Chapitre 14
Caroline prit la main que Logan lui tendait et passa sans trop de difficultés par l’orifice étroit pour se retrouver dans une sorte de boyau qui allait s’élargissant. Will la suivait de près. Assez vite, ils durent s’arrêter. Dans le tunnel, il faisait frais et l’air était pur. En attendant que ses yeux s’accoutument à la pénombre, Caroline, le cœur battant, les doigts crispés sur le poignet de Logan, tenta de chasser sa peur. Quand elle put confusément apprécier les dimensions de la grotte souterraine, elle fut prise de vertige.
Vers la droite, une lueur rassurante dessinait une sorte de porche. Elle se sentit soulagée quand Logan les entraîna, elle et Will, dans cette direction. Le sol, sous ses pieds, était étonnamment lisse.
— Qu’est-ce que c’est, Logan ?
Elle sursauta lorsque sa voix se répercuta sur les parois et la voûte invisible.
— Une surprise, répondit-il en faisant résonner lui aussi les échos.
— Une bonne surprise ?
— Oui, je pense. Tu vas voir. Je te lâche. Passe devant.
— C’est bien parce que j’ai confiance en toi… Oh mon Dieu ! Oh !
La main sur la bouche, elle ne respirait plus. Logan lui prit le bras, de peur qu’elle ne tombe.
— Ben ! Enfin Ben ! cria Will, si fort qu’une sorte de tonnerre éclata dans la grotte.
Au centre d’une cavité annexe en forme de chapelle, les bras largement étendus, le sourire aux lèvres, Ben Whitaker, notable d’Artesia, hors-la-loi repenti et vieillard fugueur, faisait figure de prophète.
— Tout seul, je commençais à m’ennuyer ! lança-t-il si jovialement que personne n’aurait pensé à le plaindre.
Caroline se jeta dans ses bras en balbutiant des mots sans suite, lui baisant les joues, le palpant comme pour vérifier qu’il était bien là.
— Sain et sauf ! Tu es sain et sauf, Ben !
— On peut le dire, reconnut Ben en passant la main dans les cheveux de Will dont les yeux brillaient.
Caroline prit un peu de recul pour le voir tout entier. Dans les yeux bleu pâle de son bienfaiteur, son père adoptif, elle vit passer une lueur de culpabilité qui, d’un coup, lui rappela bien des griefs. A la chaleur de l’enthousiasme succéda celle du ressentiment.
— Je devrais te tuer, Ben Whitaker, pour te punir de tout le mal que tu nous as fait en venant jusqu’ici, à ton âge !
Ben cessa de sourire. Il était tout penaud.
— Je te demande pardon, lumière de ma vie. Je n’aurais jamais dû…
— On peut le dire. Quand je pense à tout ce qui s’est passé depuis ton départ d’Artesia, j’en deviens folle.
— Je te demande pardon, répéta Ben après s’être raclé la gorge. Jamais je n’aurais imaginé que tu viendrais me chercher jusqu’ici. Tu n’aurais pas dû, ma fille. Et puis tu as appelé ce chasseur de primes à la rescousse ? Il va te coûter combien ? Quelle affaire ! Tu as perdu la tête, il faut croire.
— Il ne s’agit pas de mon père, dit Will, mais de toi et de maman. En partant comme un fou, tu l’as désespérée. Elle ne pensait qu’à toi, Ben, c’était affreux pour elle, affreux. Et pour moi aussi.
Ben avait les larmes aux yeux, à présent.
— Je vois bien que si vous êtes tous là, et même Grey, c’est ma faute, bien sûr. J’ai honte. Quand j’ai compris ce qui se passait, j’ai tout fait pour remettre les choses en place, et faire payer la sorcière.
On aurait pu croire qu’il divaguait. Où voulait-il en venir ?
— Que se passe-t-il ? demanda Caroline. Qu’as-tu appris de nouveau ? Et qu’est-ce que tu fais, dans ce trou ? Nous sommes dans la mine d’or ? Tu l’as trouvée ?
— Non. On n’a pas cherché la mine, Jim et moi.
— Jim ? Qui est ce Jim ?
— C’est moi, fit une voix juvénile, mais ferme et assurée.
Un garçon qui n’était sans doute pas beaucoup plus âgé que Will s’avança pour sortir de l’obscurité qui le dissimulait.
— Je m’appelle Jim White, déclara-t-il, et je suis l’associé de Ben Whitaker.
— Associés pour quoi faire ? demanda Will.
— C’est sans importance ! s’empressa de déclarer Ben, avec une étonnante désinvolture. Caroline, raconte-moi comment les choses se sont passées, depuis mon départ.
Pour la première fois depuis le moment des retrouvailles, Logan prit la parole.
— Je ne peux espérer toucher une prime pour votre capture, Whitaker, puisque les autorités ne vous recherchent plus. Mais avant de satisfaire votre curiosité, je vous conseille de répondre d’abord aux questions que Caroline et Will vous posent. Ils vous aiment beaucoup, j’en sais quelque chose. Alors videz votre sac en commençant par le commencement, vous nous devez bien cela.
Ben lui aurait bien répondu vertement, mais l’attitude de Will et de sa mère l’en dissuada. Il raconta d’abord ce qui se savait déjà, la lettre par laquelle Fanny Plunkett suggérait que Suzanne avait peut-être été la victime d’un voleur qui aurait dérobé le plan d’accès à la mine d’or ou au trésor dont Shotgun Reese détenait le secret.
— Ce voleur, cette crapule, je pensais bien le trouver par ici, et je voulais tant venger ma Suzanne… Je voulais la venger, au risque d’y laisser ma peau. Pour être franc, j’espérais même en mourir, moi aussi.
— Oh Ben…, murmura Caroline, qui déjà ne lui en voulait plus.
— Je n’étais pas revenu par ici depuis plus de vingt-cinq ans, reprit-il. En me retrouvant sur la piste, dans le désert, j’avais l’impression de rajeunir. Le Canyon n’a guère changé. A la Cité du Diable, je n’ai pas eu de mal à retrouver Fanny Plunkett, qui m’a fait bon accueil. J’ai appris d’elle, dès mon arrivée, que son fils Ace avait déjà réglé son compte à l’assassin de Suzanne, qui était aussi celui de Shotgun Reese. Elle mentait, naturellement.
— Ace Plunkett ? Le jumeau de Deuce ?
— Tout à fait, répondit le jeune Jim.
— J’ai d’abord pris ce qu’on me disait pour argent comptant, j’ai même remercié Ace d’avoir vengé la mort de Suzanne, poursuivit Ben. En fait de preuve, il y avait la fameuse carte. Ce qui m’a mis la puce à l’oreille, c’est la façon dont Fanny insistait pour que je la déchiffre le plus vite possible. Ce n’était pas vraiment une carte, mais une sorte de puzzle dont les pièces rappelaient des événements anciens.
— Des événements de quelle sorte ? demanda Will.
— Euh… Par exemple, dit le vieil homme en se grattant la barbe, il était écrit « à deux cents mètres au nord du poker de Wilbur ». Shotgun, Suzanne et moi étions les seuls à pouvoir nous rappeler l’endroit exact où nous avions joué aux cartes avec Wilbur Burlington, trois jours avant sa mort, à un demi-mile d’ici.
— Vous étiez donc le seul à pouvoir lire cette carte ? fit observer Logan.
— Le dernier, dit Ben. En fait, je l’ai déchiffrée assez vite, je vous raconterai cela tout à l’heure, mais j’ai gardé le secret pour moi, heureusement. J’aurais pu tomber dans le piège, mais Fanny avait vraiment l’air trop pressée. Je voulais prendre mon temps, vous comprenez. Je n’avais pas fait tout ce voyage pour de l’or, mais surtout pour faire mon deuil de ma Suzy, et pour comprendre ce qui s’était vraiment passé, pour qu’on me dise le nom de l’assassin, par exemple. Il fallait qu’il soit bien renseigné, pour venir chercher la carte à Artesia. Quand j’ai compris leur jeu, j’ai fait la mauvaise tête.
— C’est pour cela qu’elle a envoyé Deuce enlever Will à Artesia, dit Logan. Elle comptait bien vous faire chanter.
— Elle est capable de n’importe quoi, reconnut piteusement Ben. J’étais si content de vous retrouver tout à l’heure. Caroline et Will, mais quand je pense à ce que vous avez dû endurer…
Will laissa à sa mère le soin de faire un compte rendu des événements à Ben. Quand elle en vint à l’enlèvement, Ben tint à féliciter Will.
— Tu as échappé à Deuce, fiston, ce n’est pas rien. A ton âge, surtout !
— Deuce est mort, dit Will. L’assassin, c’était lui. Papa l’a abattu.
Ben pencha la tête, le menton sur la poitrine. Caroline s’approcha, prête à le soutenir, en voyant qu’il titubait.
— Ben ? s’inquiéta-t-elle.
— C’est donc Deuce qui a tué ma Suzy, murmura-t-il. Je suis en dette avec vous, Grey.
— Pas de dette entre nous, dit Logan. Il avait enlevé mon fils.
L’air morose, Ben acquiesça. Il ruminait sa douleur. Pour éviter qu’il ne sombre dans la mélancolie, Caroline lui demanda comment il avait réagi quand l’enlèvement de Will avait été décidé.
— Je l’ai su après le départ de Deuce, répondit-il en se frottant la nuque. J’ai failli la tuer, cette sorcière… Jamais de ma vie je n’avais frappé une femme, et j’y suis allé fort. Quand Ace est arrivé, je m’attendais qu’il vide son chargeur sur moi. C’est un faible dans le fond, il a peur du noir, sa mère le terrorise, mais il l’adore. Mais elle n’a pas voulu qu’il me tue. Elle préfère l’or à la vengeance, cette garce.
— Tant mieux pour toi, fit observer Caroline.
Ben se contenta de hausser les épaules.
— J’étais leur prisonnier, à la Cité du Diable, mais j’ai plus d’un tour dans mon sac, avec mon expérience… Toujours est-il que j’ai réussi à me réfugier ici et à me cacher, en attendant le retour de Deuce. J’espérais bien qu’il n’arriverait pas à enlever Will dans une ville civilisée, mais il faut croire que je m’étais trompé. Et puis j’avais avec moi Jim White, mon arme secrète.
Le visage jusqu’alors impassible du jeune homme se fendit d’un large sourire, qui s’effaça aussitôt. Ben reprit ses explications.
— J’avais dit à Fanny, au début, que ma mauvaise vue m’empêchait de bien lire le plan. Comme elle ne voulait surtout pas mettre dans le secret les gens de la Cité du Diable, elle m’a donné sans le savoir ma chance en allant chercher dans le seul ranch des environs un jeune cow-boy débrouillard…
Il désigna du pouce Jim White, qui refit le même sourire.
— … qui traquait les serpents dans toutes les cavernes des environs.
— Pour vendre leurs peaux, précisa son « associé ». Mais je vais les laisser tranquilles, maintenant. Moi aussi, j’ai eu de la chance, ce jour-là, puisque je suis devenu riche !
— Vous avez trouvé la mine ? s’exclama Will.
— Pas une mine, mais un trésor. Ben va y arriver dans un moment. Vous voulez que je raconte à sa place ? J’irais plus vite !
Ben fit semblant de ne pas l’avoir entendu.
— Le lendemain du jour où nous nous sommes mis sérieusement au travail, peu de temps après mon arrivée, une série d’indices nous ont menés jusqu’à une cavité, à un mile d’ici. Quand j’ai déchiffré l’indice suivant, je me suis aperçu que nous n’étions sans doute pas loin du but. Je commençais à avoir des doutes, à ce moment-là. Alors j’ai décidé de ne pas aller plus loin, et j’ai passé la soirée à réfléchir.
Au fur et à mesure qu’il s’exprimait, il retrouvait les dons de narrateur qui avaient assuré son succès dans le journalisme, si bien que ses auditeurs attentifs se trouvaient transportés avec lui dans la grotte de la découverte.
***
Jim, Ace et Ben avaient choisi de profiter de la lumière du soleil pour explorer la cavité. Tous trois équipés d’une lampe à pétrole, ils pénétrèrent dans la grotte. Jim portait en bandoulière plusieurs rouleaux de corde, Ben avait une grosse pelote de fil, le plan et une hache tandis que Plunkett n’avait à porter que sa lampe.
Ben se souvenait bien des indications données par Shotgun. « La course à El Paso, suite. » « Bullet qui boîte. » « Gare au trou » « N 37. »
— Alors le vieux, tu nous mènes où ? dit Ace, qui s’impatientait.
— Tu vois ce tunnel, et ces fientes de chauves-souris ? Nous allons y descendre jusqu’à ce qu’on ne les voie plus, ces traces.
— Pendant combien de temps ?
— On ne sait pas, justement.
Ace Plunkett observa l’entrée avec méfiance
— Tu es sûr de ton affaire ? Fais voir !
— Shotgun a glissé sur des traces comme celles-ci en me défiant à la course, à El Paso. Il s’en est tout barbouillé, et on en a bien ri.
— Et ce Bullet, c’est un ami à vous ?
— C’était le chien de Suzanne. Il s’est cassé la patte gauche, dans les mâchoires d’un piège.
En réalité, le chien s’était cassé la patte droite, mais Ace n’avait pas besoin de le savoir. Il n’irait de toute façon pas jusque-là.
— Alors allons-y, dit le fils de Fanny, qui faisait contre mauvaise fortune bon cœur.
Au début, tant que la lumière du soleil fut visible, le parcours se fit assez facilement. Mais lorsqu’on ne put compter que sur celle des lampes, la déclivité du sol s’accentua. Ben entendait Ace souffler nerveusement dans son dos. Quelques minutes après le départ, ce fut Jim qui déclencha l’offensive prévue.
— Dites donc, Ben, lança-t-il, vous la sentez, cette odeur ?
— L’odeur des chauves-souris ? Pour sûr !
— Pas celle-là, l’autre !
Ben fit halte en reniflant plus fort qu’il n’était nécessaire.
— Et vous, monsieur Plunkett, vous ne la sentez pas, cette odeur de soufre ? insista Jim.
Ace se mit à renifler à son tour.
— Ah oui, murmura-t-il, il me semble bien sentir le soufre. Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Du danger. Quand il y a du soufre dans l’air, tout peut sauter.
— On renonce, suggéra Ben. Ace, tu pourras dire à Fanny que…
Au seul nom de sa mère, Ace frissonna. Elle attendait le retour de l’expédition avec tant d’impatience ! En cas de retard, elle serait capable de le gifler.
— Pas question ! protesta-t-il. Vous allez devant, et moi j’attends ici. S’il vous arrive quelque chose, je serai toujours là pour venir à la rescousse, ou donner l’alerte.
Tout se passait comme prévu. En poursuivant seuls l’exploration, Ben et Jim White atteignirent l’endroit où les traces sur le sol s’interrompaient, parce que les chauves-souris empruntaient pour y arriver une sorte de cheminée verticale. Ils tournèrent à droite en comptant leurs pas, et firent halte. Ben éleva sa lanterne. Un gouffre s’ouvrait devant eux.
— « Gare au trou », murmura-t-il.
Un caillou jeté ne heurta le fond qu’après plusieurs secondes d’attente.
— Regardez, Ben. Le prochain indice est « Nord 37 ». Le nord est par là, j’en suis sûr.
— Tu as le sens de l’orientation, reconnut Ben après avoir consulté sa boussole.
En contournant la cavité, ils passèrent devant plusieurs ouvertures, et s’engagèrent dans la direction indiquée. Trente-sept pas plus loin,
Ben acquiesça et précéda Jim dans une salle rectangulaire. Contre la paroi de droite des sacs s’entassaient sur trois grands coffres.
***
Arrivé à ce point de son récit, qui avait tenu l’auditoire sous son charme, Ben dut s’interrompre.
— Le trésor de Geronimo ! s’écria Will, pendant que ses parents, surpris, échangeaient des regards, ne sachant que penser de cet épilogue.
— Je n’en suis pas certain, dit prudemment Ben. Il peut y avoir d’autres caches, en d’autres endroits. Nous en saurons davantage quand nous aurons pris le temps de faire expertiser les pièces. Il s’agit en tout cas du trésor de Shotgun Reese, celui dont il voulait faire bénéficier Suzanne, et moi aussi bien sûr. Suzanne m’avait préféré à lui, il y a plus de vingt ans, mais nous nous entendions fort bien, Caroline le sait puisqu’elle a lu nos lettres.
— Est-ce qu’à ce moment-là vous avez tenu les Plunkett au courant ? demanda Logan.
— Bien sûr que non ! Nous avons repris Ace au passage en lui disant que nous étions sur une fausse piste et qu’il faudrait chercher ailleurs, ce que nous avons fait pendant plusieurs jours, pour donner le change. A part un prélèvement que j’ai fait… Mais j’y pense, Caroline, tu n’as pas rencontré un ami à moi, un ancien pasteur, le Prêcheur ?
Pour lui éviter de l’embarras et ne pas perdre de temps, Logan préféra répondre à sa place.
— Nous l’avons rencontré, dit-il brièvement. Achevez votre récit, Whitaker, il nous intéresse.
— A part ce petit sac, l’or se trouve toujours où nous l’avons trouvé, mon associé et moi. Pas vrai, Jim ?
Caroline comprenait mal la situation.
— Mais alors pourquoi te caches-tu dans cette grotte-ci ? J’espère bien que nous n’allons pas rencontrer le frère de Deuce Plunkett au détour d’une galerie ?
— Ne vous en faites pas, madame, dit Jim White. Ace est en train de noyer son chagrin au saloon, à l’heure qu’il est. Sa maman ne lui parle plus, depuis qu’il a laissé Ben se tuer.
— Se tuer ?
— J’ai fait une chute mortelle dans le « trou » que le plan signale clairement, expliqua Ben, assez content de lui. Un gouffre si profond qu’on aurait toutes les peines à m’y retrouver.
— D’où il était, Ace a entendu le cri que Ben poussait en tombant, et puis le bruit du choc, précisa Jim. C’était impressionnant. Le massif est tout creusé de grottes et de galeries, il y a des échos partout.
— Résumons-nous, conclut Caroline en prenant Logan par la main. Will est sain et sauf. Ben l’est aussi. L’assassin de Suzanne a été exécuté. En ce qui nous concerne, nous n’avons plus rien à faire ici. Rentrons à la maison, voulez-vous ? Ce trésor peut bien attendre que vous ayez pris le temps d’y réfléchir, ton associé et toi. Nous vous conseillerons, si vous le voulez.
— Les choses sont plus compliquées que ça, murmura Ben en se grattant la tête. Deuce a commis le meurtre et le kidnapping, mais il n’a fait qu’obéir à sa mère. Je serais chagriné qu’elle s’en tire ainsi.
— Rassurez-vous, dit Logan. Elle s’en est prise à mon fils. Je vais l’arrêter. On la jugera. Elle mérite la prison.
— Ou la mort, suggéra Ben. N’oubliez pas que Suzanne était comme une mère, pour Caroline.
— Ou la mort, acquiesça Logan.
— Logan…, gémit Caroline, nous n’allons pas rentrer tout de suite ?
Il lui pressa la main et la lâcha aussitôt.
— Jim, toi qui connais bien la région, peux-tu m’indiquer une hauteur d’où je verrais bien la Cité du Diable ?
***
En descendant la pente caillouteuse où ne poussaient que des plantes épineuses, Logan s’attendait à tout moment à éprouver la sensation de danger maintenant si familière.
Il était peut-être en train de commettre la plus grave erreur de sa vie, mais il avait deux raisons de courir le risque. D’abord, le souci de la justice : les Plunkett étaient des criminels avérés, condamnables pour d’innombrables méfaits. Ensuite, il n’oubliait pas le foulard jaune qu’il avait vu à l’entrée du Canyon. Il avait été le seul à le remarquer. Peut-être était-ce une coïncidence, mais il était convaincu, au fond de lui, que ce foulard avait été laissé là par Holt. Au temps de sa jeunesse, chez Nana Nellie, ils utilisaient un ruban jaune pour signaler l’entrée de leur cabane construite dans un vieil orme. Il aurait donc parié jusqu’à sa dernière cartouche que Holt l’avait précédé et l’attendait, pour lui venir en aide.
A la réflexion, c’était assez logique. Après avoir laissé le pauvre Cade entre de bonnes mains, à Fort Worth, Holt n’avait eu de cesse qu’il ne fût venu participer au sauvetage de Will. Comme Logan et Caroline s’étaient attardés plus d’un jour à Artesia, il avait pu les précéder, et, comme il n’avait pas dû creuser de tombe pour enterrer un pauvre homme, il avait très bien pu traverser le désert depuis Van Horn plus vite qu’eux.
S’il ne se trompait pas, Holt se trouvait là, tout près. Il fallait qu’il en ait le cœur net. Pour lui, l’amitié était sacrée. Celle qui l’unissait à Holt et à Cade, comme celle qui liait Caroline et l’ancien hors-la-loi.
Dans la Cité du Diable, il trouva un saloon, une auberge, un bazar et des écuries, ainsi que trois vieilles maisons, dont la plus grande, comme le lui avait appris Jim White, appartenait aux Plunkett. Une seule fenêtre était éclairée. Celle de Fanny, sans doute.
Dans d’autres circonstances, il aurait sans doute été tenté de faire justice par surprise et sans délai. Mais n’ayant jamais tué une femme, Logan ne s’en sentait pas capable. Il n’était pas non plus possible de procéder à une arrestation sans rameuter la bande de brigands qui semblaient bien s’amuser au saloon, à en juger par l’entrain du pianiste qui remplissait la nuit d’airs joyeux. Il y avait de la lumière à toutes les fenêtres du lieu de plaisir, jusqu’au premier étage, où officiaient les dames.
Holt Driscoll était trop connu de leurs clients pour pouvoir impunément pousser la porte du saloon. S’il se trouvait actuellement sur place, il était sûrement en train de guetter l’arrivée de Logan, qu’il reconnaîtrait sous n’importe quel déguisement. En cet instant même, il était peut-être même en train d’observer la même chose que lui.
En parlant de déguisement, celui qu’il s’était procuré dans les cuisines de l’hôtel, à Van Horn, avait fait merveille dans le désert. Mais un visiteur en poncho et sombrero, s’il entrait dans le saloon, risquait de repasser la porte sitôt entré, en dansant pour éviter les tirs des bandits. Comment faire ? Jim White était trop mince pour qu’il puisse lui emprunter sa panoplie de cow-boy.
Il y eut derrière lui un sifflement sourd.
— Logan…
Sa femme qui, à son habitude, lui avait désobéi.
— Qu’est-ce que tu fais là ?
— Tu vois bien, je te suis. Je protège tes arrières, comme promis.
— Tu vas me faire le plaisir de retourner avec les autres, ordonna-t-il à voix basse mais furieuse. Will n’a pas eu la force de te retenir, comme il avait promis de le faire ?
— Will s’est endormi, et tu ne rêves sans doute que d’aller prendre un whisky dans ce saloon où l’on s’amuse, il me semble. Voilà la tenue qu’il te faut !
Elle déploya le ballot de linge que Logan n’avait pas encore aperçu. Un costume noir complet, avec le gilet assorti et quelques accessoires. Logan n’en croyait pas ses yeux.
— Il faut que tu sois folle. Tu veux que je me déguise en banquier pour aller voir des voleurs ? Ils vont tous me sauter dessus !
— Ce costume n’est pas celui d’un banquier. Ben le portait en arrivant ici. Tu vas donc te faire passer pour un reporter du Standard qui vient aux nouvelles, et je n’aurai qu’à jouer mon propre rôle de fille qui vient retrouver son père. Dépêche-toi.
— Parce que tu veux…
— Je t’accompagne, bien sûr. N’oublie pas que je dois tenir le devant de la scène pour que tu passes inaperçu, ou presque.
Pour cette fois, Logan ne songea pas à protester. Caroline l’étonnerait toujours. Le costume de Ben le serrait un peu aux épaules et le bas du pantalon découvrait largement ses chevilles, mais ce vêtement étriqué lui donnait en effet une allure inoffensive.
Il protesta pourtant lorsque Caroline posa sur son crâne un chapeau melon noir.
— Ne perdons pas de temps, dit-elle. Le Standard est un journal sérieux, ses employés ne vont pas nue-tête et ne se déguisent pas en cow-boys.
— Pourquoi ne cesses-tu pas de me harceler ?
— Parce que je t’aime, Logan Grey, dit-elle avec force, et que je t’ai causé assez d’ennuis pour vouloir à présent te faciliter les choses. Les Plunkett ne peuvent pas savoir que Deuce est mort. Ils n’ont aucune raison de s’en prendre à moi. Et tu seras d’autant plus à l’aise pour repérer les lieux que je m’apprête à y faire une entrée fracassante.
— Fracassante ? soupira-t-il, dépassé par les événements. On aura tout vu. Tu deviens vraiment insupportable, Caroline Grey.
— Disons que nous formons une bonne équipe, reconnut-elle en guise d’aveu. Ah ! J’oubliais un détail, la touche finale !
Elle lui enleva son chapeau, prit dans sa poche une petite boîte ronde et un peigne et entreprit de lui lisser les cheveux en les tirant en arrière, après les avoir enduits d’une sorte de pommade grasse et odorante.
— Tu as l’air moins méchant, et le chapeau tiendra mieux, dit-elle, sans tenir compte de ses grimaces de dégoût. Quel était ton plan, avant que je n’arrive ?
Logan s’abstint de commenter ce qui ressemblait fort à une provocation.
— Pour l’instant, je me préoccupe surtout de Holt. J’ai de bonnes raisons de penser qu’il nous a précédés jusqu’ici, mais il est trop connu des clients du saloon pour y être entré.
Quand il lui eut expliqué la signification du ruban jaune, Caroline s’inquiéta de l’autre aspect des opérations.
— Et les Plunkett ?
— J’ai bien l’intention d’agir légalement, y compris de riposter en cas de menace. Mais je tiens surtout à ce que nous rentrions tranquillement à Artesia le plus vite possible.
— Je n’en attendais pas moins de toi !
Pour le récompenser, elle lui posa un petit baiser sur les lèvres et fit un pas en arrière.
Ce retrait faisait figure de défi. Logan le releva avec fougue en l’attirant contre son torse pour l’embrasser sauvagement.
— Quand nous en aurons fini avec cette affaire, proposa-t-il après avoir repris son souffle, nous pourrions trouver un moment de solitude, toi et moi. Qu’en penses-tu ?
— J’en rêve !
— Nous voilà d’accord, pour une fois !
Dix minutes plus tard, Caroline, plus aguichante que jamais, poussait la porte du saloon de la Cité du Diable, dont Logan, tout en noir, retenait les deux battants pour s’y introduire après elle. Les deux mains jointes devant elle, le regard tourné vers le ciel et les traits tirés par une insupportable angoisse, elle déclama les premiers mots de son texte.
— Ben Whitaker est mon père, et je…
Elle n’en dit pas davantage. Un inconnu d’une trentaine d’années bondit de son siège, se rua sur elle pour la prendre par la taille et lui baiser la bouche avec fougue.
— Enfin toi, ma chérie ! Enfin toi ! s’exclama-t-il en la tenant à demi renversée, je t’attends depuis si longtemps !
Il lui donna un autre baiser, moins appuyé cette fois, en prenant un peu de recul pour la contempler tout entière. Il riait gaiement.
Logan avait envie de le tuer.
Un peu étourdie par cet accueil, Caroline ne reprit ses esprits qu’au moment où l’inconnu, effectuant un troisième assaut, revint sur elle pour lui murmurer à l’oreille des mots doux.
— Driscoll m’envoie, Holt Driscoll.
— Oh ! gémit-elle en se pâmant presque, pour l’édification des spectateurs qui n’avaient comme prévu d’yeux que pour elle.
Toutes les conversations s’étaient interrompues à son entrée, en même temps que la musique.
Blême sous son chapeau et dans son habit noir, Logan était le seul à ne pas apprécier la démonstration. Il foudroyait l’inconnu d’un regard furibond, sans pour autant lui faire perdre sa bonne humeur.
— Thurgood ! Ce bon vieux Thurgood ! s’exclama le bellâtre. Je ne m’ennuyais pas de toi, mais je suis bien content de te voir, Thurgood !
Logan songea que le ranger aurait pu s’abstenir de prononcer trois fois le nom qu’il devait porter. Une seule aurait suffi. Il connaissait depuis longtemps ce nom de code.
— Il faut que j’aille saluer mon père, dit Caroline en parlant assez fort pour que tout le monde l’entende. Et embrasser mon fils, s’il est arrivé. Il s’appelle William.
Tous les regards convergèrent en direction d’une table, dans un coin sombre. Caroline crut défaillir en apercevant le visage de l’homme que tous regardaient avec insistance. Ace Plunkett était le sosie de son frère, à cette différence près qu’il semblait porter son âme sur son visage. Sa moustache pendait, et ses cheveux châtains étaient en désordre.
Alerté peut-être par le silence, il leva les yeux de sa chope de bière. Caroline frémit sous son regard, à la fois cruel et désespéré sous ses paupières lourdes.
— Ben Whitaker, il est au fond du trou, la vieille ordure, grommela-t-il.
Bien qu’elle sache qu’il se trompait, cette annonce macabre la frappa. Très vite toutefois, elle se reprit et se lança dans l’interprétation du rôle qu’elle avait préparé. Les deux mains sur la poitrine, elle se mit à gémir longuement.
— Non, ce n’est… ce n’est pas possible !
— Mort comme un rat mort, balbutia Ace en lui lançant sa chope au visage.
Elle se baissa de justesse et se rua aussitôt hors du saloon, dans un fracas de verre brisé. Logan et le charmant inconnu saisirent cette occasion pour sortir avec elle. Ils ne firent halte qu’après une trentaine de mètres de marche rapide.
— C’est Holt Driscoll qui t’a mis en place ? demanda Logan au jeune homme, plus rudement qu’il n’était nécessaire.
— Il m’a dit que vous reconnaîtriez le mot de passe, répondit le ranger. Je fais mes débuts, personne n’a jamais entendu parler de moi. Je m’appelle Tom. Tom Wilkerson.
— Tu es déjà titulaire ?
— J’ai une belle étoile toute neuve, fit Tom, qui semblait d’une inaltérable bonne humeur. Holt vous attend près du gros yucca, derrière le saloon. Il paraît que vous connaissez l’endroit. Je vous présente mes excuses, madame, ajouta-t-il en ôtant son chapeau pour s’adresser à Caroline. J’ai dû trouver un prétexte pour traîner dans les environs. En me faisant passer pour votre… amoureux, j’ai obtenu qu’on y tolère ma présence.
— Vous n’avez pas à vous excuser, monsieur Wilkerson, dit Caroline en lui souriant.
— C’est à voir, grommela Logan, qui s’impatientait. Wilkerson, puis-je compter sur vous pour tenir compagnie à ma femme en mon absence ?
— Oui, chef.
— Tâchez de garder vos distances !
— Oui, chef. Mais n’oubliez pas que je suis censé la consoler. Si quelqu’un passe…
— Je sais que pour entrer dans la compagnie des rangers du Texas il faut avoir un sacré culot, mais regarde où tu mets les pieds, mon gars, lui conseilla Logan, au risque de passer pour un mari jaloux.
Caroline lui tapota le bras pour le rassurer et s’assit sur une grosse borne pour l’attendre plus commodément. Ça y était, elle était au cœur du Canyon maudit. Il faisait noir, mais deux rangers et un enquêteur assermenté veillaient sur elle. Aucun risque, elle ne courait aucun risque.
Tom Wilkerson lui prit soudain le bras, sans brutalité mais fermement. Et elle entendit une voix de femme.
— Caroline ? Caroline Grey ? Je suis Fanny Plunkett, une vieille amie de Ben et de Suzanne. Si vous saviez comme je compatis à vos malheurs ! Venez donc passer un moment chez moi, ma chère, avec votre galant, bien sûr. J’allais faire du thé.
Tremblant de tous ses membres, Caroline grimaça un sourire à la femme rousse aux formes généreuses qui sortait de l’ombre. Fanny Plunkett, la reine des hors-la-loi. La meurtrière…