Chapitre 7
Bien sûr, il arrivait que les tourbillons changent
brutalement de direction. Mais Logan savait que tout espoir était
vain, et la catastrophe imminente.
— Alerte, les gars ! cria-t-il en
ouvrant la porte de communication. Un cyclone sur nous, tout
près !
Cade et Holt étaient déjà debout. Une femme
affolée poussait des cris, les passagers s’interpellaient, en état
de panique. Logan évalua mentalement leur nombre. Dix dans cette
voiture, une quinzaine dans l’autre. Il fallait compter aussi le
chauffeur et le mécanicien. Dans un moment, il y aurait beaucoup de
blessés, et sans doute des morts.
— Qu’est-ce qu’on fait, Lucky ? demanda
Cade, dont la voix fut couverte par le crissement des freins.
— Attention, il peut y avoir des vitres
cassées, dit Caroline, il faut que chacun s’accroupisse en se
protégeant le visage et les mains.
Logan se garda de la contredire, mais il savait
que cette protection serait insuffisante. Les freins crissaient
toujours, et le mouvement du train se ralentissait.
— On va tous mourir ! geignit un homme
d’un certain âge, qui pleurait.
— Non ! Nous n’allons pas mourir !
protesta Caroline en couvrant de sa voix les gémissements et les
cris. Lucky Logan Grey, l’homme le plus chanceux du Texas, est avec
nous. Il ne va pas mourir, et nous non plus !
— Le temps presse, dit Holt. Il faut faire
quelque chose.
— Mais quoi ? fit Cade. Se cacher sous
les bancs ?
— Le train va s’arrêter. Il risque d’être
emporté, lança-t-il en forçant sa voix. Nous allons nous réfugier
entre les roues et nous tenir des deux mains aux rails. Je vais
aller prévenir les autres passagers.
En se déplaçant, il effleura le bras de
Caroline.
— Mets-toi devant la porte, lui
ordonna-t-il.
Il semblait que le train ne s’arrêterait jamais.
Dans la voiture, on ne criait plus, chacun retenait son souffle,
épouvanté par le spectacle extraordinaire de la nature déchaînée.
Déployé du sud au nord, un énorme nuage noir se déplaçait
inexorablement vers l’est. A ses franges, des éclairs
l’embrasaient, sans qu’on n’entende aucun bruit. Au nord, on voyait
la grêle s’abattre en cataracte.
Mais la fascination naissait surtout du tourbillon
central qui s’avançait, telle une toupie géante, droit sur le
train. Sa pointe, en contact avec le sol, le ravinait, projetant en
l’air les obstacles et les roches, comme des fusées. Il détruisait
tout sur son passage.
— Il va peut-être nous épargner, gémit une
femme. Je vais faire une prière pour qu’il nous épargne.
— Alors dépêchez-vous, lui conseilla
Cade.
Logan était de retour. D’un signe de tête, il
indiqua qu’il était trop tard, et tint la porte ouverte.
Soudain brûlant, l’air immobile semblait
s’épaissir, s’alourdir. On étouffait. Le convoi s’immobilisa, dans
un dernier grincement.
Logan fit un signe. Holt Driscoll et Cade
Hollister sautaient déjà à terre, Caroline entre eux. Avant de
sauter à son tour, Logan eut le temps de voir qu’un seul passager
s’apprêtait à le suivre.
A peine étaient-ils parvenus à s’accroupir puis à
s’allonger entre les rails qu’un mugissement monstrueux les
assourdit.
Logan s’était couché sur Caroline qui, comme lui,
se cramponnait aux rails. Holt et Cade se tenaient près
d’eux.
Le mugissement insoutenable
augmenta encore, leur déchirant les oreilles, leur coupant le
souffle. Le sol tremblait, le monde semblait se défaire. Cramponné
de toutes ses forces, les yeux fermés, le corps tétanisé, Logan ne
faisait plus qu’un avec sa femme. Elle ne devait pas mourir. Elle
ne mourrait pas. Il survivrait avec elle. Pas question de laisser
derrière eux un orphelin !
Le temps n’existait plus. Les secondes
s’éternisaient. C’était l’enfer, où les gémissements des damnés se
mêlaient aux hurlements des démons. Il sut que les voitures
s’étaient penchées sur le côté quand leurs roues retombèrent avec
fracas sur le rail. Elles se penchèrent encore et retombèrent de
plus haut.
A la troisième fois, le train tout entier
disparut.
Rien ne les couvrait plus. Ils se trouvaient
directement exposés à la fureur des éléments. Logan se pressa
contre Caroline dans un effort désespéré, comme pour s’enfoncer
avec elle dans le sol, y trouver l’ancrage qui les retiendrait. Un
objet lourd lui meurtrit l’épaule. Le visage de Cade touchait le
sien. Il l’entendit hurler et, une seconde plus tard, il n’était
plus là. S’il subissait le même sort, Caroline serait exposée, à
son tour. La tornade l’aspirait, le ballottait de droite et de
gauche. Elle ne tarderait pas à l’emporter.
Ses jambes se soulevèrent. Ses mains glissèrent
sur les rails tandis qu’il essayait désespérément de lutter contre
le tourbillon. Caroline hurlait. Son corps fut soudain projeté en
l’air, et puis ce fut le néant.
***
Derrière la nuée qui s’éloignait régnait à présent
le silence.
Un silence si profond qu’en relevant la tête
Caroline entendit distinctement son propre souffle, étonnamment
sonore.
— Mon Dieu, murmura-t-elle.
A côté de la voie ferrée et jusqu’à perte de vue,
le sol était jonché de débris. Les deux wagons de voyageurs
gisaient à quelque distance l’un de l’autre, éventrés et déchirés
comme des boîtes de fer-blanc. On voyait partout des morceaux de
métal, de bois, de tissu, de papier, qui
faisaient comme des confettis géants. De la locomotive couchée
sortaient de la fumée noire, des nuages de vapeur et des
flammes.
Aucun des chevaux qui faisaient le voyage dans le
wagon de queue n’avait survécu. Des corps gisaient çà et là.
Quelques-uns semblaient s’éveiller, d’autres restaient
inertes.
— Logan ?
Elle parvint à s’agenouiller, à redresser le buste
pour examiner les environs immédiats. Non loin d’elle, Holt, à
genoux, n’en finissait pas de secouer la tête. Ni Logan ni Cade
n’étaient en vue. Elle les appela pourtant, la voix étrangement
faible. Holt ne semblait pas l’entendre. Le bruit l’avait assourdi,
sans doute.
L’horreur de la situation lui apparut plus
nettement à mesure qu’elle reprenait ses esprits. Logan l’avait
écrasée de son poids, de sa force, pour la protéger. A quel moment
avait-il été arraché à son étreinte ?
— Logan ! cria-t-elle, plus fort cette
fois.
Il n’y eut pas de réponse. Dans le silence mortel
qui régnait alentour, on n’entendait que des gémissements de
souffrance et des sanglots.
Holt grommela un juron et se remit sur ses
pieds.
— Lucky ! Cade ! cria-t-il de sa
voix forte, qui portait loin.
Comme personne ne lui répondait, Caroline le vit
fermer les yeux, les traits durcis. Quand il les rouvrit, ils
exprimaient une sombre détermination. Mais que faire, au milieu de
cette désolation ?
— Rien de cassé ? demanda-t-il en venant
lui tendre la main pour l’aider à se mettre debout. On va les
retrouver, c’est promis. En bon état, comme nous.
Rien n’était moins certain mais sans doute
tenait-il à s’en persuader.
— Au secours, au secours, geignait une faible
voix.
En s’avançant, Caroline découvrit la malheureuse
qui tout à l’heure voulait faire une prière, dans le train. Une
tôle déchirée et tordue la clouait au sol. Un
peu plus loin, on entendait les cris d’un enfant que l’on ne voyait
pas.
— Il faut secourir tous ces gens, dit-elle à
Holt.
— Avant de nous y mettre, il faut compter les
blessés et penser surtout à être utiles, comme sur les champs de
bataille, lui rappela-t-il. Il ne sert à rien de s’attarder auprès
d’un cas désespéré, quand on peut interrompre une hémorragie en un
rien de temps. Allez à gauche, je vais à droite…
Regardez !
Caroline fit volte-face. Un homme courait vers eux
aussi vite qu’il le pouvait. C’était Logan. Le cœur inondé de joie,
elle releva le bas de sa jupe et courut vers lui. Il se tenait le
poignet en marchant, mais il lui ouvrit les deux bras pour
l’accueillir contre lui.
— Dieu soit loué, tu es vivant !
s’écria-t-elle.
C’était trop d’émotions. Elle éclata en
sanglots.
— Logan, parvint-elle à balbutier à travers
ses larmes, Cade est avec toi ?
— Non.
— Tu saignes, dit Holt, qui arrivait.
— Ce n’est rien. Cade a disparu ?
— On espérait justement le retrouver, et toi
aussi, en contrôlant les blessés.
Ils se retournèrent vers la voie ferrée. Des
survivants se redressaient, d’autres appelaient à l’aide. Dans
l’urgence, Caroline reprit son sang-froid, et son autorité.
— Je m’occupe des blessés, décida-t-elle.
Vous deux, allez chercher Cade, il faut le retrouver.
De retour sur les lieux du drame, elle eut la
satisfaction de voir que le chauffeur de la locomotive,
miraculeusement épargné, venait de faire les comptes. Il y avait
sept morts, seize blessés et trois disparus. Par bonheur, elle
s’aperçut que le blessé le moins atteint était médecin. Il avait
une ecchymose au front et une grosse bosse sur la tête, mais une
fois sorti de l’inconscience, tout heureux de retrouver sa
mallette, il suturait déjà des plaies.
Trois quarts d’heure après être parti à la
recherche de Cade avec Logan, Holt revint
seul, bredouille, en annonçant qu’il avait trouvé deux corps.
A peine s’éloignait-il pour poursuivre ailleurs
ses recherches qu’on vit apparaître au loin un cavalier qui tenait
à la longe un cheval de rechange.
— C’est Logan ! s’exclama-t-il.
— Comment a-t-il fait pour trouver un
cheval ? Deux chevaux, même ! s’étonna Caroline.
— Inutile de chercher des explications, fit
Holt. Il a de la chance, c’est tout.
Comme elle ne le quittait pas des yeux, elle fut
la première à remarquer que Logan n’était pas seul.
— Regardez, Holt. Il y a quelqu’un avec
lui.
Ce fut au tour de Driscoll de vouloir s’élancer.
Mais quand elle le vit blêmir et rester sur place, elle craignit le
pire. L’homme que transportait Logan était placé devant lui, en
travers, comme un poids mort. Caroline reconnut de loin la chemise
verte de Cade.
— Docteur ! cria-t-elle, docteur Barnes,
venez par ici ! Nous avons besoin de vous !
Elle se refusait à penser que Cade était mort. Il
ne le fallait pas. Elle ne le voulait pas. Vite, elle étala sur le
sol une couverture, tout en houspillant le médecin pour qu’il se
tienne prêt.
Le cheval de Logan s’arrêta, l’écume aux naseaux.
Holt entreprit avec précaution de le débarrasser du corps
inerte.
— Il est vivant, dit Logan. Il est encore
vivant. Saleté de clôture, maugréa-t-il en mettant pied à terre
pour aider Holt à porter leur ami.
Aucun des blessés que venait de secourir Caroline
n’offrait un spectacle aussi épouvantable. En lambeaux et couverts
de sang, la chemise, la veste et le pantalon de Cade semblaient
envelopper un corps broyé.
— Il était entravé du haut en bas dans du fil
de fer, expliqua Logan comme pour s’excuser de ramener Hollister
dans un tel état. Il n’y avait sans doute qu’une seule clôture dans
le secteur, elle l’a retenu, mais elle aurait
aussi bien pu le décapiter. Je serais bien venu chercher une paire
de tenailles ou une pince dans la machine, mais les coyotes
jappaient déjà. J’ai eu du mal à tout enlever.
Le Dr Barnes s’était agenouillé, l’oreille sur le
torse de Cade.
— Je crois qu’il a une jambe cassée, ajouta
Logan. La droite.
— Nous allons voir cela, dit Barnes. Il me
faudrait d’autres ciseaux pour couper le pantalon. Les miens…
Du même geste, Holt et Logan dégainèrent leurs
poignards. Holt se chargea d’ouvrir par le bas la jambe droite du
pantalon, révélant ainsi au niveau du mollet une large plaie, qui
ne saignait plus. Le médecin fit la grimace.
— Il faut désinfecter d’urgence, avec autre
chose que du whisky. A vous, madame.
Caroline qui se tenait prête, le flacon à la main,
se pencha pour intervenir. Logan l’en empêcha.
— C’est à moi de le faire, dit-il en
s’emparant de l’antiseptique.
— Je sais fort bien soigner…
— D’accord. Mais je connais mon frère. Il n’a
pas envie que tu le touches et que tu le voies, dans l’état où il
se trouve.
Son frère ? Bien sûr, ces orphelins étaient
des frères dans le malheur. Holt et Logan n’avaient d’autre famille
qu’eux-mêmes et Cade. Caroline passa la main sur l’épaule de Logan
pour lui dire qu’elle le comprenait, et s’écarta du groupe pour
aller soigner et réconforter les autres blessés.
Les plus atteints avaient déjà reçu les premiers
soins, mais il fallait parler à ceux d’entre eux qui demeuraient
conscients. Sans assistance morale, ils auraient désespéré. Allant
de l’un à l’autre, Caroline les rassurait de son mieux, comme le
faisaient quelques personnes assez heureuses pour ne pas avoir trop
souffert et pour savoir prodiguer des paroles apaisantes. C’était
le cas d’une religieuse et du chauffeur de la locomotive.
— Madame, on a besoin de vous par
ici !
L’homme qui l’appelait se trouvait installé sur un
reste de banquette, un grand chapeau sur la tête. Trois autres se
tenaient derrière lui et grimaçaient en ricanant. Caroline reconnut
les quatre individus d’apparence équivoque rencontrés sur le quai
de la gare, à Fort Worth.
— Vous n’êtes pas blessé, constata-t-elle en
avançant de quelques pas.
— J’ai mal là, madame, dit l’homme en se
frottant l’intérieur de la cuisse. Vous voulez pas jeter un coup
d’œil ?
Caroline pinça les lèvres. Cet homme ne lui
inspirait pas confiance. Elle ferma la main sur un accessoire qui
ne la quittait jamais, dans la poche de sa robe.
— Vous avez une blessure ? Vous
saignez ?
— Non, madame, mais j’ai rudement mal.
— Le docteur est occupé. Quand il le pourra,
il viendra vous voir.
— C’est toi qu’on veut, ma belle !
répondit l’homme en bondissant soudain pour la saisir par la manche
de sa robe et la tirer vers lui, si brutalement qu’elle faillit
tomber à genoux.
En même temps qu’un coup de feu claquait, le
chapeau de la brute s’envola.
— La prochaine, ce sera entre les deux yeux,
lança Logan qui s’avançait à grands pas. Tout va bien ?
— Tu viens de lui sauver la vie, répliqua
Caroline en faisant claquer la lame d’un couteau à cran d’arrêt. Je
m’apprêtais à lui apprendre les bonnes manières.
Pendant que l’agresseur et ses acolytes baissaient
le nez, Logan rit de bon cœur, échappant d’un coup à l’ambiance
dramatique du moment.
— Tu n’es pas une femme comme les autres,
Caroline Grey, dit-il en l’entraînant avec lui. Pour un peu, tu me
ferais peur !
Dès qu’ils se trouvèrent hors de portée d’oreille,
il retrouva son sérieux.
— Cade a repris
connaissance, annonça-t-il, il a dit quelques mots, son cerveau
n’est donc pas atteint. Le docteur est arrivé à réduire la fracture
de sa jambe, mais il faut craindre l’infection. En voyant que le
train n’arrive pas, les employés de la prochaine gare vont venir
aux nouvelles, mais les poteaux du télégraphe sont tombés et les
voies du chemin de fer ont pu être abîmées. Il nous faut pourtant
des secours, et vite. Es-tu bonne cavalière ?
— Tu veux que j’y aille ?
— Je veux que tu viennes avec moi. Je n’ai
pas le droit de supprimer ces quatre crapules, comme j’en ai envie.
Holt va se consacrer entièrement à Cade, et je ne veux pas te
laisser seule ici, sans protection.
— J’ai l’habitude de monter à cheval, mais je
serais peut-être plus utile ici. Barnes va avoir besoin
d’aide.
— D’autres te remplaceront. Et puis je ne
pense pas seulement aux secours immédiats. Ce cyclone me fait
perdre du temps. J’arriverai au Canyon avec au moins une journée de
retard.
Caroline balaya du regard la scène de désolation
et ressentit un violent malaise.
— Dès que je serai certain d’avoir tout fait
pour envoyer des secours ici, je prendrai le premier train pour Van
Horn, ajouta Logan.
Le malaise que ressentait Caroline s’aggrava. La
tête basse, elle contempla sur le sol une petite fleur sauvage,
atome de beauté perdu au milieu de tant d’horreur.
— Je n’y avais pas pensé, dit-elle d’une voix
tremblante. Holt va rester avec Cade, bien sûr. Tu as l’intention
d’aller seul jusqu’au Canyon ?
— Oui, mais c’est sans importance. A trois,
nous risquions davantage de nous faire remarquer.
En songeant qu’elle était seule responsable de ce
gâchis, des souffrances de Cade, de la douleur de ses frères,
Caroline eut la nausée. Sans son intervention, ils n’auraient pas
pris ce train. Malade de remords, elle se haïssait. Il fallait
qu’elle avoue. Elle ouvrit la bouche, mais
Logan ne lui laissa pas le temps de parler.
— La ville la plus proche est Parkerville,
dit-il. Nous y serions en ce moment, sans cette fichue tornade. A
cheval, il faut compter quatre heures. Tu te sens capable de
chevaucher jusque-là ?
Elle le pouvait, bien sûr. La question n’était pas
là. Mais trouverait-elle le courage de lui avouer son
mensonge ? Il le faudrait bien. Mais quand ?
A une faible distance, Holt Driscoll, les épaules
basses, était penché sur Cade Hollister. Ils étaient ses victimes.
Accablée de honte, elle faillit tomber à genoux. Elle n’avait plus
à réfléchir. Il fallait qu’elle dise la vérité à Logan.
Mais pas ici, pas maintenant. Logan avait tant à
faire, tant à penser… Il aurait été criminel de l’accabler en un
pareil moment. En relevant les yeux pour le contempler, elle le vit
si triste, si malheureux, si fatigué, que le cœur lui manqua. Non,
pas maintenant. Plus tard, quand les sauveteurs seraient revenus
d’expédition avec Cade et les autres blessés, elle lui dirait
tout.
Alors elle n’aurait plus qu’à le regarder partir,
une nouvelle fois.
Elle dut s’éclaircir la gorge pour lui
répondre.
— On part tout de suite ?
***
Parkerville était restée une ville vivante, et ses
habitants en étaient fiers. Grâce à eux, qui avaient lutté pour
empêcher la destruction de leur gare, Parkerville n’était pas
devenue une ville fantôme comme les autres cités du Texas. Ils
avaient parfois dû employer la violence, mais toujours pour la
bonne cause. Depuis, toute l’activité économique et culturelle des
habitants de la prairie, à vingt miles à la ronde, se concentrait à
Parkerville.
Peuplée de six cents âmes, la ville possédait
trois églises, une école, un bureau de poste, un hôtel et deux
saloons. Tout le monde savait que la maison à un étage, au bout de
Main Street, la seule artère de la ville,
était un bordel, mais personne n’en faisait mention.
Et surtout, Parkerville disposait d’un bureau de
télégraphe.
Lorsque Logan et Caroline parvinrent à destination
après une chevauchée épuisante, il leur suffit de se rendre à la
gare pour donner l’alerte. L’un des deux employés, qui attendaient
depuis des heures le passage du train, alla chercher au saloon le
préposé au télégraphe pendant que l’autre se chargea d’avertir le
maire et le shérif.
Un quart d’heure plus tard, des messages avaient
été envoyés dans toutes les villes de la ligne, des vivres et des
produits de toutes sortes s’entassaient déjà sur les marches de
l’église la plus proche, et l’on forçait les feux d’une machine de
secours qui allait conduire au plus près de la catastrophe une
dizaine de volontaires.
Logan et Caroline se séparèrent. Logan alla
télégraphier et s’occuper de leur hébergement pendant qu’elle
secondait la femme du pasteur, qui organisait la collecte des dons,
leur tri et leur transport dans les deux wagons disponibles remisés
dans un hangar.
***
Moins d’une heure après leur arrivée, Logan et
Caroline se rejoignirent pour assister au départ du convoi.
— Je pensais bien que nous allions recevoir
de l’aide, dit Caroline, mais un tel empressement m’étonne.
— On dit de ces gens qu’ils sont le sel de la
terre, rappela Logan. Dans ces régions désolées, la solidarité est
une nécessité vitale. Et puis, tout le monde à Parkerville a
intérêt à ce que la circulation des trains soit rétablie le plus
tôt possible… Allons dîner. Je meurs de faim.
— Moi aussi, dit-elle.
Pourtant, lorsqu’ils furent à table dans le
restaurant de l’hôtel, elle n’avait plus aucun appétit.
L’épuisement physique a parfois cet effet, songea Logan. A moins
qu’elle ne se fasse du souci en pensant à la nuit qu’ils allaient
devoir passer ensemble. Il l’avait en effet prévenue que, l’hôtel
étant presque complet, ils devraient partager
la même chambre, et surtout le même lit. Caroline n’avait pas caché
sa contrariété, sans protester toutefois.
Pendant qu’il se régalait de viande, elle se
nourrissait paresseusement d’un peu de purée, l’esprit ailleurs.
C’était compréhensible après ce qu’elle avait vécu. Logan lui-même
était marqué par les événements de la journée. Une des plus
éprouvantes de sa vie. Il était épuisé et ne pensait plus qu’à une
chose : dormir… avec elle.
Et pas question qu’il passe la nuit sur le
plancher de la chambre ! Après tout, on ne pouvait reprocher à
un mari d’occuper la moitié du lit conjugal !
Non pas qu’il espérât faire l’amour avec Caroline
ce soir-là. Il ne s’y refuserait pas, bien sûr, mais il ne
s’attendait pas qu’elle le sollicite. Après une journée aussi
exténuante, les champions les plus valeureux auraient déclaré
forfait. Quoique, au réveil, après une bonne nuit de sommeil…
Il chassa cette pensée de son esprit pour se
concentrer sur Caroline. Elle restait silencieuse et n’avait rien
avalé depuis le début du repas.
— Tu dois manger ta viande ! finit-il
par lui ordonner, comme le fait un père exaspéré par la bouderie
d’un enfant. Tu n’as rien mangé depuis ce matin, tu finiras par te
sentir mal. Et puis il est délicieux, ce filet de bœuf !
Elle en prit un petit morceau, sans
enthousiasme.
— Logan, dit-elle lentement, s’il ne
s’agissait pas de Will, est-ce que tu ne repartirais pas près de
Cade, maintenant que l’alerte est donnée ?
— Cette nuit ? Une chevauchée de quatre
heures maintenant ? J’en aurais envie, sans doute, mais ce
serait ridicule. Je n’ai pas à me le demander, heureusement. Je
suis complètement vanné. Je n’ai qu’une hâte : me
coucher !
Elle le contempla longuement, les lèvres
serrées.
— En effet, tu ne lui rendrais pas service si
tu t’endormais sur ta selle et faisais une chute, fit-elle
observer.
— Je ne tombe jamais de cheval, protesta-t-il
vivement, en relevant les yeux de son
assiette pour lui lancer un regard mécontent. De quoi as-tu
peur ? Tu n’as pas à t’inquiéter, je vais faire de mon mieux
pour combler le retard que j’ai pris. Je sais ce que j’ai à faire.
Je vais sortir Will de ce nid de vipères, le plus vite
possible.
Pour tromper son embarras, Caroline se mit à
dessiner des sillons sur la purée avec sa fourchette. Il était
temps de parler, à présent. Quand elle en aurait fini, il pourrait
la maudire, et se consacrer à son « frère » si gravement
atteint. Le convoi de secours allait peut-être ramener Cade avant
le lever du jour. Il fallait que les choses soient claires, dès ce
soir. Comment en venir à l’essentiel ?
— Avant d’entreprendre un voyage, n’importe
quel voyage, dit-elle en guise de préliminaire, d’une voix lente,
tu ferais bien de dormir, de dormir longtemps.
Au lieu d’écouter la suite, il se redressa avec
impatience en levant les yeux au ciel, visiblement excédé.
— Ecoute-moi bien, Caroline, dit-il en
s’essuyant nerveusement la bouche, je sais que nous avons des
problèmes avec les chambres d’hôtel, mais ce soir tu ne cours aucun
risque. Je suis éreinté, comprends-tu ? Après une journée
pareille, je rêve de dormir, seulement de dormir, et longtemps.
Merci pour tes conseils, mais je n’en ai pas besoin !
— Mais ce n’est… Oh mon Dieu, gémit Caroline
qui, pour couronner le tout, sentit ses joues s’enflammer. Je
voulais te parler de Will et de… de Ben, balbutia-t-elle, et de
toute cette affaire, mais je suis tellement… tellement…, comme tu
as dit. Je suis tellement fatiguée. Je n’en peux plus.
Les larmes lui montèrent aux yeux, ce qui sembla
attendrir Logan. Pour lui redonner du courage, il lui sourit.
— Un bon petit soldat comme toi, on n’en
rencontre pas tous les jours, Caroline Grey. Tu n’en finis pas de
m’étonner. Je peux te donner un conseil, de mon côté ? Monte
tout de suite prendre un bain et va te coucher. Après le dessert,
j’irai faire un tour pour me dégourdir les jambes. Tu dormiras
comme une souche quand j’irai me mettre au
lit, et je ne te réveillerai pas, sois tranquille !
— L’idée n’est pas mauvaise, admit-elle en se
levant, à la fois reconnaissante et soulagée. Bonne nuit,
Logan !
— Bonne nuit, Caroline ! Dors
bien !
***
Caroline ne se réveilla qu’au moment où l’eau du
bain, devenue froide, la fit frissonner. Elle se redressa si
brusquement qu’en sortant de la baignoire elle dut patauger sur le
sol inondé. Combien de temps avait-elle dormi ?
Elle se sécha en hâte, s’enveloppa du peignoir
prêté par l’hôtel. Logan était-il rentré se coucher ?
Dormait-il ? Elle n’aurait pas la force de le regarder en
face.
— J’ai frappé, vous n’avez pas répondu,
grommela la forte femme qui attendait derrière la porte.
Caroline lui adressa un sourire penaud.
— J’ai le sommeil lourd, dit-elle pour toute
excuse, en s’esquivant.
Parvenue à la porte de la chambre, elle y appliqua
son oreille. Aucun bruit. Elle tourna la poignée sans la faire
grincer. Grâce au ciel, la chambre était vide.
Après s’être mise au lit, tout au bord, elle
regretta de ne pas avoir laissé la lampe allumée. Mais elle ne
voulut pas se relever de peur que Logan ne rentre à cet instant.
Elle comptait bien dormir au moment où il la rejoindrait dans le
lit.
Elle remonta donc la couverture jusqu’à son menton
et ferma les yeux. En vain elle chercha le sommeil. Les événements
de la journée se bousculaient dans sa tête jusqu’à l’affoler. Pour
les chasser de son esprit, elle voulut ne plus penser qu’à Will, ce
qui lui rappela que, d’une certaine façon, le lendemain risquait
d’être pire encore.
Soudain, la porte s’ouvrit en silence. A
contre-jour, la silhouette de Logan était impressionnante. Une fois
la porte refermée, l’obscurité envahit de nouveau la pièce. Elle ne
distinguait plus rien sinon le bruit de ses vêtements qui tombaient sur le sol, le choc du ceinturon et du
pistolet sur la table de nuit…
L’obscurité était impénétrable.
Les lames du plancher grincèrent lorsqu’il
s’approcha du lit. Caroline ferma les yeux. Il fallait qu’elle se
détende, que ses muscles contractés s’assouplissent.
La couverture fut écartée et le matelas s’affaissa
un peu, de l’autre côté.
Elle ferma les yeux, décidée à faire semblant de
dormir. Pas question de céder à Logan cette nuit !
Il s’étira en poussant un soupir de plaisir. Le
cœur de Caroline se mit à battre plus vite quand elle sentit la
chaleur de son corps, l’odeur du savon qu’il venait d’utiliser. Non
pas un savon parfumé à la lavande, celui de la salle de bains des
dames, mais plus rustique, revigorant en quelque sorte, et
tellement viril !
Elle attendit. Et puis soudain, Logan Grey se mit
à ronfler.
Tant mieux après tout ! Au moins, il tenait
parole ! Et puis, ce n’était pas comme si elle avait espéré
autre chose, naturellement…
Mais bien sûr qu’elle espérait qu’il ne tiendrait
pas parole ! Elle avait imaginé qu’il prendrait l’initiative,
comme il l’avait fait la première fois qu’ils s’étaient trouvés
seuls dans une chambre d’hôtel.
Honteuse et frustrée, Caroline se retourna, frappa
l’oreiller pour passer ses nerfs et ferma les yeux. Après de
nombreuses minutes, elle finit par plonger dans un profond
sommeil.
Alors qu’à l’horizon
s’éloignait une tornade blanche, elle se trouvait sur un terrain de
base-ball, à la place du lanceur. Will se tenait prêt, la batte en
position. Il lui souriait pour l’encourager.
Mais elle ne voulait pas
lancer la balle. Elle la serrait pour qu’elle ne lui échappe pas.
Elle la serrait si fort que son bras droit lui faisait
mal.
— Lance-la, maman, tu
vas la voir partir jusqu’en Oklahoma ! Dépêche-toi, maman.
Lance !
Elle sentait le danger planer
sur eux. Dans sa main la balle s’échauffait jusqu’à devenir
brûlante. La peau de ses doigts commençait à se détacher, la
faisant souffrir atrocement, mais elle ne lâchait toujours pas la
balle. En fait, elle n’osait pas la lâcher.
Alors sa main s’enflammait et
disparaissait, et la balle lui échappait. Mais au lieu de tomber
sur le sol, elle se mettait à tourner autour d’elle. Une fois. Deux
fois.
Elle essayait bien de
s’enfuir, mais ses muscles ne lui obéissaient plus. Elle essayait
d’appeler son fils au secours, mais elle n’arrivait pas à reprendre
son souffle. Des flammes s’échappaient de la balle qui se mettait à
tourner plus vite, plus vite, plus vite.
— Lance, maman,
lance ! lui criait Will.
La trajectoire de la balle
s’élargissait soudain et elle s’élevait au-dessus de sa
tête.
— Sauve-toi, Will. Cours
vite !
Mais il était trop tard. La
balle enflammée quittait son orbite pour partir comme une fusée
vers son fils.
Remplie d’épouvante, elle le
voyait lever sa batte pour frapper la balle qui fonçait vers
lui.
— Non !
Au moment de l’impact, la
balle explosait, le ciel s’embrasait, le temps d’un éclair, et
s’éteignait aussitôt.
Son fils avait
disparu.
— Will !
Réveillée en sursaut, Caroline se trouva assise,
hors d’haleine, le cœur battant, la bouche sèche.
— Will, mon Dieu…
Logan alluma la lampe posée sur sa table de
chevet. Il se redressa et la prit dans ses bras, l’attirant de son
côté comme pour la réchauffer, lui murmurant des paroles
réconfortantes.
— Ce n’est rien, Caro, ce n’est qu’un rêve.
Encore un cauchemar. Après une journée pareille, ça n’a rien
d’étonnant.
Tous les événements de l’après-midi lui revinrent
à l’esprit. La tornade, les morts, le pauvre
Cade, tout sanglant. Elle tremblait comme une feuille.
— Tout va bien, ma belle, murmura Logan en
lui caressant les cheveux. Je sais que Will te manque, mais je suis
là, tu as bien fait de venir me chercher. Je vais te le rendre,
notre fils.
Il lui baisa la tempe et les cheveux, avec une
gentillesse qui la désespéra. Il ne comprenait pas. Il ne
pouvait pas comprendre. Il ignorait la
vérité.
L’image de Cade Hollister, couvert de sang,
envahit son esprit…
Et pour la première fois depuis la mort de
Suzanne, elle se mit à pleurer à chaudes larmes
— Je te demande pardon, balbutia-t-elle à
travers ses sanglots.
— Allons ma chérie, je suis là, murmura-t-il
en la cajolant encore. Tu me fais de la peine. Ne pleure pas.
— Tout est ma faute…
— Ta faute ? Je sais que tu n’es pas
n’importe qui, ma belle, mais tu n’as pas le pouvoir de commander
la nature et les vents.
— Sans moi, Cade ne souffrirait pas ce qu’il
souffre.
— Où allons-nous si nous prenons ce
chemin ? fit-il en lui massant les bras de ses grandes mains.
Tu n’as rien à te reprocher. C’est pour m’accompagner qu’il était
là, et parce que c’est dans sa nature. Cade n’aura jamais l’idée de
se plaindre, ni de toi ni de moi.
— Mais c’est que… Logan, il faut que je te
parle de Will.
— Allons, dit-il en cueillant des lèvres une
larme sur sa joue, ce n’était qu’un rêve ! Tu trembles comme
une feuille. Il fait si froid, de ton côté ?
Ses soins, sa tendresse lui réchauffaient
tellement le cœur qu’elle ne put maintenir plus longtemps la
carapace de honte et de culpabilité qui glaçait son cœur, son
pauvre cœur depuis si longtemps solitaire. Quinze ans s’étaient
écoulés depuis qu’un homme, que cet
homme, ne l’avait ainsi tenue entre ses bras
en lui disant des douceurs, pour la consoler, pour lui plaire.
Quinze longues et douloureuses années de solitude.
Elle était trop fatiguée, trop abattue, trop
triste, pour avoir le courage de résister à la tentation.
— Fais-moi tout oublier, Logan. Cette nuit
seulement. Donne-moi cette nuit…