CHAPITRE 11

 

Peterson s’éveilla et regarda par le hublot. Le pilote avait décrit une boucle au-dessus de l’océan pour aborder San Diego. À cette altitude, le littoral nord, en direction de Los Angeles, était parfaitement visible. La ville était enveloppée dans une brume permanente, mais la journée était claire et lumineuse. Le soleil éveillait des étincelles dans les baies des grands immeubles de bureaux. Peterson posa un regard rêveur sur l’océan. La lointaine dentelle des vagues venait balayer doucement le rivage. Tandis que l’avion amorçait sa descente, il découvrit de longues crêtes d’écume qui se détachaient sur le bleu profond et songea que cet océan était bien différent de celui qu’il avait survolé la veille.

Il avait pris un vol commercial. La floraison de diatomées, sur l’Atlantique, était atrocement visible du haut des airs. Elle s’étendait maintenant sur une bonne centaine de kilomètres. Floraison était bien le mot qui convenait, se dit-il avec amertume. C’était vraiment comme une fleur géante, un camélia écarlate qui s’épanouissait au large des plages brésiliennes. Cette vision avait excité les autres passagers. Ils avaient tous quitté leur siège pour courir d’un hublot à un autre afin de ne rien perdre du spectacle, tout en posant frénétiquement des questions. Rouge, avait pensé Peterson. Étrange comme la couleur du sang éveillait immédiatement la notion de danger dans l’esprit humain. Sinistre paysage marin, que cette blessure ouverte dans l’océan, ces lames roses autour du caillot sombre.

Son esprit, peu à peu, s’était éloigné de la réalité de cette image pour la transformer bientôt en œuvre d’art surréaliste. Avec des jaguars mauves et des arbres jaunes, il voyait un Jesse Allen. Et avec des poissons orange dans le ciel…

Quel était ce poème de Bottomley ? Dans la deuxième strophe, il était question d’oiseaux que l’on forçait à voler trop haut. Là où rôdent les vapeurs innaturelles. Les roches vives pour sûr périront quand les oiseaux jamais ne redescendront… Des vers pompiers du XIXe siècle. Par les temps qui couraient, on se raccrochait vraiment à n’importe quel lambeau de civilisation.

Il y avait eu des émeutes à Rio. L’habituelle réaction politique : groupes marxistes et tumeurs locales réveillées par la floraison atlantique.

Un hélicoptère attendait Peterson à l’aéroport pour le transporter jusqu’au lieu d’un rendez-vous secret, à bord d’un immense yacht ancré près du littoral nord. Il y avait retrouvé le président du Brésil et son cabinet. McKerrow, de Washington et Jean-Claude Rollet, un de ses collègues du Conseil. Ils avaient été en conférence durant toute une journée, de 10 heures jusqu’à tard dans l’après-midi, ne s’interrompant que pour un rapide déjeuner sur place.

Toutes les mesures possibles allaient être prises pour contenir la floraison. L’essentiel était d’inverser le processus. Des expériences étaient en cours dans l’océan Indien et dans quelques bassins d’essai en Californie du Sud. Un plan d’assistance alimentaire avait été voté pour le Brésil, afin de compenser l’interruption de pêche en Atlantique. Le Président ne manquerait pas de le mettre en valeur pour tenter d’éviter une panique générale. C’était le style tout-le-monde-sur-le-pont, serrons-nous-les-coudes, fragile rempart face à l’assaut de la mer empoisonnée qui nous cerne, etc. Lorsqu’ils se séparèrent, Rollet partit directement pour faire son rapport au Conseil.

Peterson avait dû se faufiler pour éviter d’être submergé par les démarches hasardeuses, les ingérences et autres petits travaux accessoires. Pour essayer de mettre un peu d’huile dans cette crise, il fallait avant tout avoir un bon jeu de jambes. Les nations libres avaient besoin d’être rassurées, mais il ne devait pas oublier les intérêts de l’Angleterre (quoique ce ne fût pas sa tâche essentielle) et l’inévitable présence des types des médias qui fourraient leur groin partout. Il avait démontré avec succès qu’il était nécessaire pour le gouvernement d’avoir un œil sur les expériences en cours en Californie. C’était une chose que de travailler dans la bonne direction, encore fallait-il qu’on le voie. Cela lui octroyait le temps dont il avait besoin. En fait, il pensait à une petite expérience dont il avait eu l’idée.

Ils venaient de toucher le sol. La musique revint aussitôt tandis que tous les passagers se ruaient sur leurs bagages. C’était le plus désagréable moment du voyage et, une fois encore, Peterson regretta de ne pas avoir fait appel à sir Martin afin de disposer d’un avion particulier pour cette mission. D’accord, c’était coûteux, déraisonnable, etc., mais tellement mieux que ce genre de transport en avion-à-bestiaux. L’argument de base — un moyen de transport privé équivalait au repos, donc à l’économie de toutes les facultés — n’avait pas résisté aux restrictions de l’époque.

Il fut le premier à descendre d’avion par la porte d’avant, ainsi qu’il avait été prévu. Le service de sécurité l’attendait et il en apprécia l’importance. Les hommes étaient casqués et vêtus de cuir. Il s’aperçut que les pistolets automatiques portés sans gaine lui étaient devenus familiers.

Dans la limousine, il trouva un officier du protocole et parvint assez rapidement à s’abstraire de son bavardage dénué de sens pour observer le paysage qui défilait. La voiture du service de sécurité ne les lâchait pas. Au passage, il remarqua quelques impacts de gros calibre sur une bretelle de la route 405, quelques immeubles noircis mais, à part cela, les récentes journées de « mécontentement » n’avaient guère laissé de trace. Il ne percevait aucune tension. Les rues étaient calmes et l’autoroute pratiquement déserte. Depuis que les gisements pétroliers mexicains s’étaient épuisés, bien avant les prévisions notoirement optimistes, la Californie n’était plus le paradis des adorateurs de l’automobile. La pression politique des Mexicains qui entendaient réaliser les promesses fracassantes d’essor économique n’avait fait qu’accélérer le bouillonnement. Désormais, le couvercle de la marmite bougeait.

Les cérémonies d’usage ne prirent qu’un temps minimum. L’Institut d’océanographie Scripps, avec ses dallages bleus, l’odeur de marée, etc., paraissait à la fois indestructible et usé par le temps. Le staff avait l’habitude des passages de dignitaires. Les gars de la T.V. purent faire leurs prises — on ne disait plus cela, se souvint Peterson : désormais, on employait le mystérieux terme de « dexeurs » — avant d’être évacués. Peterson souriait, serrait des mains, émettait quelques phrases par-ci par-là. Le paquet du Caltech destiné à Markham lui fut remis et il le glissa dans sa mallette. Markham avait un besoin urgent de cet appareil. Il lui avait dit qu’il était en rapport avec leur travail sur les tachyons, et Peterson avait finalement accepté de jouer les bons offices auprès des Américains. Aucun rapport n’avait encore été publié, ce qui était une ruse habituelle pour ne rien laisser filtrer, mais, néanmoins, quelques notes avaient circulé.

La matinée s’écoula comme prévu. Un exposé général par un océanographe, une projection de diapos et de cartes devant une vingtaine de personnes. Puis un colloque, plus ouvert et plus pessimiste, limité à cinq. Et, finalement, Alex Kiefer, qui était à la tête du programme, seul en privé.

« Vous ne voulez pas ôter votre veste ? Il fait plutôt chaud, aujourd’hui, vous ne trouvez pas ? Belle journée. »

Kiefer s’exprimait rapidement, presque nerveusement. Tout en parlant, il cillait sans cesse. À présent qu’il était libéré de la foule, il semblait retrouver un trop-plein d’énergie. Il marchait sur la pointe des pieds, sans ralentir, saluant spasmodiquement les gens qu’il croisait, son regard cherchant sans cesse quelqu’un qu’il ne trouvait jamais. Il précéda Peterson dans son bureau.

« Entrez, entrez… » dit-il en se frottant les mains. « Prenez un siège. Donnez-moi votre veste. Non ? La vue est splendide, n’est-ce pas ? Splendide. »

Peterson, en fait, n’avait émis aucun commentaire, mais il s’était immédiatement approché des grandes fenêtres d’angle qui ouvraient sur l’étendue brasillante du Pacifique.

« Oui, dit-il enfin, c’est une vue splendide. Est-ce que vous arrivez à vous concentrer avec cela devant le regard ? »

La grande plage de sable fin se déployait jusqu’à La Jolla avant de s’incurver jusqu’à un promontoire incrusté dans les palmiers, environné de rochers et de petites anses. Là-bas, les surfers flottaient patiemment entre les vagues comme de grands oiseaux noirs.

Kiefer eut un rire tranquille : « Si je n’arrive pas à me concentrer, je me mets en combinaison de plongée et je cours là-bas. Rien de tel pour nettoyer l’esprit. En fait, j’essaie de le faire tous les matins. Pour dire vrai, tous ces jours, il n’y a même pas besoin de combinaison. L’eau est déjà chaude. Mais les jeunes n’ont pas l’air de la supporter. » D’un mouvement de menton, il montra quelques surfers qui pagayaient devant une grande lame. « Autrefois, l’eau était vraiment froide. Avant l’installation des centrales nucléaires multi-mégawatts de San Onofre. Vous êtes certainement au courant, bien sûr. C’est votre travail, ce genre de choses, non ? En tout cas, la température de l’eau a légèrement augmenté sur cette partie de la côte. Intéressant : on dirait que ça a stimulé la vie aquatique. Nous observons cela en permanence, bien entendu. En fait, c’est une de nos principales activités. Si cela augmentait, quelques cycles pourraient être altérés mais, pour autant que nous le sachions, nous avons atteint le point culminant. Il n’y a pas eu la moindre augmentation de la température depuis plusieurs années. »

Comme il en venait à parler de son travail, le débit de Kiefer se fit moins nerveux et ses gestes moins spasmodiques. Peterson se dit que l’homme devait approcher de la cinquantaine. Ses cheveux bouclés et noirs étaient marqués de blanc aux tempes et il avait de profondes rides autour des yeux, mais il restait mince et il avait l’air en forme. Il aurait pu passer pour un ascète, se dit Peterson, s’il n’y avait eu son bureau. Avec ce mélange d’envie et de mépris qu’il éprouvait souvent en Amérique, Peterson avait déjà remarqué l’épaisse moquette vert olive, le somptueux bureau au dessus en bois de rose, les fougères aux frondes humides, les estampes japonaises, les magazines de luxe sur la table basse revêtue de céramique et, bien sûr, les vastes fenêtres de verre teinté qui donnaient sur le Pacifique. Il eut brièvement la vision de l’antre encombré de Renfrew à Cambridge. Kiefer, cependant, ne semblait afficher aucun orgueil ni même avoir conscience du confort des lieux. Ils s’assirent l’un et l’autre dans des fauteuils profonds, devant la table basse. Peterson décida que la manœuvre d’intimidation du visiteur avait suffisamment duré et qu’un signe d’indifférence était nécessaire.

« Cela vous ennuie-t-il si je fume ? » demanda-t-il en sortant un cigare et un briquet en or.

« Oh… je… oui, bien sûr. » Kiefer était soudain fébrile. « Certainement… » Il se leva brusquement, ouvrit un peu plus la fenêtre, puis gagna son bureau et se pencha sur l’intercom. « Carrie ? Voudriez-vous nous apporter un cendrier, je vous prie ?

— Je suis désolé, dit Peterson. J’ai l’impression d’avoir violé un tabou. Je pensais qu’il était permis de fumer dans les bureaux privés.

— Mais oui… bien sûr. Il n’y a pas de mal. Mais je ne fume pas et j’essaie même d’en décourager les autres. »

Il décocha à Peterson un sourire douloureux, désarmant. « J’ai confiance, vous verrez bientôt la lumière. Mais j’apprécierais si vous pouviez rester à contrevent, pour ainsi dire. »

Peterson se fit la réflexion que le « pour ainsi dire » correspondait à l’habituelle préoccupation des Américains de s’exprimer en anglais-anglais, la tentative, cette fois, étant réduite à néant par la faute qui l’avait précédée.

La secrétaire de Kiefer fit son entrée avec un cendrier qu’elle vint poser devant Peterson. Il la remercia tout en évaluant ses caractéristiques physiques qui méritaient un 8 sur 10. Il savourait l’idée que son statut de membre du Conseil avait empêché Kiefer de lui interdire de fumer dans son bureau.

« Bien », fit Kiefer en revenant s’asseoir, « dites-moi comment vous avez trouvé la situation en Amérique du Sud. »

Il se frotta énergiquement les mains tandis que Peterson exhalait une longue bouffée.

« Mauvaise. Non pas désespérée, mais sérieuse. Ces dernières années, le Brésil est devenu plus dépendant de la pêche. C’est une des conséquences de sa politique à courte vue d’il y a une vingtaine d’années, des coupes claires à tort et à travers… Et, bien sûr, la floraison affecte directement et sérieusement la pêche. »

Kiefer se pencha un peu plus en avant comme une maîtresse de maison avide de détails et de ragots et, aussitôt, Peterson passa en automatique. Il révéla ce qu’il devait révéler et apprit de Kiefer quelques informations techniques qu’il lui faudrait garder en mémoire. Ses connaissances étaient un peu plus étendues en biologie qu’en physique et il se débrouilla un peu mieux qu’avec Markham et Renfrew. Kiefer aborda bientôt le chapitre du financement — maigre, bien entendu : jamais Peterson n’avait entendu un autre son de cloche — et il dut ramener la conversation vers des sujets plus pratiques.

« Nous considérons que toute la chaîne alimentaire peut être menacée, déclara Kiefer. Le phytoplancton est détruit par les hydrocarbures chlorés, ceux que l’on emploie dans les engrais. » Il feuilleta les rapports. « La manodrine, tout particulièrement.

— La manodrine ?

— Un type d’hydrocarbure chloré utilisé surtout dans les insecticides. Elle a ouvert une nouvelle niche dans le milieu des diatomées. Une nouvelle variété s’est développée. Elle génère une enzyme qui décompose la manodrine. La silice de la diatomée excrète aussi un agent qui interrompt la transmission de l’influx nerveux chez les animaux. Les connexions dendritiques sont neutralisées. Mais vous avez dû survoler tout cela pendant la conférence, non ?

— Nous nous sommes maintenus au niveau politique, vous savez : les démarches les plus urgentes pour endiguer la crise… Ce genre de choses.

— Et qu’est-ce qui va être fait ?

— Ils vont tenter d’exploiter au mieux les résultats des expériences qui ont été tentées dans l’océan Indien pour contenir la floraison, mais j’ignore encore si cela peut être efficace. Les tests ne sont pas finis. »

Kiefer pianota sur la table avant de demander abruptement : « Et la floraison, vous l’avez vue ?

— Je l’ai survolée en avion. C’est laid comme le péché. Quant à la couleur… je comprends que les villages de pêcheurs soient terrorisés.

— Je pense que je vais aller y faire un tour », marmotta Kiefer, plus pour lui-même que pour son interlocuteur.

Il se leva et arpenta la pièce. « Je ne sais pas si vous me suivez bien, mais je n’arrête pas de me dire qu’il y a autre chose…

— Oui ?

— L’un de mes gars, au labo, croit qu’il se passe quelque chose de spécial, comme si le processus pouvait s’altérer de lui-même ou je ne sais quoi… » Il eut un geste vague. « Mais tout ce machin est hypothétique, c’est sûr. Si on ne se plante pas, je vous tiendrai au courant.

— Vous planter ?

— Je veux dire : si on n’en tire rien.

— Oui, je comprends. »

Peterson quitta le Scripps plus tard qu’il ne l’avait prévu. Il avait accepté l’invitation à dîner de Kiefer, histoire de maintenir leurs relations au niveau ami-ami, ce qui était toujours préférable. Et puis, un type avait toujours un peu plus de mal à vous doubler quand il avait fait un bon petit repas avec vous, bu un peu trop et raconté quelques histoires. Même si la conversation n’avait pas été trop passionnante.

Un trajet en limousine, quelques contrôles de sécurité, et il se retrouva au centre de La Jolla pour le rendez-vous suivant, à la San Diego First Federal Savings. C’était un immeuble trapu, planté au sein d’un complexe de boutiques mornes. Un instant, il songea à ramener une espèce de souvenir-d’un-pays-lointain. Plus jeune, il l’avait souvent fait mais, cette fois-ci il abandonna l’idée après trois secondes de délibération avec lui-même. Les boutiques étaient du genre luxe quasi universel et, malgré la défaillance du dollar, la livre restait une mauvaise affaire. Et cela même n’aurait eu aucune importance si les boutiques avaient présenté le moindre intérêt. Mais Peterson ne voyait que des lampes tarabiscotées, des bibelots affreux et autres cendriers dorés. Il eut une grimace et se dirigea vers la banque.

Dès qu’il aperçut le service de sécurité, le directeur se porta à sa rencontre. Oui, il avait été prévenu de l’arrivée de M. Peterson, et oui, ils avaient rassemblé les archives.

Dès qu’ils furent dans le bureau du directeur, Peterson demanda brusquement : « Oui, et alors ?

— Ah ! monsieur, croyez bien que ce fut une surprise pour nous. Un coffre de dépôt dont la location a été payée il y a plus de trente ans. Ce n’est pas une situation courante.

— Je le pense.

— Je… On m’a dit que vous n’aviez pas la clé ? »

Le petit homme avait apparemment espéré que Peterson, malgré tout, serait peut-être entré en possession de la clé, lui épargnant de longues explications avec ses supérieurs.

« C’est exact, je ne l’ai pas. Mais le coffre n’a-t-il pas été enregistré à mon nom ?

— Oui, bien entendu. Mais je ne comprends pas…

— Disons simplement qu’il s’agit d’une question de… sécurité nationale.

— Pourtant, sans clé, le propriétaire lui-même…

— Sécurité nationale. Le temps compte. Je pense que vous me comprenez, n’est-ce pas ? »

Peterson eut à l’adresse du personnage son sourire le plus distant.

« Éh bien… le sous-secrétaire me l’a expliqué au téléphone, du moins en partie, et j’ai consulté mon supérieur immédiat mais…

— Très bien, je suis heureux de constater que tout s’est bien passé. Permettez-moi de vous féliciter pour votre rapidité. Cela fait toujours plaisir de rencontrer des gens efficaces.

— Nous avons…

— J’aimerais maintenant vérifier rapidement le contenu, dit Peterson avec une certaine fermeté dans le ton.

— Éh bien… par… par ici. »

Ils s’engagèrent dans un absurde parcours rituel, avec signatures, coups de tampon, enregistrement de l’heure exacte de passage et portes électroniques bourdonnantes. L’ultime portail d’acier s’ouvrit enfin sur une muraille brillante de coffrets de métal. Le directeur, d’un geste fébrile, prit les clés adéquates dans la poche de son gilet. Puis il s’empara d’un des coffrets et eut une hésitation très nette avant de le remettre à Peterson.

« Merci infiniment », murmura ce dernier avant de se retirer dans la petite pièce adjacente.

L’idée était de son cru et elle lui plaisait. Si Markham ne se trompait pas, il était possible d’entrer en contact avec quelqu’un dans le passé afin de modifier le présent.

Mais l’effet précis de cette intervention sur le présent n’était pas clair. Étant donné que le passé tel qu’il était conçu maintenant pouvait très bien être celui que Renfrew avait créé, comment était-il possible de le distinguer de tel ou tel autre passé qui, tout en n’ayant jamais existé, aurait pu être ? Selon Markham, une telle approche était totalement fausse, puisque deux points du Temps pouvaient être liés en boucle, éternellement, par un faisceau tachyon. Mais, pour Peterson, il était essentiel de savoir s’ils avaient réussi. Dans les expériences idéalisées de Markham, au milieu des leviers et des claviers, des fiches et des cadrans, tout devenait confus. Peterson avait donc proposé une manière de vérification. D’accord, il fallait avant tout transmettre les informations préliminaires sur la situation océanique et tout ça. Mais on pouvait en profiter pour demander à ceux du passé de laisser une sorte de borne témoin. Une preuve évidente que les signaux avaient été bien reçus — ce qui suffirait à convaincre Peterson que toutes ces idées n’étaient pas un fatras d’absurdités. Deux jours avant de quitter Londres, il avait donc appelé Renfrew pour lui dicter un message précis à transmettre. Markham avait une liste des groupes expérimentaux susceptibles de recevoir un message tachyon par l’intermédiaire de leurs appareils de résonance nucléaire. Un message avait donc été lancé vers chacun d’eux : à New York, à La Jolla, à Moscou. Il demandait que l’on place un message à l’intérieur d’un coffret de dépôt dûment enregistré au nom de Peterson. Cela serait suffisant.

Peterson ne pouvait se rendre à Moscou sans donner ses raisons à sir Martin. New York était temporairement écarté en raison des terroristes. Restait La Jolla.

Quand le coffret s’ouvrit avec un cliquetis, Peterson sentit son pouls s’accélérer. Le couvercle se souleva et il ne vit qu’une feuille de papier jaune pliée en trois. Il la prit et la sentit craquer sous ses doigts en la dépliant.

 

LA JOLLA MESSAGE REÇU

 

C’était tout. C’était suffisant. À cette seconde, Peterson éprouva deux émotions contraires : du soulagement et un brusque désappointement de ne pas en apprendre plus. Qui avait rédigé cette note ? Qu’avaient-ils reçu d’autre ? Il prit conscience avec un peu de tristesse qu’il s’était dit que le type qui avait reçu le message expliquerait dans quelles circonstances, ce qu’il en avait déduit ou au moins, nom de Dieu, qui il était… Mais non, il n’avait rien fait de tout cela, se dit-il en s’asseyant. Il n’y avait que ça. Et ces quelques mots prouvaient que cette colossale entreprise avait été justifiée. Incroyable. Bien sûr, les implications étaient encore floues mais il existait au moins cette certitude, ce message.

Avec une bouffée de fierté, il se dit qu’il avait réussi cela lui-même et il se demanda si ce n’était pas ce qu’éprouvaient les scientifiques à l’instant de la découverte, quand les portes secrètes du monde s’ouvraient, ne fût-ce que pour un moment très bref.

Le directeur frappa discrètement à la porte, mais ce fut suffisant pour dissiper les pensées de Peterson. Il glissa la feuille de papier jaune dans sa poche.

Au Valencia Hotel, il prit une suite qui avait vue sur la baie. L’océan gagnait du terrain : le parc, en dessous, était peu à peu grignoté par les vagues et plusieurs chemins se terminaient en cul-de-sac. Le conglomérat du littoral était miné par le ressac. Dans l’indifférence générale, les hauts-fonds apparaissaient entre les lames, à la limite de l’effondrement.

Peterson donna congé pour la nuit aux hommes de la sécurité et à son chauffeur. Avec eux, il ne risquait pas de passer inaperçu et la journée lui avait semblé longue. L’instant de victoire qu’il avait connu à la banque continuait d’occuper ses pensées. Il dépensa une part de son trop-plein d’énergie dans la piscine de l’hôtel et dans quelques explorations infructueuses des boutiques alentour. Il était surtout intéressé par les vêtements. Mais ici, on ne se contentait pas de présenter ce que l’on avait à vendre. Toutes les vitrines proposaient des scènes de manoir anglais ou de château français. On sentait qu’il y avait encore de l’argent, mais qu’il était sans doute mal employé. Tous les gens étaient propres et nets, pleins de santé. En Angleterre, songea Peterson, la prospérité vous garantissait au moins un statut à part. Ici, elle n’impliquait même pas l’assurance du bon goût.

Les gens âgés étaient très nombreux et, sur les trottoirs, ils se montraient plutôt acariâtres si l’on ne s’écartait pas à temps. Quant aux plus jeunes, ils étaient athlétiques, resplendissants. Bien sûr, il s’intéressait plus particulièrement aux femmes. Elles étaient toutes merveilleusement élégantes, soignées et maquillées. Pourtant, il émanait d’elles une certaine langueur, la trace indéfinissable de l’indifférence du bonheur. Pour une part, il enviait cette existence. Il savait bien que tous ces gens qui arpentaient Girard étaient, comme les Anglais, limités par d’innombrables restrictions. En Californie du Sud, elles touchaient l’automobile, l’emploi, l’achat immobilier, l’alimentation en eau… Mais ils avaient l’air tellement libres. Sur les visages, on ne lisait pas encore la fatigue due au fardeau du monde et que les Européens confondaient souvent avec la notion de maturité.

De la même manière, les femmes manquaient de cette complexité qu’il avait toujours appréciée en elles. Ici, elles semblaient interchangeables, toutes aussi ouvertes et équilibrées. Avec elles, les rapports sexuels étaient sans problème, efficaces et sains. Jamais elles n’étaient surprises, encore moins choquées lorsqu’on leur faisait des avances. Quand elles disaient oui, c’était oui. Et non, c’était vraiment non. Peterson se prenait à regretter le non qui pouvait vouloir dire peut-être dans le jeu subtil de la séduction. Mais les Américains ne pratiquaient pas ce genre de jeu. Ils étaient énergiques ou habiles, jamais retors, secrets ni rusés. Ils aimaient les questions directes auxquelles ils donnaient des réponses directes. Ou plutôt, se dit-il, ils aimaient tout simplement conduire le jeu.

Il en était là de ses réflexions quand il s’arrêta devant une boutique de vins fins et décida de se faire expédier quelques bouteilles de vin de Californie. On ne savait jamais si la chance se représenterait.

Il attendait Kiefer dans un bar quand la pensée s’imposa à lui : Et s’il s’était contenté d’expédier une lettre à Renfrew, avec le message ? Vu la situation de la poste, ces derniers temps, il pouvait tout aussi bien ne pas l’avoir encore reçue et encore moins avoir réagi. Dans ce cas, après avoir pris possession de la feuille de papier jaune, aujourd’hui même, il aurait pu téléphoner à Renfrew et lui donner l’ordre de ne pas émettre le message. Qu’est-ce que Markham pourrait bien en dire ?

Il finit son gin et se souvint de l’histoire des boucles dans le Temps. Oui, c’était ça… Son plan ramènerait toute chose à un stade indéterminé. C’était la réponse. Mais quel genre de réponse ?

« Les rues deviennent impossibles, fit Kiefer. Quel chantier ! »

Il amorça un virage brusque et les pneus miaulèrent.

Pour Peterson, c’était un virage bénéfique dans la conversation : depuis un moment, Kiefer chantait les louanges des légumes frais qui arrivaient à une vitesse frisant celle de la lumière d’une mystérieuse région appelée « la vallée », une espèce de corne d’abondance qui, apparemment, n’avait pas besoin d’autre nom.

Peterson s’aventura donc timidement sur ce nouveau terrain et déclara : « Pourtant, tout m’a l’air plutôt prospère.

— Oui, bien sûr, on ne voit rien tant que l’on roule sur les avenues. Mais les conditions de vie sont de plus en plus difficiles à maintenir. Tenez : regardez autour de vous. Est-ce qu’il n’y a pas quelque chose qui vous frappe ? »

Ils étaient à présent dans les collines, suivant des routes étroites et sinueuses qui, de virage en virage, offraient des vues du Pacifique entre des ranches espagnols et des châteaux français miniatures.

« Vous voyez tous ces murs ? dit Kiefer. Quand nous sommes arrivés ici, il y a… oh ! presque vingt ans, toutes ces demeures étaient ouvertes à tous les vents. Aujourd’hui, impossible de rencontrer votre voisin sans appuyer sur des tas de boutons pour lui parler par l’intercom. Et je ne vous parle pas des systèmes de sécurité ! Des trucs électroniques qui font le travail d’une bonne centaine de bergers allemands. Ils ont même prévu des accus pour les coupures de courant !…

— Et le taux de criminalité ? demanda Peterson.

— Terrible. Trop de monde, pas assez de travail. Et les immigrés clandestins. Ils pensent tous qu’ils ont droit à une existence de luxe — ou au moins au confort. Alors, quand leurs rêves s’effondrent, ils en veulent à l’univers entier. »

Peterson décida alors de modifier son programme. Le temps de se procurer le meilleur système électronique de sécurité qu’il pourrait trouver. C’était idiot de ne pas y avoir pensé plus tôt. Ce genre de truc était la grande spécialité des Américains. Il lui fallait un bon système, pratique et solide. Si c’était possible, il pourrait même l’emporter avec lui en avion. Ce qui l’amena à regretter une fois encore de ne pas disposer d’un appareil privé.

« Toute la ville est découpée en enclaves fortifiées, poursuivait Kiefer. Ça concerne surtout les vieux. »

Et il cita quelques statistiques qui plaçaient la Californie immédiatement au second rang derrière la Floride quant à la moyenne d’âge. Depuis la faillite du système de retraites, le lobby du Mouvement des doyens avait accentué les pressions pour des privilèges spéciaux, des dégrèvements d’impôts et autres dérogations. Peterson avait la certitude de mieux connaître l’évolution démographique que son interlocuteur : le Conseil avait fait une projection à l’échelle mondiale deux ans auparavant seulement, projection à laquelle s’étaient ajoutées des prévisions ultra-secrètes. Les États-Unis et l’Europe avaient atteint le degré de croissance zéro, et la courbe de population se rapprochait de l’âge de la retraite. Tous ces gens attendaient chaque mois un chèque confortable que l’on ne pouvait qu’extraire à coups d’impôts sur la population plus jeune et de plus en plus réduite. Ce qui conduisait inévitablement à un « syndrome d’obligation ». Les gens âgés considéraient qu’ils avaient payé des impôts énormes toute leur vie durant et qu’ils avaient été mis au rancart avant de bénéficier des salaires somptueux qui étaient désormais ceux des plus jeunes cadres. La société devait cracher, déclaraient les doyens du Mouvement, c’était une « obligation ». Les gens âgés votaient de plus en plus souvent dans le seul souci de leurs intérêts. Ils avaient un certain pouvoir et, en Californie, les cheveux gris étaient devenus le symbole de l’activisme politique.

« … pendant des semaines ils ne sortent pas, avec les complexes télévidéo qu’ils se payent. Ils n’ont même plus à faire leurs courses ni à aller à la banque. Ils ne voient plus que des gens de plus de soixante ans. Ils font tout électroniquement. Et ça, ça tue la ville. Le plus vieux cinéma de La Jolla, La Licorne, a dû fermer le mois dernier. C’est vraiment une honte. »

Peterson acquiesça vaguement, mais il continuait à penser à un nouvel emploi du temps. La voiture s’engagea dans une allée montante et un portail s’ouvrit. Ils approchaient d’une grande villa blanche que Peterson classa immédiatement dans la catégorie : espagnol bâtard. Hors de prix mais sans le moindre style. Dans le parking, il remarqua la présence de bicyclettes et d’un petit chariot. Seigneur ! Des enfants ! Est-ce qu’il allait dîner avec une horde de morveux américains ? Ses craintes se réalisèrent lorsqu’ils furent accueillis sur le seuil par deux garçonnets qui sautèrent sur Kiefer en hurlant tous les deux en même temps. Leur père parvint à les faire taire le temps de présenter Peterson qui eut immédiatement droit à leur attention. L’aîné lui demanda sans ambages : « Est-ce que vous êtes un savant, comme papa ? », tandis que le plus jeune l’observait fixement, en se balançant d’un pied sur l’autre de façon particulièrement irritante. Des deux, se dit Peterson, il était potentiellement le plus bruyant et le plus redoutable. L’aîné avait un genre qui lui était plus familier : direct, bavard, sûr de lui et vraisemblablement indestructible.

« Pas exactement… commença-t-il, mais il n’alla pas plus loin.

— Mon papa étudie les diatomées de l’océan, lança le garçon sans lui accorder le moindre intérêt. C’est très important. Moi aussi je serai un savant quand je serai grand, peut-être un astronome, et David sera astronaute, mais il a seulement cinq ans et il ne sait pas encore vraiment. Est-ce que vous voulez voir le modèle de système solaire que j’ai construit pour le cours de science ?

— Non, Bill, intervint Kiefer. Je sais qu’il est très joli mais M. Peterson ne veut pas qu’on l’ennuie maintenant. Nous allons boire un verre et parler de choses adultes. »

Il se dirigea vers le living, suivi par Peterson et les deux gosses. Oui, songea Peterson, Kiefer était tout à fait le genre de père à parler de « choses adultes ».

« Moi aussi, je peux parler de choses adultes ! s’exclama Bill avec indignation.

— Oui, oui, bien sûr. Mais ce que je voulais dire, c’est que nous allons parler de choses qui ne t’intéresseront pas. Peterson, que voulez-vous boire ? Je peux vous proposer du whisky avec ou sans soda, du vin, de la tequila… »

Peterson allait répondre mais Bill le devança :

« Comment est-ce que tu sais que ça ne m’intéresserait pas ? Il y a des tas de choses qui m’intéressent. »

La situation fut résolue par une voix douce mais ferme qui venait d’une pièce voisine : « Les garçons ! Venez ici, immédiatement ! »

Bill et son frère s’éclipsèrent instantanément et Peterson ravala momentanément la réplique qu’il venait de préparer. Elle lui serait sans doute utile plus tard.

« Je vois que vous avez du Pernod, dit-il. Est-ce que je peux vous en demander un, avec de la tequila et un trait de citron ?

— Grands dieux, quel mélange ! C’est bon ? Je ne pratique pas trop les alcools forts. À cause de mon foie, vous comprenez… Asseyez-vous, je suis certain que nous devons avoir du jus de citron. Ma femme le sait mieux que moi. Est-ce que cela porte un nom ou bien l’avez-vous inventé ? »

Une fois encore, Kiefer perdait ses moyens.

« Je crois que cela s’appelle un macho », dit Peterson d’un ton sec.

Il examina la pièce. Simple, élégante, absolument blanche à l’exception de quelques meubles orientaux. Sur le mur du fond, il remarqua un superbe paravent. À droite de la cheminée, un kakemono et, dans une niche, un bouquet raffiné.

En face de la cheminée, les fenêtres sans rideaux ouvraient sur le Pacifique, par-delà les toits et les arbres. L’océan était un tapis obscur entre les archipels de lumières déployés tout au long du littoral. Il décida de s’asseoir sur un sofa blanc et bas, en diagonale, afin de pouvoir observer à la fois la pièce et le large. Il émanait du décor une certaine sérénité, se dit-il, en dépit de quelques liasses de feuillets qui traînaient çà et là et qui appartenaient sans doute à Kiefer.

« J’espère que ça ira. Moitié Pernod, moitié tequila. Bon, je vais essayer de trouver du citron. Oh !… voici ma femme. »

Peterson tourna la tête, et resta un instant immobile, silencieux. Puis il se leva lentement. Il ne parvenait pas à détourner son regard. Elle était japonaise, jeune, gracile et très belle. Il essaya de dissiper ses premières émotions confuses. Elle devait approcher de la trentaine, peut-être, ce qui expliquait l’âge des enfants. Pour Kiefer, c’était sans doute un second mariage. Elle portait un Levis blanc et une sorte de chemisier à col haut, blanc et soyeux. Rien dessous, remarqua-t-il avec approbation. Ses cheveux étaient longs, souples et lisses. Ils lui arrivaient presque à la taille et ils étaient si noirs qu’ils semblaient avoir des reflets bleus. De la voir ainsi, toute vêtue de blanc dans cette pièce blanche à peine éclairée lui donnait le sentiment étrange que sa tête flottait librement. Elle s’était arrêtée sur le seuil, sans doute sans le moindre calcul, se dit-il, mais l’effet était saisissant. Et il restait là, paralysé, attendant qu’elle fit un mouvement. Kiefer se précipita, le geste nerveux.

« Mitsuoko, ma chérie, viens, entre. Je veux te présenter notre invité, Ian Peterson. Peterson, voici ma femme, Mitsuoko. »

Il les regarda l’un et l’autre, tout comme un enfant qui vient de ramener un prix d’excellence à la maison.

Elle s’avança enfin, avec une grâce fluide qui bouleversa Peterson. Elle lui tendit la main et il la prit. C’était un contact frais et lisse.

« Hello », fit-elle. Et, pour une fois, Peterson put répondre en toute sincérité : « Enchanté. »

Il retint son regard à peine plus longtemps que ne le voulait l’usage et un sourire effleura ses lèvres pour souligner le simple mot qu’il venait de murmurer. Puis elle retira sa main et vint s’asseoir sur le sofa.

« Chérie, avons-nous du jus de citron ? » demanda Kiefer. Toujours aussi emprunté, il se frottait les mains. Il ajouta : « Et toi ? Tu veux boire quelque chose ?

— Oui aux deux questions, fit-elle. Il y a du jus de citron dans le frigo et je prendrai un peu de vin blanc. »

Elle se tourna en souriant vers Peterson : « Je ne peux pas boire beaucoup. Ça me monte tout de suite à la tête. »

Kiefer quitta la pièce.

« Comment cela se passe-t-il en Angleterre, monsieur Peterson ? » demanda-t-elle en penchant légèrement la tête. « Les nouvelles sont inquiétantes.

— Ça se passe très mal, bien que le plus grand nombre n’en ait pas encore conscience. Vous connaissez l’Angleterre ?

— J’y ai passé un an. C’est un pays que j’aime beaucoup.

— Vraiment ? Vous y avez travaillé ?

— J’avais une chaire au Collège impérial de Londres. Je suis mathématicienne. Actuellement, j’enseigne à l’université de Californie. »

Elle l’observait, guettant une réaction de surprise qui ne vint pas.

« Vous vous attendiez sans doute à un diplôme de philosophie.

— Oh ! non, dit-il, rien d’aussi conventionnel. »

Il s’était exprimé d’une voix calme, tout en lui souriant. Pour lui, les philosophes étaient des gens qui dépensaient des trésors de temps sur des questions aussi profondes que « si Dieu n’existe pas, qui me passera le prochain Kleenex ? ». Il était sur le point de traduire cela en une épigramme quand Kiefer réapparut avec un verre de vin blanc et un petit flacon.

« Chérie, voici ton verre. Et… » Il se tourna vers Peterson : « un peu de jus de citron. Combien en voulez-vous ? Un trait ?

— Merci. Formidable. »

Kiefer se rassit. « Mitsuoko vous a-t-elle dit qu’elle avait passé une année à l’université de Londres ? C’est une fille assez brillante que j’ai épousée. Elle a eu son doctorat à vingt-cinq ans. Brillante et jolie. Je crois que j’ai de la chance.

Il lui sourit avec fierté.

« Ça suffit, Alex. » Les mots étaient durs mais elle sut les envelopper d’un sourire affectueux. Elle se tourna vers Peterson avec un petit haussement d’épaules : « Alex vante toujours mes mérites devant ses amis. C’est embarrassant.

— Mais je le comprends. »

Peterson était souriant mais ses pensées s’accéléraient. Il ne disposait que d’une seule soirée. Est-ce qu’ils vivaient librement ? Accepterait-elle des avances directes ? Et comment faire en présence de Kiefer ?

« Votre mari m’a dit qu’ici non plus les choses ne s’arrangent guère, bien que cela ne soit pas évident pour un visiteur. »

Que voulait donc dire son sourire ? C’était presque comme s’ils partageaient un secret. Peut-être lisait-elle dans ses pensées ? À moins qu’elle ne flirte, simplement ? Ou encore — la pensée s’imposa brusquement à lui — elle était nerveuse… Il était certain qu’elle lui adressait des signaux.

« Il existe une incapacité psychologique à abandonner le luxe, disait Kiefer. Les gens ne renonceront pas à un style de vie qu’ils considèrent comme… euh… sublimement américain.

— Est-ce un slogan à la mode ? demanda Peterson. Je l’ai relevé dans certains des magazines que j’ai feuilletés dans l’avion. »

Kiefer prit un air concentré. « Sublimement américain ? Oui, je suppose. J’ai lu un papier à ce propos cette semaine. Oh ! excusez-moi, je vais jeter un coup d’œil sur les garçons ! »

Il disparut avec l’air décidé d’un chien de chasse fidèle. Quelques secondes après, Peterson l’entendit parler à ses enfants d’une voix basse mais ferme. Ils l’interrompaient régulièrement du ton péremptoire du gamin-qui-sait-tout. Peterson aspira une gorgée et se demanda s’il était sage d’aller un peu plus loin avec Mitsuoko. Non seulement Kiefer était un maillon important de la chaîne d’information de Peterson, mais il était aussi l’élément essentiel de tout un appareil administratif. Bien sûr, on était en Californie, et le XIXe siècle était loin, mais nul ne pouvait être certain des réactions d’un mari à ces circonstances, quelles que fussent ses théories à ce propos. Au-delà de ces spéculations, Peterson ne pouvait se dissimuler le fait que ce type l’agaçait avec ses positions fanatiques à l’égard du tabac et de l’alimentation biologique et l’adoration qu’il semblait vouer à ces gamins déplaisants.

Mais après tout, c’était un administrateur, et il était censé prendre des décisions rapides et justes, non ? Exact, se dit Peterson.

Il se tourna vers Mitsuoko, se demandant comment tirer parti de ces quelques secondes de solitude. Elle regardait vers l’océan et il se dit que l’image devait être en elle depuis le plus lointain passé.

Avant qu’il ait pu prononcer un mot, elle dit sans le regarder : « Où êtes-vous descendu, monsieur Peterson ?

— Au Valencia. Et mon nom est Ian.

— Ah ! oui… Il y a un très joli bout de plage, là-bas, au sud de la baie. Je vais souvent m’y promener dans la soirée… » Elle le regarda droit dans les yeux. « Aux alentours de 10 heures. »

Il sentit son pouls battre dans sa gorge. Il demeurait impassible. Dieu du ciel ! c’était venu d’elle… Elle lui avait donné rendez-vous presque au nez et à la barbe de son mari. Seigneur ! Ça c’était une femme.

Kiefer était de retour.

« La crise se développe », dit-il.

Peterson transforma habilement son rire en un simple toussotement et déclara : « Je crois que vous avez raison. » Il n’osait pas regarder Mitsuoko.

Durant le long vol transpolaire, Peterson eut tout le temps d’explorer le dossier de Caltech. Il était détendu et heureux. Il éprouvait en vérité celte sensation d’apaisement de celui qui a été jusqu’au bout de son plaisir. Et sans regret, c’était le jeu. Autrement dit, ils n’avaient rien eu à se refuser, l’un comme l’autre. Mais le souvenir leur resterait jusqu’à leur dernier instant de vie.

Mitsuoko avait honoré et bien au-delà les promesses de leurs premiers regards. Elle l’avait quitté au bout de trois heures. Sans doute, songeait-il, avec un bon alibi ou, mieux encore, avec la promesse tacite du silence de son époux. Et le tout était le doux achèvement d’un voyage par ailleurs bien austère.

Quant au dossier Caltech, c’était encore autre chose. Il contenait de sinistres rapports internes, un casse-tête de mots et de symboles mathématiques. Plutôt pour Markham, songea-t-il. Il y serait comme un poisson dans l’eau.

Certains indices prouvaient que tout ce dossier n’avait pas été constitué tout à fait régulièrement. Une photocopie de lettre officielle, qui soutenait le Conseil en des termes inspirés par Peterson lui-même, portait une mention griffonnée : Faites-les mariner — qu’ils ne mettent pas le nez dans nos affaires. Il était évident que l’auteur de ce commentaire aurait pris soin de l’effacer avant de diffuser le document. L’explication était claire : le gouvernement américain disposait d’un service de sécurité efficace. Plutôt que de négocier l’échange de certains documents avec Caltech, il avait préféré reproduire clandestinement tout ce qu’il pouvait trouver. Peterson eut un soupir : la méthode était douteuse mais, une fois encore, ce n’était pas son problème.

Le seul document vraiment compréhensible était une lettre personnelle qui avait sans doute été retenue parce qu’elle contenait des mots clés.

 

Cher Jeff,

Il ne me sera pas possible de venir pour Pâques ; j’ai vraiment trop à faire ici, à Caltech. Les dernières semaines ont été plutôt surchargées. Nous travaillons à trois et nous ne pouvons vraiment pas interrompre les calculs, même pour un week-end à Baja. Je suis vraiment navré parce que je me faisais un plaisir de me retrouver avec vous deux (si tu vois ce que je veux dire !). Je sens que les grands cactus féroces et la délicieuse chaleur torride vont me manquer. La prochaine fois, peut-être, je l’espère. Dis à Linda que je l’appellerai pour bavarder un peu d’ici à quelques jours si j’ai un moment. Est-ce que vous comptez venir nous voir un de ces jours ? (ou plutôt devrais-je dire une nuit ?)

Après avoir brisé une promesse comme celle-là, je suppose que je dois vous parler de ce qui m’absorbe autant. Il est possible qu’un biologiste des milieux marins aussi distingué que toi ne comprenne pas l’importance de la chose : la cosmologie n’a guère d’importance dans ton monde d’enzymes et de solutions titrées à tant pour cent, je suppose. Mais pour nous qui travaillons sur la théorie gravitationnelle, nous avons l’impression qu’il se prépare une espèce de révolution. À moins qu’elle ne se soit déjà produite.

Tout cela est en relation avec un problème qui absorbe depuis pas mal de temps les astrophysiciens. S’il existe une certaine quantité de matière dans l’univers, il possède donc une géométrie finie — ce qui signifie qu’il cessera son expansion et commencera à se contracter sous l’effet de l’attraction gravifique. Et les gens qui travaillent dans la même direction que nous se sont demandé depuis quelque temps s’il existe suffisamment de matière dans notre univers pour en fermer la géométrie. Jusque-là, les mesures directes de quantité de matière contenue dans notre univers n’ont pas été probantes [8]. Le relevé des étoiles lumineuses ne nous donne qu’une quantité restreinte de matière, insuffisante pour fermer notre espace-temps. Mais il ne fait aucun doute qu’il existe une masse de matière non visible : poussière stellaire, étoiles mortes et trous noirs.

Nous sommes pratiquement certains que la plupart des galaxies comportent de grands trous noirs en leur centre. Ce qui nous fournirait la matière qui nous manque pour fermer la géométrie de cet univers. Il y a plus nouveau : ce sont les dernières données qui mettent en évidence les regroupements de galaxies lointaines. Ces agglutinations à l’échelle cosmique signifient que la densité de la matière est soumise à des fluctuations importantes dans tout l’univers. Si des galaxies s’agglomèrent quelque part et que leur densité croisse suffisamment, la géométrie de leur espace-temps local se refermera sur elle-même, comme ce pourrait être le cas pour tout notre univers.

Nous avons maintenant suffisamment d’éléments pour adhérer à la vieille idée de Tommy Gold : qu’il existe des secteurs de notre univers dans lesquels les galaxies se sont agglomérées jusqu’à former leur propre géométrie fermée. Ça n’est pas évident à l’observation. Ce ne sont que de petites régions qui émettent une faible lumière rouge. Ce rouge est dû à la matière qui continue à tomber vers ces agglutinations. Ce qui est sensationnel, c’est que ces fluctuations de densité locales se présentent comme des univers indépendants. Et le temps de formation d’un univers séparé est indépendant de sa taille. Ça se ramène à la racine carrée de Gn, G étant la constante gravitationnelle et n la densité de la région en contraction. Il n’existe donc pas de rapport avec la taille du mini-univers. Un petit univers se fermera aussi vite qu’un grand. Cela implique que tous ces univers de tailles différentes ont été formés dans le même « temps ». (Tenter de définir ce qu’est exactement le « temps » dans ce problème t’incitera à la boisson si tu n’es pas mathématicien — et peut-être même si tu l’es.)

Ce qui compte c’est qu’il peut exister des univers fermés à l’intérieur du nôtre. En fait, ce serait une remarquable coïncidence si notre univers était le plus grand de tous. Nous pouvons aussi n’être qu’une agglutination à l’intérieur d’un autre univers. Rappelle-toi ce vieux dessin animé avec le petit poisson qui était avalé par un poisson un peu plus gros que lui, qui à son tour était dévoré par un autre un peu plus gros et ainsi de suite ? Éh bien, il se pourrait que nous soyons l’un de ces poissons.

Ces dernières semaines, j’ai essayé de savoir comment obtenir des informations de ces univers qui sont à l’intérieur du nôtre. Comment en tirer des informations. Il est évident que la lumière ne peut se propager d’un univers à l’autre. Pas plus que la matière. C’est ce que l’on entend par géométrie fermée. La seule possibilité pourrait être un certain type de particule échappant aux contraintes imposées par la théorie d’Einstein. Il existe plusieurs candidats à ce rôle mais Thorne (notre grand homme) refuse de s’aventurer dans ce marécage.

Selon moi, ce sont les tachyons qui constituent la réponse. Ils peuvent s’évader des « univers » plus petits situés à l’intérieur du nôtre. Leur découverte implique des répercussions énormes sur le plan Cosmologique. Ils sont difficiles à détecter et nous n’en connaissons pas grand-chose. Mais ils constituent un lien direct avec ces secteurs d’espace-temps scellés. C’est pour cela que je travaille dur sur cette question. Il y a une chance pour que nous fassions une découverte de premier plan. Et le travail n’est pas facile avec la pénurie alimentaire et le grand incendie de L.A. Le monde est dans un tel état que personne ne se souciera probablement de ce que nous aurons trouvé, mais la vie académique est soumise à ce destin.

Désolée d’avoir été si longue sur ce sujet et sans doute pas très claire mais tout cela me passionne tellement que j’ai tendance à me laisser emporter. En tout cas, je suis désolée pour Baja. J’espère bien vous revoir bientôt tous les deux.

Je vous embrasse,

Cathy

 

Une seconde, Peterson ressentit un sentiment de culpabilité en lisant une lettre privée. Le Conseil s’était maintenant accoutumé à ce genre de méthode, bien sûr, dans le seul but de neutraliser plus vite les intérêts récalcitrants qui n’acceptaient pas la nécessité d’une action rapide. Mais il se considérait encore comme un gentleman, et un gentleman en aucun cas ne lisait le courrier des autres. Mais ses réserves ne subsistèrent pas longtemps devant l’intérêt qu’il éprouvait pour tout ce qu’avait écrit « Cathy ». Des sous-univers ? Incroyable. Le paysage scientifique atteignait à l’irréel.

Il se rencogna dans son siège et regarda les vastes étendues du Canada qui défilaient sous l’avion. Oui, c’était peut-être bien cela. Depuis quelques décennies, le monde tel que le dépeignaient les scientifiques était de plus en plus étrange, distant, incroyable. Il était donc tellement plus facile de l’ignorer plutôt que d’essayer de le comprendre. Les choses devenaient trop complexes. Pourquoi s’en faire ? Mets donc la télé, chérie. Oui, c’était ça…