Prologue
A l’est du Texas,
1871
Il avait un cheval à bascule qui s’appelait
Racer.
Devant le porche de la maison familiale, Racer
et lui galopaient, galopaient, galopaient sans cesse. Ses belles
bottes de cow-boy lui avaient été offertes par ses parents à
l’occasion de son cinquième anniversaire, deux mois auparavant. Sa
veste, dont il était si fier, avait été cousue à ses mesures par sa
sœur, Sarah, qui s’était appliquée à tailler les peaux tannées par
ses frères, Alex et Sam. En le coiffant de son feutre blanc orné
d’un bandeau rouge vif, Nana Grey avait eu la larme à l’œil, mais
comme elle pleurait à tout propos il ne s’en était pas inquiété.
L’étoile de shérif épinglée à sa veste était un cadeau de Joe.
C’est ce qu’on lui avait dit, mais à l’âge de deux ans, le bébé
n’en était pas encore à faire des cadeaux. En prétendant que Joe
lui avait offert cette étoile, ses parents avaient simplement voulu
l’associer à la fête.
Mais son plus beau cadeau, c’était le pistolet
que son père avait taillé dans le chêne spécialement pour lui. Il
l’avait teint d’un gris métallique, et marqué la crosse au fer
rouge d’un L, pour Logan. L’arme avait
beau être de bois, elle ne manquait jamais sa cible, dans son
imagination d’enfant.
Aujourd’hui, Racer et lui faisaient voler la
poussière, à la poursuite des hors-la-loi qui venaient de dévaliser
la diligence. De plus en plus vite, ils galopaient sur le
chemin.
— On les rattrape, Racer, vas-y, on les
rattrape !
Sarah apparut alors sur le seuil de la maison,
vêtue de sa robe de voyage. On partait à
Louisiana, la ville voisine, pour assister tous ensemble à un
mariage. Elle était jolie dans cette robe, mais il garda ce
jugement pour lui puisque, depuis la fin du petit déjeuner, il la
détestait. Un peu plus tôt, leur père avait annoncé qu’au retour il
lui offrirait un poney, à elle toute seule. Et pour Logan, c’était
insupportable. Trop injuste…
— Toujours en route, cow-boy ! Où
vas-tu cette fois-ci ?
— Au Canyon du Fantôme Noir !
lança-t-il rageusement. Chez les Apaches et les hors-la-loi !
Interdit aux filles !
— Eh bien tant mieux. Et qu’est-ce que tu
vas faire, au Canyon du Fantôme Noir ? Jouer au
bandit ?
— Au contraire ! s’écria-t-il en
faisant stopper net sa monture. Tu n’as pas vu mon chapeau
blanc ? Je suis un justicier, bêtasse, je vais arrêter les
méchants et les punir !
De l’intérieur de la maison, la voix de sa mère
le rappela à la politesse.
— Si j’entends encore ce gros mot, je te
tannerai si bien les fesses que tu ne pourras plus te mettre en
selle sur Racer, mon garçon. Les bandits, tu les arrêteras demain.
En attendant, viens te changer. Papa et les grands auront bientôt
fini de fermer la clôture. Nous allons partir.
— Mais maman…
— Tu m’ennuies avec tes « mais
maman ». Mets Racer à l’écurie et dépêche-toi d’arriver.
Une demi-heure plus tard, leur chariot
s’ébranlait et l’on prenait la route. Il avait tellement plu les
jours précédents que la boue ralentissait leur allure. Nana était
assise près de papa, qui menait les deux chevaux de trait. Maman et
Sarah s’étaient installées avec Joe en seconde position, sur la
planche de bois. A l’arrière, Alex et Sam jouaient aux cartes.
Nana, maman et Sarah se demandaient si l’on arriverait assez tôt en
ville pour qu’elles aient le temps d’aller chez le coiffeur, avant
la cérémonie.
Mais Logan ne prêtait pas attention à leurs
propos futiles. Depuis leur départ, il sentait une menace peser sur
toute la famille. Parviendrait-il à la conjurer, cette
fois ?
Sa gorge se noua. Sa
respiration s’accéléra. Tout à coup, les sapins semblaient plus
sombres. Des hors-la-loi s’y cachaient peut-être. Chaque fois qu’un
malheur allait se produire, une sombre et pesante sensation lui
serrait le cœur. Par exemple, il l’avait éprouvée la veille du jour
où grand-père, le mari de Nana, était mort. Et aussi le jour où
Alex s’était cassé la jambe en rentrant déjeuner. Chaque fois, il
avait fait part à ses parents, à ses frères et à sa sœur de cette
impression, et personne n’en avait jamais tenu compte. Personne ne
s’était souvenu de ses avertissements, après coup. Une fois, il les
avait rappelés à papa, qui avait profité de l’occasion pour lui
apprendre le mot « coïncidence ».
Cette fois-ci, il ne s’exposerait à aucune
rebuffade. Il garderait pour lui son secret. Il affronterait seul
le danger imminent. La crosse de son pistolet bien en main, il
scruta le défilement des arbres. Avec un pistolet de bois, on ne
tue personne, mais le simple contact de l’arme le rassurait, lui
donnant un sentiment de puissance.
Toutefois, il avait très peur.
Le temps passait et l’atmosphère s’assombrissait
de plus en plus. Il se sentait tellement oppressé qu’il avait du
mal à respirer. Il y avait là, tout près, quelqu’un ou quelque
chose qui allait faire du mal, il en était certain. Finalement, n’y
tenant plus, il prit le risque de partager sa peur.
— Papa ? Ça ne va pas. Tu ferais mieux
de t’arrêter.
— Tu as mal au cœur, fiston ? demanda
son père, pendant que sa mère, qui pensait sans doute au coiffeur
de Louisiana, lui faisait les gros yeux.
— Ne me vomis pas dessus, morveux !
lui lança Sam.
— Je ne suis pas malade, protesta-t-il.
Mais j’ai ma sensation, vous savez…
Le visage de Maman se radoucit.
— Mon chéri, je sais bien que le voyage est
lassant et que tu aimerais bien te dégourdir les jambes. Mais nous
sommes en retard, avec toute cette boue. Nous n’avons pas le temps
de faire une pause. Tu entends l’orage qui gronde au loin ? Il
faut que nous arrivions en ville avant la
tempête. Et vous, les deux grands, ajouta-t-elle, occupez-vous de
lui. Il s’ennuie.
— Mais pas du tout, maman. Je suis vraiment
sûr et certain qu’il va nous arriver malheur !
Personne ne prit la peine de lui répondre. Il
avait de plus en plus mal. Il retint ses larmes, qui lui auraient
brouillé la vue et l’auraient empêché de voir les bandits. S’il
gardait un œil sur la route, il pourrait prévenir papa à temps. Et
comme papa était un champion, il ne manquerait pas de tirer le
premier.
Il observait si attentivement le défilement des
arbres qu’il ne vit pas le malheur s’abattre devant eux, au passage
d’un gué.
Le fleuve était sorti de son lit. Le torrent
avait envahi la route, emportant tout sur son passage. En un éclair
de seconde, les chevaux et la voiture furent entraînés par les
flots déchaînés.
— Accrochez-vous, tenez bon ! hurla
papa.
Le chariot fit un tour sur lui-même, menaçant de
basculer à tout moment tandis que les femmes poussaient des cris
d’effroi. Pistolet au poing, Logan se dressa.
— J’ai voulu te le dire, papa ! Tu ne
m’as pas écouté !
— Tiens bon, Logan !
Son père bondit vers lui dans les flots
bouillonnants. Sa tête heurta un obstacle, et puis plus rien…
***
Longtemps après la catastrophe, on retrouvait
encore des cadavres dans le cours du fleuve Sabine, dont la crue
soudaine avait fait plus de cent victimes.
Au sixième jour, un cavalier qui passait par là
aperçut un jeune enfant dépenaillé. A califourchon sur un tronc
échoué, il se balançait sans discontinuer d’arrière en avant,
d’avant en arrière, les doigts crispés sur un pistolet de bois. Il
ne cessait de répéter :
— Cours Racer, cours Racer, cours
Racer.
Le voyageur tenta de l’interroger, mais en vain.
Le jeune survivant ne cessait de répéter ces deux mots, toujours
les mêmes. Il ne se tut qu’au moment où le
brave homme l’eut installé devant lui, au bord de sa selle.
Heureux de se rendre utile, mais embarrassé par
sa trouvaille, le sauveteur apprit avec plaisir, en faisant étape
le soir, que le pasteur et sa femme venaient d’ouvrir un
orphelinat. Nellie Jennings était seule lorsqu’elle accepta de
prendre en charge le petit garçon, qui semblait frappé de mutisme.
Dès son retour, son mari essaya à son tour de le faire
parler.
— Il est superbe, ton pistolet. Tu me le
prêtes ? Non, bien sûr, tu veux le garder. Tu me le
montres ?
L’enfant le lui montra, sur sa main grande
ouverte.
— Je vois un L
gravé sur la crosse, dit le pasteur. Ton nom commence par cette
lettre-là ?
En l’absence de réponse, Mme Jennings,
souriante et chaleureuse, posa gentiment la main sur l’épaule du
nouveau venu.
— Il a eu de la chance : il est sain
et sauf alors que tant d’autres sont morts. Et le hasard continue à
lui sourire puisqu’il nous le confie à nous, qui aimons tant les
enfants. Je propose que nous l’appelions Lucky. Qu’en
penses-tu ?
— Que ma femme a toujours de bonnes idées,
répondit le pasteur en lui posant un baiser sur la joue. Va pour
Lucky. La Providence veille en effet sur toi, Lucky, puisque Nellie
est aussi excellente cuisinière. Allons voir ce qu’elle nous a
préparé !
Trois mois passèrent sans que Lucky ne prononce
un seul mot. Cela ne l’empêchait toutefois pas de se faire des amis
parmi les orphelins qui vivaient chez le révérend et Nellie
Jennings.
Un samedi matin, Nellie préparait des petits
pâtés en croûte lorsque Lucky entra dans la cuisine.
— J’avais un cheval à bascule qui
s’appelait Racer, dit-il.