CHAPITRE 6

25 septembre 1962

 

Avec une lenteur délibérée, Gordon Bernstein abaissa son crayon vers la table. Il le tint fermement entre le pouce et l’index et observa le tremblement de la pointe. Il laissa descendre encore sa main : à quelques millimètres de la surface de formica, la mine répercuta le rythme et se mit à émettre une série frénétique de tac-tac. Même en se concentrant, il ne parvint pas à l’arrêter. Il prêta l’oreille avec un peu plus d’attention et il lui sembla que la vibration s’amplifiait, qu’elle dominait le battement sourd des pompes de purge.

Brusquement, il laissa retomber sa main et la mine du crayon se cassa net, laissant un trou noir sur la table, avec quelques fragments de bois et de peinture jaune.

« Éh ! Euh… »

Il leva la tête. Albert Cooper était à côté de lui. Depuis combien de temps ?

« Euh… J’ai vérifié avec le docteur Grundkind », dit Cooper, en s’efforçant de ne pas poser les yeux sur le crayon brisé. « Tout leur montage est hors circuit.

— Vous avez fait la vérification vous-même ? » demanda Gordon. Sa voix était sourde, tendue.

« Ben, oui. Il faut dire qu’ils commencent à en avoir marre de me voir dans le coin, dit Cooper d’un air misérable. Cette fois, ils ont même débranché tous leurs éléments des prises principales. »

Gordon hocha la tête sans dire un mot.

« Je crois que ça suffit comme ça, ajouta Cooper.

— Que voulez-vous dire ?

— Écoutez, ça fait combien de temps que nous travaillons là-dessus ? Quatre jours ?

— Et alors ?

— Alors c’est l’impasse.

— Pourquoi ?

— Le groupe hypothermique de Grundkind était le dernier suspect de notre liste. Nous avons réussi à faire stopper tous les autres.

— Exact.

— Donc, ce bruit… Il ne vient pas d’eux.

— Hon, hon, fit Gordon.

— Et nous savons également qu’il ne vient pas de l’extérieur. »

Gordon montra le bloc-aimant. Tout le montage était à présent enfermé dans une véritable cage de métal. « S’il y avait des signaux parasites, dit-il, le grillage les arrêterait.

— Ouais… Donc, c’est que quelque chose cloche dans les composants.

— Non.

— Mais pourquoi non ? s’exclama Cooper. Bon Dieu ! Peut-être que Hewlett-Packard est en train de déconner. Qu’est-ce que nous en savons ?

— Nous avons vérifié nous-mêmes les montages.

— Mais il faut bien que ça vienne de là !

— Non ! dit Gordon avec violence. Non, il y a autre chose. » Il s’empara d’une liasse de graphiques.

« J’ai pris ça sur deux heures. Jetez-y un coup d’œil. »

Cooper se pencha sur les diagrammes.

« Éh bien… On dirait qu’il y a du bruit, là… En fait, il y a quand même des pics réguliers.

— J’ai réglé la réception. Elle est plus nette.

— Et alors ? demanda Cooper d’un ton agacé. C’est toujours du bruit, non ?

— Ce n’est pas du bruit.

— Comment ? Mais bien sûr que si…

— Regardez les pics que j’ai soulignés. Qu’est-ce que vous dites des intervalles ? »

Cooper dispersa les feuillets sur la surface de formica. Après un instant, il déclara : « J’ai beau me crever les yeux… Tout ce que je vois, c’est que ces intervalles sont de deux types différents seulement. »

Gordon approuva d’un air enthousiaste.

« Exactement ! Je l’ai remarqué. Ce que nous avons là, c’est un bruit de fond — encore que je me demande d’où il peut provenir — avec quelque chose de régulier.

— Comment avez-vous pris ces relevés ?

— Je me suis servi du corrélateur asservi pour éliminer le vrai bruit de fond. Cette structure, ces intervalles… C’est probablement là depuis la première heure.

— Nous n’avons jamais vraiment regardé de près.

— Parce que, pour nous, ce n’était que des parasites. Pourquoi étudier des parasites ? C’est idiot. » Gordon secoua la tête avec un sourire amer.

Cooper avait le front plissé. « Je ne vois pas… Qu’est-ce que ces impulsions ont à voir avec la résonance nucléaire ?

— Je l’ignore… Rien, peut-être.

— Mais bon Dieu ! Ça, c’est l’expérience ! Je mesure les pics de résonance nucléaire quand nous touchons le spin du noyau. Et ces impulsions…

— Il ne s’agit pas de résonance ! Du moins, pas telle que je conçois une résonance simple. Quelque chose fait basculer ces spins, je suis d’accord, mais… attendez une seconde. »

Gordon se pencha de nouveau sur les graphiques. Machinalement, de la main gauche, il se mit à triturer un bouton de sa chemise fatiguée. « À mon avis, ce n’est pas un effet de fréquence.

— Mais ça, c’est ce que nous cherchions. L’intensité de réception du signal en fonction de la fréquence d’observation.

— Oui, ce qui sous-entend que tout est stable.

— C’est le cas.

— Qui peut le dire ? Supposons que le bruit arrive par rafales.

— Et pour quelle raison ?

— Et puis merde ! » Gordon abattit le poing sur la table et le crayon alla voler au loin. « Est-ce que vous ne voulez pas seulement essayer cette idée ? Tous les étudiants veulent-ils qu’on leur mâche tout ?

— D’accord, d’accord », marmonna Cooper d’un air sombre. Il était évident qu’il était bien trop fatigué pour réfléchir efficacement. Gordon était dans le même état.

Ils se cassaient la tête depuis des jours sur ce cauchemar, ils dormaient un minimum et ne sortaient que pour manger dans des fast-food graisseux. Il y avait des semaines que Gordon n’avait pas fait son jogging sur la plage. Quant à Penny… Grands dieux ! Il la voyait à peine. La nuit dernière, elle lui avait dit quelque chose de blessant juste avant qu’il ne s’endorme. Ça ne lui était revenu qu’en s’habillant, seul dans la chambre, ce matin même. Il devrait essayer d’arranger ça en rentrant. Si jamais il réussissait à rentrer, rectifia-t-il. Parce qu’il n’était pas question de laisser tomber ce puzzle jusqu’à ce qu’il…

« Éh ! Essayons ça ! » lança Cooper, l’arrachant à ses réflexions. « Supposons que ce que nous avons là soit une entrée à variation temporelle, comme vous l’avez dit, vous savez, il y a quelques jours. Quand nous avons commencé à rechercher des sources de bruit extérieures. Notre stylet se déplace sur le papier à vitesse constante, n’est-ce pas ? »

Gordon approuva et Cooper poursuivit : « Ces crêtes, ici, sont espacés d’un centimètre, et ces deux-là d’un demi-centimètre. Puis, nous avons un intervalle d’un centimètre à nouveau, trois pics d’un demi-centimètre et ainsi de suite. »

Gordon vit tout à coup où il voulait en venir mais il laissa Cooper achever : « Le signal nous arrive comme ça : espacé dans le Temps. Pas en fréquence mais en temps. »

Gordon hocha la tête. Oui, c’était évident, à présent qu’il regardait le tracé. « Quelque chose nous parvient par rafales au travers du spectre de la fréquence que nous étudions », dit-il. Il se mordit la lèvre : « Des rafales séparées par des intervalles longs, d’autres par des intervalles courts.

— C’est juste ! s’exclama Cooper avec enthousiasme. C’est ça !

— Longs, courts… Court, long, court, court… On dirait…

— Un code ! Merde ! » acheva Cooper.

Il passa la main sur ses lèvres d’un geste nerveux et se pencha à nouveau sur les graphiques.

« Est-ce que vous connaissez le morse ? demanda Gordon d’une voix tranquille. Moi pas.

— Ma foi, oui. En tout cas, j’en ai fait quand j’étais gosse.

— Bon, alors nous allons replacer ces graphiques dans l’ordre des relevés. »

Gordon se redressa avec une énergie nouvelle. Il alla ramasser son crayon et se mit à le tailler consciencieusement. Il tournait lentement la manivelle du taille-crayon mécanique qui grignotait le bois avec un bruit sonore.

Lorsque Isaac Lakin entrait dans le labo de résonance nucléaire, même un visiteur étranger comprenait immédiatement que c’était sa propriété.

Bien sûr, la Fondation nationale pour la science payait l’essentiel, exception faite du matériel électronique qui provenait des surplus de guerre de la Marine et des énormes aimants de l’université de Californie qui étaient une concession. Mais, au sens pratique du terme, le labo appartenait bel et bien à Isaac Lakin.

En dix années de travaux, il s’était forgé une réputation au sein du MIT et ses recherches avaient été marquées par quelques réussites brillantes. Du MIT, il avait gagné les laboratoires Bell, grimpant ainsi une nouvelle marche vers le sommet. Quand l’université de Californie s’était lancée dans la création d’un nouveau campus autour de l’Institut océanographique de Scripps, Lakin avait été une de ses premières « recrues ». Il avait des contacts à Washington et amenait avec lui un beau paquet d’argent. De l’argent qui ne demandait qu’à être converti en locaux, en matériel et en créneaux pour de nouveaux chercheurs. Gordon avait été parmi les premiers à s’installer dans un de ces créneaux mais, depuis le premier jour, rien n’avait collé entre lui et Lakin. Lorsque Lakin visitait son labo, il trouvait toujours quelque chose qui n’allait pas. Il trébuchait sur les câblages, repérait les dewars mal fermés et repartait régulièrement de mauvaise humeur.

En entrant, cette fois, il eut un hochement de tête à l’adresse de Cooper, lança un bonjour à Gordon tout en explorant les lieux du regard. Gordon lui résuma rapidement leur système d’élimination du bruit. Lakin approuva avec un sourire furtif lorsque Cooper tenta de lui décrire toutes ces semaines passées à vérifier et contre-vérifier les montages. Lakin l’entraîna à sa suite. Il appuyait sur les contacts, ici et là, s’arrêtait pour examiner de plus près un circuit…

« Ces contacts sont inversés, remarqua-t-il en brandissant un câblage muni de pinces crocodiles.

— Nous n’utilisons plus cette unité », répondit Gordon d’un ton posé.

Lakin se pencha sur les montages de Cooper et émit une remarque suggérant une amélioration possible. Puis il reprit sa visite, suivi de Cooper. Pour ce dernier, décrire une expérience, c’était un peu comme démonter un fusil sur le terrain d’exercice. Chaque pièce devait être à sa place. Dans sa spécialité, il était plutôt bon, consciencieux, mais, selon Gordon, il lui manquait l’expérience pour saisir les problèmes à la gorge. Il ne savait pas aller à l’essentiel. Et c’était sans doute pour cette raison qu’il était encore étudiant alors que Lakin était professeur.

Lakin donna une pichenette à un interrupteur et son regard s’arrêta un instant sur la ligne dansante d’un oscilloscope.

« Quelque chose est désaligné », prononça-t-il.

Aussitôt, Cooper entra en action. En quelques secondes, il eut repéré le pépin et refait les réglages. Lakin approuva. Gordon eut un bizarre pincement au cœur. C’était comme si l’on venait de le mettre à l’épreuve, lui, et non Cooper.

« Bon, très bien, dit enfin Lakin. Quels sont les résultats ? »

C’était au tour de Gordon d’entrer en scène.

Il fit l’exposé de leurs concepts et décrivit ensuite les données qu’ils avaient obtenues en mettant l’accent sur le fait que Cooper, le premier, avait deviné que le bruit portait un message codé. Puis il tendit un relevé à Lakin en lui montrant les intervalles et les rapports de un à un demi qui apparaissaient entre eux, sans la moindre variante.

Lakin étudia en silence les graphiques. Les pics semblaient autant de tours stylisées émergeant d’un paysage urbain brumeux.

« Absurde, dit-il sans la moindre intonation.

— C’est aussi ce que j’ai pensé au début, fit Gordon. Mais nous avons décodé cela en considérant que les demi-centimètres étaient des points et les centimètres des traits, selon le code morse.

— Mais ça ne mène à rien. Il n’existe aucun effet physique qui puisse produire ce graphique. »

À présent, Lakin avait l’air exaspéré.

« Mais regardez ce que donne la traduction en morse », insista Gordon en écrivant au tableau : ENZYME INHIBE B.

Lakin fronça les sourcils. « C’est la traduction d’un relevé ?

— Pas exactement. De trois, en fait.

— Découpés comment ?

— ENZYM sur le premier. E INH sur le second et IBE B sur le troisième.

— Donc vous n’avez pas un seul mot complet ?

— Mais ils se suivent vraiment. Ils ont été enregistrés à la suite les uns des autres, le temps de changer de feuille.

— Ce qui veut dire ?

— Oh… disons vingt secondes, pas plus.

— Ce qui est amplement suffisant pour que d’autres lettres vous aient échappé.

— Peut-être. Mais cette structure…

— Une structure ? Ce n’est qu’un casse-tête. »

Gordon s’assombrit. « Mais les chances d’obtenir un ensemble de mots cohérents dans ce bruit de fond…

— Et comment espacez-vous donc les mots ? demanda Lakin. Même en morse, il existe un intervalle pour indiquer la séparation entre les mots.

— Mais, docteur Lakin, c’est justement ce que nous avons découvert. Il existe deux centimètres d’espace entre chaque mot. Ce qui correspond à…

— Je vois. Très pratique. Et… y a-t-il d’autres… messages ?

— Quelques-uns, fit Gordon. Ils n’ont pas grand sens.

— Je m’en serais douté.

— Mais il y a des mots. CECI et SATURATION. À combien estimez-vous les chances d’obtenir un mot de dix lettres comme celui-là d’une feuille à l’autre avec des espaces de deux centimètres ?

— Hmmm », fit Lakin en haussant les épaules.

Gordon, en semblable circonstance, avait toujours le sentiment que le professeur s’exprimait dans sa langue maternelle, le hongrois, qu’il ne parvenait pas à traduire sa pensée en anglais.

« Je continue à trouver cela absurde, dit-il enfin. Il n’existe aucun effet de ce genre en physique. Une interférence extérieure, je veux bien. Mais ce message en morse à la James Bond, non, vraiment… »

Sur ce, il secoua la tête avec force, comme s’il voulait chasser tout souvenir de cette conversation et passa nerveusement la main dans ses cheveux. « J’estime que vous avez perdu votre temps.

— Je ne crois vraiment pas que…

— Je vous conseillerai de vous concentrer sur le vrai problème, Gordon. Trouvez la source de cette interférence. Je n’arrive pas à comprendre comment vous pouvez en être encore là. »

Il se détourna avec un bref signe de tête à l’adresse de Cooper et disparut.

Une heure après le départ de Lakin, quand l’équipement fut éteint ou en veilleuse, tous les relevés rassemblés, les détails réglés et les registres mis à jour, Gordon souhaita une bonne nuit à Cooper et s’engagea dans le couloir de sortie. À sa grande surprise, il constata qu’il faisait sombre et que, dans le ciel, Vénus brillait déjà. Il était persuadé que l’après-midi s’achevait à peine. Mais toutes les parois de verre des bureaux étaient obscures. Tout le monde était parti, y compris Shelly, qu’il avait compté voir.

Ma foi, ce serait pour demain. Demain était un autre jour, se dit-il en pressant le pas, essayant de compenser le poids de son attaché-case qui lui cognait régulièrement le genou.

Les labos se trouvaient au sous-sol du nouveau bâtiment de physique. La sortie donnait sur un terrain plat, au pied des collines du littoral. Au bout du couloir, Gordon ne distinguait qu’un carré obscur : la nuit était bel et bien venue. Il eut l’impression que les murs du hall fondaient sur lui et il comprit qu’il était plus fatigué qu’il ne l’avait cru. Il relâchait sa forme et il avait certainement besoin d’exercice.

Penny apparut sur le seuil.

« Oh ! » fit-il en la fixant du regard, sans réaction.

Il se souvint de lui avoir vaguement promis, le matin même, de rentrer tôt pour qu’ils se fassent un bon petit dîner.

« Oh ! bon sang…

— Éh oui. Finalement, j’en ai eu assez d’attendre.

— Je suis désolé, je… » Il esquissa un geste maladroit. La vérité était qu’il avait complètement oublié, mais ce n’était certainement pas le moment de l’avouer.

« Chéri, tu en fais trop », dit-elle. Elle examinait son visage. Sa voix s’était radoucie.

« Oui, je sais… Je suis sincèrement désolé. Bon Dieu, je… »

Et il se dit : Je ne peux même pas essayer de trouver une excuse.

Il la regardait sans dire un mot, s’émerveillant de sa beauté, de sa sveltesse, de cette image féminine qui lui donnait le sentiment d’être constamment balourd et maladroit. Il fallait absolument qu’il lui explique ce qui se passait en lui, comment les problèmes qu’il affrontait avaient fini par prendre toute la place, par la repousser elle aussi. Cela semblait difficile à admettre mais c’était la réalité et il lui fallait trouver un moyen de le lui faire comprendre sans…

« Je me demande parfois comment je peux aimer un idiot comme toi », murmura Penny avec un sourire léger. Elle secouait doucement la tête.

« Je suis tellement… Écoute, tu veux que je te raconte l’empoignade que j’ai eue avec Lakin ?

— Mais oui. »

Elle lui prit son attaché-case et le précéda. Penny était en pleine forme et ce poids nouveau n’était rien pour elle. Gordon se surprit à observer sa démarche, le balancement de ses hanches qui se dessinaient sous sa jupe collante.

« Allez, viens, dit-elle. Il faut que tu manges. »

Tout en marchant, il commença son récit. Elle acquiesçait par instants. Ils passèrent près de la station d’azote liquide et gagnèrent le petit parking. L’éclairage de sécurité projetait les ombres immenses des rambardes, dessinant sur l’asphalte une trame étrangement distordue.