Chapitre 13
— Will ! Oh, Will !
S’arrachant aux bras de Logan, Caroline s’élança
vers son fils en criant sa joie.
Logan retint son souffle. Il sentait toujours le
canon du fusil sur son dos. Lorsque Will détourna l’arme pour
prendre sa mère dans ses bras, il laissa échapper un soupir de
soulagement. Caroline riait, pleurait, criait, dans un délire de
bonheur.
— Maman !
A la fois heureux, lui aussi, et un peu
embarrassé, Will observait Logan, par-dessus l’épaule de sa mère.
Un bras autour de sa taille, il ne se défaisait pas de son
arme.
Sage précaution, songea Logan, qui se réjouissait
de constater chez son fils une prudence que l’on acquiert parfois
au prix de pénibles mécomptes. Will était presque aussi grand que
lui. Mince et dégingandé, il était toutefois doté de larges
épaules. En s’étoffant, il aurait fière allure. Logan analysa son
visage. Il avait l’impression de se voir à son âge, leur
ressemblance était frappante.
La colère que Will venait de manifester ne
quittait toutefois pas son regard. Il hésitait à reconnaître son
père, après l’avoir surpris en galante attitude.
Tandis que Caroline s’abandonnait à un bavardage
incessant, qui témoignait de la violence de ses émotions, Will le
fixait, l’air furibond.
— Mon chéri, j’avais si peur pour toi !
Tu vas bien ? Tu ne souffres pas ? Il ne t’a pas fait
mal ? Oh mon petit, je suis tellement heureuse !
— Moi aussi, je vais bien. Formidablement
bien ! Oh Will !
Elle fit deux pas en arrière pour pouvoir
l’observer de la tête aux pieds, fondit en larmes et s’affaissa sur
elle-même, emportée par un excès d’émotion.
— Caroline ! s’écria Logan en s’avançant
pour la retenir.
— Arrière ! s’exclama Will en
s’interposant. Qu’est-ce que vous lui avez fait, pour la mettre
dans un état pareil ?
Logan s’arrêta net. Comment reprendre en mains la
situation ? En revendiquant d’ores et déjà son autorité de
chef de famille ? En battant en retraite pour laisser au
garçon le temps de remettre de l’ordre dans ses idées ?
Caroline lui évita de chercher la bonne réponse en
reprenant ses esprits, le temps de calmer le jeu.
— Sois gentil avec lui, William. Laissez-moi
tranquille une minute. J’ai besoin de me calmer.
— Mais je ne t’avais jamais vu pleurer !
protesta son fils. Elle ne pleure jamais ! répéta-t-il à
l’intention de Logan, en lui jetant un coup d’œil accusateur.
— Ton enlèvement l’a rendue malade
d’angoisse, expliqua Logan. Et le voyage l’a épuisée. Elle n’a plus
tout à fait sa tête pour le moment, mais quand elle aura vidé
toutes les larmes de son corps, elle sera plus vaillante et plus
sûre d’elle que jamais.
— Moi je n’aime pas ça, grommela Will en se
frottant la nuque, le regard allant sans cesse de son père à sa
mère, et de sa mère à son père.
— Je ne dis pas que ça me plaise à moi non
plus, dit Logan. Parmi les choses qui me dérangent dans ce vaste
monde, les pleurs d’une femme tiennent une bonne place. Est-ce que
tu as faim ? demanda-t-il après un bref silence. Le ragoût de
lapin n’est pas tout à fait cuit, mais en attendant j’ai de quoi
calmer une petite fringale.
Will ne répondit pas tout de suite. Il était
visiblement partagé entre deux tentations. Celle de faire le fier
en refusant une offre généreuse, et celle de
se nourrir convenablement après deux jours d’errance dans le
désert.
— Je mangerais bien un peu, finit-il par
avouer.
Logan alla prendre dans les réserves une boîte de
pêches séchées et la montra de loin à Will, qui opina. Logan lui
lança d’abord l’ouvre-boîtes, puis les fruits.
— J’imagine que vous êtes Logan Grey ?
dit l’affamé, les yeux fixés sur le fer-blanc qu’il
découpait.
— C’est bien moi.
Will n’en dit pas davantage. Il concentrait son
attention sur les pêches, qu’il fit totalement disparaître en une
minute.
Un peu rasséréné, il risqua un sourire. Logan
sortit une autre boîte.
— Les haricots, tu les préfères froids ou
chauds ?
— Froids, dit Will. C’est plus rapide.
Avant de se déclarer rassasié, William Grey
ingurgita une autre boîte de haricots, une pomme et deux tranches
de bœuf fumé. Fasciné par le spectacle, Logan attendit que son fils
fasse passer ce qu’il venait d’ingérer en vidant toute une gourde
d’eau fraîche.
— Il faut croire que Plunkett ne te donnait
rien à manger, suggéra-t-il à la fin.
Will blêmit tout à coup.
— Vous en avez entendu parler ?
— Quand je l’ai vu, il avait une belle
brûlure de l’œil au menton. Je suppose que tu y es pour quelque
chose ?
— Vous l’avez vu ? s’étonna le
garçon qui s’agitait en cherchant des yeux le fusil que Logan
venait de ranger dans un sac de selle. Il est tout près
d’ici ? Il faut se cacher, vite. Il me fait peur, il
est…
— Il est mort, compléta Logan.
Will redressa soudain la tête, en faisant des yeux
ronds.
— Quoi ?
— Nos chemins se sont croisés, ce matin. Je
l’ai abattu. Deuce Plunkett ne te fera plus de mal, ni à toi ni à
personne.
D’un coup, Will ne fut plus le même. Délivré de
son angoisse, il recula d’un pas, si
lourdement que Logan craignit qu’il ne s’évanouisse, comme sa mère.
Mais il finit par s’asseoir les mains sur les genoux, pour prendre
le temps d’assimiler l’information.
— Alors vous l’avez tué.
— Je l’ai tué.
— Au pistolet ?
— D’une seule balle.
Will hocha la tête. Il ne semblait pas se faire à
cette idée.
— Moi, murmura-t-il, je lui ai collé une
gamelle de haricots sur la figure.
— Tu as bien choisi ton arme, et ta cible. Il
était bien atteint.
— Il était tellement en colère qu’il m’a mis
le canon du pistolet sous le nez. Au moment où il allait tirer,
j’ai jeté du sable dedans, et l’arme s’est enrayée. Il avait reçu
du sable dans les yeux, j’en ai donc profité pour filer avec mon
cheval et son fusil. Mais hier, le cheval s’est sauvé.
— Bien joué. Je suis fier de toi, mon
fils.
Will sursauta. Un tel mécontentement apparut dans
son regard que Logan se trouva contraint de revenir sur le
terme.
— Il est peut-être un peu tôt pour que tu
m’autorises à t’appeler ainsi ?
Le garçon haussa les épaules et jeta un coup d’œil
à sa mère, comme pour l’appeler à l’aide. Mais après avoir pleuré
toutes les larmes de son corps, Caroline semblait s’être réfugiée
dans le sommeil. Elle dormait profondément. Logan lui jeta lui
aussi un regard de reproche. Elle ne lui serait pas utile, à lui
non plus. On aurait pu croire qu’elle prenait un malin plaisir à
s’abstraire de la conversation, pour donner aux hommes de la
famille le temps de faire connaissance.
— Je ne voudrais pas passer pour un ingrat ou
pour quelqu’un de grossier, dit Will après un moment de silence.
C’est que… eh bien… C’est tellement surprenant, vous comprenez. Je
n’ai mangé que des baies depuis deux jours, je sens une odeur de
lapin, je m’approche et je vois maman, que je
ne pensais pas voir, et puis vous, avec vos mains sur ses… Mais
autant ne pas en parler, pas vrai ?
— D’accord ! Tout à fait
d’accord !
— Et puis vous me dites que Plunkett est
mort. Je ne sais plus où j’en suis, moi, je ne sais plus quel rôle
je joue, dans toute cette affaire. C’est comme l’année dernière,
quand maman a voulu que j’aille faire du théâtre amateur, avec les
autres. Une fois déguisé, je ne savais plus qui j’étais.
— Je crois que Caroline aime bien la troupe
d’Artesia, ironisa Logan. Elle avait emprunté des costumes de scène
pour que je passe inaperçu. Pantalon rose et veste rouge, tu vois
le tableau !
Il simula un tremblement nerveux, ce qui eut le
mérite de faire sourire William Grey, et de le pousser à
renchérir.
— C’est comme moi, dit-il. Elle a voulu que
je prenne la place d’une fille, dans la chorale. Il faut dire que
je n’avais pas encore ma voix d’homme, comme maintenant. Pour
qu’elle y renonce, j’ai dû la menacer de quitter la maison et de ne
plus jamais revenir.
— Tu as bien fait.
Il y eut un court silence. Will gonfla les joues
et laissa échapper un long soupir.
— J’ai mille questions à poser, mais je ne
sais pas par où commencer. J’aurais bien des choses à dire, mais
j’ai été tellement surpris…
Logan songea qu’il n’avait pas revu sa mère depuis
le départ de Caroline à Fort Worth, et qu’elle aurait bien des
choses à lui raconter pour qu’il comprenne comment, en si peu de
jours, elle avait abandonné des griefs accumulés depuis quinze ans.
Nul doute qu’il ait été surpris, en effet, de les trouver dans les
bras l’un de l’autre, en un lieu aussi improbable.
— De mon point de vue aussi, tout se passe
comme dans un rêve, dit-il sur le ton de la confidence. Ta mère te
le dira, j’étais marié et père sans le savoir. Quand je l’ai
appris, je n’ai pas cessé de penser à notre rencontre. J’en avais
un peu peur à vrai dire, mais je n’aurais
jamais imaginé que tu commencerais par me tenir au bout d’un
fusil.
— Vous aviez les mains sur ses…
— Tu as toi-même dit qu’on n’en parlait
plus ! Ce qui me semble extraordinaire, poursuivit-il sans
reprendre son souffle, c’est notre ressemblance.
— Pas tellement. Je suis tout
maigre !
— Tu as plus de chair sur les os que je n’en
avais à ton âge. Quand Caroline a montré ta photo à des amis qui ne
m’ont pas perdu de vue depuis plus de vingt ans, ils m’ont reconnu,
trait pour trait. Quand je te regarde, là, maintenant, j’ai
l’impression de me revoir, ça me fait tout drôle. Ce n’est pas
désagréable, mais vraiment surprenant, comme tu disais tout à
l’heure.
Ils hochèrent ensemble la tête, à la manière des
vieux sages qui tombent d’accord sur un principe incontournable.
Après une bonne minute de silence, ce fut Will qui reprit la
parole.
— J’ai grandi sans père, pendant toutes ces
années. Je me demande si je vais arriver à me faire à l’idée d’en
avoir un, maintenant.
— Je vois ce que tu veux dire. De mon côté,
je suis tout disposé à te considérer comme mon fils, puisque tu
l’es, de toute façon. A condition que ça ne te dérange pas, bien
sûr.
Will haussa les épaules. Fourra les mains dans ses
poches. Remua les pieds. Logan comprit qu’un dérivatif
s’imposait.
— Ta mère m’a dit que tu aimes le
base-ball.
— C’est vrai.
— Tu joues simplement en amateur, ou tu as
pris ta licence à la Ligue du Texas ?
— La Ligue, je l’adore. Ben m’a confié la
collecte des résultats du comté pour les publier dans le
Standard d’Artesia. J’ai eu la chance
d’aller voir jouer l’équipe des Lions de Fort Worth, il y a deux ou
trois ans. Ben et Suzanne m’y ont emmené, parce que j’avais eu des
bonnes notes à l’école.
— Alors, qu’est-ce que tu en as
pensé ?
— J’ai un copain qui voudrait me faire placer
de l’argent dans leur équipe.
Will ouvrit des yeux ronds. Il était
impressionné.
— Dans l’équipe des Lions ? Oh dites
donc ! Vous allez acheter des actions ?
— J’y pense. Mais ils ont des problèmes avec
la Ligue, en ce moment. Il faudrait remettre de l’ordre
là-dedans.
Le base-ball donna au père et au fils l’occasion
de tomber d’accord sur des réformes nécessaires, et ils firent
assaut d’érudition sur l’évolution des équipes et la carrière des
joueurs les mieux connus. Logan se félicita de les connaître assez
bien pour en parler avec son fils sans risquer le ridicule,
d’autant que Will, passionné de base-ball, rêvait de devenir joueur
professionnel.
Ni l’un ni l’autre ne s’était aperçu que Caroline,
bien réveillée, les écoutait depuis un certain temps, sagement
assise sur une couverture. Elle souriait avec indulgence.
***
Plus tard dans la journée, après que l’on eut fait
honneur au second lapin et résumé à l’intention de Will l’essentiel
des événements qui s’étaient produits depuis qu’il avait accompagné
sa mère à la gare, le jour de son départ à Fort Worth, Logan quitta
le campement pour aller faire une tournée d’inspection dans les
environs.
Heureuse de se retrouver pour la première fois
seule avec son fils, Caroline comptait bien en profiter pour
recueillir les impressions du jeune garçon. Que pensait-il à
présent de ce père, auquel elle ne pensait qu’avec amertume avant
de le connaître vraiment et qui venait de faire sa
conquête ?
Mais elle ne voulait surtout pas le brusquer. Du
bout d’un bâton, elle dessina un quadrillage sur le sol
poussiéreux.
— Tu viens jouer ?
Malgré la fatigue, Will vint s’asseoir de bonne
grâce en face d’elle et traça une croix au coin supérieur droit de
la grille. Elle aurait bien voulu lui passer
la main dans les cheveux pour les ébouriffer, mais il lui avait
déjà dit que ce geste affectueux l’indisposait. Il n’était plus un
petit garçon !
— Logan en a pour un moment, murmura-t-elle
comme pour se parler à elle-même. Je me demande si nous nous sommes
tout dit, pendant et après le dîner.
C’était une perche qu’elle lui tendait. Il allait
sans doute lui poser des questions embarrassantes sur elle-même et
son père, sur leurs relations, leurs sentiments. Elle lui
répondrait aussi franchement, aussi honnêtement qu’elle le
pourrait.
La première pensée qui vint à l’esprit de son fils
la surprit.
— Je n’ai pas osé parler de Ben, tout à
l’heure. On dirait que personne ne s’y intéresse. C’est pourtant
lui que tu voulais tirer d’affaire quand tu es allée chercher mon
père à Fort Worth. Tu crois qu’il est toujours d’accord pour aller
le sortir du Canyon ?
Pour l’instant, Caroline préférait ne pas y
penser.
— Je n’en sais rien, répondit-elle. Nous
verrons cela demain. Depuis que nous avons appris ton enlèvement,
c’est surtout pour te retrouver que nous sommes partis en
expédition. Logan voulait venir seul. J’ai dû insister pour qu’il
accepte de m’emmener avec lui. Pour le moment, j’ai besoin d’une
bonne nuit de sommeil. Il faut reprendre des forces pour livrer de
nouveaux combats.
— Tu crois qu’il va y avoir une
bataille ?
— A vrai dire, je n’en sais rien.
Dans son for intérieur, Caroline n’était plus du
tout certaine de vouloir que Logan mène les choses jusqu’au bout.
L’enlèvement de Will, les trois cadavres en deux jours, une telle
accumulation de violences l’avait fortement ébranlée.
Encore Will ne savait-il pas qu’elle s’était
trouvée contrainte de tuer un homme. Elle conservait à Ben Whitaker
toute son affection, mais les risques courus par Will décuplaient
en elle la puissance de l’instinct maternel. Elle ne souhaitait pas
non plus que Logan, qu’elle avait appris à aimer, aille risquer
sa vie pour ramener à Artesia un vieil homme
inconsolable, qui n’avait plus rien à attendre de la vie.
— Ton père sait mesurer les risques et
prévoir les dangers, reprit-elle. Je crois que nous aurons à tenir
le plus grand compte de son avis quand il nous dira à quoi il faut
s’attendre, si nous tentons l’opération.
— Il me semble que ce serait dommage d’y
renoncer, maintenant que nous sommes arrivés tout près du
Canyon.
— Je sais, mon chéri, mais… Nous en
reparlerons demain, veux-tu ? En attendant, tu vas me dire ce
que tu penses de Logan.
Will commença par hausser les épaules.
— Je ne sais pas, dit-il. Il n’a pas l’air
mal, dans son genre. Et puis, ajouta-t-il avec un peu d’amertume
dans la voix, il ne te déplaît pas, il me semble.
L’heure de vérité était venue.
— Disons plutôt que ton père me plaît
beaucoup, Will. Comme tu m’as toujours connue hostile et un peu
rancunière à son égard, je comprends que tu te sois étonné de nous
voir nous embrasser, avec ses mains sur mes…
— On n’en parle plus !
— Mais en fait j’ignorais bien des
choses.
Elle lui fit un résumé de ce qu’elle avait appris
sur les circonstances de son mariage, dont Will n’avait
naturellement pas la moindre idée.
— Quand il a su qu’il avait un fils, il a eu
la surprise de sa vie. Il ne nous a jamais abandonnés, Will. Mon
père lui avait fait croire qu’il s’agissait d’un faux mariage, il
ne savait rien de notre existence.
Will se détendit et un sourire apparut sur son
visage. Il semblait heureux.
— Je me disais aussi…, murmura-t-il. Un
justicier aussi courageux, aussi célèbre, ce ne pouvait pas être un
père indigne, bien sûr !
Le jeu n’avançait guère. Caroline traça un cercle
au centre de la grille.
— Il est exactement le
contraire, dit-elle, et tu vas avoir un vrai père, Will, un père
qui va beaucoup s’occuper de toi.
Will affecta un soudain intérêt pour la partie,
comme par pudeur, pour cacher ce qu’il éprouvait. Il fit une croix
à un endroit stratégique.
— Tu crois ? demanda-t-il, presque
distraitement.
— J’en suis certaine. Tiens, je vais te
raconter la visite que j’ai faite avec lui au grand bazar de Fort
Worth, le lendemain même du jour où il a appris ton
existence.
La description des multiples cadeaux,
malheureusement détruits par le cyclone, était en effet
convaincante, mais Will se préoccupait surtout de l’avenir.
— Alors dis-moi où nous en sommes, maman,
conclut-il quand elle eut fini. Il va venir vivre avec nous ?
Je vais avoir un père à la maison, et toi un vrai mari ?
Le temps de chercher ses mots, Caroline dessina un
cercle sur la grille, au hasard.
— C’est un peu compliqué…
— Quand je vous ai surpris tout à l’heure,
les choses semblaient fort simples, au contraire. J’ai
gagné !
Il traça une dernière croix en lui adressant un
sourire ravageur. Comme il avait mûri en quelques jours. Cette
épreuve l’avait endurci, il avait gagné en autorité.
— Tu es restée toute seule pendant si
longtemps qu’en fait d’homme tu n’en sais pas plus qu’une gamine de
mon âge.
Charmant ! Quelques jours plus tôt, cette
remarque lui aurait valu une bonne gifle. Mais Caroline se retint
de réagir : elle devait rester prudente avec lui. Mère et fils
esseulés formaient un couple, en quelque sorte, et dans la réaction
de Will, sans qu’il en prenne conscience peut-être, la jalousie
jouait son rôle.
— Tu tiens à veiller sur moi et je t’en
remercie, jeune homme, mais ne t’imagine pas que j’ai perdu la
tête. Entre nous deux, rien ne changera, sois tranquille sur ce
point. En ce qui concerne ton père et toi, c’est à vous de vous
arranger, je ne m’en mêlerai pas. Vous allez devoir vous
apprivoiser mutuellement, sans aucun doute.
Même observation pour Logan et moi. Cela ne regarde que nous, Will.
Tu n’as pas à t’en occuper.
Comme il le faisait souvent, Will haussa encore
une fois les épaules.
— Jamais je n’ai voulu…
— Je le sais bien, mon chéri. Tu t’inquiètes
pour moi, parce que tu m’aimes. Mais je suis adulte et responsable,
tout comme toi.
Pour le coup, la surprise le fit réagir.
— Tu as dit « adulte », en parlant
de moi ?
Caroline ne put s’empêcher de céder à la tentation
qu’elle combattait depuis leurs retrouvailles. Elle lui passa la
main dans les cheveux.
— Tu n’en es pas encore à me donner des
leçons, jeune homme ! Mais tu as beaucoup changé, je dois le
reconnaître. Tu es assez adulte à présent pour savoir quelles
relations entretenir avec ton père. Il est plein de bonne volonté à
ton égard, c’est certain. Voudra-t-il vivre en famille, avec
nous ? C’est une autre histoire.
— Parce qu’il doit rester libre de partir
n’importe où, n’importe quand ? s’étonna-t-il. Il faut t’y
faire, maman. Quand on a la chance d’avoir épousé Lucky Logan, il
ne faut pas compter qu’il rentre tous les jours à 5 heures pour se
mettre les pieds sous la table, comme Dan Glazier ! Mais tant
qu’il ne te donne pas du chagrin… C’est l’essentiel, il me
semble.
Caroline ne crut pas utile d’approfondir le sujet.
Aussi longtemps que Will ne se faisait pas de souci, tout allait
pour le mieux. Restait un détail, cependant.
— Pour lui donner envie de rester à la
maison, je crois qu’il ne serait pas mauvais de le traiter en
véritable chef de la famille.
— Tu veux dire qu’il faut lui demander son
avis sur tout et faire tout ce qu’il dit ?
— Mais non, bien sûr ! dit-elle en lui
baisant le front. Nous n’avons pas besoin de
chef, nous autres ! Il suffit qu’il croie l’être, et tout le
monde sera content !
***
Le soleil se leva lentement. Les deux poings sur
les hanches, Logan Grey jeta sur sa femme et son fils un regard
incrédule et mécontent.
— Je n’arrive pas à le croire. Vous n’avez
pas subi assez d’émotions, ces jours-ci ? Si vous vous
imaginez que je vais vous embarquer avec moi jusqu’au Canyon, il
faut que vous n’ayez rien dans la tête !
Will prit un air renfrogné tandis que Caroline
souriait malicieusement.
— D’abord, dit-elle, il n’est absolument pas
question d’embarquement. Nous comptons bien y aller à cheval.
— Très drôle, dit Logan en indiquant par une
grimace qu’il n’avait pas envie de rire.
— On ne peut pas laisser tomber Ben si près
du but, plaida Will.
— C’est très possible, au contraire.
— Ben fait partie de la famille, répliqua son
fils en le regardant dans les yeux. Une famille, ça ne s’abandonne
pas.
Logan apprécia le courage de Will et l’audace de
son trait, qui le frappait en plein cœur. Il le salua d’un
hochement de tête, pour reconnaître que le coup avait porté, sans
pour autant perdre son calme.
— Quand on aime sa famille, dit-il posément,
on ne l’expose à aucun risque, à plus forte raison à un risque
majeur. D’après ce que je sais de Ben Whitaker, et d’après ce que
m’a raconté ta mère, il serait d’accord avec moi. S’il avait eu
envie que tu viennes au canyon, il t’aurait emmené avec lui.
— Ben était fou de chagrin et de colère. Il
est parti sur un coup de tête, sans réfléchir.
— Sans doute. Mais le problème reste le
même.
En voyant que Will sollicitait du regard
l’intervention de Caroline, Logan eut un moment de faiblesse.
— Ecoute. Voilà ce que je vous propose, à
tous les deux. Je vous ramène à Artesia, où
vous serez en sécurité. Aussitôt après, je reviens chercher
Whitaker. Je ne pense pas que vous puissiez m’en demander
davantage, si ?
Will semblait bien penser le contraire.
— C’est trop de temps perdu ! Maman
allait bien entrer dans le canyon, elle, et vous aviez accepté
qu’elle vienne !
— Je lui ai dit oui parce que je savais
qu’elle me suivrait de toute façon, mais j’avais décidé…
Il s’interrompit. Mère et fils échangeaient un
regard d’intelligence. Logan maudit sa malchance, qui l’avait
poussé à parler trop, et trop vite.
— Non, Caroline, tu n’y entreras pas !
reprit-il en forçant la voix pour exprimer sa colère. Tu m’entends
bien ? Tu m’as donné ta parole ! Tu m’as promis d’obéir à
mes ordres !
— Mais, Logan…
— Il n’y a pas de mais !
— En fait de chef de famille, murmura Will,
j’aurais cru…
Caroline le fit taire d’un coup d’œil et d’un
froncement de sourcil.
— Je suis tout à fait d’accord pour
« rester sur place » comme tu le dis, Logan. Mais cette
place, nous pouvons peut-être la trouver à l’intérieur même du
Canyon, qui est si vaste, paraît-il. Quand tu y es allé, dans le
temps, tu t’es bien caché quelque part ?
Logan baissa les yeux. Il s’était caché, en effet,
pour échapper à la meute d’assassins qui voulaient en finir avec
lui. Mais il gardait de cette aventure un mauvais souvenir. Une
fois blessé par balle, il avait dû escalader dans une caverne une
sorte de cheminée naturelle. A mi-parcours, une chute avait failli
le tuer. Le boyau vertical menait à une immense grotte souterraine
qu’il avait explorée dans la seule intention d’en trouver la
sortie.
En relevant les yeux, il comprit qu’il avait trop
tardé à répondre. Les regards de triomphe qu’échangeaient ses
contradicteurs prouvaient qu’ils avaient deviné ses pensées.
— C’est une grotte énorme, au milieu d’une
sorte de labyrinthe. Quand on s’y égare, on risque de ne jamais en
sortir.
— Mais personne ne t’y a trouvé !
— Non.
Will s’enhardissait.
— Si j’ai bien compris, dit-il, vous
connaissez une bonne cachette, mais vous craignez que nous nous y
perdions, maman et moi ?
— C’est une grotte immense. Si le sang que je
perdais ne m’avait pas permis de retrouver ma trace, j’y serais
encore.
— Mais vous avez trouvé l’ouverture !
Nous pourrions donc nous y cacher, en vous promettant de ne pas en
sortir sans votre autorisation !
— Je me méfie des promesses, Will. Ta mère a
une fâcheuse tendance à les rompre.
— Si tu fais allusion à l’autre nuit, je te
rappelle que si je ne t’avais pas désobéi, tu serais mort à l’heure
qu’il est !
— Eh bien, s’exclama Will avec pétulance,
c’est bien simple. Nous allons vous jurer de ne jamais venir à
votre secours !
Frappés par cette proposition, Logan et Caroline
échangèrent un regard interrogateur. Mettant à profit cet effet de
surprise, Will poussa son avantage.
— Sérieusement, reprit-il, vous établissez le
règlement, et je vous garantis, moi, William Grey, de le faire
respecter. S’il est dit que nous ne devons pas sortir de cette
grotte, même si vous appelez à l’aide pour échapper aux griffes
d’un ours, nous n’en sortirons pas. Pour inaugurer nos relations
père-fils, me faire confiance ne serait pas un mauvais début, vous
ne croyez pas ? Et si maman n’écoutait que son cœur, ce qui
est bien naturel chez une femme, je suis assez fort maintenant pour
la retenir, de force s’il le faut !
Tout était dit. Caroline n’en croyait pas ses
oreilles. Quant à Logan, il se trouvait fort embarrassé. Une
rebuffade l’aurait déconsidéré, le lendemain
de sa première rencontre avec son fils.
— Tu ne manques pas d’audace, il me semble,
dit-il en lui adressant un sourire contraint.
— J’ai de qui tenir !
— Eh bien, je n’ai plus qu’à dicter ce
règlement pendant le trajet, soupira Logan.
— Merci. Merci, papa, dit Will. Tu vas voir
que nous allons réussir.
Logan serra la main que son fils lui tendait. Il
dut aussitôt détourner la tête pour essuyer les larmes qui lui
brûlaient les yeux. Un grain de poussière, sans doute.
***
Il fallait se mettre à genoux et regarder en l’air
pour apercevoir sous la roche un espace sombre dont rien ne
laissait penser qu’il puisse mener quelque part.
— Je vais d’abord voir si le passage est
toujours libre, dit Logan. Dans ce genre de terrain les éboulements
sont rares, mais on ne sait jamais. Attendez-moi.
Il disparut par le haut, n’emportant avec lui
qu’une lampe.
Dix minutes s’étaient à peine écoulées que
Caroline commença à s’inquiéter. Quelques instants plus tard
l’angoisse la gagnait.
— Il faut que j’aille voir. Donne-moi une
lampe.
— Non, maman, dit fermement Will.
— Mais…
— Règle numéro un : obéir !
— Puisque nous ne sommes pas à l’intérieur,
les règles ne s’appliquent pas encore !
— Ne rend pas les choses plus difficiles
qu’elles ne le sont, s’il te plaît.
Comme Will restait insensible à son regard
autoritaire, elle fronça le nez, et fit une moue d’enfant boudeur,
pour inverser les rôles. Il voulut bien rire à cette
pantomime.
Cinq minutes s’écoulèrent encore.
— Ton père avait raison, murmura Caroline, il
aurait dû nous ramener à Artesia. Ou alors
nous aurions pu l’attendre au dernier campement, et il nous aurait
rejoints, avec ou sans Ben. Cette grotte lui a peut-être sauvé la
vie dans le temps. Il n’est pas dit qu’aujourd’hui ce soit
pareil.
— Tu devrais boire un peu d’eau, lui
conseilla Will. Rien de tel pour se calmer les nerfs.
— Je n’ai pas besoin de me calmer les nerfs,
protesta-t-elle. Je suis calme. Très calme. Jamais je n’ai été
aussi calme. Mais s’il nous fait encore attendre ne fût-ce que deux
minutes, je l’étrangle.
Tout cela n’avait guère de sens, elle le savait
bien. Mais peut-on exiger d’une épouse qu’elle garde son
sang-froid, quand elle n’est pas certaine de revoir son
mari ?
Au moment où elle allait fondre en larmes, de la
poussière blanche tomba du trou. Un bras apparut, puis le visage de
Logan. Il semblait si étonné et perplexe qu’elle s’inquiéta, au
lieu de se réjouir.
— Tu n’as pas l’air content !
— Mais si, dit-il, enfin non, dans un sens.
J’ai eu une surprise.
— Tu as trouvé un corps, à l’intérieur ?
suggéra Will.
— Encore un cadavre ? Non, je ne veux
plus en voir ! s’écria Caroline.
— Rassure-toi, personne n’est mort.
Suivez-moi, tous les deux. J’ai quelque chose à vous montrer.