Chapitre 2
Caroline remercia poliment l’hôtesse. Elle avait demandé à être installée au fond de la salle luxueuse, à l’abri d’un rideau de plantes vertes. Assise sur une banquette capitonnée de velours, elle se sentait un peu nerveuse. Après l’épisode du hold-up à la banque, elle ne souhaitait pas revoir Logan Grey avant de s’être préparée à subir l’épreuve qui allait sceller son destin. En choisissant de recevoir son invitée dans l’établissement le plus élégant de la ville, elle évitait au moins le risque de croiser ce rustre.
— Mme Wilhelmina Peters doit me rejoindre, dit-elle à la serveuse qui s’approchait. Vous la connaissez ?
— A Fort Worth, tout le monde la connaît, répondit la jeune fille, que la question semblait amuser, mais au Jardin des Délices, elle est carrément célèbre.
— Pourquoi ?
— Vous le verrez, madame. Je vous souhaite un agréable après-midi.
Caroline s’apprêtait à vivre un moment très particulier. Elle n’avait jamais rencontré la célèbre Wilhelmina Peters, mais elle était journaliste comme elle, dans un Etat où les hommes exerçaient dans la presse, comme dans bien d’autres domaines, un quasi-monopole. Le Standard d’Artesia ne jouissait pas du même prestige que le Daily Democrat de Fort Worth, mais il était assez connu pour que la reine locale du ragot accepte de rencontrer, ne fût-ce que par curiosité, sa principale collaboratrice.
Savoir, c’est pouvoir, disent les stratèges. En recueillant le maximum d’informations sur Logan Grey, elle aurait barre sur le scélérat.
— Souhaitez-vous prendre quelque chose pour patienter ? demanda la serveuse, qui revenait, son plateau à la main. Mme Peters aime bien se faire attendre.
La visite d’une inconnue l’intriguait sans doute. Caroline aurait aimé commander un whisky, mais elle estima raisonnable de s’en tenir au thé.
Quelle journée, et quelle aventure ! L’année si tranquillement commencée tournait à la catastrophe. Loin de chez elle en ce début d’avril, elle vivait dans la peur, prête à tout faire pour préserver du malheur les êtres qui lui étaient les plus chers.
Elle avait pris le train pour se rendre à Fort Worth, le repaire où Logan Grey savourait ses victoires entre deux expéditions. A peine sortie de la gare, elle s’était presque évanouie en l’apercevant, qui flânait dans la rue. Dans un premier mouvement, elle avait voulu se cacher pour éviter de le rencontrer tout de go, sans s’être préparée. Mais poussée par la curiosité, elle l’avait suivi jusque dans le hall de la banque, en prenant soin de ne pas se montrer à lui, pour éviter des retrouvailles publiques. Deux minutes plus tard, la nécessité de l’action l’avait contrainte à se mettre en avant, et même à se jeter dans ses bras !
Mais ce goujat ne l’avait pas reconnue. Leurs regards s’étaient croisés, ils avaient dialogué, elle lui avait tripoté la ceinture pour sortir de son pantalon un pan de chemise, et il ne l’avait toujours pas reconnue !
A la première occasion, elle s’était enfuie pour rejoindre son hôtel et s’enfermer dans sa chambre. Là, elle n’avait retrouvé son calme qu’après avoir répété pendant vingt minutes au moins ses exercices de relaxation.
Logan l’exaspérait. Elle aurait bien voulu lui dire en face, à cet enjôleur de quatre sous, quel chien puant, quelle vermine il était. Mais en lui disant son fait, elle aurait ruiné ses projets. Elle garderait donc sa rancœur pour elle.
Pour le moment, elle lissait machinalement sa serviette en passant en revue la liste des demi-vérités et des mensonges éhontés qu’elle s’apprêtait à débiter d’abord au cours de cette rencontre entre femmes, ensuite au cours de celle qui aurait lieu ce soir. Rien ne l’avait préparée à duper son monde. Ben, son père d’adoption, disait souvent que son excessive sincérité pouvait lui nuire. Mais aujourd’hui elle était prête à mentir, à tricher, à voler pour atteindre son but. Elle avait déjà perdu un membre de sa famille. Elle n’en perdrait pas deux.
Avec le thé, la serveuse lui apporta de la tarte aux fruits. Dès la première gorgée, la magie du souvenir la ramena dans la cuisine de Ben et Suzanne Whitaker, un dimanche après-midi, peu après qu’ils l’avaient embauchée pour assister Suzanne pendant sa convalescence, après un accident de cheval. Suzanne, encore très faible, buvait du thé en lui faisant le récit de son entrée dans le monde, qui n’avait rien de banal.
— Je ne suis pas fière de ce que j’étais, Caroline, lui avait-elle confié. J’ai des regrets, bien des regrets. Personne ne m’a obligée à faire partie du gang du Soleil levant. Personne ne m’a mis un fusil dans les mains en me disant : « Attaque ce train et va te planquer dans le canyon du Fantôme noir. » Je l’ai fait par goût des sensations fortes, pour l’argent, et surtout parce qu’à ton âge j’étais si sauvage que je ne pouvais pas me retenir. Avec le temps, j’ai compris ma méchanceté et maintenant, j’essaie de me corriger. Mais pour Ben, je le referais sans hésiter. Il faut croire que je ne suis pas encore devenue vraiment honnête. Je l’aime tellement, tu sais !
— Moi aussi, je l’aime, murmura Caroline en alignant machinalement les pièces d’argenterie.
Il ne s’agissait plus à présent d’attaquer un train ou de commettre un vol, mais de mentir pour sauver une vie. Elle s’apprêtait à proférer un mensonge impardonnable peut-être, mais ce n’était pas très grave lorsque l’on considérait celui qui en serait victime. Logan Grey lui devait beaucoup et elle était là pour se faire rembourser sa dette.
Wilhelmina Peters fit alors une entrée remarquée dans le restaurant, houspillant le groom, en familière des lieux.
— Hors de mon chemin, freluquet ! Respectez la canne que je porte, à défaut de mes cheveux blancs !
Précédée d’une poitrine prodigieuse, elle faisait voile vers sa destination, tel un navire de haut bord. Le chapeau dernier cri qui couronnait sa coiffure sophistiquée était parfaitement assorti à sa robe de printemps vert pâle et rose. En se levant pour l’accueillir, Caroline se sentit terne et démodée.
Les politesses d’usage échangées, Mme Peters, dont les yeux bleus scrutaient en permanence son interlocutrice, alla droit au but.
— Vous envisagez donc de consacrer une pleine page à Lucky Logan Grey, madame Whitaker ?
Caroline avait en effet emprunté le nom de Ben, pour plus de commodité. Elle s’humecta les lèvres, puis se lança dans son histoire.
— Depuis qu’il a fait passer devant les tribunaux les meneurs du gang Burrows, Logan Grey est devenu l’idole du public, vous le savez. Mais certaines rumeurs courent sur lui. On prétend ici ou là qu’il n’est pas le preux chevalier que ses laudateurs se plaisent à décrire. A Artesia, les lecteurs du Standard aimeraient en savoir davantage.
Mme Peters pinça les lèvres. Caroline l’intriguait, cela se voyait.
— L’idée me semble intéressante, mais votre directeur risque de vous refuser une enquête sur un sujet aussi délicat. Vous écrivez sous un pseudonyme, naturellement ?
— J’ai la chance d’être la fille du propriétaire du Standard, répondit Caroline. Il publie mes articles sous mon nom.
Le visage de la chroniqueuse s’éclaira.
— Le mien n’a pas toujours été célèbre, dit-elle sur le ton de la confidence. Quand j’ai inauguré ma rubrique « Ne lisez pas, mesdames », je signais « Fleur Bleue ». En trente ans, les choses ont bien changé ! On commence à reconnaître notre valeur, à nous autres femmes.
— Mon père va jusqu’à prétendre que dans le domaine de l’esprit elles sont supérieures aux hommes, renchérit Caroline.
— Comme il a raison ! Voilà ce que j’appelle un visionnaire !
Caroline acquiesça aussi gaiement qu’elle le put. Elle avait envie de pleurer. Ben Whitaker n’était plus le même homme depuis la mort de Suzanne. Le chagrin lui avait fait perdre la raison.
Le plateau bien garni que la serveuse leur apporta sans qu’on lui ait rien demandé était de dimensions exceptionnelles. Wilhelmina Peters, en picorant çà et là, s’appliqua à faire disparaître en priorité les gâteaux assez petits pour qu’elle n’en fasse qu’une bouchée.
— Eh bien j’accepte volontiers de vous venir en aide, dit-elle enfin en s’essuyant les lèvres. Que voulez-vous savoir au juste sur Lucky Logan Grey ?
— En ce qui concerne sa vie professionnelle, ma documentation est assez complète, je crois. Je m’intéresse surtout à sa vie privée, voyez-vous.
Mme Peters se renfrogna en pinçant le nez.
— Vous êtes donc en quête d’indiscrétions, de ragots, conclut-elle en prenant un air dégoûté.
Comme pour se consoler, elle s’empara sur le plateau d’une pièce plus importante.
— Eh bien, reprit-elle en riant, le regard malicieux, vous ne vous êtes pas trompée d’adresse. Je suis celle qu’il vous faut !
Caroline lui sourit, en la regardant finir son gros chou à la crème.
— D’abord, dit Mme Peters, sachez que Logan Grey est la coqueluche de toutes les dames de la ville.
Caroline n’en doutait pas. Elle ajouta un peu de sucre à son thé, auquel elle trouvait soudain un goût amer.
— Il est très bel homme, bien bâti mais assez mince pour attirer l’œil des femmes de tous âges. Un genre désinvolte, qui plaît beaucoup. Puisque vous êtes mariée, je peux vous dire en confidence que les garces du quartier chaud sont nombreuses à vanter son appétit sexuel. Il a un tempérament de feu, m’a-t-on dit.
Pendant que Wilhelmina faisait une pause pour prendre une tranche de cake, Caroline dut remettre du sucre dans sa tasse. Son cake expédié, la vieille femme reprit son compte rendu.
— Il me rappelle tout à fait le Trace MacBride d’il y a une trentaine d’années. Ce cher Trace se plaît maintenant à jouer les patriarches, mais il revient de loin. Les MacBride d’aujourd’hui tiennent le haut du pavé, ils incarnent une sorte d’aristocratie locale, si brillante que tous les journaux, à commencer par le Daily Democrat, rendent compte de leurs réceptions. Mais au début de sa carrière, Trace n’était pas un personnage fréquentable. Entre autres activités douteuses, il tenait un saloon mal famé dans un quartier impossible, et ses trois fillettes se promenaient toutes seules en ville, si vives et délurées qu’elles faisaient un peu peur.
Dans l’intention probable de provoquer le suspens, Wilhelmina Peters jeta son dévolu sur un feuilleté au chocolat. Caroline mit à profit l’interruption pour poser une question qui lui semblait bien naturelle.
— Comment se fait-il que le nom de MacBride se soit perpétué s’il n’a eu que des filles ?
— Ses gendres sont fiers d’appartenir au clan, et leurs femmes ne manquent pas de personnalité. On augurait mal de leur avenir, mais Jenny Fortune a fort heureusement ramené Trace dans le droit chemin en l’épousant, et pris les trois petites sous son aile. Elles sont adultes à présent, mariées et mères de famille, mais très liées entre elles. L’un des maris du trio se nomme Dair MacRae, un très ancien et très cher ami de Logan Grey.
Caroline comprenait mieux les propos tenus par le traître le matin même. Elle voulut mettre les choses au point, pour ramener Mme Peters à l’essentiel.
— Comme je suis depuis des années l’une de vos lectrices les plus assidues, madame Peters, je connais bien cette famille, précisa-t-elle. Et la découverte du trésor a eu des échos jusque dans les Etats du Nord.
— Le Trésor perdu, dit la rédactrice en faisant claquer sa langue, toute une histoire… Et le hold-up de ce matin… Il s’en passe des choses à Fort Worth. A propos, poursuivit-elle en se penchant pour observer une brioche, il paraît qu’une mystérieuse jeune femme est venue en aide à Logan, il y a quelques heures. En avez-vous entendu parler, ma chère ?
— Pas du tout, répondit Caroline en prenant une tranche de cake pour paraître plus naturelle. Logan Grey est donc un familier des salons de cette grande famille en raison de ses liens avec Dair MacRae ?
— Au commencement, oui sans doute. Mais en fait de réputation, il ne leur doit rien, et n’a rien à leur envier. En qualité de policier indépendant, il s’absente souvent de chez lui, et longtemps parfois, ce qui ne fait qu’ajouter à son aura de mystère. Quel homme ! Quel séducteur ! L’homme le plus chanceux du Texas… Il a toutes les chances, en effet. En tant que policier indépendant, enquêteur assermenté, comme on dit, il n’est qu’un mercenaire en armes, qui agit avec la bénédiction des autorités. Il pourrait faire peur. Mais cela lui confère le charme pervers des bandits de grand chemin, sans pour autant le mettre au ban de la société. L’étoile qu’il garde en poche garantit son honnêteté.
La vieille dame hocha la tête en pinçant les lèvres, comme pour se convaincre elle-même du bien-fondé de ses compliments. Caroline n’ignorait rien des pouvoirs dont disposait Logan. Et elle comptait bien les tourner à son avantage.
— C’est dire, reprit l’intarissable chroniqueuse, qu’il a tout pour plaire, comme on dit vulgairement. Et il plaît beaucoup. Toutes les jeunes filles de la ville rêvent de se réveiller dans son lit, mais il a pour principe de n’y admettre aucune, ce dont les pères de ces donzelles lui sont reconnaissants. Logan Grey n’a que des amis, dans la bonne société.
Caroline grimaça un sourire et reprit du sucre. Il fallait bien qu’elle reconnaisse quelques qualités à celui qu’elle détestait tant. En laissant les jeunes filles sur leur faim, il faisait preuve de prudence et de réflexion, qualités nécessaires au succès de la mission qu’elle lui confierait bientôt, il fallait l’espérer. Cette information aurait dû lui faire plaisir.
De Logan Grey, elle n’avait aucun plaisir à attendre.
La serveuse présentait un second plateau, sans que Mme Peters s’en étonne.
— Comme vous m’êtes très sympathique, reprit-elle en faisant honneur au nouvel assortiment, je vais vous faire part d’une information que je devrais garder pour moi.
La vieille dame hocha la tête, approuvant ainsi par avance l’étonnement que devait provoquer une pareille déclaration.
— Malgré ses succès et la popularité qu’ils lui valent, celui qui vous intéresse est d’une certaine façon un homme seul, et amer. Il y a dans sa vie un mystère. Il m’est arrivé récemment de surprendre, en toute innocence bien sûr, les propos que tenaient sur lui les trois filles MacBride. Il était question d’une mésaventure vécue par Logan au Mexique, il y a quelques années, d’un drame dont il n’a parlé à personne, mais qui le hante. Les MacBride aimeraient bien en savoir davantage. Elles voudraient le guérir de son obsession, pour qu’il retrouve son équilibre et se décide enfin à se marier.
En s’étranglant, Caroline faillit renverser sa tasse.
— Le Mexique ? dit-elle après s’être excusée. Au cours de mon enquête, je n’ai rien vu sur le Mexique.
— Il refuse d’en parler, il me semble. Quel homme ! Moi-même, qui suis revenue de tout, il m’intrigue à un point… incroyable ! C’est bien simple : l’une de mes amies l’a comparé à l’un de ces desserts qui n’apparaissent au menu qu’en certaines saisons. Quand il y figure, quel succès ! Chacune en veut sa part !
Enfin une bonne nouvelle, songea Caroline, pendant que son invitée s’égayait sans discrétion.
— Vous voulez dire qu’il est instable, volage, déloyal ?
— Pas du tout ! Il est très fidèle en amitié, et tient ses promesses en toute occasion.
Comme elle baissait les yeux sur son assiette, elle ne vit pas la grimace par laquelle Caroline ne pouvait s’empêcher de manifester ses doutes.
— Je suppose, dit Mme Peters en jetant un regard d’adieu aux friandises qu’elle n’avait plus la force de consommer, que vous avez l’intention de rencontrer Logan Grey en personne, avant de rédiger votre article.
— Bien sûr ! Je compte le voir ce soir même. On m’a dit qu’il réside au Blackstone, et qu’il prend ses repas au restaurant de l’hôtel. Je compte dîner en sa compagnie, s’il le veut bien.
Son invitée la regarda un moment en silence. Elle réfléchissait.
— Si vous voulez dîner avec lui, il vous faudra vous rendre à Willow Hill, dit-elle enfin. On y donne une petite réception ce soir, pour célébrer les derniers exploits de Logan à la banque, ce matin.
Caroline pâlit. Elle ne s’attendait pas à ce contretemps.
— Ce sera un dîner en petit comité, précisa l’échotière. Outre les filles MacBride et leurs maris, on y verra les deux meilleurs amis du héros, Holt Driscoll et Cade Hollister.
Sous le coup de la surprise, Caroline faillit s’exclamer. Elle se retint à temps.
— Je suis bien informée, n’est-ce pas ? dit Mme Peters, qui ne la quittait pas des yeux. Je vais vous dire comment. Kate Kimball est passée me voir, au journal. Elle souhaitait joindre la diablesse qui s’est manifestée ce matin à la banque, pour l’inviter à la réunion.
Tout en parlant, elle consultait sa montre, qu’elle portait en sautoir.
— Comme le temps passe ! s’exclama-t-elle. On va encore m’accuser d’être en retard. Mille mercis, madame Whitaker. Je viens de passer un moment exceptionnel, le mot n’est pas trop fort.
Elle se leva et reprit sa canne et son sac. Caroline allait la remercier à son tour, mais la bavarde n’avait pas fini.
— Vous m’enverrez un exemplaire de votre article, n’est-ce pas ? Je ne doute pas qu’il soit bien documenté, après la soirée que vous allez passer à Willow Hill. Une invitation des MacBride, cela ne se refuse pas !
Caroline la regarda partir sans trouver la réplique à ce trait. Elle se rassit afin de pouvoir prendre une décision. Il lui fallait mettre de l’ordre dans ses idées.
La serveuse lui apporta la note en baissant les yeux pour dissimuler sans doute une lueur d’ironie. Préférant l’ignorer, Caroline commanda un whisky.
***
Rentrée à l’hôtel pour se changer, Caroline en profita pour analyser les nouvelles donnes de la partie qui s’engageait. Elle avait prévu d’affronter Logan en tête à tête. Au lieu de ça, l’explication aurait lieu en présence de témoins. Un avantage finalement, car le traître ne pourrait se permettre de la repousser immédiatement. Mais ces témoins lui étaient tout acquis, et ne manquaient certainement pas de finesse. Mme Peters avait vu clair dans son jeu. Serait-elle assez forte pour convaincre une dizaine d’observateurs a priori sceptiques ?
Elle appela le souvenir de Ben à sa mémoire. Cela l’aidait toujours à retrouver son calme. Elle adorait son père adoptif. Et si elle était là, c’était pour lui. Il avait besoin d’elle. Cela suffisait.
Jamais elle n’oublierait leur première rencontre. A l’époque, elle n’avait que soixante-quinze cents dans sa poche, aucun logis, et le ventre vide. Si la personne qui cherchait une garde-malade refusait sa candidature, elle n’aurait plus qu’à aller se prostituer au premier étage du saloon de la ville.
Quand elle s’était présentée à Ben, il l’avait d’abord toisée de haut en bas.
— Je ne pense pas que vous fassiez l’affaire, avait-il dit. Suzanne est une personne bien en chair, et le moindre courant d’air pourrait vous emporter. Je dois voir une autre…
— Je suis plus forte que je n’en ai l’air, monsieur Whitaker, et personne au Texas ne pourrait mieux que moi s’occuper de votre femme. Je vous en donne ma parole !
Il s’était passé la main sur le visage, en fronçant ses sourcils poivre et sel.
— Vous n’avez plus rien pour vivre, ma pauvre enfant. Dites-moi si je me trompe.
— Pour sûr, je n’ai plus rien, monsieur.
Et il l’avait engagée, lui évitant le pire. Elle lui devait tout. Alors maintenant qu’il avait besoin d’elle, rien ne l’arrêterait.
***
Quatre heures plus tard, Caroline gravit l’allée qui menait au bâtiment principal de la résidence de Willow Hill. Pour faire bonne figure dans cette réunion mondaine, elle avait choisi de revêtir sa belle robe jaune, sa préférée, si semblable à celle qu’elle portait quinze ans plus tôt, le jour qui avait bouleversé sa vie. Sous son corsage, le ridicule médaillon du charmeur de ces dames l’agaçait un peu.
Parvenue sur la terrasse, elle allait soulever le heurtoir de cuivre quand un grand éclat de rire jaillit de la maison. Déconcertée, elle recula de quelques pas. Son cœur battait à tout rompre. Elle entendait des bruits de conversation, tout proches. En longeant furtivement la façade, elle aperçut entre deux tentures mal fermées la joyeuse compagnie.
Quinze ans s’étaient écoulés. Ceux qu’elle avait connus enfants, puis adolescents, tenaient leurs promesses. Quelle équipe ! Tous grands et bien bâtis, les épaules larges, le visage énergique, et si fraternellement unis ! Caroline ne pouvait se défendre de revoir avec plaisir les yeux bleus de Holt Driscoll et les yeux noisette de Cade Hollister, le plus espiègle de la bande. Elle reconnaissait aussi Dair MacRae, l’hôte de la soirée en l’absence de Trace, son beau-père, bien qu’elle l’ait moins fréquenté que les autres.
En dernier lieu, elle jeta un coup d’œil à l’individu aux yeux verts qu’elle venait chercher de si loin. Logan Grey. Lucky Logan Grey.
L’infâme, le rustre…
Il riait avec les autres, plus séduisant que jamais. Rien d’étonnant à ce que les femmes soient folles de lui. Il portait toujours un peu longue sa chevelure sombre et drue. L’éclat de ses yeux d’émeraude ne s’était pas terni, et ses longs cils étonnaient dans un visage aussi viril. Ils auraient pu être ceux d’une odalisque, tant ils suggéraient les raffinements d’une sensualité provocante. Rasés de près, son menton et ses joues laissaient deviner la vigueur de son tempérament. Jadis un peu dégingandé, il était à présent solidement musclé, comme elle avait pu le constater à la banque. Et il gardait l’air inquiétant qui l’avait charmée quand elle n’était encore qu’une petite fille.
Soudain, les souvenirs qu’elle s’était efforcée d’effacer pendant des années lui revinrent en foule. Souvenirs de souffrances, de désespoirs, de révoltes, mais aussi d’amour et d’insouciance. Quand elle l’avait vu pour la première fois en juillet, dans l’Est, chez ses grands-parents maternels, elle allait avoir huit ans. Elle en avait douze, l’été de leur premier baiser. Et le démon se consumait de passion, le jour inoubliable de leur dernière rencontre. De passion pour elle.
Pauvre folle, naïve au point de le croire, de lui faire confiance.
De nouveaux éclats de rire la ramenèrent à l’actualité. Grâce aux photos de groupe parues dans le Daily Democrat et à leurs légendes, elle put mettre un nom sur le visage de chacune des trois femmes, différentes l’une de l’autre mais également belles. Katrina Kimball s’était levée pour illustrer par gestes l’histoire qu’elle racontait. Emma MacRae, debout, servait à boire, et Maribeth, l’aînée, assise sur le bras d’un fauteuil, encourageait la narratrice en éclatant de rire à tout propos.
A la réflexion, Caroline se félicitait de leur présence. Les trois femmes aimaient bien Logan, mais elles se laisseraient sans doute émouvoir par ses griefs, en vertu de la solidarité féminine.
Dans un sursaut de volonté, elle retourna se placer devant la porte et fit claquer le heurtoir de cuivre. La porte s’ouvrit quelques instants plus tard sur Dair MacRae, affable et souriant.
— Vous désirez ?
Il ne la reconnaissait pas lui non plus, mais il avait des excuses. Ils s’étaient très peu vus, chez les Jennings.
— Je suis désolée de vous déranger, dit-elle, mais je dois absolument rencontrer M. Grey.
— Qui dois-je annoncer ?
Elle éluda la question, mais dégagea le médaillon de sa chaîne pour le lui montrer.
— Je pense qu’il ne sera pas fâché de retrouver son bien, dit-elle.
Le visage de MacRae s’épanouit.
— L’héroïne de la soirée ! Celle que nous désirions tant connaître ! Logan nous a parlé de vous, bien sûr. Entrez, madame, vous êtes la bienvenue. Quelle bonne surprise vous nous faites !
Quand elle entra dans le salon, chacun se tut, et les hommes se levèrent. Caroline enregistra d’un coup d’œil circulaire leurs réactions. Cade Hollister fronçait les sourcils, visiblement intrigué. Holt Driscoll la déshabillait du regard, sans se gêner. Logan Grey, rayonnant, ne cachait pas non plus son plaisir.
— Enfin je la retrouve, celle qui tire si bien les oreilles des malfaiteurs ! Où étiez-vous passée, ma chère ? Il m’a suffi de tourner le dos, et vous aviez disparu. Je n’ai même pas eu le temps de retenir votre nom.
— Caroline. Mon nom est Caroline.
Non contente de se répéter, elle avait pris soin de forcer un peu la voix, pour se faire entendre clairement.
Elle scruta son visage, dans l’attente d’une surprise, d’une rougeur, d’un éclat quelconque. Mais il continuait à la regarder avec plaisir, sans la reconnaître.
Quel odieux personnage !
S’armant de patience, elle compta mentalement jusqu’à dix. Il fallait qu’elle s’y résigne, il ne la reconnaissait toujours pas. Elle lui avait laissé le bénéfice du doute, en pensant qu’à la banque il avait eu autre chose en tête. Mais à présent, face à face, alors qu’elle venait de lui donner son prénom, il n’avait plus la moindre excuse.
C’était à désespérer. Elle ne méritait pas une telle humiliation. Pas après ce qu’elle avait subi !
Des années durant, elle avait rêvé qu’elle le rencontrait par hasard et qu’il se traînait à ses pieds pour lui demander pardon, ou bien qu’il l’étreignait passionnément en proclamant qu’enfin il la retrouvait, après d’épuisantes recherches. Ces rêves ne risquaient pas de se réaliser, elle le savait bien. Mais elle s’était raisonnablement attendue à provoquer de l’étonnement, du remords, ou de la gêne. Et voilà qu’il se contentait de lui sourire béatement, stupide et content de lui.
— Je suis véritablement enchanté de faire votre connaissance, Caroline, dit-il d’une voix suave, presque caressante. Je me nomme Logan. Logan Grey.
Pour un peu, il allait lui lancer le clin d’œil dont il avait le secret, celui qui séduisait Nana Nellie quand il lui extorquait une gourmandise, celui qui l’avait séduite elle-même, le jour de son premier baiser. Jusque dans l’église, le jour fatal, il lui avait adressé ce clin d’œil.
Au lieu de se jeter sur lui toutes griffes dehors, comme elle aurait aimé le faire, Caroline se tint bien droite, carra les épaules et prit une profonde inspiration.
— Logan Grey, déclara-t-elle solennellement, vous n’êtes qu’une triste canaille.
— Comment ?
D’un regard rapide, Caroline constata avec plaisir que personne dans l’assemblée ne souriait plus, et qu’on attendait la suite avec une curiosité soutenue.
— Vous ne me reconnaissez pas ?
— Mais si, bredouilla-t-il. Ce matin, je vous ai vue à la banque.
— Bien avant cela.
Logan l’observa intensément, les sourcils froncés, complètement perdu. Les secondes passaient. Il ne trouvait toujours pas.
— Excusez-moi, dit-il enfin, l’air penaud, je ne me souviens pas de vous avoir jamais rencontrée.
Cet aveu le condamnait. Un individu aussi vil méritait qu’on l’utilise, qu’on l’exploite, qu’on le berne sans le moindre scrupule.
Il reçut en plein front le médaillon qu’elle lui lançait.
— Tu devrais pourtant te souvenir de moi, misérable ! Je suis ta femme !