, et chassa une bille bleue.
— Will et toi vous êtes restés ensemble, vous ne vous êtes pas séparés. Dis-moi si je me trompe, fiston ?
— On est partis chacun de nôtre côté, comme je l’ai dit, affirma Danny.
Il s’exprimait avec conviction, d’une voix persuasive, mais qui tremblait un peu.
Encore accroupi mais le torse redressé, Logan le regarda dans les yeux.
— Tu mens, alors qu’il est question de ton meilleur ami. Je me demande pourquoi. Tu as peur de le mettre en danger ?
— Je ne mens pas.
— Je suis sûr que tu as de bonnes raisons pour le faire, et je vois deux possibilités. Ou bien tu as fait une promesse que tu tiens à respecter, ou bien tu es sous le coup d’une menace.
Danny Glazier laissa tomber son calot et se redressa. Il abandonnait la partie.
— Vous êtes cinglé ! Je n’ai rien à vous dire, rien du tout !
— Assieds-toi, Danny.
— Vous n’avez pas d’ordre à me donner. Vous n’êtes pas mon père.
— C’est vrai, reconnut Logan en se dressant de toute sa taille. Je ne suis pas ton père. Je suis le père de Will, et j’ai bien l’intention de tout faire pour le ramener à la maison sain et sauf. Je n’essaie pas de te faire peur, mais tu dois bien comprendre que je suis prêt à tout… et je ne plaisante pas.
— Vous vous trompez complètement, répliqua Danny, le visage blême, le souffle court.
— Alors explique-moi.
— Vous ne savez pas ce que vous faites. Laissez Will tranquille à la fin !
— Impossible, c’est mon fils.
— Et il n’est pas à plaindre ! Si on laisse les choses comme elles sont, tout ira bien pour lui. Il l’a juré.
— Will l’a juré ?
— Non. L’homme qui…
Il se tut, pris de court, effondré d’en avoir trop dit.
— Oh non, non, gémit-il, tête basse, les deux mains croisées sur la nuque. Doux Jésus…
— Will te dirait de parler s’il était là. Alors parle, je t’écoute.
Mais Danny Glazier ne manquait pas de ressource.
— L’homme de la Grande Parade de l’Ouest. En passant par Artesia, il cherchait des champions de tir, pour son spectacle. Quand il a vu de quoi il était capable, il a embauché Will, à condition qu’il parte avec lui tout de suite, sans prévenir personne.
Le regard admiratif, Logan hocha longuement la tête.
— Tu me plais, Danny. Du diable si je te crois. Tu sais te défendre, c’est bien. Mais à présent, parlons sérieusement. Parle-moi de cet homme.
Danny lui jeta un regard désespéré, plein de larmes qu’il ne pouvait retenir. Il s’y abandonna, émouvant de détresse.
— Il m’a dit qu’il tuerait ma maman si je parlais, hoqueta-t-il entre deux sanglots. Il m’a dit comment, c’était… c’était affreux, monsieur Grey.
Logan l’aurait parié. Un enfant est prêt à tout pour éviter à sa mère la souffrance et la mort.
— Ta maman ne risque absolument rien, Danny. Je t’en donne ma parole. Qui était-ce ?
— Je ne sais pas son nom. Il n’est pas d’ici, monsieur Grey. Mais j’ai quand même peur, pour maman, parce qu’il a l’habitude. Il a dit qu’il avait tué Suzanne Whitaker en la poussant dans l’escalier, qu’il était trop malin pour se faire attraper et que si je ne la fermais pas il tuerait maman, de la même façon.
— Dis-moi comment les choses se sont passées, exactement.
Danny s’essuya les joues du revers des deux mains.
— Maman…
— Il ne s’approchera jamais d’elle. Regarde-moi bien dans les yeux. Cet homme est mort. En enlevant mon fils, il s’est condamné à mort. Condamné à mort, tu m’entends ?
Comme soutenu et fortifié par le regard de Logan, Danny reprit espoir.
— Il ne reviendra jamais à Artesia ?
— Jamais.
— Parce que s’il revenait, papa voudrait le faire arrêter, le juger au tribunal, et l’envoyer en prison, parce que papa, lui, il est du genre à respecter la loi. Moi par contre, j’ai vu ses yeux, comme je vois les vôtres en ce moment. Tant que cet homme ne sera pas mort, je ne serai plus jamais tranquille.
— Moi aussi je respecte la loi, Danny. Mais une grande partie du Texas n’est pas encore civilisée. Dans ces régions-là, les enquêteurs assermentés, comme moi, peuvent prononcer les sentences, et les exécuter.
— Avec Will, on a lu les journaux. Vous en avez quelquefois ramené pour les mettre en prison.
Malgré son impatience, Logan sut se maîtriser. Ce garçon ne parlerait librement que s’il était pleinement rassuré.
— Pas cette fois-ci. Il a commis un assassinat et un enlèvement. N’importe quel tribunal le condamnerait à mort. Je vais m’occuper de lui.
Danny se remit à respirer normalement. Il s’essuya encore une fois les yeux et entama son récit.
— On ne s’est pas quittés, l’autre jour. J’ai accompagné Will chez lui. Quand on est arrivés, il y avait dans la salle à manger un homme qui venait certainement de loin, et buvait le whisky de Ben, une bonne marque. Il nous a regardés tous les deux, et il a demandé lequel s’appelait Will, le petit-fils de Whitaker.
Il secoua la tête en signe de regret, avant d’aller plus loin.
— Depuis ce jour-là, je me dis souvent que j’aurais dû répondre à sa place, il aurait pu hésiter ou s’énerver, on aurait pu se sauver peut-être. Mais au début, on a cru que Ben venait de rentrer avec un de ses amis, et qu’il lui avait offert à boire.
— Ce qui était tout à fait vraisemblable en effet, commenta Logan pour encourager le narrateur et lui permettre de reprendre sa respiration.
— Will s’est mis en avant et il a dit : « C’est moi. » Alors cet homme s’est levé pour s’approcher mais, au lieu de lui serrer la main, il lui a mis le canon de son revolver sur la tempe. Il s’est tourné vers moi et m’a demandé mon nom… Et moi, comme un imbécile, je le lui ai donné. Alors il m’a dit : « On va se mettre d’accord, Danny Glazier. Ben Whitaker refuse de m’aider. Will va venir le voir avec moi. Je compte sur lui pour que le vieux devienne raisonnable. »
Danny baissa les yeux et envoya d’un coup de pied son calot vert rouler au loin.
— Alors Will a fait sa tête de mulet…
— Sa tête de mulet ?
— Will est têtu, monsieur. Vraiment têtu. Ben dit souvent qu’il faut le traiter comme un mulet rétif qu’on veut faire entrer au corral. Ne pas lui prendre la bride ni le pousser, mais entrouvrir la barrière. Alors il fonce, et on n’a plus qu’à fermer derrière lui.
L’estomac douloureusement crispé, Logan s’attendait au pire.
— Alors, qu’est-ce qu’il a fait ?
— Will l’a attaqué, il s’est battu, mais l’autre a eu vite fait de l’assommer, et Will est tombé par terre.
Cette crapule allait payer cher son crime !
Danny avait de nouveau les larmes aux yeux, mais il les essuya vaillamment.
— Je ne savais pas quoi faire, monsieur. Sur le moment, j’ai cru que Will était mort. J’ai failli faire dans ma culotte. Le bandit jurait, il allait lui donner un coup de pied, alors je me suis mis entre les deux et j’ai reçu le coup à sa place. Au moins, ça, je l’ai fait.
Il laisserait son corps aux coyotes !
— Il était fou de rage, complètement fou, poursuivit Danny, dont le débit s’accélérait au fur et à mesure qu’il se libérait. Il m’a donné dix secondes pour aller chercher de l’eau, il l’a jetée sur la figure de Will qui s’est aussitôt réveillé. Il l’a remis debout et il lui a crié dessus en lui disant que s’il recommençait il reviendrait après l’avoir livré aux autres pour faire à la maman de Will ce qu’il avait fait à Suzanne. C’est à ce moment-là qu’il s’est vanté d’avoir poussé Suzanne dans l’escalier. Il a raconté comme elle était toute cassée, les yeux ouverts. On aurait cru entendre le diable en personne. Alors il m’a regardé et il m’a promis de… de tu… de tuer ma mère à moi, si je disais un seul mot sur lui.
A bout de souffle, il se tut.
— Est-ce qu’il a dit son nom ?
— Non, monsieur.
— Tu vas me le décrire aussi bien que tu peux.
Danny s’essuya les lèvres du revers de la main, en fronçant les sourcils. Il rassemblait ses souvenirs.
— Voilà. Il est grand, mais pas autant que vous. Comme mon père, à peu près. Les cheveux châtains, les yeux bruns, une moustache. Il n’a pas l’air d’un bandit. S’il était en costume, il pourrait passer pour n’importe qui.
— Rien de particulier ? Réfléchis bien. Pas de cicatrice au visage ?
— Non, monsieur. Rien de particulier.
Logan devrait donc se contenter de cette description vague. L’identification aurait été trop facile, autrement.
— Bien. Il a donc dit qu’il avait besoin de Will pour convaincre Ben Whitaker de l’aider. Est-ce qu’il a parlé du canyon du Fantôme noir ?
— Le canyon du Fantôme noir ? répéta Danny, que cette expression surprenait. Non, pas du tout.
— Raconte-moi la suite.
— Il nous a demandé ce que nous étions censés faire tous les deux. Will lui a dit que toute une équipe de base-ball nous attendait, et que nos copains allaient sûrement venir nous chercher en ne nous voyant pas. Alors l’homme m’a dit de filer et de ne rien dire à personne si je ne voulais pas qu’il arrive malheur à ma mère. Je me souviens de ses paroles, parce qu’il m’a fait peur. « Un bon fils fait tout pour sa mère, mon garçon. Un malfaisant a menacé la mienne d’un couteau, je l’ai retrouvé, et je l’ai écorché vif, avec ma lame que voilà. » Il l’a un peu tirée du fourreau, et je crois bien que j’ai vu du sang…
Logan retint sa respiration, sans que Danny s’en aperçoive.
— Il avait l’air si méchant que je l’ai cru, monsieur Grey. En y repensant, je me suis dit qu’il aurait mieux fait de se taire, puisqu’il venait de menacer la mienne. Mais sur le coup, je n’avais pas le temps de réfléchir.
— Deuce Plunkett, murmura Logan.
Il possédait toutes les pièces du puzzle, à présent. Elles s’assemblaient parfaitement. La lettre adressée par Fanny Plunkett à Ben Whitaker était à l’origine de toute l’affaire. Que Deuce, l’un de ses fils, vienne enlever Will pour faire parler Ben, éclairait l’ensemble. Ace et Deuce Plunkett, les jumeaux, étaient réputés pour leur férocité. L’anecdote de l’agresseur écorché quelques années plus tôt était célèbre dans tout le Texas.
— Vous le connaissez ? demanda Danny, qui faisait les yeux ronds.
— Je le connais. Grâce à toi, je vais pouvoir poursuivre le bandit, d’autant mieux que je sais où il va.
— Alors vous allez sauver Will. Et je n’aurai plus rien à craindre pour maman ?
— Exactement.
Danny poussa un long soupir de soulagement.
— Tant mieux, dit-il. C’est vraiment une bonne nouvelle. Sauf que…
— Quoi ?
— Ce que je viens de vous dire, vous n’allez pas le garder pour vous ?
— Non, bien sûr. Tu penses à tes parents ?
— Ils n’aiment pas le mensonge. Cette fois, c’est pire encore. Papa m’a déjà tanné les fesses pour presque rien. Je ne vais pas m’asseoir pendant huit jours.
— Eh bien, dit Logan en se frottant la nuque, je n’ai guère d’expérience dans le rôle de père, mais quand le tien saura pour quelle raison tu n’as rien dit, il me semble qu’il devrait te pardonner. C’est ce que je ferais, à sa place.
— Vrai ? Ce serait bien que vous le disiez à papa !
Logan lui posa un bras sur les épaules.
— Tu peux compter sur moi, dit-il en le secouant affectueusement. On rentre à la maison ?
— On pourrait finir la partie, suggéra Danny.
La proposition semblait séduisante.
— Il n’y a pas d’autre train vers l’Ouest, à cette heure-ci ?
— Pas avant demain.
— Alors puisque je ne peux rien faire d’utile, autant me distraire. Dans l’action, c’est l’attente qui est insupportable. Et puis, poursuivit-il en regardant les billes éparses sur le sol, ce calot bleu, j’aimerais bien le gagner.
— Essayez toujours ! lança Danny Glazier en guise de défi.
Ils se remirent à jouer. Ce garçon méritait bien un moment de détente, après l’épreuve qu’il venait de subir en vivant pendant des jours dans l’angoisse. De plus, le jeu ne déplaisait pas à Logan, et la conversation de son adversaire lui permettait de mieux connaître son fils. Par exemple, Caroline ignorait sans doute que Will était champion dans l’art de cracher des graines de pastèque à longue distance, et qu’il avait embrassé Jo-Ellen Knautz derrière la grange de ses parents, le soir de Noël.
A la troisième manche, Danny remporta la victoire.
— Si vous voulez, proposa-t-il généreusement, on recommence. Vous aurez peut-être plus de chance, cette fois-ci.
Logan aurait volontiers accepté l’offre, d’autant que le calot bleu lui faisait vraiment envie, mais il venait de remarquer du coin de l’œil la présence, un peu plus haut, de Caroline. Elle avait les mains sur les hanches, et son regard laissait présager la tempête.
— Vaut mieux rentrer, murmura Danny. La dernière fois que j’ai vu Mme Grey sur la hauteur et dans cet état-là, Will n’en menait pas large. Ramenez-le, monsieur. C’est mon meilleur ami.
— Tu le reverras, Danny, je te le promets. Il reviendra chez lui.
***
Chaque fois que Plunkett lui tournait le dos, Will Grey ne quittait pas des yeux la poignée de sa longue lame, au-dessus du fourreau. Serait-il assez vif et adroit pour la lui enlever, assez hardi pour frapper ? Après plusieurs jours passés seul avec lui, il en avait moins peur. Et sa fureur et son désir de vengeance ne faisaient qu’augmenter.
Deuce Plunkett méritait l’enfer. Il avait tué l’adorable Suzanne. Il avait conduit Ben à la folie. Et maintenant sa mère avait sans doute appris son enlèvement ! Elle devait être au désespoir, elle allait mourir de chagrin. Tout cela par la faute de Deuce Plunkett.
S’il avait la force de le tuer, il n’en éprouverait aucun remords. Depuis qu’on avait fait halte, une heure plus tôt, il guettait l’occasion. Assis sur un sac de selle et des couvertures, Plunkett le surveillait, sans rien faire.
Comment s’en débarrasser ? Combien de jours faudrait-il encore pour atteindre le canyon du Fantôme noir ? Dans cette vallée, les criminels étaient sans doute trop nombreux pour qu’un garçon seul puisse les vaincre.
Pour reprendre courage, Will avait bien essayé d’imaginer la vie dans le Canyon sous un jour moins effrayant que le prétendait la légende. Personne ne savait vraiment comment on y vivait. Mauvaises ou bonnes, les réputations sont souvent usurpées. Les hors-la-loi y prenaient peut-être des vacances, pour se reposer de leurs crimes ? Dans la vie active, il est rare que les professionnels ramènent du travail à la maison.
L’espoir fait vivre ! Mais Will savait que c’était un peu comme attendre de la neige en plein juillet !
Il n’avait qu’une envie : retrouver sa mère, ses amis, sa maison ! Ils avaient quitté la ville en chariot, Plunkett menant les chevaux, Will ligoté dans une malle, endormi par un liquide amer qu’il avait été contraint de boire. Pendant un jour ou deux, il avait vécu la plupart du temps dans une demi-inconscience. Il se souvenait du roulement monotone d’un train. Mais il n’avait vraiment retrouvé ses esprits que dans l’écurie d’un loueur de chevaux, dans la lointaine banlieue de Van Horn, aux portes du désert. Les mains entravées par une corde fixée à la selle, sous la menace d’une arme, il était sorti de la ville sans pouvoir alerter personne, et Plunkett ne l’avait détaché que le lendemain.
Durant le jour, on ne faisait halte que pour reposer les chevaux. La veille, vers midi, des montagnes étaient apparues, au loin, vers le nord… le Canyon… Ses craintes se réalisaient. Il devait s’échapper, coûte que coûte. A la moindre occasion, il passerait à l’attaque. Il ne devait pas hésiter à tuer, s’il le fallait.
Ce ne serait pas un assassinat, mais une exécution. Personne ne pourrait prétendre le contraire. S’il y parvenait, il serait le digne fils de son père.
— Qu’est-ce que tu mijotes, gamin ? grommela Plunkett. Tu as quelque chose dans les yeux qui ne me plaît pas.
— Je ne pense à rien, chef, répondit timidement Will en se hâtant de regarder le sol.
Il avait adopté cette attitude et ce ton dès le premier jour passé dans le désert. Son ravisseur ne se méfierait pas de lui s’il pensait avoir affaire à un enfant peureux et soumis.
— Tu ne te fais pas de drôles idées, j’espère ? Les drôles d’idées, ça attire de drôles d’ennuis. Si tu te sauvais dans ce désert, tu n’irais pas loin. Pas d’endroit où se cacher, pas d’eau à boire si on ne sait pas où en trouver. Tu as allumé le feu ? Alors fais-moi à manger, et tu auras ta part. Une boîte de haricots avec du porc fumé, et de la pêche confite. Le pain, je le couperai moi-même !
Il rit tout seul de cette plaisanterie, qu’il répétait à chaque étape.
Tout en s’affairant autour du feu, Will cherchait des objets qui pouvaient devenir des armes. Une pierre coupante, un bâton solide et pointu. Sous une roche, un scorpion venait de chercher refuge. Comment convaincre Plunkett de la soulever, cette roche ?
Dans une situation semblable, comment Lucky Logan Grey s’y prendrait-il ?
Cette question, Will se la posait en toute occasion, parce qu’il connaissait bien les exploits de ce père qu’il n’avait jamais vu. Sa collection de coupures de journaux faisait sa fierté. Certains épisodes auraient pu inspirer un romancier, tant ils étaient extraordinaires. Will Grey détestait parfois son père. Mais il rêvait souvent de le connaître.
Sa mère n’appréciait pas son enthousiasme, et se renfrognait chaque fois que le nom de Lucky Logan était prononcé en sa présence. Mais elle ne critiquait pas la curiosité de son fils.
Will sursauta. Un caillou de bonne taille venait de lui frapper l’épaule.
— Dépêche-toi, gamin, j’ai faim, grommela Plunkett.
— Oui, chef. Je fais de mon mieux, chef.
— Tu as tout intérêt à ne pas me faire attendre.
En lui jetant un coup d’œil, Will s’aperçut que son ravisseur avait sorti d’une sacoche une bouteille de whisky et en prenait une bonne rasade. S’il en buvait jusqu’à plus soif, il s’endormirait, peut-être. Quelle chance ce serait ! Mais il en faut, du courage, ou plutôt de la lâcheté, pour tuer un homme qui dort !
Ce soir en tout cas, Plunkett n’avait pas envie de dormir, mais de parler.
— Il me dégoûte, ce sacré désert. En janvier j’ai cru y laisser ma peau, avec ce vent du diable ! A l’aller, comme au retour. Tout ce voyage, ça m’a démoli le moral. C’est sa faute, à cette vieille chipie qui m’a tenu tête, à son âge ! Elle aurait dû comprendre…
Il parlait de Suzanne, bien sûr. Les haricots étaient bien chauds, dans leur sauce. Mais Will les remuait encore, pour laisser à Plunkett le temps de boire. Il le vit avec satisfaction porter de nouveau la bouteille à ses lèvres.
— J’aurais pas dû la pousser, reprit l’assassin. Au moment où je l’ai vue toute cassée par terre, avec ses yeux blancs, j’ai su que maman ne serait pas contente. Sacrée garce ! Si elle m’avait donné ce que je voulais, elle courrait encore, la Terreur, et on ne serait pas là tous les deux, mon gamin, tout seuls au milieu de rien du tout.
Will avait la nausée, en même temps que l’envie de tuer. Il se souvenait avec horreur du jour où, en rentrant de l’école, il avait le premier découvert le corps de la pauvre Suzanne. Plunkett allait-il se taire, à la fin ? Non, il ressassait encore ses anciens souvenirs.
— « Suzy la Terreur », c’est comme ça qu’on l’appelait, dans le Canyon. On se souviendra d’elle longtemps. Même rangée, une pareille tireuse ne perd pas la main. Il aurait fallu que je sois fou, pour la laisser prendre son vieux pistolet, et je ne suis pas fou, Bon Dieu ! Je ne pensais pas que maman m’en voudrait tant quand je lui ai tout raconté.
Il but encore à la bouteille, longuement.
— Je m’étais trompé. Elle m’en veut à mort.
Will se prit à espérer. Le regard de Plunkett devenait vitreux. S’il continuait à boire, il finirait par s’écrouler.
— Je ne l’ai pas poussée pour la tuer. Je voulais juste me défendre, quoi. Qu’une vieille femme ait encore tant de force, ça me dépasse.
Will en eut les larmes aux yeux. De la force, Suzanne n’en avait pas que pour se battre. Elle lui avait toujours montré le droit chemin, comme maman, et il s’était sans cesse appuyé sur elle, au cours de son enfance. Il lui devait tant ! Jusqu’au jour de sa propre mort, il ne cesserait pas de la regretter.
— Tout ça, c’est la faute de cet abruti de Shotgun Reese, poursuivait Deuce Plunkett. Il a trahi sa famille. Il a volé ce qui revenait de droit à maman. J’espère bien qu’il rôtit en enfer, à l’heure qu’il est.
Il but encore une gorgée.
— Dis donc, reprit-il, tu en mets du temps !
— Encore deux minutes, chef, ça manque de bois par ici, je n’ai qu’un petit feu.
Plunkett se contenta de grommeler. Le mécontentement de sa mère lui tenait à cœur, semblait-il.
— Il n’empêche que ce plan, je l’ai trouvé, c’est le principal ! Elle le portait sur elle, la Terreur, avec deux ou trois lettres. J’ai dû fouiller ses jupons et ses godasses, mais en fin de compte j’ai réussi. C’est quelque chose, quand même ! Mais une femme de cet âge-là avec des dessous de soie, des fanfreluches, c’est honteux, si tu veux mon avis !
Plunkett pianotait la paroi de sa bouteille presque vide. Il ne fallait surtout pas qu’il la repose. Déterminé à le faire parler, Will se hâta de relancer la conversation.
— Comment avez-vous su que le plan se trouvait avec les lettres ?
— Parce que je suis malin, voilà pourquoi ! répondit l’assassin, soudain ragaillardi. J’ai reconnu l’écriture de Shotgun, alors j’ai su que j’étais tombé sur un bon filon, c’est le cas de le dire. Je me suis dit que le plan devait se trouver dans une de ses dernières lettres, et j’avais raison. Celle de novembre, c’était de l’or en barre !
— Qu’est-ce qu’elle racontait, cette lettre ?
Soudain sur ses gardes, Plunkett se redressa, l’air mauvais.
— Tu comptes sur moi pour te le dire, gamin ?
— C’était juste pour parler, dit Will en haussant les épaules, pour passer le temps.
Plunkett émit un grognement et resta un moment tranquille. Will avait abandonné tout espoir d’en savoir davantage quand les mots se mirent à se bousculer sur les lèvres du bandit.
— Shotgun écrivait à Suzanne qu’il était mourant. Il lui envoyait avec sa lettre son testament, qui la faisait hériter de tous ses biens. Il lui disait qu’elle était le seul amour de sa vie. Tu vois d’ici la tête de maman, qui l’a supporté pendant des années. Mais elle a retrouvé le sourire quand elle a vu le plan d’accès au trésor.
— Le trésor de Geronimo, murmura Will.
— Ou bien un autre, si ça se trouve. Sur le coup, j’ai pensé qu’après ça maman serait plutôt contente que j’aie tué Suzy la Terreur. Elle aurait même dû me féliciter, parce qu’une femme n’aime pas que son mari ait une autre qu’elle en tête, depuis toujours en plus. J’avais tort, encore un coup !
— Votre mère aimait bien Suzanne ?
— Bien sûr que non ! Mais la carte est codée.
— Codée ? C’est-à-dire ?
— Du diable si j’y comprends quelque chose !
Il se tut encore, et Will crut qu’il en avait fini. Mais il se trompait.
— Le code, c’est des choses que Shotgun savait, et que Suzanne savait aussi. Maintenant qu’ils sont morts tous les deux… C’est pour ça que j’ai dû venir te chercher, gamin. Maman a besoin que Ben lui explique, parce que lui aussi connaît le code, bien sûr. Mais après ce qui est arrivé à sa femme, il ne veut rien entendre. Alors j’ai refait le voyage. Tu es pris en otage, mon garçon. Ben ne voudra pas qu’on te fasse du mal. Alors il va déchiffrer le code. Et maman, mon frère et moi, nous serons riches ! A nous les tas d’or ! Et maintenant, trêve de parlotte. Donne-moi mon dîner, j’ai assez bu.
— Oui, chef.
Will versa le porc fumé et les haricots dans l’écuelle métallique, en se brûlant les doigts. A défaut de poignard ou de colt, il se servirait du plat comme arme. Mais comment ? Jamais il n’aurait le courage de s’approcher si près de l’ennemi !
Le cœur au bord des lèvres, il s’avança. Surtout, il ne devait pas trembler. Il était tout près du bandit à présent. A cette distance, Lucky Logan Grey n’hésiterait pas. Oui, mais Lucky était l’homme le plus chanceux du Texas. En même temps, n’était-il pas le fils de Lucky Logan ?
Deuce Plunkett tendit la main pour saisir la gamelle. Dans un sursaut, Will lui appliqua le plat brûlant sur le visage, bien à plat, en poussant un grand cri.
Plunkett hurla de rage et de douleur. De la main gauche, Will effleura le pistolet mais, rapide comme l’éclair, l’assassin le fit jaillir de son étui, le prit par le canon et frappa.
— Bon Dieu, je vais te tuer, je vais te tuer, bafouilla-t-il, écumant de rage.
Il frappa encore. Will roula sur le sol, se releva dans le même mouvement et repartit à l’assaut, avec l’audace du désespoir, frappant des poings, des pieds, prêt à mordre. Mais le bandit était plus grand, plus fort, et plus expérimenté que lui. Il lui suffit d’un coup de coude à la tempe pour se défaire de son jeune agresseur.
Pendant que Will, à demi assommé, gisait sur le sol, le bandit se releva, pestant et jurant, en débarrassant tant bien que mal son visage des haricots et de leur jus brûlant, auquel se mêlait du sang.
Il avait au moins réussi à le faire saigner du nez, se dit Will.
Le bandit se tourna alors vers lui, son arme braqué sur sa poitrine. Will ne voyait plus que l’âme du canon, ronde et noire. Non, il n’aurait pas peur. Il ne mouillerait pas son pantalon.
Plunkett arma le percuteur. Will ferma les yeux, les bras en croix, les deux mains crispées sur le sol.
Sa vie ne tenait plus qu’à un grain de sable.