CHAPITRE 3

Automne 1962

 

Gordon remuait la même pensée morose depuis un moment. Il fallait absolument qu’il trouve un moyen de se débarrasser de ce satané bruit. Il prit sa mallette fatiguée. Non, ce truc ne disparaîtrait pas comme ça. S’il ne parvenait pas à circonscrire le problème et à le résoudre, toute l’expérience était à l’eau.

Comme d’habitude, il fut arrêté par le palmier. Chaque matin, quand il avait fermé la porte jaune en la claquant peut-être un peu fort, il se retournait, regardait le palmier et s’arrêtait net.

Il avait besoin de cette pause pour ajuster sa perception. Oui, il était là, et bien là, en Californie. Ce n’était pas un décor mais la réalité. Et le palmier était bien là, lui aussi, exotique, ses palmes acérées dardées vers le ciel sans nuages. Sa présence toute simple était cent fois plus émouvante que les autoroutes étrangement vides ou le temps sempiternellement doux.

Très souvent, avec Penny, ils prolongeaient la soirée. Ils lisaient ou bien écoutaient des disques de folk.

C’était exactement comme au temps de Columbia. Il avait gardé les mêmes habitudes et il lui arrivait presque d’oublier que, à moins d’un bloc de là, il y avait la plage de Wind’n Sea et ses rouleaux de surf. Quand les fenêtres étaient ouvertes, leur grondement lui rappelait celui de la circulation dans la Deuxième Avenue. L’écho lointain de ces vies étrangères qu’il avait toujours réussi à éviter, réfugié dans son appartement.

Tous les matins, il éprouvait donc un petit choc en s’aventurant à l’extérieur. C’était lorsqu’il extirpait nerveusement ses clés de contact tout en commençant à ruminer ses problèmes que le palmier, régulièrement, le rejetait dans la réalité.

Pendant les week-ends, il lui était plus facile de se faire à l’idée qu’il était bien en Californie.

Il s’éveillait pour découvrir les longs cheveux blonds de Penny répandus sur l’oreiller. Durant toute la semaine, elle se levait avant lui pour son premier cours et le laissait dormir. Elle était si discrète et légère que jamais il ne s’était éveillé. C’était comme si elle n’avait jamais été là, près de lui. Les draps étaient à peine froissés et Penny ne laissait rien traîner derrière elle.

Gordon glissa les clés dans sa poche et suivit la haie hirsute qui descendait vers les vastes boulevards de La Jolla. Cela aussi lui paraissait un peu étrange. Il pouvait garer facilement sa Chevrolet 58 : il restait toujours d’immenses étendues d’asphalte pour les deux voies centrales. En fait, les rues étaient à la mesure des lotissements. Elles semblaient délimiter le paysage, s’imposer comme les terrains de récréation de l’espèce dominante de la planète : l’automobile. Les boulevards de La Jolla étaient extravagants si on les comparait à la Deuxième Avenue, qui n’était guère qu’un conduit d’aération entre des entassements de brique brune.

À New York, lorsqu’il descendait les dernières marches de l’escalier, Gordon se préparait toujours à l’affrontement. Il savait que dès qu’il aurait poussé la porte de verre armé, il serait projeté au milieu de centaines d’êtres humains, pris dans un tourbillon violent de vies. Ici, rien. Nautilus Street était une plaine blanche et déserte qui se réchauffait doucement au soleil du matin.

Gordon monta dans sa Chevrolet et mit le contact. Le brusque ronflement du moteur fendit le silence et déclencha l’apparition d’une Chrysler longue et basse qui le dépassa dans un doux sifflement.

Il démarra dans la direction du campus. Une main au volant, il cherchait de l’autre une station de radio, évitant les bouillies sonores qui passaient pour de la pop music sur ce côté du continent. Il aimait surtout le folk mais, bizarrement, il s’était pris d’affection pour certains vieux morceaux de Buddy Holly. Il n’y avait pas si longtemps, il s’était surpris à fredonner sous la douche : Every day, its a-gittin closer ou Well, Thatll be the day…

Il réussit à accrocher une chanson des Beach Boys. Sur les chœurs en fausset, le chanteur roucoulait à propos de sable et de soleil, et cela collait merveilleusement au paysage qui défilait. Il descendait La Jolla Boulevard. Tout au loin, sur un grand rouleau blanc, il distinguait de minuscules silhouettes. Des gosses qui manifestement n’étaient pas à l’école alors que les cours avaient repris depuis deux semaines.

Il accéléra jusqu’au bas de la colline, puis ralentit en s’insérant dans le flot de voitures, pour la plupart des Cadillac et de longues Lincoln noires. Il remarqua que de nouveaux chantiers avaient fait leur apparition sur Mount Soledad. Des engins de terrassement escaladaient la pente comme de gros insectes boueux. Gordon eut un sourire amer. Même s’il parvenait à désembrouiller cette expérience en panne, même s’il obtenait un résultat brillant, une promotion et un salaire supérieur, il ne pourrait quand même pas s’offrir une des résidences de cèdre et de verre qui allaient bientôt s’ériger sur la colline. À moins qu’il ne devienne ingénieur-conseil à mi-temps, ce qui lui vaudrait en prime de monter quelques échelons à l’université. Il trouverait alors un moyen pour décrocher un poste de doyen qui serait bien utile pour gonfler le chèque de fin de mois. Mais cette perspective était drôlement improbable.

Il grimaça dans sa barbe noire et drue et accéléra à l’instant où les Beach Boys terminaient en fading leur Dirts out, Tides in. Avec un ronflement profond et rassurant, la Chevrolet fonçait vers l’université de La Jolla.

Gordon tapota d’un air songeur sur le dewar [1] d’azote liquide. Il essayait de trouver un moyen d’exprimer ce qu’il voulait, tout en ayant confusément conscience de ne pas vraiment aimer Albert Cooper. Pourtant, Cooper était un type plutôt sympathique, grand, blond, avec une musculature qui devait beaucoup à sa passion pour le tennis et la plongée, et une élocution lente qui, parfois, lui faisait avaler certains mots. Mais son calme taciturne était une barrière permanente à la vivacité de Gordon. Son visage souriant, sa désinvolture, semblaient traduire une tolérance très lointaine et très vague à son égard, et cela irritait profondément Gordon.

Il se détourna brusquement du bec fumant du dewar.

« Écoutez, Al. Cela fait plus d’un an que vous êtes avec moi, non ?

— Exact.

— Vous vous entendiez plutôt bien avec le professeur Lakin quand je suis arrivé dans le département de physique. Comme il était surchargé, vous êtes venu avec moi. Et je vous ai accepté. » Gordon glissa les mains dans ses poches revolver tout en se balançant sur les talons. « Parce que Lakin m’avait dit que vous étiez un bon élément.

— Vrai.

— Et il y a maintenant combien de temps que vous vous cassez la tête sur cette expérience avec l’antimoniure d’indium ? Je dirais un an et demi, facile.

— Juste, dit Cooper sur un ton légèrement ironique.

— Je pense qu’il est temps d’arrêter de bricoler. »

Cooper n’eut pas de réaction visible. « Éh bien, je… Je ne vois pas ce que vous voulez dire.

— J’arrive ce matin. Je vous interroge sur le boulot que je vous ai confié. Vous me dites que vous avez passé en revue tous les amplis, tous les composants… tout, quoi.

— Mmm… Mmm… C’est ce que j’ai fait.

— Et le bruit est toujours là.

— J’ai vérifié. Sur toute la séquence.

— Du bricolage ! »

Cooper soupira longuement. « Alors vous vous en êtes rendu compte, hein ?

— De quoi ? demanda Gordon en fronçant les sourcils.

— Écoutez, docteur Bernstein, je sais que vous êtes très à cheval sur les expériences, que tout doit se passer comme prévu et bien dans les temps. Ça, je le sais. » Cooper haussa les épaules. « Mais hier, je n’ai pas pu finir à l’heure. Je suis sorti prendre quelques bières avec les gars. Après, je suis revenu et j’ai tout recommencé. »

Gordon plissa le front. « Il n’y a pas de mal à ça, Cooper. Personne ne vous a jamais interdit de faire la pause. Du moment que tout est en ordre et que vous ne laissez pas les préamplis et les oscillos s’écarter de zéro.

— Ils n’avaient pas bougé.

— Alors… » Gordon leva les mains, exaspéré « vous vous êtes fichu dedans quelque part. Je ne m’intéresse qu’à l’expérience. Vous pouvez boire autant de bières que vous voulez. Écoutez, la tradition veut que l’on mette au moins quatre ans pour s’en sortir. Vous voulez y arriver ?

— Bien sûr.

— Alors, faites ce que je vous dis et ne perdez pas votre temps.

— Mais je ne perds pas mon temps !

— Si. Quelque chose a dû vous échapper. Je ne peux pas…

— Le bruit est toujours là », dit Cooper avec un aplomb qui laissa Gordon sans réplique.

Il prit conscience qu’il était en train de rabrouer cet homme qui n’avait que trois ans de moins que lui sans raison valable, sinon qu’il se sentait frustré.

« Écoutez, je… » commença-t-il. Puis les mots se coincèrent dans sa gorge. Il était tout à coup très embarrassé. « O.K., je vous crois, docteur Cooper », dit-il enfin, s’efforçant de prendre un ton dynamique. « Voyons vos relevés de graphiques. »

Jusque-là, Cooper était resté appuyé contre l’aimant qui renfermait l’essentiel de l’expérience. Il s’en écarta pour s’avancer entre les câbles et les guides à micro-ondes.

L’expérience était en cours. Sur le ballon argenté suspendu entre les pôles de l’aimant, presque occulté par les innombrables entrées de câbles, une couche de givre s’était formée. À l’intérieur, l’hélium liquide bouillonnait à quelques degrés du zéro absolu. L’humidité du labo avait formé la couche de givre sur l’enveloppe du ballon. Elle craquait à intervalles réguliers, lorsque l’équipement se dilatait ou se contractait pour compenser la pression.

Tout le local était baigné d’une lumière intense et empli du bourdonnement de la vie électronique. À quelques mètres de là, les empilements de détecteurs transistorisés diffusaient une véritable muraille d’air chaud. Mais Gordon sentait nettement le flux d’air glacé qui venait du ballon d’hélium. Cooper, qui n’était pas frileux, portait un simple T-shirt troué et un blue-jean. Gordon, quant à lui, préférait sa chemise à manches longues en popeline bleue d’Oxford qu’il portait avec des pantalons de velours fermés dans le dos et une veste de tweed très classique. Il ne s’était pas encore fait au style décontracté des labos. Une chose était certaine : jamais il n’irait aussi loin que Cooper dans ce domaine.

« J’ai rassemblé un tas de données », déclara Cooper sur un ton neutre. Il voulait oublier la tension qui s’était établie entre eux quelques instants auparavant.

Gordon se fraya un chemin entre les écrans et les consoles mobiles. Cooper classait méthodiquement les graphiques qui lui avaient été fournis par l’enregistreur automatique. Le papier millimétré était imprimé en rouge vif et le tracé vert du signal, par contraste, semblait ressortir en relief.

« Vous voyez ? » D’un index épais, Cooper suivait le tracé. « C’est là que nous devrions trouver la résonance nucléaire de l’indium. »

Gordon acquiesça.

« Un grand beau pic, voilà ce que nous devrions avoir. » Mais il ne voyait qu’une série chaotique d’étroites lignes verticales. Le traceur avait sillonné le papier sous l’effet d’impulsions aléatoires.

« De la bouillie, murmura Cooper.

— Oui », dit Gordon. Il avait presque soupiré et il sentit ses épaules s’affaisser.

« Cependant, j’ai obtenu ça », dit Cooper en lui présentant une autre feuille.

Le tracé était hybride. À droite, Gordon vit un pic parfait, au tracé propre et net. Le centre et la gauche, au contraire, étaient envahis par un griffonnage indescriptible.

« Bon sang ! » grommela-t-il.

Sur ce graphique, apparemment, la fréquence d’émission de l’échantillon d’indium augmentait de la gauche vers la droite.

« Le bruit balaie les hautes fréquences, dit Gordon.

— Pas toujours.

— Comment cela ?

— Voilà un autre relevé. Je l’ai fait quelques minutes seulement après le premier. »

Gordon se pencha sur le troisième graphique. À gauche, il y avait un pic bien net, dans les basses fréquences, et du bruit sur la droite. « Je n’y comprends rien, fit-il.

— Et moi non plus.

— Auparavant, nous avions toujours un bruit plat et constant.

— Oui. » Cooper le fixait d’un regard vide. Ici, Gordon était le professeur et l’élève Cooper lui laissait le problème entre les mains.

« Nous avons bien les pics soliloqua Gordon, mais seulement une partie du temps.

— C’est ce qu’on dirait.

— Le temps, le temps…, murmura Gordon d’une voix lointaine. Éh ! Le traceur met… combien ? Disons trente secondes pour traverser la feuille, non ?

— Ma foi, on pourrait y remédier si vous pensez que…

— Non, non ! Écoutez : Et si nous supposions que le bruit n’est pas constamment là ? Prenez celui-ci, par exemple… »

Il montra le deuxième graphique. « Il existait une source de bruit au moment où le traceur enregistrait les basses fréquences. Environ dix secondes plus tard, il a disparu. Et là » il posa le doigt au centre du troisième feuillet « la bouillie est apparue à l’instant où il atteignait les hautes fréquences. Le bruit revenait. »

Cooper fronça les sourcils. « Mais… je croyais qu’il s’agissait d’une expérience à régime permanent. Je veux dire que rien ne change. C’est l’essentiel. On se maintient constamment dans les basses températures. Les préamplis, les écrans et les redresseurs sont tous préréglés et ils collent au diagramme. Ils… »

Gordon l’interrompit d’un geste. « Ça ne vient pas de nous. Nous avons passé des semaines à vérifier les composants. Il n’y a rien qui cloche. Non, c’est autre chose…

— Mais quoi ?

— Quelque chose qui vient de l’extérieur. Une interférence.

— Mais comment…

— Qui peut le dire ? » fit Gordon avec une vivacité nouvelle.

Il se mit à marcher nerveusement de long en large, comme à son habitude. Ses chaussures couinaient chaque fois qu’il faisait demi-tour.

« Il se passe la chose suivante : il y a une autre source de signal dans l’antimoniure d’indium. Ou bien alors il capte une émission à modulation temporelle qui provient de l’extérieur.

— Je ne comprends pas.

— Moi non plus, bon sang ! Mais quelque chose nous fiche en l’air la mise en évidence de la résonance nucléaire. Et il faut trouver ce que c’est. »

Cooper fixa du regard le tracé confus du graphique comme s’il mesurait les corrections à faire pour avancer un peu plus sur le problème. « Comment ? demanda-t-il.

— Si nous ne pouvons pas effacer le bruit, étudions-le. Localisons sa source. Est-ce qu’il est perceptible dans tous les échantillons d’antimoniure ? Peut-il provenir d’un autre labo ? Ou bien est-ce quelque chose d’entièrement nouveau ? Ce genre de détail, quoi… »

Cooper hocha lentement la tête. Gordon, lui, se mit à esquisser quelques diagrammes de circuits au dos des feuilles de graphiques. Il fit le croquis de certains composants. Tout à coup, il entrevoyait de nouvelles possibilités. Ici un réglage, là une nouvelle unité. Ils pourraient emprunter quelques composants à Lakin. Ils pourraient peut-être même convaincre Feher de leur céder son analyseur de spectre pour un ou deux jours. Son crayon courait sur le papier avec un grattement léger. Il n’avait pas conscience du bourdonnement électronique des instruments, du souffle des pompes. Ses idées s’enchaînaient de plus en plus vite, si vite qu’elles semblaient animer directement le crayon qui courait sur le papier. Il avait vaguement le sentiment d’être sur une piste dans cette histoire d’interférence. Les données dissimulaient une structure nouvelle. C’était comme un gibier caché dans un épais fourré. Et il allait le débusquer. Il en était certain.