CHAPITRE 13

14 janvier 1963

 

Il descendait Pearl Street en freinant à chaque minute derrière les feux de stop. Chaque jour la circulation devenait plus dense. Pour la première fois, les autres l’irritaient. Ils se déplaçaient, ils envahissaient le paysage, ils piétinaient son coin de paradis, ils l’encerclaient. À présent qu’il s’y était installé, à quoi bon développer ce pays ?

Il eut un pâle sourire en songeant qu’il avait rejoint la légion des transplantés. La Californie, c’était ici, les autres venaient dailleurs. Plus qu’une autre ville, New York était une autre idée.

Penny n’était pas au bungalow. Il l’avait prévenue qu’il serait en retard à cause de la soirée cocktail que Lakin donnait chez lui à l’occasion du recrutement. Il avait secrètement espéré qu’elle aurait préparé un petit dîner léger. Il circula un instant dans l’appartement en se demandant ce qu’il allait bien pouvoir faire. Après trois verres de vin blanc, il se sentait nerveux, l’estomac creux. Il finit par tomber sur une boîte de cacahuètes. Les copies de cours que Penny devait corriger étaient soigneusement disposées sur la table du living, comme si elle était partie en toute hâte, sans même avoir le temps de les ranger. Il les regarda en fronçant les sourcils. Non, ça ne lui ressemblait pas. Tous les feuillets portaient des mentions de son écriture souple et précise. Des paragraphes étaient qualifiés de « faible » ou de « discutable ». Des capitales proclamaient DEV ? Penny lui avait expliqué que cette question angoissée à propos du développement signalait un déséquilibre entre sujet et prédicat. En tête d’un essai sur Kafka et le Christ, elle avait écrit : « Et King Kong est mort pour nos péchés ? » Gordon resta perplexe. Il décida de sortir pour aller acheter du vin et de quoi grignoter. Il n’avait vraiment pas envie d’attendre Penny. Il se dirigeait vers la porte quand il remarqua un sac molletonné posé contre le fauteuil où il s’asseyait généralement. Il le prit et en dénoua le cordonnet. À l’intérieur, il y avait des vêtements d’homme. Intrigué, il le reposa.

Brusquement plein d’une énergie bizarre, il délaissa la Chevrolet et marcha jusqu’à la plage de Wind’n Sea. De longues lames déferlaient sur les rochers et il se demanda combien de temps encore ils résisteraient à l’assaut répété de l’océan. Du côté sud, des gamins bruns comme des Indiens avaient envahi la petite station de pompage municipale. Ils contemplaient les vagues d’un air alangui en tirant sur leurs petites cigarettes. Gordon n’avait jamais pu leur arracher plus de trois mots. Énigmatiques indigènes, pensa-t-il en s’éloignant. En revenant à la voiture, sur Nautilus Street, il passa sous des pins de Torrey dont les racines avaient brisé l’asphalte. Le trottoir avait formé des vagues immobiles autour de l’écorce.

Près du littoral, il suivit un parcours sinueux au long des petites rues étroites. Les maisons y étaient minuscules. Elles ressemblaient à des demeures pour poupées, entassées les unes sur les autres. Les décorations étaient tarabiscotées et les coupoles et clochetons inutiles étaient le trait commun d’une architecture qui avait récupéré tous les styles. Des frises et des lambris apparaissaient entre les bégonias, les roses et les rideaux de bambous. Les rues étaient silencieuses et droites. Elles semblaient maintenir dans de rigides frontières l’effervescence de cultures et de styles de ce village de poche qu’était La Jolla. À la différence de New York, ici, tout était apparu simultanément, dans un curieux bouillonnement d’énergie et Gordon aimait cela. Obéissant à une impulsion soudaine, il fit un détour par Camino de la Costa. Le 6005 était devenu un lieu de culte, plus ou moins. Ici, entre les années 40 et 50, Raymond Chandler avait vécu et écrit. Il s’arrêta un instant pour observer la cour dallée et le petit jardin alpin qui escaladait la colline derrière la maison. Après avoir vu Le Grand Sommeil avec Bogart, il s’était mis à lire tous les bouquins de Chandler, jusqu’au dernier. Penny lui avait dit que c’était un des meilleurs moyens de tout apprendre sur la Californie.

Il acheta des provisions chez Albertson’s et quelques bouteilles de vin blanc dans une boutique, près de Wall Street. Il faisait chaud à l’intérieur : le parquet semblait avoir retenu le brûlant soleil de la journée. Il rangea soigneusement les bouteilles dans un sac, sous le regard vaguement amusé d’un robuste caissier au teint bronzé.

En sortant, Gordon aperçut Lakin qui descendait d’une Austin-Healey à quelques mètres du magasin. Il fit rapidement demi-tour et descendit Prospect. Dans la lumière déclinante, Lakin ne l’avait sans doute pas vu. L’article sur la résonance spontanée avait été publié sans difficulté par la Physical Review Letters, comme Lakin l’avait prévu. Pour lui, l’incident était clos, mais Gordon continuait de se sentir mal à son aise, comme s’il émettait des chèques sur un compte à découvert. Il rangea les bouteilles dans le coffre de la Chevrolet et marcha jusqu’au Valencia. À La Jolla, il n’y avait pas de néons criards, pas d’usines, de salles de billards, pas de cimetières, de gares, de petits restaurants. Et l’hôtel Valencia arborait une très modeste enseigne. Sur la véranda, deux femmes d’âge moyen bavardaient tout en jouant à la canasta. Elles portaient des robes en tissu imprimé, serrées à la taille, de lourds colliers de métal et au moins trois bagues à chaque main. Les deux hommes qui étaient avec elles semblaient plus âgés. Plus fatigués aussi. Sans doute à force de signer des chèques, songea Gordon en entrant dans le hall. On bourdonnait ferme autour du bar. Il se dirigea vers le fond de la salle entre les canapés de rotin. Il aimait particulièrement la vue de la baie. Ellen Browning Scripps avait assisté à l’arrivée sur la ville des vautours de l’immobilier et elle avait réussi à sauver une petite bande de pelouse tout autour de la baie, ce qui permettait à d’autres qu’aux riches de contempler les jeux tranquilles de la houle. Les lumières s’allumèrent, soulignant les jaillissements d’écume sur le fond sombre de l’océan, l’étreinte mousseuse des vagues sur les rochers du littoral. Les rares fois où Gordon s’était aventuré dans le Pacifique, il l’avait fait à partir d’une de ces petites plages en croissant, cernées par les récifs. Sur l’un des rochers qui se dressaient au large, on pouvait échapper au mouvement des vagues et, lorsqu’on avait acquis un certain équilibre, on pouvait observer calmement la côte. Gordon aimait cela. Il avait l’impression de jouir d’une perspective nouvelle et déchiffrait dans le paysage les signes de stuc, de bois et de chaux, jugeant de leur fragilité à partir du rocher ancré dans le temps. Chandler avait écrit que cette ville était peuplée de vieilles gens et de leurs parents. Mais il n’avait pas évoqué la mer et les rouleaux grondants qui sans cesse donnaient l’assaut au rivage et donnaient un rythme au chœur grave des vagues. C’était une force secrète et invincible qui venait du fond de l’horizon, de l’Asie pour harceler ce recoin tranquille d’américanité. Le regard de Gordon se posa sur les digues fragiles qui devaient atténuer la violence des vagues et il se demanda une fois encore comment elles pouvaient résister. Avec le temps, il n’en doutait pas, elles seraient effacées.

Lorsqu’il regagna le hall, le bourdonnement des voix, autour du bar, avait monté d’un verre. Une fille blonde lui lança un regard appréciateur puis, s’apercevant qu’il n’était pas une proie possible, elle redevint de marbre et se replongea dans la lecture de Life. Dans Girard Street, il s’arrêta dans un tabac pour acheter un livre de poche à 35 cents qu’il feuilleta en le reniflant : il aimait l’odeur de tabac frais des pages imprimées.

En ouvrant la porte du bungalow, il vit un homme qui se versait un verre de bourbon, assis sur le canapé.

« Oh ! Gordon ! » fit Penny en se levant, d’un ton nerveux. « Voici Clifford Brock. »

L’étranger se leva à son tour. Il portait un pantalon kaki et une chemise de laine brune à poches boutonnées. Il était pieds nus. Gordon aperçut une paire de zori [10]¸ à côté du sac molletonné. Clifford Brock était grand et costaud. Il plissa les yeux en un sourire indolent et dit : « Salut. C’est chouette votre maison. »

Gordon marmonna quelque chose.

« Cliff est un vieux copain de collège, dit Penny d’un ton enjoué. C’est lui qui m’avait emmenée à Stockton pour les courses de chevaux, tu sais ?

— Oh ! » fit Gordon, comme si l’explication était lumineuse.

« Un peu de Old Granddad ? proposa Cliff en tendant la bouteille.

— Non, non, merci. Je viens juste d’aller acheter du vin.

— J’en ai aussi », dit Cliff en s’emparant de la bonbonne qui se trouvait sous la table. Gordon remarqua que c’était un vin rouge de Brookside qu’il n’utilisait que pour la cuisine.

« Je suis sorti avec lui pour acheter de quoi boire », dit Penny. Son front était brillant de sueur.

« Je vais prendre les bouteilles dans la voiture », fit Gordon pour repousser l’offre de Cliff. Il faisait plus frais, dehors. Le soir tombait. Il revint avec les bouteilles et en mit une partie au réfrigérateur. Il en ouvrit une, bien qu’elle ne fût pas assez fraîche, et se versa un verre. Dans le living, Penny ouvrait des chips et des assortiments de noix tout en écoutant les commentaires traînants de Cliff.

« Tu es resté longtemps à la soirée de Lakin ? » demanda Penny comme il s’installait dans leur fauteuil bostonien.

« Non, je me suis arrêté en route. Pour le vin. Tu sais, tout le monde se tapait sur le ventre. » Il eut soudain la vision de Roger Isaacs ou de Herb York claquant la bedaine d’un vénérable philosophe comme des vieux copains en goguette et il se dit que ça ne cadrait vraiment pas. Mais tant pis.

« Qui était la nouvelle recrue ? demanda Penny avec un visible intérêt.

— Un critique marxiste, à ce que l’on m’a dit. Il avait tendance à marmonner et je n’ai pas compris grand-chose. Il était question de la pression du capitalisme qui nous empêchait de libérer nos véritables énergies créatives.

— C’est la spécialité des universités d’engager des cocos, déclara Cliff en clignant de l’œil comme un gros hibou.

— Je crois que c’est surtout un théoricien, dit Gordon pour éviter une discussion.

— Tu penses que tu vas l’engager ? demanda Penny qui ne voulait absolument pas changer de cap.

— Ce n’est pas à moi d’en décider. Ça regarde les types des sciences humaines. Mais tout le monde s’est montré très respectueux, en tout cas, sauf Feher. Le type disait que le capitalisme, c’est l’exploitation de l’homme par l’homme. Et Feher lui a lancé que, avec le communisme, c’était vice versa. Ça a bien fait rire. Mais je crois que Popkin n’a pas apprécié.

— On n’a pas besoin des rouges pour nous enseigner ce qu’on ne peut pas apprendre au Laos, dit Cliff.

— Et à propos de Cuba, qu’a-t-il dit ? insista Penny.

— La crise des missiles ? Rien.

— Mmm…, fit Penny avec une expression de triomphe. Et qu’a-t-il donc écrit, ce type ?

— Il y a avait une pile de ses bouquins… LHomme unidimensionnel, et aussi…

— Marcuse. C’est Marcuse, dit Penny d’un ton sec.

— Qui est-ce ? demanda Cliff en se versant un autre verre de bourbon.

— Un penseur. Plutôt bon, fit Penny avec un vague haussement d’épaules. J’ai lu ce livre. Il…

— Au Laos, on en apprend plus sur les rouges », grommela Cliff. Il leva la bonbonne de vin jusqu’à son épaule : « Vous me passez vos verres ?

— Pas pour moi, dit Gordon en posant une main prudente sur son verre. Vous avez été au Laos ?

— Ça, pour sûr… » Cliff buvait avec avidité. « Je sais que ça n’a rien à voir avec ce que vous faites mais… je dois dire que là-bas ça vaut mieux qu’ici. C’est certain.

— Qu’est-ce que vous faisiez ? »

Cliff le fixa d’un regard neutre.

« J’étais dans les Forces spéciales. »

Gordon hocha la tête, mal à l’aise. L’université lui avait permis d’être ajourné.

« Ça se passe comment, là-bas ? demanda-t-il d’un ton mal assuré.

— C’est la merde.

— Que pensent les militaires de l’installation des missiles à Cuba ? demanda Penny avec beaucoup de sérieux.

— Cette semaine, on ne peut pas dire que le vieux Jack ait volé son fric, répondit Cliff en prenant une longue gorgée de vin.

— Cliff vient d’être libéré, commenta Penny.

— Exact. Rayé des contrôles. Je me suis posé à El Toro et je me suis dit que ma petite Penny ne devait pas être loin. Alors j’ai appelé son vieux qui m’a donné son adresse. Et j’ai pris un bus. » Il leva la main, l’air soudain sérieux. « Éh, y a rien de mal à ça, hein, vieux. Je suis un copain, juste un vieux copain. Pas de problème. Exact, Penny ? »

Elle hocha la tête. « Cliff m’a emmenée à la boum de fin d’année.

— Oui, et elle était terrible. Elle avait une robe du soir rose et je l’ai embarquée dans ma T-bird ! »

Il se mit à chanter sans prévenir et à tue-tête. « When I Waltz Again with You.

— Bon Dieu ! Quelle connerie… Teresa Brewer.

— J’avais horreur de tous ces trucs snobs, dit Gordon d’un ton aigre.

— Ça je l’aurais parié, fit Cliff, calmement. Vous êtes de l’Est ?

— Oui.

— Marlon Brando, hein ? Sur les quais… tout ça, quoi. C’est le cirque là-bas.

— Ce n’est pas si moche que ça », marmonna Gordon.

Involontairement, Cliff avait mis le doigt sur une similitude très précise. Gordon, lui aussi, avait élevé des pigeons sur son toit, comme Brando. Le samedi soir, quand il n’avait pas un rendez-vous, ce qui arrivait assez souvent, il montait leur parler. Au bout de quelque temps, il avait fini par se persuader que les rendez-vous du samedi soir n’étaient pas le centre de la vie des garçons et puis, peu après, il s’était débarrassé des pigeons. Ils étaient devenus trop sales, d’ailleurs.

Il partit chercher une autre bouteille en s’excusant. Il revint avec un nouveau verre pour Penny et tomba en pleine résurrection des bons moments du passé. Le style Ivy League [11], les dragsters, la Ted Mack Variety Hour, l’agaçante réplique : « C’est à moi de savoir et à toi de trouver », les ice-creams de Sealtest, Ozzie et Harriet, la coiffure en queue de canard, Father Knows Best, les élèves de dernière année repeignant entièrement le réservoir d’eau, les filles qui mâchaient leur bubble-gum en classe et qui partaient en première année, enceintes, My little Margie, le petit con qui était président de la classe en dernière année, les robes du soir à cerceaux, les sandwiches à dix cents, la queue de cheval, Éloise, qui tombait dans la piscine avec ses crinolines à chaque boum, les bars où on ne vous demandait pas votre âge pour vous servir, les filles qui portaient des jupes si collantes qu’elles étaient obligées de marcher de côté pour prendre un bus, l’incendie du labo de chimie, les pantalons sans ceinture et toutes ces choses que Gordon avait uniformément détestées alors qu’il passait son temps le nez dans les bouquins à préparer Columbia. Il n’avait pas la moindre raison d’éprouver de la nostalgie. Penny et Cliff eux aussi trouvaient tout cela stupide et superficiel mais leur mépris était tout empreint de tendresse et d’une certaine fierté.

« C’est une réunion d’anciens du club ? » demanda-t-il.

Il s’était efforcé de garder un ton neutre mais Cliff perçut la désapprobation.

« Éh, vieux, on s’amusait, c’est tout ! Avant que tout s’écroule, vous comprenez ?

— Pourquoi ? Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Rien ne va. Allez donc faire un tour là-bas, avec le cul dans la boue, et vous verrez. Les Chinetoques nous grignotent. D’accord, les canards ne parlent que de Cuba, mais c’est là-bas que ça se passe, vieux. »

Il expédia la dernière gorgée et remplit immédiatement son verre.

« Je vois, dit Gordon d’un ton roide.

— Cliff ! lança Penny en frétillant, raconte-lui l’histoire du lapin mort dans la classe de M. Hoskins. Tu sais, Gordon, Cliff avait pris…

— Écoutez vieux », commença Cliff d’un ton lourd, l’index levé, le regard fixe, « vous n’allez quand même pas… »

Le téléphone sonna à cette seconde précise.

Soulagé, Gordon se redressa aussitôt. En quittant la pièce, il entendit Cliff murmurer quelque chose à Penny mais il ne comprit pas le moindre mot.

Il prit le récepteur et, dans le sifflement des parasites, il reconnut la voix de sa mère : « Gordon ? C’est toi ?

— Mmm, oui. » Il regarda dans la direction du living et ajouta : « Où es-tu ?

— Où veux-tu donc que je sois ? À la maison, dans la Deuxième Avenue.

— Éh bien, je me demandais si.

— Si je n’étais pas de retour en Californie ? le coupa sa mère avec un à-propos agaçant.

— Non, non… »

Il s’interrompit. Il avait été sur le point de dire « maman ». Mais c’était impossible : Cliff, l’homme des Forces spéciales, était à portée d’oreille.

« Non, je ne pensais pas du tout à ça. Tu te trompes.

— Elle est là ? »

La voix de sa mère devenait aiguë et tremblotante, comme si la communication était sur le point d’être coupée.

« Bien sûr. Elle est là, oui. Pourquoi ? Qu’est-ce que tu espérais que j’allais te répondre ?

— Qui sait ce que l’on peut espérer par les temps qui courent, mon fils. »

Ça y est. Elle l’appelait « mon fils ». Il allait avoir droit à un sermon.

« Tu n’aurais pas dû partir comme ça, dit-il. Sans un mot.

— Je sais, je sais. Ma cousine Hazel m’a dit que j’avais eu tort.

— Nous avions prévu des choses, des promenades, dit-il en parfait menteur.

— Mais j’étais tellement… » Elle ne trouvait pas le mot.

« Mais nous aurions pu discuter de… de tout ça, tu comprends ?

— Nous en discuterons. En ce moment, je ne suis pas en très bonne santé, mais j’espère bien revenir te voir sous peu.

— Pas en bonne santé ? Qu’est-ce que tu veux dire, maman ?

— Un peu de pleurésie. Rien de sérieux. J’ai dépensé pas mal d’argent pour le docteur et les examens. Tout va bien, à présent.

— Écoute, sois prudente.

— Ça n’était pas plus grave que ton angine, tu te souviens ? Je connais très bien tout ça, Gordon. Tu sais, hier soir, ta sœur est venue dîner et nous nous sommes rappelé… »

Et elle était lancée dans le récit des événements de la semaine, le retour implicite de la sœur dans le giron familial, la soupe aux choux, le kugel, le flanken et la fameuse recette de langue à la sauce hongroise aux raisins, tout cela au dîner. Ensuite, toutes les deux, elles étaient allées au « théâtre », voir le Luther d’Osborne (« Tellement formidable à propos de tout » !).

Du vivant de son père, jamais la mère de Gordon n’aurait accepté qu’il dépense ainsi son argent dans les plaisirs de la ville mais, maintenant qu’elle battait le rappel des enfants, ce genre de dépense excessive semblait justifié. Avec un sourire indulgent, il écoutait vaguement le flot de paroles qui lui parvenait à travers cinq mille kilomètres tout en se demandant si Philip Roth avait entendu parler du Laos.

Il voyait très bien sa mère à l’autre bout du fil, la main crispée sur le combiné. Comme sa voix se faisait plus douce, il devina que ses phalanges étaient moins blanches. La conversation terminée, il ressentit un grand soulagement. Lentement, il raccrocha et, à cet instant seulement, il prit conscience des sanglots étouffés qui parvenaient du living.

Cliff pleurait dans ses mains et Penny le serrait contre elle.

« Non, tu sais… On traversait la plaine des Jarres derrière une bande du Pathet Lao. On les avait suivis depuis le Viêt-nam. On était en plein dans une rizière. J’étais avec Bernie. De la même classe que moi. Avec ce tas de cons de Vietnamiens de l’armée régulière, Penny… Et ce F.M. s’est mis à nous canarder et la tête de Bernie a fait comme un saut en arrière. Alors… il s’est assis dans la boue, son casque lui est tombé dans les mains et il a voulu toucher son visage. Et… quelque chose… il a voulu prendre quelque chose qu’il y avait dans son casque et à ce moment-là il est tombé sur le côté. J’étais juste derrière lui. Le F.M. continuait à tirer. J’ai rampé. L’eau était toute rose autour de lui et c’est à ce moment que j’ai compris. J’ai regardé dans le casque et j’ai vu que ce qu’il avait essayé de ramasser, c’était un morceau de son crâne. Il y avait des cheveux dessus. Il avait été touché à la mâchoire mais c’était remonté jusqu’au cerveau. »

Cliff s’exprimait un peu plus clairement à présent, les mots venaient entre de longs soupirs mais il gardait les yeux enfouis dans la paume des mains tandis que Penny l’étreignait plus fort en murmurant des mots de consolation. Elle l’embrassa sur la joue avec un geste vague, résigné. Gordon prit conscience, brutalement, cruellement, qu’ils avaient certainement couché ensemble quelque part durant ces années dorées du collège. Impossible de traduire autrement leur intimité.

Cliff, à cet instant, leva les yeux. Il renifla, secoua la tête et émit un grognement incertain. Puis il se redressa. « Alors, reprit-il, il s’est mis à pleuvoir, merde… » Il semblait décidé à poursuivre, quel que fût son public. « Pas d’hélicoptères pour nous. Ces enculés de Vietnamiens refusaient de piloter sous le feu. Et nous, on était pris dans ce bouquet de bambous avec les Congs et le Pathet Lao autour… Bernie et moi, on était juste des conseillers. On n’était pas censés donner des ordres. On nous avait mis avec cette section parce que personne n’avait pensé qu’on pouvait être accrochés. Tout le monde se disait qu’avec la saison des pluies, ils allaient se replier. »

Il se pencha, prit la bonbonne de Brookside et se versa un autre verre. Penny restait silencieuse, les mains jointes, les yeux humides. Gordon réalisa qu’il était rigidement appuyé au mur, entre la cuisine et le living. Lentement, il regagna le fauteuil bostonien.

Cliff expédia son verre puis s’essuya les yeux d’un revers de manche en soupirant. La pression de l’émotion diminuait, les mots se faisaient plus rares, plus lents, comme s’ils se formaient désormais à partir de gouttes de souvenir.

« Le chef de section vietnamien est devenu dingue. Il n’arrivait plus à distinguer le nord du sud. Il voulait qu’on décroche pendant la nuit. La brume commençait à tomber sur les rizières et il m’a donné l’ordre de partir en reconnaissance avec dix de ses Niaqués. Alors on y est allé. Ces petits mecs n’avaient que des M-1 et ils crevaient de trouille. On n’a même pas fait cent mètres et le gus de tête s’est ramassé un piège d’épines en plein dans la botte. Il s’est mis à gueuler et alors on s’est fait canarder par le F.M. et on a dû retourner dans les bambous en rampant. »

Cliff se laissa aller en arrière, fixant la bonbonne d’un regard vide, son bras enveloppant négligemment Penny.

« Avec la pluie, on a de la mousse dans les chaussettes. Les pieds deviennent tout blancs et tellement froids qu’on a l’impression qu’ils ne sont plus là. J’ai essayé de dormir comme ça et je me suis réveillé avec une sangsue sur la langue… »

Il s’interrompit une fois encore. Penny le regardait, la bouche entrouverte, sans rien dire. Gordon s’aperçut qu’il se balançait frénétiquement et ralentit aussitôt le rythme.

« D’abord, j’ai pensé que c’était une feuille ou un truc comme ça. J’ai pas pu l’enlever. Alors, je me suis mis à courir partout en gueulant et un des Niaqués m’a forcé à me coucher. Ce connard de chef de section croyait qu’on était infiltrés. On m’a foutu de la graisse pour les bottes sur la langue. J’avais la gueule dans la boue pendant qu’on me retirait cette merde de sangsue. J’ai eu ce goût de graisse pendant une journée et y’avait de quoi vomir. À midi, un bataillon est intervenu et les Viêts ont décroché. » Il regarda Gordon. « C’est seulement en revenant à la base que j’ai repensé à Bernie. »

La soirée se prolongeait. Au fur et à mesure que Cliff vidait la bonbonne, ses souvenirs de conseiller militaire au Viêt-nam devenaient de plus en plus nostalgiques. Penny était maintenant assise en tailleur, le regard absent, dodelinant parfois de la tête. Gordon hasardait quelques brèves questions, acquiesçait ou marmonnait sans vraiment écouter. Il observait Penny.

Cliff décida enfin de partir. Il titubait légèrement, le visage rouge et luisant de sueur. En clignant de l’œil, il s’approcha de Gordon et dit : « Conduisez le prisonnier aux oubliettes. »

Gordon fronça les sourcils sans répondre, certain que cette phrase n’était qu’un effet du Brookside.

« C’est un Tom Swiftie, dit Penny.

— Un quoi ? » grommela Gordon.

Cliff hochait lentement la tête.

« Éh bien, une plaisanterie », dit Penny, et Gordon lut dans son regard qu’elle le suppliait d’achever cette soirée sur une note de gaieté.

« Il faudrait que tu enchaînes…

— Éh bien… commença-t-il, décontenancé. Je ne sais pas…

— À mon tour », intervint Penny en tapotant l’épaule de Cliff comme pour l’aider à retrouver l’équilibre. « Qu’est-ce que tu dirais de “J’en ai pas mal appris sur les femmes à Paris, dit Tom d’un ton indifférent” ? »

Cliff éclata de rire, lui donna une bourrade joyeuse et se traîna en direction de la porte.

« Gordie, annonça-t-il, tu peux garder le vin. »

Penny le raccompagna jusqu’au-dehors. Gordon, lui, resta sur le seuil. Dans la lumière jaune de la lampe extérieure, il vit qu’elle l’embrassait. Sur un ultime sourire, Cliff disparut.

Il jeta la bonbonne de Brookside dans la poubelle et rinça les verres tandis que Penny rangeait les chips.

« Écoute, dit-il, à partir de maintenant, je ne veux plus voir tes anciens petits amis. »

Penny se retourna brusquement, le regard noir. « Quoi ?

— Tu m’as bien entendu.

— Et alors ?

— Alors, ça ne me plaît pas.

— Oui, d’accord… Et pourquoi donc ?

— Maintenant, tu es avec moi. Je n’ai pas l’intention de te laisser partir avec n’importe qui.

— Grands dieux ! Et tu crois que j’étais prête à partir avec Cliff ? Mais enfin, il était seulement de passage ! Je ne l’ai pas vu depuis des années…

— Ça n’était pas une raison pour l’embrasser.

— Mon Dieu ! » fit Penny en roulant des yeux.

Il se sentait désemparé et furieux. Est-ce qu’il avait trop bu ? Non, pas tellement, après tout.

« Ça ne me plaît vraiment pas, insista-t-il. Il va se faire des idées. Vous étiez là, à vous raconter vos bons vieux souvenirs de collège. Tu l’avais pris dans tes bras et il…

— Seigneur “Il va se faire des idées” ! Ç’est une expression snob, Gordon ! Tu n’arrives pas à t’en défaire depuis le collège, hein ?

— Tu n’as rien fait pour le décourager, dit-il.

— Merde alors ! Ce type est salement secoué. J’essayais de l’aider un peu, de l’écouter au moins. Dès que je l’ai vu là dehors, je me suis dit qu’il souffrait, qu’il avait quelque chose que ces brutes de l’armée n’avaient pas réussi à lui extirper. Il a failli mourir là-bas, Gordon. Et Bernie, son plus vieil ami…

— Oui, je sais, dit Gordon. Mais ça ne me plaît pas pour autant. »

Il était bloqué dans son élan et il tentait de s’agripper à n’importe quel argument. Mais pourquoi ? À la seconde même où il avait vu Cliff, il s’était senti menacé. Et si sa mère avait pu observer la scène par le téléphone, elle aurait certainement trouvé comment qualifier l’attitude de Penny. Elle aurait dit que…

Il interrompit le cours de ses pensées pour échapper au regard glacé et hostile de Penny. Ses yeux se portèrent sur la triste bonbonne de Brookside qui attendait sa destruction dans la poubelle. Il restait encore quelques verres de vin. Il songea qu’il avait observé Cliff et Penny avec les yeux de sa mère, avec l’esprit du passé, de New York, et il eut soudain la certitude d’être passé à côté de tout. Le discours de Cliff sur la guerre l’avait déséquilibré. Il n’avait pas su comment réagir, et à présent, bizarrement, il s’en prenait à Penny.

« Écoute, commença-t-il en hésitant, je suis navré, je… » Il venait de lever les mains : il les laissa retomber. « Je crois que je vais aller faire un tour. » Penny haussa les épaules ; il sortit. Dehors, la brume enveloppait déjà le faîte des chênes. Il se mit à déambuler dans les rues de La Jolla. L’air était frais, chargé de sel. Il eut soudain conscience de la sueur sur son visage.

À deux blocs de là, sur Fern Glen, il fut soudain tiré de ses pensées par l’apparition d’une silhouette. Lakin… Il se figea. Lakin, après un rapide regard alentour, se glissa dans son Austin-Healey. Dans la maison qu’il venait de quitter, une ombre passa derrière les stores vénitiens. Gordon se souvint à cet instant que deux étudiantes en sciences humaines habitaient là. Il regarda Lakin s’éloigner avec un sourire tranquille : cette preuve de faiblesse humaine lui était allée droit au cœur.

Il déambula longtemps entre les villas estivales désertées par leurs propriétaires, avec leurs liasses de journaux jaunis sur le perron, et les quelques demeures cossues qui brillaient encore de tous leurs feux.

Dans son esprit aussi il y avait de la brume. Tout se mêlait : le monde suscité par Cliff, sinistre, boueux, et puis l’image de Penny et la voix lointaine et oppressante de sa mère. À côté de tout cela, la physique expérimentale n’était plus qu’un jouet, une sorte de puzzle. La guerre avait lieu de l’autre côté de la planète mais les vagues qu’elle provoquait venaient déferler jusqu’à ce rivage. Il eut une vague pensée pour Scripps Pier. À quelques pas du campus, on y regroupait les tanks, les munitions et les hommes. Il se dit alors qu’il avait trop bu et qu’il commençait à avoir l’esprit embué. Impossible d’imaginer ce tranquille refuge qu’était La Jolla menacé par de petits hommes en pyjama noir. Absurde… Là-bas, ils pouvaient toujours essayer d’abattre le gouvernement de Diem… Mais ici…

Il fit demi-tour et revint vers la maison. Oui, c’était tellement facile de s’exciter sur n’importe quelle menace — Cliff, Lakin, les Viêt-congs… Mais les vagues ne pouvaient pas grignoter le littoral en une nuit. Quant aux Cubains qui déversaient leurs engrais dans l’Atlantique et tuaient la vie… Ça, c’était encore plus improbable. Ou plutôt, c’était à mettre au compte de sa paranoïa, il en était sûr… oui.