CHAPITRE 8

14 octobre 1962

 

Gordon épluchait le courrier qu’il venait de trouver dans sa case : une publicité pour une nouvelle comédie musicale : Arrêtez le monde, je veux descendre, expédiée par sa mère. Il avait peu de chances d’être présent à la première à Broadway, à la rentrée. Il jeta le papier dans la corbeille. Une espèce d’organisation prétendant regrouper les « Citoyens Partisans d’une Littérature Décente » lui avait envoyé un luxueux opuscule qui stigmatisait les outrances des Carpetbaggers et du Tropique du Capricorne de Miller. Il parcourut les quelques extraits cités sans le moindre intérêt. Dans cette jungle de cuisses entrelacées comme des lianes, de floraisons d’orgasmes et de gymnastique de haute performance, il ne discernait rien qui pût corrompre le monde politique. Mais tel n’était pas l’opinion du général Edwin Walker. Et Barry Goldwater, que l’on présentait en médaillon comme un illustre savant, lançait un avertissement, dont le moindre mot était pesé, à propos de la désagrégation de l’esprit civique sous l’effet du vice privé. Tout cela étant lié, comme d’ordinaire, à la comparaison entre les États-Unis et le déclin de l’Empire romain.

Gordon jeta le tout à la corbeille en riant doucement. Ici, en Californie, c’était une autre civilisation, songea-t-il. Jamais le moindre comité de censure de la côte est n’aurait songé à demander le soutien des universitaires californiens. Leurs responsables savaient que c’était un appel sans espoir, un gaspillage pur et simple de courrier. Mais peut-être les idiots qui vivaient là-bas espéraient-ils que l’analogie avec l’Empire romain avait quelque chance de séduire les étudiants ?…

Gordon survola rapidement la Physical Review et nota au passage quelques articles à lire plus tard. Celui de Claudia Zinnes, par exemple, qui contenait quelques éléments intéressants sur les résonances des particules.

Gordon soupira. Cela ne faisait que confirmer la réputation de la chère vieille unité de Columbia. Peut-être aurait-il mieux fait, après tout, de rester là-bas après son doctorat plutôt que de sauter sur le premier poste d’assistanat en vue…

Toutes les ambitions, toutes les énergies se concentraient sur La Jolla. C’était une université en quête de gloire, de « distinction ». L’un des magazines locaux publiait une rubrique régulière intitulée : Une université sur le chemin de la célébrité, remplie d’échos fracassants, de photos de profs penchés sur des instruments compliqués, ruminant des équations. La Californie appartient aux stars. La Californie fonce de l’avant, la Californie change les dollars en cerveaux. Comme premier Chancelier du campus, ils avaient réussi à avoir Herb York, ex-sous-secrétaire d’État au Département de la Défense. Et puis, il y avait eu Harold Urey, les Mayers, et Keith Brueckner en théorie nucléaire. Le petit ruisseau de talents était devenu peu à peu une rivière. Et dans ces eaux, un prof assistant jouissait à peu près de la même sécurité d’emploi qu’un vif au bout d’une ligne de pêche.

Gordon enfila la suite de couloirs du troisième étage en déchiffrant les noms sur chaque porte. Rosenbluth, le théoricien en plasma que certains considéraient comme le meilleur au monde. Matthias, un artiste dans le domaine des basses températures, l’homme qui détenait le record de la superconductibilité à la plus haute température. Kroll, Suhl, Piccioni et Feher. Chacun de ces noms correspondait à une intuition brillante, un calcul superbe, une expérience remarquable. Et là-bas, à l’extrémité de ce couloir semblable aux autres avec son dallage brillant sous les tubes fluorescents : LAKIN.

« Ah ! vous avez reçu ma note, dit-il dès que Gordon entra après avoir frappé. Il faut que nous prenions certaines décisions.

— Ah ? Pourquoi ? »

Gordon s’était assis près de la fenêtre, en face du bureau de Lakin. Au-dehors, les bulldozers arrachaient les premiers eucalyptus pour préparer le chantier du nouveau bâtiment de chimie.

« Le terme de la subvention de la F.N.S. approche », dit Lakin sur un ton lourd de sens.

Gordon nota qu’il n’avait pas dit « notre » subvention. Pourtant, Shelly et Gordon, en tant que chercheurs, dépendaient de cette subvention au même titre que Lakin. Mais Lakin signait les chèques. C’était lui le C.C., comme l’appelaient les secrétaires : le Chercheur en Chef. Toute la différence était là.

« Mais la proposition de renouvellement ne doit pas être faite avant Noël ! s’étonna Gordon. Faut-il vraiment leur écrire dès maintenant ?

— Écrire n’est pas le problème. Ce qui me préoccupe, c’est à quel propos nous allons bien pouvoir leur écrire ?…

— Vos expériences sur la localisation des spins… »

Lakin secoua la tête d’un air sombre.

« Elles en sont encore au stade exploratoire. Impossible de les mettre en avant.

— Et les résultats de Shelly…

— Je suis d’accord : ils sont plutôt prometteurs. Du bon boulot. Mais ils restent très conventionnels. Ce ne sont que des projections linéaires de ses précédents travaux, non ?

— Ce qui ne laisse que moi.

— Oui. Vous seul. »

Le bureau de Lakin était impeccable, ses crayons bien alignés, les dossiers bien entassés à la périphérie. Il croisa lentement les mains.

« Mais rien n’est encore vraiment clair, dit Gordon.

— Je vous ai confié ce problème de résonance ainsi qu’un excellent étudiant, Cooper, afin d’accélérer les choses. Actuellement, je devrais disposer d’un large éventail de données.

— Mais vous savez les ennuis que nous avons avec ce bruit…

— Gordon, je ne vous ai pas confié ce problème par hasard », dit Lakin avec un sourire furtif. Et son front se plissa tout entier en une expression de sympathie soucieuse. « J’estimais que cela pouvait donner une bonne impulsion à votre carrière. Bon, je veux bien admettre que ce n’est pas exactement le genre de système auquel vous êtes accoutumé. Votre thèse était plus directe. Mais un résultat positif pourrait être publié dans la Physical Review Letters, ce qui nous serait utile pour le renouvellement de la subvention. Autant qu’à vous pour votre promotion… »

Le regard de Gordon dériva jusqu’aux grosses machines qui dévoraient le paysage en grommelant mécaniquement, puis il revint sur Lakin. La Physical Review Letters était devenue l’organe de prestige du monde de la physique. Les progrès les plus marquants y étaient rapportés en quelques semaines, ce qui valait mieux que l’attente interminable d’un écho dans la Physical Review ou, pis, quelque autre concurrent qui laissait traîner l’actualité sur des mois et des mois. L’afflux d’informations obligeait le chercheur à rétrécir son champ de lecture à quelques revues. Ce qui équivalait à tenter de se désaltérer à une lance d’incendie. Pour gagner du temps, on finissait par s’en remettre aux résumés de la Physical Review Letters tout en se promettant bien de lire les autres quand on disposerait d’un peu de temps.

« Je suis tout à fait d’accord, dit enfin Gordon, mais je n’ai pas le moindre résultat digne d’être publié.

— Mais si, voyons ! Cet effet de bruit… Très intéressant ! »

Gordon se renfrogna. « Il y a quelques jours à peine, vous disiez que ce n’était qu’une erreur technique.

— Bon, admettons que j’étais de mauvaise humeur ce jour-là. Je ne mesurais pas réellement vos difficultés. » Nerveusement, Lakin passa la main dans ses cheveux clairsemés, révélant une peau blanche qui contrastait violemment avec son teint hâlé. « Ce bruit que vous avez découvert, Gordon, n’est pas une simple altération. En y réfléchissant, je pense qu’il peut s’agir là d’un nouvel effet physique. »

Gordon le fixa, incrédule. « Quel genre d’effet ? demanda-t-il lentement.

— Je l’ignore encore. Il est certain que quelque chose perturbe la résonance initiale. Je suggère que nous appelions cela une “résonance spontanée”, rien que pour avoir un nom de travail. » Il sourit. « Ultérieurement, si cela prend l’importance que je soupçonne, nous pourrions lui donner votre nom, Gordon… Qui sait ?

— Mais, Isaac, nous ne le comprenons même pas ! Comment pourrions-nous lui donner un nom ? “Résonance spontanée”, cela implique que quelque chose, à l’intérieur du cristal, provoque la variation du spin magnétique !

— Oui, exactement.

— Mais nous ne savons même pas ce qui se produit !

— C’est le seul mécanisme envisageable, dit froidement Lakin.

— Peut-être…

— Vous n’êtes pas encore certain de votre histoire de signal, n’est-ce pas ? demanda Lakin, sarcastique.

— Nous sommes dessus. Cooper fait de nouveaux relevés.

— Absurde. Vous gaspillez son temps de travail.

— Ce n’est pas mon opinion.

— Je crains que votre “opinion” ne soit pas le seul facteur en cause. » Le regard de Lakin était devenu glacé.

« Ce qui signifie ?

— Que vous manquez d’expérience dans ce domaine. Un délai nous a été imparti. Le renouvellement de la subvention de la F.N.S. est plus important que vos objections, Gordon. Je ne voudrais pas m’exprimer aussi brutalement, mais…

— Oui, oui : votre unique souci est l’intérêt immédiat du groupe.

— Je ne crois pas qu’il soit nécessaire que l’on achève mes phrases pour moi. »

Gordon cilla, puis détourna le regard vers la fenêtre en marmonnant : « Excusez-moi. »

Dans le silence qui suivit, le grondement des bulldozers s’imposa dans la pièce, et Gordon ne parvint plus à se concentrer. Ses yeux se posèrent sur une rangée de Jacarandas. Là-bas, une mâchoire mécanique venait de se refermer sur une vieille palissade. L’image évoquait un corral de ranch, un témoignage de l’Ouest qui s’effaçait dans le temps. À vrai dire, cette palissade était plus probablement l’ultime vestige des terrains de la Marine dont l’université avait fait l’acquisition. Camp Matthews, où l’on avait préparé les soldats pour la guerre de Corée. Un centre d’entraînement en remplaçait un autre, en somme. Et Gordon se surprit à se demander en vue de quel combat on le formait. Celui de la science ou celui de l’argent ?

« Gordon, reprit Lakin en un murmure apaisant, je ne crois pas que vous appréciiez pleinement la signification de ce “bruit” qui est votre problème. Vous ne devez pas perdre de vue que vous n’avez pas besoin de tout comprendre à propos d’un effet nouveau pour le découvrir. Goodyear a découvert par accident le caoutchouc dur en laissant tomber quelques gouttes de latex indien dans du soufre posé sur un réchaud. Et Roentgen est tombé sur les rayons x alors qu’il travaillait sur des décharges électriques en milieu gazeux. »

Gordon eut une grimace. « Ça ne veut pas dire pour autant que tout ce que nous ne comprenons pas est important.

— Certes non, mais, dans le cas présent, fiez-vous à mon jugement. C’est exactement le genre d’énigme qui va provoquer l’intérêt de la Physical Review Letters. Et cela nous donnera une bonne image aux yeux de la F.N.S. »

Gordon secoua la tête. « Je crois que c’est un signal.

— Écoutez, Gordon, cette année nous devons revoir votre position. Vous pourriez être nommé à un échelon supérieur d’assistanat. Et il se pourrait même que nous envisagions de vous titulariser.

— Vraiment ? » Lakin ne disait pas, bien sûr, qu’il pouvait tout aussi bien bénéficier de ce que les bureaucrates appelaient une « nomination définitive ».

« Un bon papier dans la Physical a du poids.

— Hon, hon, fit Gordon.

— Si votre expérience continue de déboucher sur du vide, je crains de ne pouvoir, à mon grand regret, présenter des arguments en votre faveur. »

Le regard de Gordon se fixa sur Lakin. Il savait qu’il n’y avait rien à ajouter. Le trait était tiré. Lakin s’était renfoncé dans son fauteuil de directeur, bouillonnant d’énergie contenue, observant l’effet de ses paroles. Sous sa chemise de banlon, le torse était celui d’un athlète. Et les mollets saillaient sous son pantalon de jersey. Il s’était totalement adapté à la Californie, à son soleil, et il avait amélioré son revers. Ce qui représentait un bon bout de chemin depuis les labos sombres et étriqués du MIT [3]. Lakin se plaisait à La Jolla et, ce qui lui plaisait encore plus, c’était l’existence fastueuse dans une villa de millionnaire. Pour conserver son poste, il devait être prêt à tout. Il n’avait pas l’intention de bouger.

« Je vais réfléchir », dit enfin Gordon, d’une voix terne. À côté de Lakin, il se sentait maladroit, trop pâle, trop gros.

« Je vais continuer à relever des données », ajouta-t-il.

En revenant de Lindbergh Field avec sa mère, Gordon réussit à maintenir la conversation sur un terrain neutre. Sa mère caquetait à propos de voisins de la Douzième Rue dont il avait complètement oublié le nom, d’invraisemblables intrigues de famille, de mariages, de naissances et de morts. Sans doute estimait-elle qu’il pouvait mesurer l’importance d’un événement comme l’achat d’une propriété à Miami pour les Goldberg (enfin !) et comprendre pourquoi leur fils, Jeremy, oui, Jeremy, avait préféré l’université de New York à Yeshiva.

Tout cela faisait partie de l’immense feuilleton quotidien de l’existence, dont chaque épisode avait un sens. Il y avait ceux qui devaient être punis, d’autres qui recevraient, après bien des tourments, la récompense ultime. Pour sa mère apparemment, il représentait une récompense, tout au moins dans cette vie. Dans les dernières lueurs du crépuscule, il descendait la Route n°1 vers La Jolla et sa mère gloussait devant chaque découverte merveilleuse. Les palmiers qui poussaient en toute liberté au bord de la route. Le sable blanc immaculé de Mission Bay. Pas la moindre âme en vue, pas la moindre saleté. L’on n’était pas à Coney Island, ici. Finis les trottoirs bourrés de monde, la cohue, le vacarme. Oubliée la perspective grisaillante sur les faubourgs du New Jersey. Bonjour la vue infinie et bleue sur le Pacifique depuis le mont Soledad. Oui, tout impressionnait sa mère et tout lui rappelait ce que les gens disaient d’Israël. Le père de Gordon avait été un sioniste fervent, qui avait toujours donné pour la cause. Gordon était convaincu que sa mère avait suivi son exemple, bien qu’elle ne lui eût jamais demandé de l’imiter. Sans doute considérait-elle qu’il avait besoin de tout son gelt pour soutenir son image de marque. Ce qui était vrai, d’ailleurs. La Jolla était un endroit coûteux. À part cela, Gordon doutait d’être capable de soutenir les causes juives traditionnelles, à présent. En quittant New York, il lui semblait qu’il avait rompu le lien avec tous ces trucs sur les interdits alimentaires et les enseignements du Talmud. Penny lui avait déclaré un jour qu’il n’avait pas l’air très juif à ses yeux, mais il savait bien qu’elle n’avait parlé que par ignorance. C’était une WASP [4], une protestante qui n’avait pas appris à reconnaître les petits indices révélateurs. Mais la plupart des gens, en Californie, se montraient tout aussi indifférents, ce qui lui convenait parfaitement. Il n’avait jamais apprécié que des étrangers fassent des suppositions à son égard avant même de lui serrer la main. En venant à La Jolla, il avait voulu, entre autres, se libérer de l’atmosphère claustrophobe du monde juif de New York.

Ils approchaient de la maison et venaient de tourner dans Nautilus Street lorsque sa mère demanda, d’un ton un peu trop désinvolte : « Cette Penny… Tu devrais me parler d’elle avant que nous nous rencontrions, Gordon.

— Que veux-tu que je te dise ? C’est une Californienne.

— Ce qui signifie ?

— Qu’elle joue au tennis, qu’elle fait des balades dans la montagne, qu’elle est allée cinq fois au Mexique mais jamais plus loin à l’est que Las Vegas. Elle fait aussi du surf. Elle aimerait que je m’y mette, mais il faut que je retrouve la forme, avant. J’ai repris mes exercices Canadian Air Force.

— Tout ça me semble plutôt bien », fit sa mère avec réticence.

Gordon la conduisit d’abord au Surfside Motel, à deux blocs de chez lui, puis ils mirent le cap sur la maison.

L’appartement était empli du parfum d’un plat cubain que Penny avait appris à faire quand elle partageait un studio avec une fille latino-américaine. Elle surgit de la cuisine en dénouant son tablier. Jamais auparavant Gordon ne l’avait vue aussi maîtresse de maison. Penny n’avait pas tenu compte de ses objections : elle avait décidé de jouer la comédie. La mère de Gordon se montra souriante et chaleureuse. Elle se précipita dans la cuisine pour s’occuper de la salade. Elle flaira le ragoût cubain tout en bousculant les casseroles. Gordon se lança dans le rite du vin. Il n’était encore qu’un néophyte. Jusqu’à son arrivée en Californie, il n’avait guère connu que le Concord. À présent, il avait une petite cave de vins de chez Krug ou Martini et commençait à comprendre un peu le jargon à propos de « nez » ou de « corps » tout en n’étant jamais vraiment certain du sens de ces termes.

Sa mère, de retour de la cuisine, mettait la table tambour battant. Ensuite, elle demanda le chemin de la salle de bains et Gordon revint à son tire-bouchon. Penny surprit son regard et lui sourit. Il lui répondit. Vive l’indépendance Enovid ! songea-t-il [5].

Lorsque sa mère réapparut, elle lui parut plus calme. Gordon jugea pourtant qu’elle ne s’était jamais autant dandinée. Son éternelle robe noire se plissait en cadence. Son regard était absent. Ils passèrent à table. Le dernier bulletin d’informations ne fut pas aussi copieux qu’il l’avait craint. Le cousin Irv se lançait dans la mercerie, quelque part dans le Massachusetts ; l’oncle Herb, comme d’habitude, faisait des affaires d’or, et la sœur de Gordon — là, sa mère fit une pause, comme si elle se souvenait trop tard que c’était là un sujet qu’il valait mieux ne pas aborder — la sœur de Gordon traînait toujours avec une bande de cinglés du Village [6].

Cela fit sourire Gordon. Sa sœur avait deux ans de plus que lui, trois fois plus d’audace et elle se débrouillait très bien seule. Il évoqua son talent et les difficultés que rencontraient les artistes pour s’imposer. Sa mère, alors, se tourna vers Penny :

« Je suppose que vous aussi vous vous intéressez à l’art ?

— Je me passionne pour la littérature européenne.

— Que pensez-vous du dernier roman de M. Roth ?

— Oh… je crois que je ne l’ai pas encore terminé », dit Penny, qui cherchait de manière éhontée à gagner du temps.

« Vous devriez. Cela vous aiderait tellement à mieux comprendre Gordon.

— Comment ça ? intervint Gordon. Que veux-tu dire ? »

Le ton de Mme Bernstein devint affectueux : « Éh bien, mon petit… je pense que cela pourrait donner à Penny quelque idée de… Après tout, et je pense que vous serez d’accord avec moi, Penny, après tout, M. Roth est un écrivain très important. »

Gordon sourit tout en se demandant s’il pouvait se permettre d’éclater de rire à cet instant précis. Mais Penny le sauva in extremis en murmurant :

« Si l’on considère que Faulkner est mort en juillet et Hemingway l’année dernière, on peut dire, évidemment, que Philip Roth se classe parmi les cent meilleurs romanciers américains, mais…

— Oh ! mais ils écrivaient à propos du passé, Penny », déclara Mme Bernstein d’un ton roide. « Sa dernière œuvre, Letting go, est empreinte de… »

À ce point de la conversation, Gordon se carra dans son siège et laissa flotter ses pensées. Sa mère venait de repartir sur sa théorie de la prééminence dans la littérature juive et Penny se défendait comme il l’avait prévu. Les théories, chez sa mère, étaient vite bousculées par les faits réels. Elle avait trouvé en Penny une adversaire entêtée qui n’était pas près de capituler pour avoir la paix. Il sentait déjà les ondes de tension qui s’établissaient entre elles, mais il ne pouvait intervenir. Il ne s’agissait plus d’un simple affrontement littéraire : l’enjeu était la shiksa contre l’amour maternel. Il vit se raidir le visage de sa mère. Ses pattes d’oie étaient plus marquées. En fait, elle les devait à son léger strabisme. Il savait qu’il pouvait se mêler à la discussion mais il prévoyait trop bien la suite implacable : sa voix, sans qu’il le veuille, se ferait de plus en plus aiguë, jusqu’à ce qu’il s’exprime comme un adolescent à peine sorti de la Bar-Mitzvah. C’était chaque fois comme ça, avec sa mère. Elle déclenchait en lui une réponse automatique, un réflexe induit. Éh bien, non, ce soir, il ne se jetterait pas dans le piège.

Le ton se faisait plus vif. Penny citait des titres, des auteurs que la mère de Gordon accueillait avec la moue, persuadée que quelques cours du soir l’autorisaient à avoir une opinion bien établie. Gordon acheva tranquillement son repas, savourant le vin, les yeux au plafond. Finalement, il se décida à intervenir : « Maman, il doit se faire tard pour toi, avec le décalage horaire, tout ça… »

Mme Bernstein s’interrompit au milieu d’une phrase et adressa à son fils un regard vide, comme s’il venait de l’arracher à un état de transe.

« Nous discutons tranquillement, chéri. Inutile de t’énerver. » Elle lui sourit.

Penny l’imita douloureusement.

Mme Bernstein tapota son chignon, un édifice en forme de ruche qui résistait à tout. Penny se leva et commença à débarrasser le couvert. Les assiettes tintèrent bruyamment dans le silence pesant.

« Allez, viens, maman. Il vaut mieux rentrer.

— La table, fit-elle en commençant à rassembler couteaux et fourchettes.

— Laisse faire Penny.

— Bien, dans ce cas… »

Elle se redressa, épousseta machinalement sa robe noire et prit son sac. Elle précéda Gordon et descendit l’escalier du perron en accélérant, comme si elle fuyait une bataille à l’issue douteuse. En silence, leurs pas crissant sur le gravier, ils prirent une allée, un raccourci que Gordon avait découvert. À moins d’un bloc de là, les vagues du Pacifique murmuraient sur le rivage. De minces écharpes de brume dérivaient entre les lampadaires.

« Ma foi, elle est… différente, n’est-ce pas ? dit Mme Bernstein.

— En quoi ?

— Éh bien…

— Non, en quoi vraiment ? »

Mais il connaissait déjà la réponse.

« Vous êtes… »

Elle hésita et préféra s’exprimer par signe : elle croisa le majeur et l’index.

« Vous êtes comme ça, non ?

— C’est ça la différence ?

— Chez nous, oui.

— J’ai grandi.

— Mais tu aurais pu me le dire. Prévenir ta mère.

— Je préférais que vous vous rencontriez d’abord.

— Toi, un savant… »

Elle soupira.

Elle marchait à grandes enjambées, projetant devant elle une ombre immense.

Gordon espérait qu’elle s’était résignée. Mais non :

« Tu ne connais aucune jeune fille juive en Californie ?

— Oh ! je t’en prie, maman !

— Je ne te demande pas de prendre des leçons de rumba ou autre… » Elle hésita. « Ceci est toute ta vie. »

Il haussa les épaules. « C’est la première fois. Je vais apprendre.

— Apprendre quoi ? À être un type super ?

— Tu ne trouves pas que c’est un peu gros d’être hostile à toutes les filles que je peux fréquenter ? Pas besoin d’une analyse pour comprendre ça.

— Ton oncle Herb dirait que…

— J’emmerde l’oncle Herb et sa philosophie de fumiste !

— Tu n’as pas honte de parler comme ça ? Si je lui disais que tu viens de…

— Dis-lui seulement que j’ai de l’argent à la banque, il comprendra.

— Ta sœur, elle au moins, ne s’est pas éloignée de la maison.

— Sur le plan géographique uniquement.

— Tu n’en sais rien.

— Je sais qu’elle barbouille de l’huile sur de la toile pour guérir sa psychose. Sa psy-cho-se.

— Ne dis pas cela.

— C’est la vérité, pourtant.

— Tu vis avec cette fille, n’est-ce pas ?

— Bien sûr. J’ai besoin de pratique.

— Depuis la mort de ton père…

— Ne commence pas avec ça. » Il eut un geste tranchant de la main. « Écoute, tu as vu ce qu’il en est. C’est comme ça et ça restera comme ça.

— Pour l’amour de ton père, dieu bénisse son âme…

— Tu ne… » Il était sur le point de dire : « Tu ne vas pas me casser les pieds avec un fantôme ! » mais il acheva : « Tu ne peux pas comprendre.

— Une maman ne peut pas comprendre ?

— Quelquefois.

— Je te le dis, je te le demande : ne brise pas le cœur de ta pauvre mère.

— Je ferai ce que je veux. Elle me plaît.

— Elle est… Rends-toi compte, une fille qui vit comme ça, sans être mariée…

— Je ne suis pas encore certain de ce que je veux.

— Et elle ? Qu’est-ce qu’elle veut ?

— Écoute, nous trouverons tout seuls. Sois raisonnable.

— C’est à moi que tu demandes d’être raisonnable ? Tu voudrais que je me taise ? Que je me laisse mourir sans rien dire ? Mais je ne resterai pas là à vous regarder roucouler.

— Alors ne reste pas là. Il faut que tu apprennes à me connaître, maman.

— Ton père… » commença-t-elle. Mais elle s’interrompit. Dans la froide lumière, elle se redressa, le visage rigide. « Quitte-la.

— Non.

— Raccompagne-moi. »

Quand il revint, Penny lisait Time en suçant des cachous. Elle lui fit un sourire las, amer.

« Comment ça s’est passé ?

— Tu ne seras pas élue Miss Israël.

— Je ne crois pas que je me serais présentée. Seigneur ! J’aime bien la caricature mais…

— Oui, toutes ces stupidités sur Roth.

— Ce n’était pas vraiment le sujet de la conversation.

— Oui, je sais. »

Le lendemain matin, sa mère appela du motel. Elle avait l’intention de faire un tour en ville, de visiter quelques jolis coins. Elle ne voulait pas lui faire perdre son temps et elle se débrouillerait très bien toute seule, ajouta-t-elle. Gordon fut d’accord : il avait un programme chargé aujourd’hui. Un cours, une conférence suivie d’un déjeuner avec le conférencier, deux réunions du comité dans l’après-midi, et ensuite une entrevue avec Cooper.

Il rentra un peu plus tard que d’habitude. Il téléphona sans succès au motel. Lorsque Penny arriva, ils dînèrent rapidement. Penny devait piocher dans quelques bouquins pour son cours. À 9 heures, quand ils eurent desservi, Gordon se plongea dans le classement de ses notes pour les prochains cours. Il avait un certain retard et il était déjà 11 heures quand il se souvint de sa mère. Il rappela le motel. On lui déclara qu’elle avait demandé à ne pas être dérangée. Il songea un instant à faire un saut jusqu’à sa chambre, puis y renonça. Il était fatigué et se promit de la rappeler à la première heure le lendemain matin.

Il se réveilla tard. Tout en absorbant un bol de céréales, il parcourut les notes qu’il avait prises dans Classical Mechanics. Il refermait sa mallette quand la mémoire lui revint. Il appela le motel. Sa mère était déjà sortie.

Au milieu de l’après-midi, sa conscience se mit à le démanger. Il rentra chez lui dès qu’il le put, puis se rendit au motel. Il frappa à la porte de la chambre sans obtenir de réponse. À la réception, l’employé lui tendit une enveloppe qu’il venait de prendre dans la case du courrier.

« Docteur Bernstein ? Elle a laissé ceci pour vous, monsieur. Elle a réglé sa note. »

L’esprit engourdi, Gordon prit connaissance de la lettre. Elle était longue et reprenait les thèmes de leur discussion du soir avec plus de détails. Elle ne comprenait pas comment un fils, autrefois si dévoué, pouvait faire autant de peine à sa mère. Elle était blessée. Ce qu’il avait fait n’était pas bien, pas moral. S’éprendre d’une fille aussi différente. Vivre avec elle… Quelle terrible faute. Tout cela pour une créature qui n’était qu’une shtunk ! Sa mère était désespérée, elle pleurait pour lui. Mais elle le connaissait bien. Il ne changeait pas aussi facilement d’idée. Alors, elle préférait le laisser seul. Il retrouverait la raison. Qu’il ne se fasse surtout pas de souci pour elle. Elle allait à Los Angeles rendre visite à sa cousine Hazel. Hazel avait trois gentils enfants et elle ne l’avait pas revue depuis sept ans. Après, elle rentrerait à New York. Peut-être reviendrait-elle dans quelques mois. Mais elle préférait que Gordon vienne la voir avant. Qu’il revoie un peu ses amis de Columbia. Qu’il vienne dire bonjour aux voisins qui seraient tellement contents de le revoir car il était la célébrité du quartier. Elle allait lui écrire et se contenter d’espérer. Une mère espère toujours.

Gordon glissa la lettre dans sa poche et rentra. Il la fit lire à Penny, ils en discutèrent un moment, puis il décida de ranger tout cela au fond de son esprit, de s’en expliquer plus tard avec sa mère. Ces choses, avec le temps, s’arrangeaient d’elles-mêmes.