CHAPITRE 2

 

Marjorie ferma la porte de la cuisine à clé et contourna la maison. Elle portait un seau d’aliment pour les poulets. Derrière la maison, la pelouse était divisée géométriquement par quatre allées de brique. À leur intersection, il y avait un cadran solaire. Par habitude, Marjorie ne marchait jamais dans l’herbe humide. Un peu plus loin, elle pénétrait dans son domaine privé et impeccable : la roseraie. Sur son passage, elle brisait les fragiles toiles d’araignée perlées de rosée. Elle s’arrêtait fréquemment pour couper une fleur fanée, pour humer le parfum d’un bouton. L’année n’était pas très avancée mais, déjà, la floraison commençait. Marjorie parlait à chacun de ses plants.

« Charlotte Armstrong, tu te portes bien. Tous ces boutons ! Cet été, tu vas être somptueuse. Comment vas-tu, Tiffany ? Ah ! je vois des pucerons. Tu as besoin d’une bonne pulvérisation… Bonjour, Reine-Élizabeth. Je sais que tu es en pleine forme mais tu envahis le chemin, vois-tu. Il faut que je te taille un peu de ce côté. »

On frappait quelque part dans le lointain. Le bruit alternait avec le chant perlé d’une mésange bleue perchée dans la haie.

Marjorie tressaillit en comprenant que quelqu’un frappait à la porte de la maison.

Ce ne pouvait être Heather ou Linda : elles auraient fait le tour. Marjorie rebroussa chemin en courant, dans un jaillissement de gouttelettes de rosée. Elle traversa la pelouse, contourna l’angle et posa en hâte le seau d’aliment devant la porte de la cuisine.

Elle aperçut une femme mal vêtue qui s’éloignait du seuil. Elle tenait une cruche. À son allure, on pouvait penser qu’elle avait passé la nuit à la belle étoile. Ses cheveux étaient emmêlés et son visage maculé. Elle était à peu près de la taille de Marjorie, mais plus mince, avec des épaules rondes.

Marjorie hésita. Et la femme aussi. Elles s’affrontèrent du regard, de part et d’autre de la double allée de gravier. Marjorie s’avança la première. Elle s’apprêtait à dire : « Bonjour, que puis-je pour vous ? », mais elle se tut. Elle n’était pas certaine de vouloir faire quoi que ce fût pour cette femme.

« ’jour, madame. Est-ce que vous pourriez m’prêter un peu de lait ? J’en ai plus et les mômes ont même pas encore déjeuné. »

Elle avait l’air sûre d’elle, pas très cordiale.

« D’où venez-vous ? demanda Marjorie en fronçant les sourcils.

— On vient de s’installer dans la vieille ferme, tout en bas de la route. J’ai juste besoin d’un peu d’lait, madame. »

La femme fit quelques pas vers elle en tendant sa cruche.

La vieille ferme, se dit Marjorie. Mais cest une ruine… Ce sont des squatters.

Son malaise s’accentuait.

« Pourquoi venez-vous ici ? demanda-t-elle. Les magasins sont ouverts à cette heure. Et il y a une ferme, là-bas, sur la route, où vous trouverez du lait.

— Allons, madame, vous ne voudriez tout de même pas que je fasse des kilomètres alors que les petits ont faim, non ? J’vous l’rendrai. Vous ne me croyez pas ? »

Non, se dit Marjorie. Pourquoi la femme ne s’était-elle pas adressée à des gens comme elle ? À moins de cinq cents mètres, il y avait des maisons du Conseil.

« Je suis désolée, dit-elle d’un ton ferme, mais je n’en ai pas suffisamment. »

Un instant, elles se fixèrent du regard. Puis la femme se tourna vers les massifs de rhododendrons.

« Éh, Rog ! »

Un homme décharné surgit. Il était très grand et tenait un garçonnet par la main. Marjorie dut faire un effort pour ne pas montrer son inquiétude. Elle se tenait très droite, le menton légèrement levé, essayant de paraître totalement maîtresse de la situation.

En traînant les pieds, l’homme vint se placer à côté de la femme. Une odeur aigre de sueur et de fumée parvint aux narines de Marjorie. Il portait une tenue hétéroclite : une casquette en tissu, un grand foulard à rayures, des gants de laine troués, une paire d’espadrilles d’un bleu agressif dont une semelle battait de l’aile, des pantalons à la fois trop courts et trop larges et, détail incongru, un gilet richement brodé sous une vieille veste de vinyle poussiéreuse.

Il devait avoir l’âge de Marjorie, mais il paraissait dix ans de plus. Dans son visage tanné, ses yeux étaient profondément enfoncés et il ne s’était pas rasé depuis plusieurs jours.

Marjorie prit conscience du contraste qu’elle faisait avec eux, pimpante et bien nourrie, les cheveux propres, la peau douce et lisse grâce aux crèmes et lotions, vêtue de ce qu’elle appelait ses « vieilles frasques de jardin », c’est-à-dire une jupe de lainage bleu pâle, un sweater tricoté main et un blouson en peau de mouton.

« Vous voulez nous faire croire que vous n’avez pas d’lait chez vous ? grommela l’homme.

— Ce n’est pas ce que j’ai dit, fit Marjorie d’un ton pincé. J’en ai juste assez pour nous, mais pas plus. Vous pourriez demander à d’autres maisons, mais le mieux est d’aller en acheter au village. C’est à moins d’un kilomètre. Je suis désolée de ne pas pouvoir vous aider.

— Tu parles… C’est seulement parce que vous voulez pas. Parce que vous êtes radin, comme tous les riches. Vous voulez tout garder pour vous. Regardez ça… Cette grande maison rien que pour vous, hein ? Vous avez même pas idée d’la vie qu’on mène. Y a quatre ans que j’ai pas trouvé d’boulot. On sait même pas où aller et vous, pendant ce temps, vous vous la coulez douce…

— Rog », fit la femme en posant la main sur son bras.

Mais il la repoussa et fit un pas vers Marjorie.

Elle ne bougea pas. La colère montait en elle. De quel droit venaient-ils ici pour l’insulter ? Dans son propre jardin.

« Je vous ai déjà dit que j’avais juste assez de lait pour ma famille. Les temps sont difficiles pour tout le monde. »

Sa voix était glacée. Elle songea : Jamais je ne me résoudrais à mendier. Ces gens nont aucune dignité.

L’homme s’approcha encore. Instinctivement, elle recula.

« Les temps sont difficiles pour tout le monde, ricana-t-il en l’imitant. Quel dommage, n’est-ce pas ? C’est dommage pour tous les autres, mais du moment que vous avez une belle baraque, et peut-être même la télé et une bagnole… »

Son regard avide explorait le garage, la maison, l’antenne sur le toit, les fenêtres.

Dieu merci, se dit Marjorie, les fenêtres étaient fermées à clé, ainsi que la porte principale.

« Écoutez, dit-elle, je ne peux pas vous aider. Voulez-vous vous en aller, maintenant ? S’il vous plaît. »

Elle se détourna et fit quelques pas vers la maison L’homme la suivit, ainsi que la femme et l’enfant, silencieux.

« Mais oui, c’est ça. Défilez-vous et rentrez dans votre grande baraque. Mais vous ne vous débarrasserez pas aussi facilement de nous. I’ faudra bien que vous laissiez tomber vos foutus grands airs…

— Je vous serais reconnaissante de…

— Assez, Rog !

— Les gens de vot’ sorte vont comprendre. Après la révolution, c’est vous qui ferez la mendicité à genoux. Et vous croyez que nous on f’ra quelque chose pour vous ? Ça me paraît salement peu sûr ! »

Marjorie pressa le pas. Elle courait presque à présent, dans l’espoir de semer l’homme avant d’atteindre la porte de la cuisine. Il se rapprocha tandis qu’elle fouillait fébrilement dans sa poche, cherchant la clé. Effrayée à l’idée qu’il porte la main sur elle, elle se retourna brusquement et lui fit face.

« Partez ! Fichez le camp ! Et ne revenez plus ! Allez voir l’administration. Débarrassez-moi le terrain ! »

Il recula d’un pas. Elle empoigna le seau d’aliment pour les poulets, bien décidée à ne rien laisser qu’il pût voler. La clé tourna dans la serrure. Dieu merci ! Elle claqua la porte à la seconde où il atteignait le seuil et verrouilla fébrilement.

« Espèce de sale garce ! Tu t’en fous qu’on crève la gueule ouverte, hein ? »

Elle tremblait maintenant de tout son corps, mais elle parvint à hurler :

« Si vous ne partez pas tout de suite, j’appelle la police ! »

Elle traversa la maison sans quitter les fenêtres du regard. Elles étaient si facile à casser. Elle se sentait affreusement vulnérable, prise au piège dans sa propre demeure. Elle était haletante, presque à bout de souffle, au bord de la nausée. L’homme n’avait pas quitté le seuil et il continuait de l’invectiver avec des injures de plus en plus obscènes.

Le téléphone était sur la table du hall. Elle porta le combiné à son oreille et n’entendit rien. Elle appuya plusieurs fois sur la barre. Rien. Bon sang, c’était bien le moment ! Évidemment, cela se produisait souvent. Mais pas maintenant, sil vous plaît ! supplia-t-elle.

Elle secoua l’appareil sans obtenir la tonalité. Elle était complètement isolée. Et si l’homme entrait, maintenant ? Rapidement, elle dressa une liste des armes possibles. Les couteaux de cuisine, le tisonnier. Mais non, grands dieux, il valait mieux ne pas déclencher la violence. Ils étaient deux et l’homme avait l’air mauvais. Non, le mieux était de ressortir par-derrière. Par les portes-fenêtres du living. Elle irait chercher du secours au village.

Elle n’entendait plus rien, mais elle n’osait pas se montrer à la fenêtre. Ils pouvaient être encore là. Elle essaya de nouveau le téléphone. Toujours rien. Elle le reposa brutalement. Elle concentra toute son attention sur l’extérieur, guettant le moindre bruit aux portes et aux fenêtres.

On se remit à tambouriner à la porte principale. Marjorie éprouva un brusque soulagement de savoir où l’homme se trouvait. Il était en tout cas dehors, Dieu merci. Elle restait immobile, paralysée, les doigts crispés sur le bord de la table.

Va-t’en ! Va-t’en !

Les coups cessèrent et elle entendit des pas crisser sur le gravier. Est-ce qu’il s’éloignait enfin ? On frappa à la porte de la cuisine. Seigneur ! Comment pourrait-elle jamais se débarrasser de lui ?

« Marjorie ! Hello ! Tu es là ? »

La voix était familière et le soulagement soudain l’amena au bord des larmes. Mais elle n’avait pas encore la force de bouger.

« Marjorie ! Où es-tu ? »

La voix s’éloignait. Marjorie se redressa enfin, courut jusqu’à la porte de la cuisine et l’ouvrit.

Son amie Heather se dirigeait vers le jardin.

« Heather ! appela-t-elle. Je suis là !

— Que se passe-t-il ? demanda Heather en revenant vers elle. Tu as l’air bouleversée. »

Marjorie explorait les alentours du regard.

« Il est parti ? Il y avait un homme ici. Il me faisait peur…

— Une espèce de vagabond avec une femme et un enfant ? Ils partaient quand je suis arrivée. Que s’est-il passé, Marjorie ?

— Ils voulaient m’emprunter du lait… » Elle eut un petit rire hystérique : tout cela semblait si banal. « Et puis, il s’est mis en colère et il m’a insultée. Ce sont des squatters. Ils se sont installés dans la vieille ferme en ruine, au bout de la route, la nuit dernière. » Elle se laissa tomber sur une chaise de cuisine. « Mon Dieu, Heather, souffla-t-elle. J’ai eu réellement peur.

— Je te crois. Tu as l’air secouée. Ça ne te ressemble pas, tu sais. Je pensais que tu étais capable de faire face à n’importe quoi, y compris des squatters particulièrement méchants. »

Heather avait adopté un ton moqueur et Marjorie se mit au diapason.

« Bien sûr que j’en suis capable. À vrai dire, je m’apprêtais à lui fracasser le crâne à coups de tisonnier. Je l’aurais poignardé ensuite. S’il avait osé entrer, bien entendu. »

Elle se mit à rire, mais elle ne trouvait rien de drôle à tout cela. Avait-elle vraiment envisagé de se défendre de cette manière ?