CHAPITRE 17

15 avril 1963

 

Gordon prit son breakfast chez Harry’s, sur Girard. Il essaya de récapituler ses notes de cours et de mettre au point quelques sujets de devoirs. Mais il lui était difficile de travailler avec les bruits de vaisselle et la radio qui diffusait des chansons du Kingston Trio qu’il détestait. Le dernier succès de pop-music qu’il avait pu supporter était Dominique, une chanson bizarre enregistrée par une nonne belge à la voix angélique [13]. De toute façon, il n’arrivait pas à se concentrer sur les problèmes de cours. Le papier du San Diego Union sur la prestation de Saul à la télé avait dépassé toutes ses craintes. Ils avaient exploité à fond le sensationnel. Et plusieurs personnes du département lui avaient fait des réflexions.

Tout en remontant Torey Pines, il continua de ruminer sans aboutir à aucune conclusion. Il fut distrait de ses pensées par une Cadillac qui roulait pleins phares. Le conducteur avait l’allure caricaturale du quadragénaire : feutre sur la tête, l’air ahuri. Gordon se rappela que le Conseil pour la sécurité nationale avait fait toute une affaire de l’utilisation des feux en plein jour. Apparemment, l’idée avait fait son chemin parmi les conducteurs lents puisque, après plusieurs années, on les rencontrait encore, tous feux allumés, persuadés que leur lenteur était une garantie d’invulnérabilité. Ce genre de raisonnement stupide provoquait irrémédiablement la colère de Gordon.

Lorsqu’il arriva au labo, il y trouva Cooper. Il songea : De plus en plus actif. La date de l’examen approche. Puis, il se reprocha son cynisme. Cooper semblait réellement intéressé par son travail, à présent, probablement parce que l’énigme des messages n’avait rien à voir dans sa thèse.

« Vous avez essayé les nouveaux échantillons ? » demanda Gordon. Il se sentait encore un peu coupable de sa réflexion d’entrée et son ton était un rien trop amical.

« Ouais. C’est bon. Je me disais que les impuretés ajoutées pouvaient tout expliquer. »

Gordon hocha la tête. Il avait mis au point une méthode de dopage des échantillons afin d’obtenir la concentration voulue d’impuretés. Pour la première fois, il semblait avoir la confirmation que tous ces mois d’efforts allaient aboutir. « Aucun message ?

— Aucun, dit Cooper avec un soulagement visible.

— Euh, pardon… on m’a dit…, fit une voix sur le seuil.

— Oui ? » Gordon se retourna. Il découvrit un personnage aux pantalons flottants, en veste style Eisenhower. Il semblait avoir passé la cinquantaine, le teint extrêmement bronzé, comme s’il travaillait à l’extérieur.

« Vous êtes le professeur Bernstein ?

— Oui. »

Gordon fut sur le point d’ajouter l’une des plaisanteries familières de son père mais il se contenta de poursuivre : « Oui, j’ai cet honneur. »

L’homme n’avait vraiment pas l’air à son aise.

« Je m’appelle Edwards… Jacob Edwards. Je suis de San Diego, vous savez ? J’ai fait un petit travail qui pourrait peut-être vous intéresser ? »

Chacune de ses phrases était une question.

« Quel genre de travail ?

— Éh bien, à propos de vos expériences, du message et tout ça… Dites, c’est là que vous les recevez, les signaux ?

— Euh, oui… »

Edwards s’avança dans le labo, posant la main sur quelques appareils avec une expression d’émerveillement.

« C’est impressionnant, très impressionnant. »

Il s’arrêta devant quelques-uns des nouveaux échantillons d’indium posés sur le plan de travail.

« Hé ! lança Cooper en relevant la tête de l’enregistreur. Ces échantillons sont revêtus de… Oh, merde !

— Non, ne craignez rien, j’ai déjà les mains sales. Vous avez un sacré matériel, les gars, hein ? Est-ce que vous avez payé tout ça ?

— Nous avons une subvention de… écoutez, monsieur Edwards, qu’est-ce que je peux faire pour vous ?

— Éh bien, j’ai résolu votre problème, voyez-vous ? Oui, je l’ai résolu… »

Edwards ignorait délibérément le regard noir de Cooper.

« Et comment ?

— Le secret, dit Edwards sur un ton soudain confidentiel, c’est le magnétisme.

— Ah oui ?

— Le magnétisme de notre Soleil, voilà à quoi ils en ont ?

— Mais qui ? » demanda Gordon tout en essayant d’imaginer quelque moyen d’empêcher Edwards de toucher au matériel.

« Les gens qui vous envoient ces lettres ? Ils veulent voler notre magnétisme. C’est ce qui fait que la Terre tourne autour du Soleil. C’est ce que j’ai prouvé.

— Écoutez, je ne pense pas que le magnétisme ait quoi que ce soit à voir avec…

— Mais votre expérience, professeur », il tapota l’une des grosses bobines, « utilise bien des aimants, non ? »

Gordon ne voyait aucune raison de le nier. Mais, avant qu’il ait pu dire quelque chose, Edwards reprit : « C’est par votre magnétisme qu’ils ont été attirés, professeur Bernstein. Ils cherchent de nouvelles sources et ils ont trouvé la vôtre. Ils vont venir la prendre.

— Je vois, dit Gordon.

— Et ils vont prendre aussi le magnétisme du Soleil. »

Edwards agita les mains et son regard se fixa sur le plafond, comme s’il y découvrait tout à coup une vision.

« Ils vont tout prendre, tout. Et nous allons tomber dans le Soleil.

— Je ne pense pas que…

— Mais je peux prouver tout ça, vous savez », dit Edwards sur un ton parfaitement raisonnable. « Vous avez devant vous l’homme qui a résolu — oui résolu — le mystère du champ unifié. Vous savez ? D’où viennent les particules et ces messages ? J’ai réussi ?

— Seigneur ! » gronda Cooper.

Edwards se tourna vers lui.

« Qu’est-ce que tu veux dire par là, mon gars ?

— Dites-moi, est-ce qu’ils viennent en soucoupe volante ?

— Qui c’est qui te l’a dit ? demanda Edwards, l’air méfiant.

— Je l’ai deviné, dit Cooper, calmement.

— Alors vous tenez un truc que vous ne voulez pas raconter aux journaux ?

— Non, pas du tout », fit Gordon.

Edwards montra Cooper du doigt : « Alors, pourquoi il a dit… Ah ! mais ! » son regard se fixa sur Cooper « tu n’as pas l’intention d’en parler aux journaux, par hasard ?

— Il n’y a rien à leur…

— Tu ne vas pas leur souffler un mot du magnétisme, hein ?

— Mais nous…

— Tu ne vas pas me chiper mon idée, non ? La théorie du magnétisme unifié est à moi, elle m’appartient, et ce n’est pas vous les… » Il ne trouva pas le mot qu’il cherchait, renonça et reprit avec véhémence : « C’est pas parce que vous êtes là, dans votre université, que vous allez m’empêcher de…

— Écoutez…

— … m’empêcher d’aller trouver les journaux pour leur dire ce que j’ai découvert, moi. Parce que moi aussi j’ai fait des études, vous savez, et…

— Et vous écriviez avec une fourche ? demanda Cooper, sarcastique.

— Espèce de… »

Edwards s’étrangla avec les mots. Ils devaient être trop nombreux à lui venir à l’esprit.

« Espèce de… »

Cooper s’avança, tranquille et puissant. « Allez, mon vieux. Fichez le camp.

— Comment ?

— Dehors.

— Vous ne me volerez pas mes idées !

— On n’en veut pas ! lança Gordon.

— Attendez seulement de lire les journaux. Vous allez voir…

— Dehors, répéta Cooper.

— En tout cas, je ne vous montrerai pas mon motor magnétique. J’en avais l’intention… »

Les mains sur les hanches, Gordon s’avança vers Edwards, escorté de Cooper. La seule issue était la porte du labo, et Edwards battit en retraite sans cesser de vociférer. Il les fixait tour à tour d’un regard furieux, cherchant une ultime phrase que son imagination lui refusa. Avec un dernier grondement, il fit demi-tour et disparut dans le couloir.

Gordon et Cooper se regardèrent.

« L’une des lois de la Nature, dit Gordon, c’est que la moitié des gens doivent être au-dessous de la moyenne.

— Pour la répartition gaussienne, dit Cooper. Mais c’est quand même triste. »

Il secoua la tête en souriant et retourna à ses occupations.

Si Edwards fut le premier, il ne fut pas le dernier. Dès que le papier du San Diego Union eut été repris dans d’autres journaux, ils se succédèrent à un rythme régulier.

Certains venaient d’Eugène ou de Fresno, avec la certitude de pouvoir déchiffrer le message. Ils avaient tous la réponse sans même avoir vu la moindre preuve. Quelques-uns apportaient des manuscrits où ils développaient leur conception personnelle de l’univers ou une théorie scientifique particulière. Einstein semblait leur cible favorite, mais ils s’attaquaient parfois aux expériences de Gordon. Il était stupéfait de découvrir ainsi de véritables traités qui avaient été rédigés à partir d’un simple article de journal.

Quelques visiteurs avaient aussi leurs propres articles. Ils les avaient fait imprimer et relier à leurs frais, sous des couvertures atroces. Les pages étaient recouvertes de définitions et de phrases sans queue ni tête. Les équations fleurissaient à chaque page, ou bien dans les marges, décorées de symboles inconnus qui évoquaient des guirlandes de Noël. Les rares théories que Gordon tentait de déchiffrer commençaient nulle part pour se conclure de même. Elles étaient sans le moindre rapport avec le domaine de la physique, violaient régulièrement les règles scientifiques les plus élémentaires et se soustrayaient à toute démonstration. La plupart de ces génies amateurs semblaient considérer que la formulation d’une nouvelle théorie consistait avant tout à inventer de nouveaux termes. Avec l’« énergie », le « champ », le « neutrino » et autres noms courants, on trouvait le « macron », le « superon » et la « force de flux » — tout cela restant dans le flou, dans l’aura magique de la Foi.

Gordon était arrivé à les identifier assez rapidement. Ils l’appelaient chez lui, ou bien se présentaient directement à son bureau, ou au labo, et en moins d’une minute il savait qu’ils n’étaient pas des visiteurs comme les autres. Les dingues avaient toujours un peu les mêmes préambules. Ils déclaraient d’emblée qu’ils avaient tout compris, qu’ils avaient résolu tous les problèmes de l’homme en une vaste et unique synthèse. La « théorie unifiée » était une véritable carte d’identité. De même que l’utilisation immédiate et soudaine de mots appartenant au Vocabulaire de l’Illuminé, tels que « superon ». Dans un premier temps, Gordon s’était souvent contenté de rire et d’expédier tel ou tel dingue sans faire d’histoire, quelquefois avec une plaisanterie. Mais la troisième marque d’identité du dingue était sa totale absence d’humour. Les génies ne riaient jamais, ils restaient immuablement sur leurs positions. À la rigueur, le ridicule pouvait venir à bout des pires éléments mais, tous, ils étaient enfermés dans la certitude qu’il n’était pas un scientifique au monde qui ne fût prêt à les dépouiller de leurs idées. Il y en avait d’ailleurs un nombre considérable pour l’avertir qu’ils avaient pris la précaution de faire breveter leurs idées. Le fait que la chose fût possible pour une invention mais pas pour une idée leur échappait complètement. À ce point de la conversation, Gordon tentait toujours de s’éclipser avec élégance. C’était très facile au téléphone, beaucoup moins quand on avait le génie fêlé devant soi. Dès que l’on mettait en doute leurs idées de base, on se heurtait à la menace de l’arme ultime et totale — accompagnée d’un sourire sinistre : la presse. Ils allaient aller trouver dans l’heure les principaux journaux. À leurs yeux, la presse avait tout pouvoir dans le domaine de la science. N’était-ce pas le San Diego Union qui avait hissé Gordon Bernstein au pinacle ? Dès lors, il ne pouvait que trembler de se voir attaqué dans ses pages sacro-saintes.

Dans un dernier temps, Gordon réussit à mettre au point divers systèmes de défense. Au téléphone, il raccrochait presque immédiatement. C’est ainsi qu’il lui arriva de raccrocher alors que c’était sa mère qui appelait. Dans les flots de parasites, il n’avait pas tout de suite reconnu sa voix. Pour les lettres et manuscrits, c’était tout aussi facile. Gordon avait rédigé une note dans laquelle il disait que les idées étaient « intéressantes » (par excellence le terme qui n’engage à rien) mais qu’elles dépassaient sa compétence et que, par conséquent, il n’était pas en mesure de les commenter. À cela, il ne reçut jamais la moindre réponse. Mais les dingues qui arrivaient sans prévenir étaient les pires. Il apprit donc à se montrer abrupt, voire grossier. Il se débarrassa ainsi de la plupart. Les plus coriaces — de l’espèce d’Edwards — il décida de les dérouter, de les dévier vers d’autres sujets de préoccupation… Avant de les diriger vers la porte avec quelques phrases lénifiantes — mais sans jamais promettre de lire un manuscrit, de participer à une conférence ni se prononcer en faveur d’une théorie. C’était une autre façon d’hypothéquer son temps à laquelle il se refusait. Finalement, il arrivait toujours à les reconduire et ils partaient tous — souvent en grommelant, mais ils partaient tout de même.

Le défilé des illuminés finit par provoquer quelques remarques des autres membres du département. Au début, les visites avaient été accueillies avec une certaine curiosité, puis avec de l’amusement. Gordon, de son côté, avait rapporté les plus bizarres des théories et mimé le comportement des plus dingues. Au fil des jours, le climat changea. Le reste de l’université n’appréciait guère l’image du département que répandait le San Diego Union. Bientôt, on ne questionna plus Gordon à la pause café de l’après-midi et il eut lourdement conscience de ce changement.