CHAPITRE 4

1998

 

Gregory Markham pédalait entre les bâtiments odorants du Département vétérinaire. Il les dépassa pour tourner dans l’avenue qui conduisait au laboratoire Cavendish. Il aimait rouler comme ça, dans le vent humide et doux. Bien en équilibre sur sa selle, il négociait soigneusement ses virages, son but étant de suivre un trajet aussi court que possible, une géodésique idéale pour cette courbure locale de l’espace. Un dernier coup de pédale et il sauta à terre avec une aisance remarquable. Au petit trot, il utilisa l’énergie cinétique de sa bicyclette pour la ranger dans le râtelier de ciment.

Il défroissa sa veste irlandaise brune et grimpa les escaliers quatre à quatre, habitude qui donnait toujours aux autres l’impression qu’il était en retard. Machinalement, il remit ses lunettes en place sur son nez, où elles avaient laissé une marque rouge, et passa une main dans sa barbe. Elle était nettement dessinée, suivant ses joues maigres des pattes à la moustache mais, une fois par heure, elle était aussi ébouriffée que ses cheveux. Il se rendit compte qu’il avait plus de mal que d’ordinaire à reprendre son souffle. Ou bien il avait engraissé depuis la semaine dernière, ou bien c’était tout simplement l’usure de l’âge. À cinquante-deux ans, il se maintenait dans une forme correcte. La recherche médicale avait amplement démontré qu’il existait une relation directe entre la longévité et l’exercice physique.

Il poussa la double porte de verre et se dirigea vers le labo de Renfrew. Chaque semaine à peu près il venait y faire un tour pour jeter un coup d’œil judicieux sur l’équipement et hocher la tête mais, en vérité, ces petites inspections ne lui apprenaient pas grand-chose. Ce qui l’intéressait, c’était la théorie qui était à la base du labyrinthe électronique.

Il pénétra avec prudence dans l’antre bruyant et fiévreux.

Par la fenêtre du bureau, il aperçut la silhouette trapue de Renfrew. Comme d’habitude, il s’agitait, la chemise déboutonnée, ses cheveux brun clair tombant en désordre sur son front. Il brassait des papiers sur son bureau submergé. Markham ne connaissait pas l’homme qui se trouvait avec lui. Il ne pouvait que supposer qu’il s’agissait de Peterson. Le contraste qu’offraient les deux personnages était amusant. Peterson était soigneusement coiffé et d’une élégance coûteuse. Il avait l’air affable et sûr de lui, se dit Markham. Un coriace. L’expérience avait appris à Markham qu’il était difficile de se tirer d’affaire avec ce genre d’Anglais froid et réservé.

Il ouvrit la porte après avoir vaguement frappé pour la forme.

Les deux hommes se retournèrent. Renfrew eut une expression de soulagement et il se leva en faisant tomber un livre de son bureau.

« Ah ! Markham, vous voilà ! » s’exclama-t-il hors de propos. « Je vous présente M. Peterson, du Conseil. »

Lentement, Peterson se dressa et tendit la main.

« Enchanté, monsieur Markham. »

Markham lui serra vigoureusement la main.

« Heureux de vous rencontrer. Avez-vous déjà jeté un coup d’œil sur l’expérience de John ?

— Oui, il y a un instant. »

Peterson semblait vaguement déconcerté par la rapidité avec laquelle Markham était allé à l’essentiel.

« Quel est le sentiment de la F.N.S. à ce propos ?

— Jusque-là, elle n’a pas d’opinion. Je n’ai encore fait aucun rapport. Il y a une semaine à peine qu’ils m’ont demandé d’être l’interlocuteur. Est-ce que nous pouvons nous asseoir ? »

Sans attendre la réponse, Markham prit la seule chaise libre et s’assit en croisant les jambes. Les deux autres l’imitèrent avec un peu plus de cérémonie.

« Vous êtes physicien des plasmas, n’est-ce pas, docteur Markham ?

— Oui. En congé sabbatique. Jusqu’à ces quelques dernières années, la plupart de mes travaux avaient effectivement porté sur les plasmas. Il y a longtemps, j’avais écrit un papier sur la théorie des tachyons, avant qu’ils soient découverts et qu’ils deviennent d’actualité. C’est pour cela que la F.N.S. a fait appel à moi.

— Avez-vous lu l’exemplaire de la proposition que je vous ai adressé ?

— Oui, c’est excellent ! dit Markham avec entrain. La théorie me plaît. Depuis quelque temps, je travaille sur les concepts qui sous-tendent l’expérience de Renfrew.

— Vous pensez donc qu’elle peut aboutir ?

— Nous savons que la technique est fiable. Quant à savoir si nous pouvons vraiment communiquer avec le passé…

— Grâce à ce dispositif… là ? »

Peterson eut un geste vague vers le laboratoire.

« Avec beaucoup de chance. Nous savons que des expériences sur la résonance des particules ont été faites ici même, à Cavendish, ainsi qu’aux États-Unis et en Union soviétique dès les années 50. En principe, les signaux cohérents induits par l’effet des tachyons pourraient être reçus.

— Donc, nous pouvons envoyer des télégrammes ?

— Oui, mais c’est tout. C’est une forme de voyage dans le temps plutôt limitée. Mais c’est aussi le seul moyen que l’on ait trouvé pour transmettre des messages dans le passé. Nous ne pouvons expédier des objets, encore moins des êtres vivants. »

Peterson secoua la tête : « J’ai fait une maîtrise qui portait sur les ordinateurs et les conflits sociaux. Même si…

— À Cambridge ? l’interrompit Markham.

— Oui, au King’s College. » Markham hocha la tête et Peterson hésita. Cette manie qu’avaient les Américains de classer chacun dans telle ou telle catégorie lui déplaisait. Bien sûr, il en était lui-même victime, mais pour des raisons plus valables. Légèrement irrité, il prit l’initiative. « Écoutez, je suis quand même capable de comprendre qu’il y a un paradoxe là-dedans. Cette vieille histoire à propos de l’assassinat de son propre grand-père, vous savez… S’il est mort avant d’avoir pu engendrer votre père, vous n’avez pu exister, donc… Quelqu’un nous l’a rappelée, hier, au Conseil. Tout le projet a bien failli être rejeté rien qu’à cause de cela.

— Un bon point. J’ai fait la même erreur dans un papier en 92. Il semble bien, en fait, que les paradoxes existent mais si vous regardez correctement les choses, ils disparaissent. Je peux vous expliquer ça mais il me faut du temps.

— Pas maintenant, si vous le voulez bien. L’essentiel, si je vous comprends, est d’expédier ces télégrammes et d’expliquer notre situation actuelle à quelqu’un, dans les années 60.

— Oui, c’est cela en gros. Il faut les prévenir contre les effets des hydrocarbures chlorés sur le phytoplancton. En contrôlant les effets de certaines recherches, nous pourrions disposer de la marge qui nous manque aujourdhui pour…

— Dites-moi : croyez-vous que cette expérience puisse réellement nous aider ? »

Renfrew s’agita nerveusement mais ne dit pas un mot.

« Je ne voudrais pas faire dans le mélodrame, dit Markham, mais je crois qu’elle peut sauver des millions de vies. Si elle aboutit. »

Il y eut un moment de silence. Peterson se décida à croiser à nouveau les jambes et ôta un fil invisible de son genou.

« Voyez-vous, dit-il enfin, c’est une question de priorité. Il faut voir le problème d’en haut. Le Conseil d’urgence est en session depuis ce matin 9 heures. Par suite de la sécheresse et de l’épuisement des réserves alimentaires, il y a une nouvelle épiphytie de flétrissement en Afrique du Nord. Bien entendu, vous en saurez un peu plus avec les informations. En attendant, voilà un problème urgent qui en rejoint d’autres. L’Afrique du Nord n’est pas seule concernée. Il y a une propagation de diatomées au large du littoral sud-américain, également. Des milliers de gens meurent. Et vous nous demandez d’investir de l’argent dans une expérience isolée qui peut ne pas réussir et repose essentiellement sur les théories personnelles d’un homme…

— C’est plus que cela ! lança Markham. La théorie des tachyons n’est pas neuve. En ce moment même, un groupe de Caltech — celui de la théorie gravitationnelle — s’attaque au problème sous un angle différent. Ils essaient de voir de quelle façon les tachyons peuvent cadrer avec les questions cosmologiques : l’univers en expansion, tout ça… »

Renfrew hocha de nouveau la tête. « Oui, il y avait un article dans la Physical Review, il y a quelque temps, à propos d’énormes fluctuations de densité.

— À Los Angeles aussi, ils ont leurs problèmes, déclara Peterson. D’abord, évidemment, le grand incendie. Si le vent tourne, ça pourrait être un désastre. J’ignore les effets que ce type de fléau peut avoir sur les gens de Caltech. Mais nous ne pouvons nous permettre d’attendre durant des années. »

Renfrew s’éclaircit la gorge. « Je croyais que le financement des expériences scientifiques avait la priorité absolue », lança-t-il d’un ton un peu irrité.

Il y eut une trace de condescendance dans la réponse de Peterson : « Oh ! oui, vous faites allusion au discours du Roi à la télé, l’autre jour. Bien sûr, oui, c’est évident, il souhaite faire bonne impression puisque nous sommes dans l’année du couronnement. Alors, il encourage le financement des projets scientifiques. Mais il n’y connaît rien. Ce n’est pas un scientifique, encore moins un politicien. En tout cas, il est plein de bonnes intentions. Notre comité lui a conseillé de s’en tenir à des généralités encourageantes, désormais. Avec un zeste d’humour. Il est très doué pour cela. De toute façon, le point essentiel est que nous manquons d’argent et qu’il nous faut choisir nos options avec prudence. À ce stade, tout ce que je peux vous promettre, c’est d’adresser un rapport au Conseil. Dès que ce sera possible, je vous ferai connaître sa décision en ce qui concerne la priorité de votre demande. Personnellement, je considère que c’est un projet à très long terme et je me demande si nous pouvons prendre un tel risque.

— Nous ne pouvons nous permettre de ne pas le prendre, dit Markham avec une ardeur nouvelle. À quoi bon colmater les brèches ? Engloutir de l’argent dans les comités de soutien contre la sécheresse et le flétrissement ? Vous n’empêcherez pas le barrage de craquer. À moins que…

— À moins que vous ne réussissiez à bricoler le passé ? Mais êtes-vous seulement certains que les tachyons puissent atteindre le passé ?

— Nous y sommes parvenus, dit Renfrew. Nous avons tenté plusieurs expériences à petite échelle. Elles ont réussi. C’est dans le rapport.

— Les tachyons sont vraiment arrivés ? »

Renfrew eut un bref mouvement de tête. « Nous pouvons les utiliser pour échauffer un échantillon situé dans le passé. Nous savons donc qu’ils ont touché leur cible. »

Peterson fronça les sourcils. « Et si, après avoir mesuré cet échauffement, vous décidiez de ne pas tirer les tachyons ?

— Ces expériences ne nous permettent pas cette option, dit Renfrew. Vous comprenez, pour aller loin dans le passé les tachyons doivent voyager longtemps.

— Un instant, je vous prie. Qu’est-ce que le fait de dépasser la vitesse de la lumière peut bien avoir à faire avec le voyage dans le Temps ? »

Markham s’approcha d’un tableau noir. « Éh bien, il s’agit d’une conséquence directe de la relativité restreinte. Comme vous le voyez… » Et il se lança dans une description serrée tout en traçant des diagrammes espace-temps. Il expliqua à Peterson comment les lire et souligna le nombre de coordonnées obliques. Peterson le suivait avec une expression concentrée. Markham dessina des lignes ondulées pour représenter la trajectoire des tachyons et montra de quelle façon, s’ils étaient réfléchis à l’intérieur du labo, ils pouvaient toucher un autre point de ce même labo à un moment antérieur.

Peterson acquiesça lentement. « Vos expériences révèlent donc que vous n’avez pas le temps de reconsidérer les choses ? Vous tirez vos tachyons, ils bombardent l’échantillon d’indium quelques nanosecondes ou presque avant que vous les ayez envoyés. »

Renfrew hocha la tête. « L’essentiel, dit-il, c’est que nous ne voulons pas non plus créer de contradiction. Mais admettons que si nous connections le détecteur de chaleur à l’interrupteur de l’émetteur tachyon, la chaleur bloquerait le tir.

— C’est le paradoxe du grand-père.

— Exact, intervint Markham. Ce qui amène quelques points de détail subtils. Nous pensons que cela doit déboucher sur une sorte d’état intermédiaire dans lequel nous aurons une faible émission de chaleur et quelques tachyons libérés. Mais je ne suis pas certain de…

— Je vois », dit Peterson en plissant les yeux. « J’aimerais que nous poursuivions plus tard, lorsque j’aurai vu en détail la liste du matériel. En fait, tout cela ne dépend pas de mon seul avis. » Il regarda tour à tour ses deux interlocuteurs. « Vous vous en doutez probablement. Sir Martin, du Conseil, et ce Davies dont vous avez parlé m’ont accordé une subvention. Selon eux, elle est justifiée. »

Markham sourit. Renfrew était rayonnant. Peterson leva la main. « Pas si vite. Je suis venu ici pour flairer les choses, pas pour prendre une décision définitive. Il va falloir que je soumette ma demande au Conseil. Vous voulez des composants électroniques de provenance américaine, ce qui signifie qu’il va falloir se battre avec la F.N.S.

— Est-ce que les Américains travaillent dans le même sens ? demanda Markham.

— Je ne le pense pas. Le Conseil considère que nous devons mettre nos ressources en commun. Je vais vous appuyer et leur dire que vous avez besoin de ces crédits. Les Américains fonceront.

— Et les Soviétiques ? demanda Markham.

— Ils prétendent qu’ils n’ont rien fait dans ce domaine, dit Peterson avec dédain. Ils mentent sans doute encore. Ce n’est un secret pour personne que si nous autres, les Britanniques, nous jouons un rôle important dans le Conseil, c’est uniquement parce que les Soviétiques se sont faits très discrets.

— Pour quelle raison ? demanda Renfrew.

— Ils estiment que tout cela va nous sauter à la figure. Alors, ils se contentent de cotiser et gardent leurs ressources pour plus tard.

— Cynique, fit Markham.

— Plutôt, concéda Peterson. Bon, écoutez, il va falloir que je reparte pour Londres. J’ai encore d’autres propositions à voir, conventionnelles pour la plupart. Mais le Conseil veut un rapport sur chacune. Pour vous, je vais faire mon possible. » Il leur tendit la main. « Docteur Markham… Docteur Renfrew…

— Je vous raccompagne, dit vivement Markham. John ?

— Bien sûr, bien sûr, fit Renfrew. Oh ! à propos, voici un dossier de nos rapports sur les tachyons. » Il le tendit à Peterson. « J’y ai ajouté quelques idées sur les choses que nous pourrions transmettre… si nous réussissons. »

Les trois hommes sortirent ensemble et s’arrêtèrent dans le parking vide. Peterson se tourna vers l’unique véhicule. Renfrew ne put s’empêcher de s’exclamer :

« C’était donc bien votre voiture ! Je ne pensais pas que vous arriveriez si tôt ce matin. »

Peterson haussa un sourcil. « En fait, j’ai passé la nuit chez un vieil ami. »

Il y eut une étincelle dans son regard et Markham comprit qu’il s’agissait en vérité dune vieille amie. Renfrew, lui, ne remarqua rien. Il était fort occupé à fixer ses pinces à vélo. Et puis, songea Markham, ce n’était pas le genre de pensée qui venait spontanément à l’esprit de Renfrew. C’était un type bien, mais plutôt terne. Peterson, en revanche, n’était sans doute pas un type bien selon les critères courants, mais une chose était certaine : il n’était pas terne.