CHAPITRE 12

3 décembre 1962

 

Cooper disposa les feuilles de graphiques les unes à côté des autres puis recula. Il observa le résultat de son travail tout en se balançant sur les orteils comme un coureur se préparant au départ. Le bourdonnement du labo renforçait encore la tension de l’instant.

« C’est ça, dit Cooper. Ils sont bien dans l’ordre.

— Ce sont nos meilleurs relevés ? murmura Gordon.

— Les meilleurs que j’aurai jamais », rectifia Cooper en se renfrognant vaguement. Il se retourna, les mains sur les hanches.

« En tout cas, ils se suivent. Trois heures de relevés.

— Ça me paraît propre et net, dit Gordon d’un ton conciliant. Du bon boulot.

— Oui. Ça n’a pas été une rigolade. S’il y avait une résonance claire, je l’aurais vue. »

Gordon suivit du doigt le tracé vert sur la grille rouge. Non, il n’était pas question de résonances ordinaires. C’étaient des noyaux atomiques qui se trouvaient dans leur échantillon maintenu à trois degrés du zéro absolu dans l’hélium en ébullition. Et chaque noyau était un aimant qui tendait à s’aligner selon le champ magnétique que Cooper appliquait à l’échantillon. L’expérience de base était simple : elle consistait à produire une brève impulsion électromagnétique qui détournait les aimants nucléaires du champ magnétique sur lequel ils se réalignaient ensuite. Par ce système de détente nucléaire, l’expérimentateur pouvait en apprendre beaucoup sur l’environnement à l’intérieur du solide. C’était un moyen relativement simple d’explorer les configurations microscopiques d’une structure complexe. C’était à cause de sa clarté, de sa simplicité que Gordon aimait ce travail, sans parler de ses possibles applications aux transistors ou aux détecteurs infrarouges. Bien sûr, cette branche de la physique des solides n’était pas aussi spectaculaire que les recherches sur les quasars ou les particules à haute énergie mais elle était précise et avait la beauté des choses simples.

Pourtant, le tracé qu’il avait sous les yeux n’était ni simple ni beau. Çà et là, il lisait des fragments de ce qu’ils auraient dû obtenir en permanence : de belles courbes de résonance, bien régulières et bien précises. Mais sur la plupart des relevés, il ne voyait que le tracé frénétique du bruit électromagnétique qui se déchaînait un bref instant pour revenir aussi soudainement.

« Les mêmes intervalles, murmura Gordon.

— Ouais, fit Cooper. Là, ceux d’un centimètre », il posa le doigt sur un feuillet, « et là, les plus petits, ceux d’un demi-centimètre. Foutrement réguliers… »

Ils échangèrent un regard avant de revenir aux graphiques. Chacun avait espéré un résultat différent. Sans cesse, ils avaient recommencé les mêmes expériences en éliminant jusqu’à la moindre source de bruit. Mais les rafales magnétiques n’avaient pas disparu.

« Bon Dieu, c’est un message, dit Cooper. Pas possible autrement. »

Gordon acquiesça. Il commençait à ressentir sa fatigue. « Ça, on ne peut pas y échapper. Il n’est pas question de coïncidence. Pas à ce point.

— Non.

— O.K. », fit Gordon en s’efforçant de mettre dans sa voix un optimisme qu’il n’éprouvait pas. « Décodons ce satané machin. »

 

RÉDUCTION DU TAUX D’OXYGÈNE EN DESSOUS DE DEUX PARTS POUR UN MILLION DANS UN RAYON DE CINQUANTE KILOMÈTRES DE LA SOURCE APRÈS FLORAISON DIATOMÉES SE MANIFESTE RUADYMECO EZPEQASLK POLLUANTS MINEURS PRÉSENTS DANS POLYXTROPE 174 A UN SEPT QUATRE A DEITRICH SE COMBINE EN CHAÎNE LATTITINE AVEC HERBICIDES SPRINGFIELD AD 45 AD QUATRE CINQ OU ANALAGAN 58 CINQ HUIT DE DU PONT ÉMIS PAR USAGE AGRICOLE RÉPÉTÉ DANS BASSIN AMAZONE SUR AUTRES SITES AUTRES SYNERGIES MOLÉCULAIRES LONGUES CHAÎNES POSSIBLES DANS ENVIRONNEMENTS TROPICAUX COLONNE D’OXYGÈNE SOUMISE À TAUX D’EXTENSION CONVECTIF RUDNAZSL MASA SIOUEXW 829 CROMDQX STADE IMPRÉGNATION VIRUS ATTEINT APRÈS 3 TROIS SEMAINES SI DENSITÉ DE SPRINGFIELD AD 45 AD QUATRE CINQ DÉPASSE 158 UN CINQ HUIT PARTS POUR UN MILLION PUIS ENTRE EN RÉGIME SIMULATION MOLÉCULAIRE COMMENCE À IMITER HÔTE PEUT ALORS CONVERTIR NEURINE DU PLANCTON EN SA PROPRE FORME CHIMIQUE EN UTILISANT LE CONTENU D’OXYGÈNE AMBIANT JUSQU’À CE QUE LE NIVEAU D’OXYGÈNE TOMBE À DES VALEURS FATALES À LA PLUPART DES CHAÎNES ALIMENTAIRES SUPÉRIEURES WETSJURD À NOUVEAU AMMA YS ACTION SUR LES CHAÎNES SEMBLE RETARDER LA DIFFUSION DANS LES BANCS DE SURFACE DE L’OCÉAN MAIS CROISSANCE CONTINUE DE DIMINUER MALGRÉ FORMATION DE CELLULES CONVECTIVES QUI ONT TENDANCE À MÉLANGER LES BANCS DANS XMC SUHA URGENT MADUDLO 374 LE SEUL SEGMENT LAMZSOUDP NYAL VOUS DEVEZ EMPÊCHER PRODUITS CITÉS CI-DESSUS DE PÉNÉTRER CHAÎNE OCÉANIQUE SUYZAM RDUCDK PAR INTERDICTION DES SUBSTANCES SUIVANTES CALLANAN B 471 B QUATRE SEPT UN COMPOSÉ SALEN MARINE DE MESTOFITE ALPHA A DELTA YDEMCLN URGENT YXU FAIRE ANALYSE VOLUMÉTRIQUE DES COMPOSANTS MÉTASTABLES PWMXSJR DUSLANHC.

 

Gordon ne fut pas en mesure de repenser au message avant la soirée. Sa matinée fut prise par une conférence puis par une réunion du comité à propos des admissions d’étudiants diplômés. Ils étaient tous très brillants et venaient de partout : Chicago, Caltech, Berkeley, Columbia, MIT, Cornell, Princeton, Stanford. Les hauts lieux de la sagesse. Quelques cas particuliers furent mis de côté pour un examen ultérieur : deux candidats prometteurs bizarrement venus de l’Oklahoma et un garçon calme et assez doué de l’université de Long Beach. Il devenait évident que la renommée de La Jolla allait grandissant. On pouvait admettre que c’était dû en partie aux effets du phénomène Spoutnik. Et Gordon lui-même était emporté par cette vague ; il en avait parfaitement conscience. Pour la science, ces années étaient tout particulièrement fécondes. Mais il lui arrivait de se poser des questions à propos des étudiants qui entraient en physique. Certains lui faisaient songer à tous ceux qui se dirigeaient vers la médecine ou le droit. Ils étaient moins motivés par ces disciplines que par la promesse des gros sous. Et il en venait alors à se demander quelle était la proportion de ces ingrédients chez Cooper. D’accord, il semblait avoir la flamme, ou du moins quelques étincelles sous une couche épaisse et moelleuse de calme et d’assurance. Le message lui-même paraissait peut-être un peu bizarre à Cooper, mais globalement acceptable. Tout au plus un effet aberrant que l’on ne tarderait pas à expliquer. Et Gordon ne parvenait pas à décider s’il s’agissait là d’une attitude artificielle ou de l’expression d’une sérénité sincère et profonde. Dans un cas comme dans l’autre, c’était dérangeant. En fait, Gordon s’était habitué à un style bien plus vif. Il enviait les physiciens qui avaient été à l’origine de toutes les découvertes qui avaient suivi la description de la mécanique quantique et la première fission de l’atome. Il arrivait parfois qu’Eckart et Lieberman, les doyens du département, évoquent ces jours anciens. Avant les années 40, un diplôme de physique était, par exemple, une bonne base de départ pour une carrière dans la technique électrique. Mais la bombe avait changé tout ça. Sous l’avalanche d’armements sophistiqués, de nouveaux domaines de recherche et de budgets gonflés, face aux horizons nouveaux, tout un chacun s’était découvert brusquement un appétit féroce de physiciens. Dans les années qui suivirent Hiroshima, n’importe quel journaliste faisant référence à un physicien écrivait invariablement « ce brillant physicien nucléaire » comme si nulle autre espèce ne pouvait exister dans le champ des sciences.

Si la physique prenait du poids, les physiciens restaient cependant relativement pauvres. Gordon se souvenait d’un professeur en visite à Columbia qui avait emprunté de l’argent pour le « lunch chinois » du vendredi que Lee et Yang avaient mis sur pied. Les lunches avaient toujours lieu dans l’un ou l’autre des excellents restaurants chinois qui cernaient le campus et c’était là, bien souvent, que les résultats les plus récents étaient chuchotés. Il était bon d’y participer si l’on désirait rester dans le coup. Donc, il arrivait aux visiteurs d’emprunter, quitte à rembourser dans la semaine. Pour Gordon, ces temps-là semblaient lointains, mais il était probable, songeait-il, qu’ils préoccupaient encore certains de ses aînés. Quelques-uns, Lakin par exemple, paraissaient tendus, inquiets, comme s’ils se trouvaient dans une bulle sur le point d’éclater. Quant au public hébété, ahuri, il suffisait de lui brandir quelques ailerons chromés et une ou deux maisons-mobiles style ranch pour lui faire oublier la science et ses merveilles. La bonne vieille équation — science égale technique égale y’a bon pour le consommateur — serait oubliée. La physique avait passé beaucoup plus de temps dans la première courbe du S que la chimie — qui avait été propulsée par la Première Guerre mondiale — et elle escaladait maintenant la pente. Mais bientôt elle atteindrait le col et la deuxième courbe du S.

Gordon remuait ces pensées tout en se dirigeant vers le bureau de Lakin. Les registres du labo avaient été soigneusement mis à jour et il avait vérifié plusieurs fois le décodage du message. Pourtant, il réprimait l’envie de faire demi-tour pour échapper à l’entrevue avec Lakin.

Il avait à peine prononcé quelques mots que Lakin lui lâcha : « Franchement, Gordon, je pensais que vous seriez venu à bout de ce problème.

— Mais, Isaac, ce sont les faits.

— Non. » Lakin se leva, quitta son bureau et se mit à arpenter la pièce. « J’ai vérifié votre expérience par le détail. J’ai lu vos notes lunches — Cooper m’a indiqué où elles se trouvaient. »

Gordon se rembrunit : « Pourquoi ne pas me les avoir demandées ?

— Vous étiez en cours. Et puis, pour parler franchement, je voulais aussi consulter les notes de Cooper, de sa propre main.

Mais pourquoi ?

— Vous avez admis que vous n’aviez pas fait tous les relevés par vous-même.

— Non, bien sûr que non. Il faut bien qu’il fasse quelque chose pour sa thèse.

— Et il est en retard, je le sais. Nettement en retard. »

Lakin s’interrompit et prit une des attitudes qui lui étaient propres, la tête légèrement inclinée, haussant les sourcils tout en fixant son regard sur Gordon, comme s’il venait de chausser des lunettes invisibles. Gordon supposait qu’il entendait ainsi faire passer un message intangible mais évident, une adhésion muette entre collègues.

« Je ne pense pas qu’il triche, si c’est là ce que vous insinuez, dit-il en s’efforçant de chasser toute émotion de sa voix.

— Comment pouvez-vous en être certain ?

— Les relevés que j’ai faits moi-même correspondent à la syntaxe de la suite du message.

— Cooper aurait aussi bien pu maquiller ce genre d’effet délibérément », dit Lakin en se tournant vers la fenêtre, les mains nouées dans le dos. Mais Gordon avait relevé une trace d’hésitation dans sa voix.

« Allons, Isaac ! » dit-il.

Lakin se retourna brusquement. « Très bien ! Alors, dites-moi donc ce qui se passe.

— Nous avons un effet mais pas d’explication. Voilà ce qui se passe. Rien de plus. » Gordon agita la liasse de feuillets dans la lumière qui filtrait par les fenêtres.

« Donc nous sommes d’accord, dit Lakin en souriant. Un très étrange effet. Quelque chose qui détourne le spin nucléaire… bing ! Une résonance spontanée.

— De la merde, oui. » Il avait pensé un instant qu’ils allaient finir par serrer la question et voilà que l’autre lui resservait la même vieille chanson.

« J’exprime simplement ce que nous savons, dit Lakin.

— Et comment expliquez-vous cela, alors ? » Il brandit à nouveau le message.

Lakin haussa lentement les épaules. « Je ne l’explique pas. Et si j’étais vous, je n’en parlerais même pas.

— Jusqu’à ce que nous comprenions…

— Non. Nous comprenons suffisamment. Assez, du moins, pour tenir une conférence sur la résonance nucléaire. » Et Lakin se lança dans un résumé technique, comptant les différentes phases sur ses doigts. Gordon comprit qu’il avait consciencieusement cuisiné Cooper. Il savait comment présenter l’information, comment la découper et ce qu’il fallait attendre de la publication des données dans un article. Pour lui, la « résonance spontanée » ferait un papier intéressant. Mieux : excitant.

Lorsque Lakin eut fini en définissant les grandes lignes de l’argumentation scientifique, Gordon dit d’un ton désinvolte : « Une histoire à demi vraie est encore un mensonge, vous le savez bien. »

Lakin lui répondit par une grimace. « Gordon, je vous ai trop longtemps pardonné. Depuis des mois. Il est temps d’admettre la vérité.

— Mm… Mmm… Et quelle est-elle ?

— Que les techniques que vous employez sont à revoir.

— Et comment ?

— Je l’ignore. » Lakin replaça sa mimique, tête baissée, sourcils levés, et ajouta : « Je ne peux pas être constamment dans le labo.

— Nous avons réussi à mettre les signaux de résonance en ordre…

— Pour qu’ils signifient quelque chose, dit Lakin avec un sourire de commisération. Mais ils pourraient signifier nimporte quoi, Gordon, pour autant qu’on se laisse abuser. Regardez… » Il leva les mains. « Vous vous souvenez de votre astronomie ? Du petit père Lowell ?

— Oui, dit Gordon avec réticence.

— Il avait “découvert” les canaux de Mars. Il les avait observés pendant des années, des dizaines d’années. Et d’autres que lui déclaraient les avoir également observés. Lowell était un homme riche. Il avait son observatoire à lui, dans le désert. Il bénéficiait d’excellentes conditions d’observation. Il avait aussi du temps devant lui et une vue excellente. Il découvrit donc des preuves de vie intelligente.

— Oui, mais…, commença Gordon.

— Sa seule faute fut une conclusion erronée. La vie intelligente existait, oui, mais de son côté du télescope, pas de l’autre, pas sur Mars. » Lakin posa l’index sur sa tempe. « Son esprit discernait une image floue et il a voulu la rendre nette. Il a été trompé par sa propre intelligence.

— Oui, oui », grommela Gordon d’un ton sourd. Aucun argument ne lui venait à l’esprit. Sur ce terrain, Lakin était maître. Il était riche en anecdotes et possédait un instinct subtil de la stratégie verbale.

« Je préférerais que nous ne devenions pas des Lowell.

— Alors publiez le rapport sur la résonance spontanée, dit Gordon, s’efforçant de mettre de l’ordre dans ses pensées.

— Oui. Il faut que nous ayons défini cette semaine notre proposition à la F.N.S. Nous pouvons présenter nos résultats sur la résonance spontanée. Je peux rédiger un mémo à partir de vos notes, de telle façon que nous puissions utiliser le même texte pour un papier dans la Physical Review Letters.

— À quoi cela nous servira-t-il ? » demanda Gordon, tout en s’interrogeant sur sa propre réaction.

« Dans notre proposition à la F.N.S., nous pourrons mentionner dans la page de référence que l’article a été “soumis à la P.R.L.” C’est une marque qui indique un travail de pointe. En fait… » Il plissa les lèvres, puis les yeux, devinant l’avenir au travers de lunettes imaginaires. « … Pourquoi ne pas mettre “À paraître dans la Physical Review Letters” ? Je suis certain qu’ils n’y verront pas d’inconvénient. Et “à paraître” a quand même plus de force.

— Mais ce n’est pas vrai.

— Ça le sera bientôt. » Lakin revint à son bureau et se pencha en avant, les mains jointes. « Laissez-moi vous le dire franchement mais sans quelque chose de nouveau, d’intéressant, la subvention est compromise. »

Durant un long instant, Gordon le regarda en silence. Lakin se décida à se lever à nouveau et se remit à arpenter son bureau. « Non, bien sûr, ce n’était qu’une idée. Nous en resterons à “soumis à la P.R.L.” et ça devrait suffire. »

Il continuait de ruminer tout en faisant le tour de la pièce d’un pas mesuré. Il s’arrêta devant le tableau sur lequel les résultats des relevés avaient été griffonnés.

« Un effet très bizarre, dit-il. À porter au crédit de celui qui l’a découvert — vous, Gordon.

— Isaac, commença Gordon sur un ton prudent, je n’ai pas l’intention d’abandonner.

— Très bien, très bien… » Lakin le prit par le bras. « Lancez-vous dedans à fond. Je suis certain que tout s’arrangera avec Cooper. Vous savez, il faudrait vous occuper de la date de sa candidature au doctorat… »

Gordon acquiesça d’un air absent. Avant de se lancer dans un programme de recherche à plein temps pour sa thèse, un étudiant devait subir un examen oral probatoire de deux heures. Cooper avait besoin qu’on le fasse répéter : il était paralysé dès qu’il y avait deux membres de la faculté à portée d’oreille, ce qui était courant chez les étudiants.

« Je suis content que nous ayons réglé cela, murmura Lakin. Lundi, je vous soumettrai un brouillon pour le papier de la P.R.L. Jusque-là… » il consulta sa montre « le Colloque démarre. »

Gordon essayait de se concentrer sur la conférence mais il perdait sans cesse le fil de l’argument. À quelques rangées de distance, Murray Gell-Mann expliquait la « Voie Octuple » nécessaire à la compréhension des particules de base. Gordon n’ignorait pas qu’il aurait dû le suivre de près car il abordait là une question fondamentale. Les théoriciens prétendaient d’ores et déjà que Gell-Mann aurait le Nobel pour ses travaux.

L’air sombre, il se pencha un peu plus en avant et porta son regard sur les équations de Gell-Mann. Quelqu’un, dans le public, posa une question dubitative et Gell-Mann l’affronta, toujours aussi calme et digne. Chacun suivit la discussion avec intérêt. Gordon se souvint de sa dernière année à Columbia lorsqu’il avait commencé à participer aux colloques de physique. Au fil des semaines, une constante lui était apparue, dont il n’avait jamais discuté avec quiconque. N’importe qui pouvait poser une question et capter aussitôt l’attention du public. Plus il y avait d’échanges entre conférencier et questionneur, mieux c’était. Et si un questionneur prenait le conférencier en défaut, il était salué par les sourires et les hochements de tête de tous ceux qui l’entouraient. Tout cela était évident, et ce qui était encore plus évident c’est que parmi tous ceux qui participaient aux colloques, personne ne s’y préparait.

Le sujet du colloque était annoncé une semaine à l’avance. Gordon se mettait alors à consulter quelques ouvrages et à prendre des notes. Il prenait connaissance des articles du conférencier en accordant une attention toute particulière aux « conclusions ». Là, les auteurs se faisaient quelque peu spéculatifs, ils lançaient des idées dans toutes les directions et, parfois, quelques piques à leurs concurrents. Gordon lisait aussi, d’ailleurs, les papiers des concurrents. Cela lui donnait matière à plusieurs bonnes questions. Une seule de ces questions, formulée sur un ton innocent, pouvait devenir un poignard. Le conférencier était blessé au cœur de ses théories, et murmures et regards venaient récompenser l’agresseur. Une question, même ordinaire, pouvait suggérer une compréhension profonde dès lors qu’elle était bien formulée. Gordon avait commencé depuis les derniers rangs. Puis, après quelques semaines, il s’était rapproché. Les professeurs de dernière année occupaient toujours les sièges du premier rang. Bientôt, il ne fut plus qu’à deux rangs de distance et ils commencèrent à se retourner dès qu’il posait une question. Encore quelques semaines, et il se retrouva immédiatement derrière eux. Désormais, certains professeurs lui adressaient un salut de la tête en entrant dans la salle. À Noël, Gordon était connu de tous. Il avait développé un vague sentiment de culpabilité à cet égard mais il se disait qu’après tout il n’avait fait que montrer un intérêt systématique et permanent. Tant mieux s’il en tirait un bénéfice. À cette époque, il était littéralement possédé par les maths et la physique. Les prestidigitateurs des chiffres qui tiraient des lapins analytiques de leurs chapeaux transcendants le fascinaient bien plus que n’importe quel spectacle de Broadway. Il lui était même arrivé de passer une semaine à tenter de démonter le Dernier Théorème de Fermat. Il avait séché quelques conférences pour ça. Aux alentours de l’an 1650, Pierre de Fermat avait noté l’équation Xn + Yn = Zn en marge d’un volume de l’Arithmétique de Diophante. Fermat avait écrit que si X, Y, Z et n étaient des nombres premiers positifs, il n’existait aucune solution à l’équation dans laquelle n était plus grand que deux. « La preuve est trop longue pour que je l’écrive dans cette marge », avait noté Fermat. Et depuis trois cents ans, nul n’avait été à même de la donner. Fermat avait-il bluffé ? Peut-être n’existait-il aucune preuve ? Celui qui serait en mesure de donner une démonstration mathématique résolvant la question deviendrait célèbre. Gordon lutta longtemps avant d’abandonner. Mais il se jura de revenir plus tard à cette énigme.

Le Dernier Théorème avait une beauté mathématique indéniable, mais ce n’était pas réellement ce qui l’avait attiré. Gordon aimait résoudre les problèmes tout simplement parce qu’ils se posaient à lui. En cela, il était semblable à la plupart des scientifiques. Très tôt, ils jouaient aux échecs et se passionnaient pour les casse-tête. Avec l’ambition, cela suffisait à les définir.

Durant un moment, il se prit à réfléchir à tout ce qui le séparait de Lakin, en dépit de leurs intérêts scientifiques communs, puis il se redressa brusquement. Assez brusquement pour que quelques têtes se tournent vers lui. Il revécut toute sa conversation avec Lakin et se souvint de la façon dont le message avait été éludé. Il avait d’abord été question de Cooper, puis de l’histoire de Lowell. Ensuite, apparemment, Lakin s’était accroché au problème de la P.R.L. : « À paraître. » Il avait eu ce qu’il voulait. Gordon et Cooper seraient les coauteurs de l’article. Mais Gordon n’avait rien de plus que la transcription du message.

Dans son style précis, Gell-Mann donnait la description détaillée d’une pyramide de particules disposées selon leur masse, leur spin et leurs divers nombres quantiques. Pour Gordon, c’était un fatras incompréhensible. Il glissa une main dans la poche de son gilet. Il portait toujours un gilet, et même une veste parfois, pour les colloques. Un instant, il relut le message, puis se leva. Il y avait un public énorme pour cette conférence de Gell-Mann, sans doute le plus important de l’année. Il lui sembla que tous les regards se fixaient sur lui tandis qu’il se dirigeait vers l’allée. Il quitta la salle plutôt nerveusement, le message froissé dans sa main. Ce n’est qu’en franchissant une porte latérale qu’il échappa à l’attention générale.

« Est-ce que tout ça a un sens ? » demanda Gordon d’une voix tendue.

L’homme aux cheveux blond pâle qui se tenait derrière le bureau marmonna : « Oui, oui, plus ou moins.

— Les références chimiques sont exactes ? »

Michael Ramsey joignit les mains. « Certainement, pour autant que je sache. Mais ces marques industrielles — Springfield AD 45, Analagan 58 — … elles n’ont aucun sens pour moi. Elles en sont peut-être encore au stade de la recherche.

— Et à propos de l’océan, et de ces produits qui réagissent ensemble ?… »

Ramsey eut un haussement d’épaules. « Qui sait ? Dans le domaine des longues chaînes moléculaires, nous sommes encore des enfants… Ce n’est pas parce que nous fabriquons des imperméables en plastique que nous sommes des sorciers.

— Écoute. J’ai besoin de l’aide de la chimie pour tirer au clair ce message. Si toi tu ne peux pas m’aider, à qui dois-je m’adresser ? »

Ramsey se laissa aller dans son fauteuil, cligna des yeux, essayant visiblement de prendre la situation avec calme. « D’où est-ce que tu tires ces informations ? »

Gordon s’agita, soudain mal à l’aise. « Je… écoute, j’aimerais que tu gardes ça pour toi.

— Bien sûr, bien sûr…

— Je… j’ai reçu des signaux… bizarres… pendant une expérience. Des signaux qui ne devraient pas être là.

— Hon, hon…, fit Ramsey en clignant à nouveau des yeux.

— Écoute, je sais que ça ne paraît pas très clair. Ce ne sont que des fragments de phrases…

— Mais c’est à cela que tu t’attendais, n’est-ce pas ?

— Je m’attendais à quoi ?

— À un message intercepté par l’une de nos stations d’écoute en Turquie », déclara Ramsey d’un ton enjoué, et des plis se formèrent autour de ses yeux bleus.

Gordon porta un index nerveux à son col de chemise, ouvrit la bouche mais ne réussit pas à émettre le moindre son.

« Allons, ça va ! » poursuivit Ramsey, magnanime à présent qu’il avait percé à jour une histoire trop facile. « Je connais ces affaires de trucs ultra-secrets. Il y a pas mal de types qui y travaillent. Le gouvernement n’a pas assez de gens qualifiés, alors il fait appel à des consultants.

— Je ne travaille pas pour le gouvernement. Je veux dire : en dehors de la F.N.S.…

— D’accord, je n’ai pas dit ça. Comment est-ce qu’ils appellent ce groupe de travail du Département de la Défense ? Jason. Oui, c’est ça… Il y a des gars brillants là-dedans. Hal Lewis de Santa Barbara, Rosenblum, qui vient d’ici… Des têtes. Est-ce que vous avez travaillé sur la récupération des I.C.B.M. [9] pour le Département ?

— Ça, je ne pourrais le dire », fit Gordon d’un ton délibérément humble. Ce qui est l’absolue vérité, songea-t-il.

« Ah ! Excellente réponse. Je ne pourrais le dire. Mais que disait Daley, justement, “Tout déballer, ça n’est pas forcément se mettre tout nu” ?… Je ne te demande pas quelles sont tes sources. »

Gordon se surprit à triturer à nouveau son col. Il remarqua que le bouton ne tenait plus qu’à un fil. Autrefois, à New York, sa mère était obligée de le lui recoudre au moins une fois par semaine. Ensuite, il avait réussi à améliorer sa moyenne, mais, depuis quelque temps…

« Je suis surpris que les Soviets s’intéressent à ce genre de chose », marmonnait Ramsey, comme pour lui-même. Il se détendait peu à peu et redevenait le chercheur en chimie aux prises avec un nouveau problème. « Dans ce domaine-là, ils n’ont pas fait beaucoup de progrès. En fait, lorsque j’ai participé au dernier congrès à Moscou, j’ai vraiment eu l’impression qu’ils étaient très en retard par rapport à nous. Pour leur prochain plan quinquennal, ils vont utiliser des engrais. Rien d’aussi complexe que… que cela.

— Mais pourquoi des marques américaines et anglaises ? demanda Gordon. Du Pont et Springfîeld. Et cette phrase : “Par usage agricole répété dans bassin Amazone sur autres sites”, etc. ?

— Oui, ça paraît bizarre. Tu ne penses pas que cela ait quelque chose à voir avec Cuba, non ? C’est bien le seul endroit autour duquel les Russes tournent en ce moment, du moins en Amérique du Sud.

— Humm…, fit Gordon, plus pour lui-même que pour Ramsey.

— Éh ! Ça tient debout ! » s’exclama le chimiste sans le quitter du regard. « Est-ce que Castro n’exerce pas une petite influence en Amazonie ? Il aide les maquis pour faire de la publicité aux guérillas. Oui, ça tient debout.

— Ça me paraît un peu compliqué, non ? Si l’on tient compte des autres passages à propos de la neurine du plancton et tout le reste…

— Oui, ça, je ne comprends pas. Mais peut-être que ça ne fait pas partie de la même émission. » Ramsey le regarda brusquement. « Est-ce qu’il n’est pas possible d’obtenir une meilleure réception ? Ces écoutes radio…

— Je crains de ne pouvoir faire mieux », dit Gordon. Et il ajouta d’un ton entendu : « Tu me comprends. »

Ramsey acquiesça d’un air concentré. « Si le Département est à ce point intéressé par ce genre d’information… Ça doit signifier quelque chose. Fascinant, non ? »

Gordon haussa les épaules. Il ne pouvait prendre le risque d’en dire plus. La situation était plutôt délicate : Ramsey était lancé dans son scénario de cape et d’épée, et Gordon ne pouvait plus que lui servir des mensonges éhontés. Il était venu ici dans l’intention de tout raconter mais il prenait conscience maintenant que ça ne pouvait le mener nulle part. Mieux valait continuer dans cette direction.

« Ça me plaît », déclara soudain Ramsey d’un ton décidé. Il donna une tape sur une pile de copies d’examen. « Oui, ça me plaît beaucoup. Un drôle de puzzle… Et le Département au milieu. Il y a sûrement quelque chose là-dessous. Tu crois que nous pourrions avoir un budget ? »

Totalement décontenancé, Gordon réussit à balbutier : « Éh bien, je n’ai… Je n’avais pas encore pensé…

— D’accord. D’accord, je comprends. Le Département n’est pas prêt à cracher pour n’importe quelle idée à la flan. Ils veulent quelque chose à l’appui.

— Une avance, dit Gordon.

— Oui… Quelques données préliminaires. Ce sera nécessaire pour consolider notre affaire… J’ai mon idée sur la façon dont on va commencer. Mais je ne peux pas m’y mettre tout de suite, tu comprends. J’ai pas mal de choses en train. » Il se laissa aller en arrière sur son siège avec un sourire confiant. « Tu m’envoies une photocopie et tu me laisses phosphorer, d’accord ? Ce puzzle me plaît vraiment. Je suis content que tu m’aies mis au courant. Ça donne un peu de piment à la vie.

— Je suis heureux que ça t’intéresse », murmura Gordon avec un sourire à la fois amer et lointain.