DIXIÈME PARTIE  :  RAVISSEMENT

 

Et ces gars-là vivent toujours leur vie vent arrière.

HERMAN MELVILLE

 

Toshio

Toshio nagea de toutes ses forces contre la houle qui cherchait à le ramener en arrière. Il combattit le courant, lutta pour gagner le large et, juste à l'instant où il sentait ses bras et ses jambes traversés de douleurs refuser tout effort, il atteignit des eaux plus calmes. Les poumons en feu, il se retourna et put voir le tertre de métal, à présent distant d'un peu moins de deux kilomètres, sombrer lentement dans son gouffre.

Cet affaissement n'allait sans doute pas se poursuivre très longtemps, l'arbre foreur ayant été interrompu dans ses activités de sape bien avant de les avoir achevées lorsque Dennie et le jeune midship l'avaient fait exploser. Dès que le puits existant serait comblé, l'île allait probablement se stabiliser.

De toutes parts, il percevait de sourdes détonations. Il se redressa, pédala dans l'eau et promena un regard sur les alentours. Sur les îles voisines, ce n'étaient qu'arbres qui ondulaient, et non sous l'effet du vent. Dans les lointains, il entrevit pour le moins trois lourds nuages de vapeur et de fumée qui montaient d'endroits où la mer bouillonnait. Et, omniprésent, il sentait le grondement des séismes qui traversaient le fond de l'océan.

Et tout ça entraîné par l'explosion d'une malheureuse petite bombe ? En dépit des épreuves par lesquelles il venait de passer, Toshio envisagea calmement diverses explications possibles pour une catastrophe naturelle d'une telle ampleur. De toute façon, au point où il en était, à quoi d'autre aurait-il pu consacrer ses pensées, sinon à déterminer la raison pour laquelle il allait mourir ? Et il en retirait une étrange sensation de liberté.

La bombe n'aurait-elle pas ouvert une brèche dans une veine de magma ? se demanda-t-il. S'il est un lieu propice pour la naissance d'un volcan, c'est bien évidemment la cheminée d'un arbre foreur. Mais en ce cas, l'île joue le rôle d'un bouchon.

Le tertre de métal qui avait été sa demeure pendant deux semaines semblait avoir cessé de s'enfoncer. La cime de quelques arbres oscillait, encore au-dessus des flots.

Toshio s'interrogea sur le sort de Charles Dart. Il ne pouvait imaginer le chimpanzé parcourant une grande distance à la nage. Peut-être était-ce aussi bien. Charlie aurait au moins eu le privilège de ne pas voir sa fin s'éterniser.

Le temps de pause qu'il venait de s'accorder ayant quelque peu calmé ses douleurs, Toshio se reprit à nager vers le large.

Une vingtaine de minutes plus tard, il perçut un nouveau grondement assourdi. Il se retourna juste à temps pour voir dans les lointains remplacement du tertre bercé par la poussée d'une terrifiante explosion. Des fragments de roche et de végétation volèrent dans toutes les directions puis la masse même du tertre se souleva au-dessus du niveau de l'océan, se fendit et retomba dans un nuage de vapeur.

Takkata-Jim

— Appelle flotte de guerre ! Appelle flotte de guerre droit devant ! Ici le lieutenant Takkata-Jim de l'Astronavale d'Exploration Terrienne. Je désire négocier ! J'attends votre réponse !

Le récepteur resta muet. Takkata-Jim poussa un juron. La radio aurait dû marcher. Il l'avait prise sur le traîneau de Thomas Orley et cet homme avait la réputation d'entretenir toujours son matériel en parfait état ! Pourquoi les Galactiques ne répondaient-ils pas ?

La chaloupe avait été conçue pour être conduite par plus d'une personne. La catastrophe brutale et inattendue qui avait secoué l'île l'avait contraint à décoller en abandonnant ses Sténo. De ce fait, n'ayant plus personne pour l'aider, il lui fallait en permanence jongler avec deux ou trois tâches.

Il porta son attention sur les écrans tactiques. Une masse de points jaunes s'avançaient vers lui en secteur galactique nord. Ce n'était plus qu'une misérable flottille en comparaison des vastes armadas qui avaient fait irruption dans le système quelques semaines auparavant, mais sa puissance de feu restait impressionnante. Et elle venait droit sur lui.

Partout ailleurs régnait le chaos. La planète était semée de déflagrations énergétiques, des tornades de vapeur bouillonnaient là où les volcans voyaient la mer se déverser dans leurs cratères et, au-dessus de son hémisphère nord, la bataille continuait de faire rage.

Takkata-Jim accrut la portée de son écran pour découvrir une seconde flotte qui, elle aussi, venait de mettre le cap sur lui.

L'éther vibrait du rugissement des voix qui s'entremêlaient sur l'AM, la FM ou la MCI. Un voile de confusion couvrait les trois cent soixante degrés du cadran. Devait-il y voir le motif pour lequel personne ne semblait l'entendre ?

Non ! Les Galactiques disposaient d'ordinateurs sophistiqués. Le silence ne pouvait venir que de ses propres appareils ; il n'avait pas eu le temps de tout vérifier avant le décollage.

Takkata-Jim examina de nouveau la carte.

Non sans nervosité, il reprit conscience d'évoluer parmi des requins-tigres avec l'espoir de négocier une protection du Streaker et son éventuelle remise en liberté. Mais alors, il se remémora l'expression de Gillian Baskin lorsque, une semaine auparavant, il avait suggéré qu'il faudrait livrer aux E.T. tout ce qu'ils convoitaient. À l'époque, il avait eu Metz pour le seconder mais, à présent, le généticien n'était plus là pour l'empêcher de revoir le visage de la fem. Elle avait tourné vers lui un regard de pitié puis elle lui avait dit que les fanatiques ne se conformaient jamais à une telle logique.

— Ils nous prendront tout, avait-elle ajouté. Ils nous remercieront poliment, puis ils nous feront cuire à grande friture.

Takkata-Jim rejeta la tête en arrière.

Je n'y crois pas. Et puis, tout est meilleur que le plan qu'elle avait en tête.

Il réexamina les holos tactiques. Il n'était plus qu'à cent mille klicks de la première flotte. L'ordinateur consentait enfin à lui fournir des renseignements sur ces vaisseaux. C'étaient des cuirassés soros.

Des Soros ! Takkata-Jim sentit dans sa première poche stomacale l'amertume de la bile. Tout ce qu'on lui avait raconté sur cette race lui remonta en tête.

N'allaient-ils pas tirer sans sommations ? Peut-être l'idée de faire des prisonniers ne les intéressait-elle même pas ? Il jeta un bref coup d'œil à ses commandes de combat. La chaloupe n'était guère équipée pour se défendre, toutefois...

Une pince de son harnais se lendit vers le levier qui armait le lance-missiles... rien que pour la sensation rassurante que lui donnait ce contact.

Streaker

— À présent, les deux plus importantes flottes convergent sur Takkata-Jim.

Gillian hocha la tête.

— Parfait, Wattacéti. Tenez-moi au courant de l'évolution des choses dans ce secteur. (Elle se tourna vers Tsh't.) Combien de temps pouvons-nous encore rester à couvert sous ces perturbations tectoniques ?

— Depuis cinq minutes, notre anti-G est théoriquement détectable, Gillian. Je ne crois pas que nous ayons grand-chose à gagner en continuant de voler au ras de ces volcans. Si nous voulons avoir une chance de nous évader, il nous faut prendre de l'altitude.

— Nous sommes sous le faisceau d'un balayage à longue portée, s'écria l'opérateur de détection. Deux des vaisseaux qui se livrent bataille au-dessus de la position d'Orley paraissent curieux de ce qui se passe au sud.

— Nous y voilà, fil Tsh't pour tout commentaire.

Gillian secoua la tête.

— Accordez-moi encore cinq minutes, Tsh't. Je me fiche pas mal de ces traînards qui se bagarrent au-dessus de l'hémisphère nord. L'important, c'est que ces deux grosses flottes continuent encore un moment à ne pas s'apercevoir de notre présence.

Tsh't vira brusquement sur elle-même dans l'oxyeau, suscitant un sillage de bulles.

— Lucky Kaa ! Barre au sud par sud-ouest vers ce volcan qui vient d'apparaître !

Gillian avait les yeux rivés sur la holo. Une minuscule particule bleue y représentait la chaloupe cinglant vers un agglomérat qui comptait pour le moins une trentaine de points beaucoup plus gros.

— Vas-y, Takkata-Jim, murmura Gillian. Je crois avoir compris comment tu fonctionnes. Ne me donne pas tort.

Ils n'avaient pas encore perçu le moindre bruit sur la fréquence du lieutenant renégat. Toshio devait avoir fait son travail en sabotant tous les postes disponibles sur l'île.

L'infime tache bleue pénétra dans le cercle des cent mille kilomètres autour de la position ennemie.

— Captons signal télémétrique ! annonça Wattacéti. Takkata-Jim vient d'armer son lance-missiles !

Gillian hocha la tête.

Je le savais. Ce type est presque humain. Mais il a une personnalité incroyablement plus forte que je ne l'aurais pensé pour ne pas l'avoir fait dès le départ, simplement pour se sentir couvert. Pour inutile que cela puisse paraître, qui négligerait d'ôter le cran de sécurité de son arme avant de courir à la rencontre de l'ennemi ?

Va, maintenant. Rapproche-toi encore un peu...

— Gillian ! hurla l'officier de détection. Je n'arrive pas à y croire ! Takkata-Jim a...

Gillian esquissa un sourire, un petit sourire triste.

— Laissez-moi deviner. Notre brave lieutenant a ouvert le feu sur cette énorme flotte ennemie.

Tsh't et Wattacéti se tournèrent vers elle comme un seul fin, les yeux écarquillés par la surprise, elle haussa les épaules.

— Allons, en dépit de toutes ses erreurs, qui a jamais pu dire que notre Takkata-Jim n'était pas un brave ?

Elle sourit franchement pour dissimuler ses propres émotions.

— Bon. Tout le monde reste attentif à ses tâches.

Takkata-Jim

Takkata-Jim laissa échapper un cri et bascula désespérément le levier. Rien ne répondait ! Les commandes de mise à feu se déclenchaient sans qu'il en donnât l'ordre.

Toutes les quelques secondes, un frisson traversait le petit astronef alors qu'un engin à tête chercheuse jaillissait de son unique lance-missiles. Sous les yeux du fin, les petits obus d'antimatière se succédèrent hors du nez de la chaloupe, se dirigeant automatiquement vers le plus proche vaisseau ennemi.

Aux innocents sourit la chance ! La nef qui avait pris la tête de la flotte soro s'épanouit telle une fleur de feu. La soudaineté de l'attaque avait triomphé de systèmes défensifs conçus pour soutenir les hautes températures d'une supernova.

Il lâcha une nouvelle bordée de jurons et tenta de passer en surmultiplié. Cette commande aussi resta sans effet.

Alors que la flotte soro commençait de répondre à son tir, Takkata-Jim gémit et engagea son petit vaisseau dans une série de manœuvres d'esquive. Avec le sens tridimensionnel inné d'un dauphin, il se mit à tourbillonner en gravité maximum, serpentant entre des salves qui passaient atrocement près.

Il n'y avait pas trente-six choses à faire, il ne restait qu'une planche de salut. Takkata-Jim précipita la chaloupe droit sur la seconde flotte. Ils devaient avoir assisté à son assaut contre les Soros et ils l'accepteraient peut-être comme un allié s'il survivait assez longtemps pour les atteindre.

Il fila dans l'espace, pris en chasse par une horde de mastodontes qui virèrent lourdement et se ré-ébranlèrent après lui.

Streaker

— Maintenant, Gillian ?

— Presque, mon chou. Encore une minute.

— C'est ce vaisseau-là, au nord, qui semble avoir pris l'initiative, mais il y en a d'autres qui sont en train de tourner vers nous... Rectification. C'est toute la masse des francs-tireurs qui met cap au sud, vers nous !

Gillian ne pouvait se sentir trop mal de détourner sur elle le feu qui jusqu'alors se concentrait au-dessus de Tom. Elle ne faisait que lui rendre la politesse, après tout.

— O.K. Tu choisis une trajectoire. Je veux que nous partions cap à l'est sur l'écliptique juste au moment où la seconde Hotte aura fini de virer vers la chaloupe.

— Bien, commandant, fit Tsh't en un mélodieux soupir d'impatience avant de nager jusqu'à la rampe du pilote et de s'entretenir avec Lucky Kaa.

Tom

Il pointa la tête à la surface du bassin où il avait trouvé refuge.

Où étaient-ils tous partis, subitement ?

Quelques minutes auparavant, le ciel avait brillé de feux d'artifice. Des vaisseaux en flammes s'étaient abattus à gauche et à droite. Et maintenant, c'était à peine s'il apercevait quelques traînards, loin là-haut, vers le sud.

Ça lui prit un moment pour avoir un net soupçon. Merci. Jill, pensa-t-il. Vas-y, fais-leur en baver de ma part.

Takkata-Jim

Takkata-Jim en bafouillait de rage. Il avait tant de choses à faire à la fois qu'il n'avait pas le temps de travailler sur les commandes de tir. En désespoir de cause, il émit une série d'impulsions pour fermer les mémoires de l'ordinateur par blocs entiers. Pour finir, quelque chose marcha. Le système offensif de la chaloupe s'éteignit.

Puis il vira le vaisseau barre à gauche et appliqua toute la gomme pour échapper au large déploiement de torpilles qui montait vers lui.

Les deux flottes fonçaient à présent l'une vers l'autre avec lui entre les deux.

Takkata-Jim tenta de plonger au cœur de la seconde flotte, de la traverser et de s'arrêter sur ses arrières, montrant ainsi par des actes ce qu'il n'avait pu transmettre par radio, qu'il cherchait leur protection.

Mais les contrôles restèrent sans réponse ! Il ne put se redresser de sa dernière manœuvre d'esquive ! Il devait avoir fermé trop de mémoires.

La chaloupe fila à angle droit des deux flottes convergentes, s'éloignant de l'une comme de l'autre.

Et l'une et l'autre amorcèrent leur virage pour le suivre.

Streaker

— Maintenant, dit-elle.

Le pilote n'eut pas besoin de se presser. Il avait déjà pris de la vitesse acquise ; il se contenta d'appliquer la pleine puissance. Les moteurs du Streaker rugirent et la nef quitta l'atmosphère dans un crépitant sillage d'ionisation. L'accélération fut sensible au travers même du champ de stase et même à l'intérieur de la passerelle inondée.

Le gris de la mer disparut derrière le blanc d'une couverture de nuages. L'horizon s'incurva, se fit arc et le Streaker tomba dans un océan d'étoiles.

— Ils nous suivent, tous ceux qui se battaient au-dessus de Kithrup.

— Combien sont-ils ?

— Une vingtaine. (Tsh't s'absorba un moment dans l'écoute de sa connexion neurale.) Ils forment grosso modo une colonne. Hormis un groupe un peu plus important à l'arrière, c'est-à-dire qu'il y en a deux qui semblent être de la même race. Je perçois des tirs. Ils continuent de se battre entre eux tout en nous poursuivant.

— Combien de vaisseaux dans le lot final ?

— Euh... sssix, je crois.

— Bon, voyons ce que ça va donner si nous pressons le pas.

La planète s'enfonça derrière eux alors que Lucky Kaa lançait à vitesse croissante le Streaker dans la direction choisie par Gillian.

Par-delà l'horizon de Kithrup, un combat de titans venait de s'amorcer. Durant quelques minutes, la masse de la planète le dissimula aux regards des Terriens puis, cette dernière rétrécissant, ils purent apprécier l'ampleur de la conflagration.

À un million de kilomètres de distance, l'espace s'était rempli de brillantes explosions et de hurlements dont le peu qui pénétrait les écrans métapsychiques suffisait à vous glacer d'horreur.

Ce fut Tsh't qui fit le premier commentaire :

— Les grands garçons se disputent Takkata-Jim. Cela nous laisse même une chance de sortir du système avant que ces deux grosses flottes ne puissent nous rattraper.

Gillian approuva d'un signe de tête. Le sacrifice de Toshio n'avait pas été vain.

— Bon, notre problème, ce sont ces petits mels qui nous filent le train. Il va falloir qu'on s'en débarrasse. On pourrait peut-être essayer de les semer en passant derrière la géante gazeuse. Dans combien de temps y serons-nous ?

— Difficile à dire, Gillian. Une heure, peut-être. Nous ne pouvons passer en surmultiplié à l'intérieur d'un système et nous traînons une masse largement excédentaire. (Elle se reconcentra un moment sur son écoute neurale.) Ceux qui sont à nos trousses ont pour la plupart cessé de se battre. Ils ont vraisemblablement subi des avaries mais je pense qu'au moins deux des vaisseaux de tête seront en mesure de nous rattraper vers le moment où nous croiserons au large de cette planète géante.

Gillian examina le cylindre de la holo. Kithrup avait rétréci aux dimensions d'une bille logée près du cercle inférieur avec, derrière elle, les étincelles d'une bataille. Il en montait un chapelet de petits points, les poursuivants du Streaker.

Dans la partie supérieure du caisson, une boule constituée de couches pastel superposées commençait à grossir. Un monde énorme de gaz gelés qui évoquait beaucoup Jupiter et dont la circonférence s'élargissait lentement mais de façon tout à fait perceptible.

Gillian arrondit les lèvres et sifflota.

— Bon, si nous pouvons les distancer un peu, je crois que nous allons pouvoir leur tendre une embuscade.

— Mais, Gillian, s'écria Tsh't en se retournant vers elle, ce sont des cuirassés alors que nous ne sommes qu'un vaisseau d'exploration de type Snark, alourdi de surcroît !

Gillian lui fit un large sourire.

— Justement, ma fille, ce n'est plus un simple Snark ! Cette coque thennanin peut faire autre chose que nous ralentir. J'ai bien l'impression qu'elle va nous permettre de leur jouer un tour auquel ils sont loin de s'attendre.

Elle ne prit pas la peine de préciser que, si l'occasion lui en était donnée, elle préférait s'attarder encore un peu dans le système, au cas où se produirait un miracle.

— Est-ce que tout est bien arrimé dans le vaisseau ?

— Selon la procédure habituelle, lui répondit Tsh't.

— Parfait. Veuillez donner à l'équipage l'ordre d'évacuer l'entrepont. Et que tout le monde se sangle à son poste.

Tsh't répercuta les consignes et revint vers Gillian avec une interrogation peinte sur ses traits.

— Notre lenteur est due à notre surcharge, n'est-ce pas ? commença Gillian. Et ils seront en mesure de nous tirer dessus bien avant que nous n'ayons pu nous mettre à couvert derrière la géante gazeuse et à plus forte raison atteindre les limites du système pour passer en surmultiplié, c'est ça ? Mais dites-moi. Tsh't, qu'est-ce qui nous surcharge ?

— Enfin, la coque thennanin I

— Mais encore ?

Tsh't avait l'air perdue.

Gillian l'aida.

 

: Effleurement vital :

: Substance où l'on se meut Comme l'air, on l'oublie :

: Toujours quand elle abonde :

 

Tsh't continua de fixer sur elle un regard vide. Puis elle comprit. Ses yeux s'écarquillèrent.

— Ah, c'est très astucieux. Ça peut vraiment marcher. Mais je suis contente que vous me l'ayez dit. L'équipage va vouloir s'habiller en conséquence.

Gillian essaya de claquer des doigts dans l'eau mais sans y réussir.

— Des combinaisons spatiales ! Vous avez raison, Tsh't ! Qu'est-ce que je deviendrais sans vous !

Galactiques

La bataille annexe entre les vestiges des flottes d'origine semble se décentrer de la planète, lui annonça un guerrier paha. Ils filent tous à la verticale de Kithrup derrière un vaisseau de grosse taille.

Krat, la Soro, acheva de peler sa prune de bruyère en réprimant la trémulation nerveuse qui lui montait dans le bras gauche.

Avez-vous identifié celui qu'ils poursuivent ?

On ne dirait pas que ce soit notre gibier. (Avec tact, le Paha évita de remarquer le soulagement visible de la Mère de la Flotte.) Ses dimensions ne correspondent pas aux normes terriennes. Nous avons posé comme première hypothèse un croiseur thennanin ayant subi de graves avaries bien que...

Oui ? fît Krat sur un ton malicieux.

Le Paha hésita.

Il a un comportement bizarre. Il est anormalement pesant et ses moteurs sonnent plutôt comme ceux des Tymbrimis. Mais nous sommes déjà trop loin pour que l'identification puisse être claire.

Krat grogna.

Quelle est notre situation ?

Nous suivons une course parallèle à celle des Tandus avec des accrochages entre nos flancs respectifs. Les deux flottes sont à la poursuite du petit astronef terrien et nous avons cessé l'un comme l'autre de tirer sur lui hormis lorsqu'il se rapproche trop de la trajectoire adverse.

Krat gronda.

Ce vaisseau nous entraîne toujours plus loin de la planète, plus loin de notre véritable gibier. Avez-vous envisagé que ce puisse être précisément le but de ce patrouilleur ?

Le Paha réfléchit un instant puis hocha la tête.

Oui, Mère de la Flotte. Ce serait une ruse caractéristique des Tymbrimis ou de ces sauvages de Terriens. Que suggérez-vous ?

Krat se sentait les mains liées. Ça ne pouvait qu'être une ruse et, pourtant, il lui était impossible d'abandonner la poursuite sans laisser du même coup la capture du petit astronef aux Tandus. Et plus cette chasse se prolongeait, plus les deux flottes subissaient de pertes.

Elle lança la prune au travers de la salle. Elle s'écrasa en plein centre de la spirale radiée de la Bibliothèque. Un Pila sursauta en poussant un cri de consternation puis eut l'insolence de lui lancer un regard noir.

Transmettez l'Appel à la Trêve Numéro Trois, ordonna Krat d'un air dégoûté. Contactez le Truqueur des Tandus. Nous devons mettre un terme à cette farce et retourner au plus vite vers la planète !

Une fois de plus, le Truqueur demanda au Dresseur :

Pouvez-vous réveiller l'Accepteur ?

Le Dresseur s'agenouilla devant le Truqueur et lui fit l'offrande de sa tête.

Je ne puis. Il est entré dans un état orgastique de sur-stimulation. Les manipulations opératrices n'ont rien donné.

Donc, nous ne disposons d'aucune technique paraphysique pour examiner cette poursuite derrière nous ?

Non, nous ne pouvons avoir recours qu'aux méthodes physiques.

Les jambes du Truqueur cliquetèrent :

C'est bon. Remettez votre tête et usez de votre ultime vouloir pour la placer dans ma vitrine à trophées.

Le Dresseur crépita son accord.

Puisse la nouvelle qui me poussera mieux vous servir.

Ainsi soit-il. Mais auparavant, suggéra le Truqueur, ouvrez une ligne d'entretien avec les Soros. Je serai évidemment dans l'obligation de m'amputer la jambe qui m'aura servi à leur parler mais dites-leur ce que nous devons à présent faire.

 

Buoult s'arracha d'un coup de dents quelques piquants du coude et s'en servit pour lisser les fanons de sa crête. Il avait vu juste en dégageant les six derniers vaisseaux thennanin de la bataille entre Tandus et Soros pour les ramener à temps vers la planète et participer à la poursuite.

Maintenant, il lui fallait remonter cette file d'astronefs délabrés lancés aux trousses d'une proie dont il était encore difficile de se faire une nette idée.

Plus vite, dit-il. Les autres n'ont aucune coordination entre eux. Pendant que les Tandus et les Soros pourchassent un leurre, nous constituons la seule escadrille de quelque importance dans les parages ! Nous devons les rattraper !

Loin devant les nefs thennanin, un capitaine gubru ébouriffait ses plumes en caquetant :

Nous les rattrapons ! Nous rattrapons cette espèce de mastodonte clopinant ! Et regardez, maintenant que nous n'en sommes plus loin, regardez à quel point il a l'air humain ! Ils se sont mis une carapace pour voler mais à présent que nous sommes juste derrière eux nous pouvons voir ce qu'il y a dans cette carapace et nous pouvons nous en emparer ! Oui, nous les rattrapons et ils vont être à nous ! Certes, nous pouvons encore subir un échec, mais la défaite totale n'est plus concevable.

Et si nous ne pouvons pus les attraper vivants, se remit- il en tête, nous pouvons toujours nous assurer que personne d'autre ne les aura.

Streaker

La gazeuse géante dominait à présent le paysage stellaire dans lequel le Streaker s'enfonçait péniblement.

— Ils s'attendent à ce que nous plongions droit dessus pour tracer une étroite hyperbole, expliqua Tsh't. C'est une tactique généralement efficace lorsqu'on est poursuivi à l'intérieur d'un système solaire. Une courte poussée au moment où on bascule à proximité de la planète peut se traduire par un changement de cap radical.

Gillian hocha la tête.

— Oui, c'est ce qu'ils attendent, pas ce que nous allons faire.

Elles regardaient les écrans où trois spots prenaient en grossissant forme solide... des vaisseaux dont les hideuses balafres de guerre n'avaient d'égales que la laideur des armes.

Devant, la masse de la planète envahit presque tout l'espace visible tandis que, derrière, la taille des vaisseaux continuait de croître.

— Tous les fen se sont-ils arrimés en lieu sûr ?

— Oui !

— Alors c'est à vous que revient le choix du moment, lieutenant. Vous avez plus l'expérience que moi des combats. Vous avez une claire idée du résultat escompté.

— Parfaitement claire, Gillian, répondit la fine en claquant des mâchoires.

Le Streaker piqua vers la planète.

— Bientôt... commença Tsh't en plissant les yeux. Oui... bientôt... ils vont être obligés...

Elle se concentra sur les sons-images qui lui étaient transmis par sa prise neurale. Un profond silence tomba sur la passerelle où l'on ne perçut plus que les cliquetis nerveux du sonar delphinien. Gillian se remémora des situations similaires à bord de vaisseaux humains où une bonne moitié de l'équipage sifflotait entre ses dents sans s'en apercevoir.

— Parez, dit Tsh't par interphone aux équipes des machines.

Les vaisseaux qui étaient à leur poursuite disparurent brièvement derrière la courbure de la planète.

— Allez-y ! cria-t-elle pour être sûre d'être entendue de Suessi. Ouvrez le sas arrière ! Toutes les pompes à plein rendement ! (Elle vira vers le pilote.) Larguez notre sonde-piège ! Accélération latérale extrême ! Appliquez, la stase pour compenser le recul de gravité jusqu'à un G ! Je répète, ne laissez qu'un G de gravité dans le vaisseau !

Plus de la moitié des tableaux de bord de la passerelle se couvrirent de clignotements rouges. Averti à l'avance, l'équipage se cramponna dans ses sangles tandis que le contenu de l'entrepont se déversait derrière le Streaker dans le vide de l'espace.

Le capitaine gubru avait des problèmes avec ce vaisseau pthaca qui mordait sur la trajectoire du sien et il réfléchissait sérieusement aux manœuvres à faire pour s'en débarrasser lorsque le maître-ordinateur se nul à croasser pour attirer l'attention.

Ils n'ont quand même pus pu faire ça ! s'étrangla le Gubru en contemplant avec horreur et incrédulité ses écrans. Il n'est pas possible qu'ils aient fait une telle chose ! Ils ne peuvent pas avoir eu l'idée d'un piège si diabolique ! Ils n'ont pas pu...

Il voyait en effet la nef pthaca entrer en collision à une large fraction de la vitesse de la lumière avec un obstacle qui n'était pas là quelques minutes auparavant.

Ce n'était qu'un courant de particules gazeuses qui dérivait en travers de leur chemin mais, pris ait dépourvu, le cuirassé pthaca s'était fracassé dessus comme contre un mur de pierre, ce que devenait en fait toute barrière, quelle que fut sa nature, passé un certain pourcentage de la vitesse de la lumière.

Virez de bord ! commanda le capitaine gubru. Et déchargez toutes nos pièces sur la proie !

Des rayons d'énergie incandescente jaillirent du destroyer gubru mais ils ne frappèrent que l'intangible paroi qui s'interposait à présent entre les Galactiques et les Terriens dont la nef virait à grande vitesse.

De l'eau ! piailla la créature avienne en déchiffrant l'analyse spectrale qui venait de s'afficher. Une race civilisée n'aurait pas trouvé l'idée d'un tel piège dans la Bibliothèque ! Une race civilisée ne se serait pas ravalée si bas ! Une race civilisée n'aurait pas...

Et il poussa un dernier cri lorsque son vaisseau heurta de plein fouet des nuages de neige.

Avec des mégatonnes en moins, le Streaker négocia dans le hurlement de ses moteurs soulagés une courbe autrement plus serrée que celle qu'il aurait pu espérer quelques minutes auparavant. Ses sas se refermèrent et l'air reprit lentement possession du domaine dont il avait été évincé quelques semaines plus tôt. L'anti gravité interne réapparut. L'équipage vêtu de combinaisons spatiales quitta les quartiers ménagés à l'intérieur de la coque pour rejoindre ses postes de manœuvre.

Dans la passerelle toujours immergée, Gillian contemplait l'annihilation de leurs deux plus proches poursuivants. Tout l'état-major poussa un unique cri de joie lorsque le troisième croiseur qui avait correctement commencé sa manœuvre d'esquive souffrit d'un incident mécanique qui le précipita contre les franges de la barrière de nuages. Il s'y transforma en boule aplatie de plasma.

— Les autres sont toujours hors de vue derrière la planète géante, dit Gillian. Après nous avoir pris en chasse depuis Kithrup, ils s'imaginent probablement avoir compris ce que nous faisons et n'auront jamais idée que nous puissions modifier brusquement notre cap.

Tsh't n'avait pas l'air aussi convaincue.

— Peut-être. Nous avons effectivement largué un leurre sur notre ancienne trajectoire. Il se peut qu'ils le suivent puisque ses radiations sont similaires aux nôtres. Du moins aimerais-je pouvoir parier qu'ils contournent bien la planète sur une course hyperboliqu-que.

— Et que nous n'aurons plus qu'à les cueillir au fur et à mesure qu'ils apparaîtront !

Gillian se sentait quelque peu prise de vertige. Il y avait une chance, juste une chance, qu'ils fussent en mesure de réussir leur coup, et de si bien le réussir qu'ils en tireraient la possibilité d'attendre Hikahi et Creideiki, d'attendre un autre miracle.

Le Streaker gémit en luttant pour négocier ce virage lof pour lof.

— Suessi dit que les entretoises de la coque subissent une forte contrainte, rapporta Lucky Kaa. Il demande si vous allez de nouveau couper la stase ou vous lancer dans une de ces... euh... il appelle ça des « ahurissantes manœuvres de bonne femme ». Je ne fais que répéter ses mots, commandant.

Gillian s'abstint d'une réponse que, de toute manière, Suessi n'attendait certainement pas.

Le Streaker acheva son demi-tour et reprit de la vitesse en revenant sur ses pas au moment même où deux croiseurs de plus surgissaient de derrière la planète géante.

— Allez, Tsh't, vous vous les faites, dit Gillian à la fine officier, et une fureur qu'elle avait contenue pendant des semaines entières se fit jour dans sa voix.

Ouais, je vous laisse le choix de la tactique à suivre mais vous vous les laites !

— Oui, lui répondit Tsh't qui remarqua les poings serrés de l'humaine. Tout de suite, ajouta-t-elle en sentant monter en elle les mêmes sentiments.

Puis elle vira sur elle-même et s'adressa aux équipes de la passerelle.

 

: Patiemment :

: Nous avons supporté les injures Patiemment :

: Résisté aux manœuvres malignes À présent :

: Nous cessons d'avoir cette patience Nous joignons :

: Logique et songe en un seul combat ! :

: La passerelle entière retentit de hourras. :

:  Et le Streaker fondit sur l'ennemi sidéré. :

 

Galactiques

La voix de la matriarche soro grondait dans la toile des communications.

Donc, nous sommes d'accord pour cesser cette poursuite et joindre nos forces ?

Le Truqueur tandu se promit de s'amputer de deux jambes et non d'une pour la honte d'en venir à cet accord.

Oui, répondit-il. Si nous continuons comme par le présent, nous ne ferons qu'user nos forces sans aboutir à rien. Vous, Soros, vous avez beau être de la vermine, vous vous battez bien. Unissons-nous et finissons-en.

Krat rendit les choses explicites.

Nous jurons par le Pacte Numéro Un, le plus ancien, le plus irrévocable que l'on puisse trouver dans la Bibliothèque, (le capturer ensemble les Terriens, de leur arracher ensemble leurs secrets, et de déléguer ensemble des émissaires vers nos ancêtres pour les laisser juges du différend qui nous oppose.

— Convenu, fit le Tundu. À présent, qu'on en finisse ici et qu'on se tourne vers notre proie pour ensemble nous en emparer.

Takkata-Jim

Il comprenait à présent ce que les humains entendaient par « une promenade en traîneau à la mode de Nantucket ».

Il était exténué. Il avait l'impression de fuir depuis des heures. Chaque fois qu'il tentait de dévier la chaloupe droite ou à gauche pour se rendre à l'une des flottes, l'autre lui opposait la barrière d'un tir nourri qui le forçait à reprendre sa course médiane.

Depuis quelque temps, il détectait un long cordon de vaisseaux qui s'éloignait de Kithrup dans la direction opposée. Il avait vite compris que le Streaker s'évadait.

C'est donc la fin, se dit-il. J'ai fait mon devoir comme je l'entendais et j'ai voulu sauver ma vie en même temps Maintenant, la mort est sur moi. Mon plan a échoué.

Je suis perdu. Je ne puis rien espérer d'autre que, peut-être, donner quelques minutes de plus au Streaker.

Depuis quelque temps aussi, les deux flottes avaient cessé de se mitrailler mutuellement les flancs en le poursuivant. Il avait également compris qu'ils étaient parvenus à un accord.

Soudain, le code de contact de base en Galactique Un bourdonna dans son récepteur. Le message était simple : « Arrêtez-vous et offrez votre reddition ;) la flotte unie soro-tandue. »

Takkata-Jim claqua les mâchoires. Il ne pouvait répondre, faute d'émetteur. Mais s'il freinait à mort et s'immobilisait dans l'espace, ils prendraient certainement ça pour une reddition.

Il les laissa répéter trois fois le message puis commença de décélérer... mais progressivement. Avec une extrême lenteur, en étirant le temps.

Lorsque les Galactiques se furent rapprochés, que leur imminence sonna comme un glas, Takkata-Jim poussa un soupir et ranima les commandes de tir de la chaloupe.

L'embarcation fil une embardée alors que de petits missiles en jaillissaient puis Takkata-Jim appliqua de nouveau la poussée maximum.

Lorsque les deux flottilles déchargèrent simultanément des volées de missiles contre lui, il tenta de s'échapper, bien sûr. Renoncer eût été indigne.

Mais il n'avait plus le cœur à fournir un trop grand effort. Il occupa l'essentiel de son attente à travailler un poème.

 

: Tristesse infinie :

: Pour un fin — fût-il moi — Qu'une mort solitaire :

 

Slreaker

L'embuscade derrière la géante gazeuse avait le charme de l'imprévu. Lorsque l'ennemi se rapprocha, usant de la forte gravité de la planète pour basculer sur une hyperbole serrée, il n'était pas du tout préparé à subir une attaque sur son flanc.

Le Streaker donnait l'impression d'être immobile auprès de ces croiseurs qui piquaient à une vitesse vertigineuse. Il tissa sur leur passage un dense réseau d'antimatière et l'un des cuirassés se transforma en boule de feu avant même d'avoir pu être identifié par les ordinateurs terriens. Des semaines de combat ininterrompu avaient probablement endommagé ses écrans.

L'autre croiseur était en meilleur état. Ses écrans s'embrasèrent d'une sinistre luisance violette et de fines traînées de métal en explosion coururent sur sa coque. Mais il passa au travers du piège et décéléra furieusement.

— Pas de chance, il va manquer toutes nos mines, dit Tsh't. Je n'ai pas eu le temps de les disposer à la perfection.

— On ne peut pas tout avoir, lui répondit Gillian. Il va déjà mettre quelque temps à se retourner vers nous.

Tsh't examina ses écrans tout en restant à l'écoute de ses connexions neurales.

— Il risque même d'être très lent à le faire si ses moteurs continuent à le lâcher. Actuellement, il pique en vrille vers la planète I

— Superbe. Laissons-le tranquille et occupons-nous des autres.

La course du Streaker l'entraînait à présent toujours plus loin de la planète vers le groupe d'adversaires suivant, cinq vaisseaux qui avaient assisté à une partie de l'embuscade et rectifiaient en conséquence leur plongée.

— C'est maintenant que nous allons vraiment juger de l'effet du Cheval Marin de Troie, dit Gillian. Le premier lot était assez près pour reconnaître nos moteurs à leur bruit et comprendre que nous sommes des Terriens. Mais ces types-là sont encore trop loin. Suessi a-t-il réglé nos échappements d'énergie sur les normes thennanin comme prévu ?

Wattacéti répondit à la question par un sifflement de confirmation.

— C'est fait. Suessi tient seulement à vous rappeler que nos moteurs ne sont quand même pas thennanin.

— Remerciez-le de ma part. Maintenant, nos vies dépendent de ce qu'ils soient aussi peu imaginatifs que Tom les considérait. Portez la puissance des écrans psi au maximum !

— Bien, commandant.

Les voyants des détecteurs d'énergie s'allumèrent alors que les vaisseaux qui fonçaient sur eux les balayaient de rayons sondeurs. L'assortiment disparate de nefs E.T. parut hésiter puis devint un foyer de divergence.

— Les croiseurs un, quatre et cinq accélèrent pour nous éviter ! annonça Tsh't, et la passerelle s'emplit du caquetage des applaudissements delphiniens.

— Et les autres ?

Un bras manipulateur de Tsh't se tendit vers deux des points suspendus dans le caisson cylindrique de la holo.

— Ils freinent et se préparent à combattre ! Nous venons de recevoir un appel radio en Galactique Dix. Un défi rituel ! Ils croient vraiment que nous sommes des Thennanins mais ils sautent simplement sur l'occasion d'en finir avec cette faction.

— Oui sont-ils ?

— Les Frères de la Nuit !

L'écran de grossissement montrait à présent deux énormes cuirassés, noirs et sinistres, qui approchaient avec une lenteur toute apparente.

Que faire ? Gillian ne laissa rien transparaître de ses émotions. Elle savait que tous les fen la regardaient.

Nous ne pouvons songer à les semer. Surtout pas si nous continuons d'imiter le bruit des moteurs thennanin et de traîner ce lourd déguisement. Mais seul un fou tenterait de les affronter en combat direct.

Un fou de génie comme Tom, songea-t-elle avec un sourire intérieur. Ou comme Creideiki. Si l'un d'eux était à ma place aux commandes de ce vaisseau, je me mettrais tout de suite à préparer des messages de condoléances pour les proches de ces Frères de la Nuit.

— Gillian ? fit Tsh't, nerveuse.

Gillian se reprit. Décide. Décide vite !

Elle fixa les monstrueux vaisseaux qui grossissaient sur les écrans.

— On leur passe sous le nez, dit-elle. Cap sur Kithrup.

Galactiques

Nous devons laisser la moitié de notre flotte de coalition aux abords de la planète pour interdire toute retraite aux autres. Il nous faut aussi dépêcher des escadrilles pour nettoyer ce qui pourrait être resté sur tes lunes et examiner de plus près ce qui se passe derrière cette géante gazeuse.

Le Truqueur de la Chasse Tandue n'avait plus que quatre jambes sur les six que la Nature accordait à sa race. Krat, l'amirale soro, se demandait quelle sorte d'accident avait pu arriver au chef suprême de ses déplaisants alliés.

Non que cela eût une réelle importance. Krat rêvait en fait du jour où elle pourrait arracher de ses propres mains les membres restants du Truqueur ainsi que tous ses bourgeons de têtes.

Est-il possible que ce soit notre gibier qui cause un tel émoi dans les environs de cette planète extérieure ? se demanda-t-elle.

Sur l'écran, l'expression du Tandu était parfaitement indéchiffrable.

Tout est possible, même l'impossible. (Ça sonnait visiblement comme un proverbe tandu.) Mais, quoi qu'il en soit, cette proie ne saurait s'échapper, même des faibles griffes de ces trainards. Si c'est bien notre gibier, et si c'est eux qui le capturent, ils vont inévitablement se le disputer. Nous n'aurons plus qu'à intervenir pour le leur reprendre.

Krat hocha la tête. La démonstration était élégante.

Bientôt, se dit-elle. Bientôt nous allons pouvoir extorquer aux Terriens ce qu'ils savent ou bien nous le trouverons en fouillant l'épave de leur vaisseau. Et, peu après, nous aurons le privilège d'être en présence de nos ancêtres.

Il faut toutefois que je pense à épargner quelques humains et quelques dauphins une fois qu'ils m'auront livré les coordonnées de la flotte des Progéniteurs. Mes clients n'apprécient pas trop que je me serve d'eux pour mes divertissements. Cela m'éviterait des ennuis si je pouvais m'amuser en dehors de la famille.

Et elle se complut à évoquer avec nostalgie un mâle bien combatif de sa propre espèce tandis qu'un détachement de treize vaisseaux appartenant aux forces alliées soro-tandues s'élançait vers la géante gazeuse.

Streaker

— Ailerons de stase bâbord endommages ! annonça Wattacéti. Toutes les rampes lance-missiles dans ce secteur sont hors d'usage.

— La coque interne a-t-elle été touchée ? s'enquit avec anxiété Gillian.

— Non. Jusqu'à présent, c'est celle du croiseur thennanin qui encaisse les chocs mais Suessi dit que l'armature de renforcement commence à faiblir.

— Ils vont essayer de concentrer leur feu sur notre flanc bâbord maintenant qu'il est déjà entamé, dit Tsh't. Et ils s'attendent à nous voir esquiver. Batterie de missiles tribord ! Tirez des mines à quarante degrés d'azimut par cent sud ! Ralentissez la poussée. Sourdine sur les fusées

— Mais... il n'y a personne là.

— Ils vont y être ! Feu ! Barre à gauche deux radians minute puis on stabilise à une minute !

Le Streaker frémit et gémit en virant avec lenteur dans l'espace. Ses écrans jetèrent d'inquiétantes lueurs vacillantes sous l'assaut de rayons dont il n'aurait jamais pu espérer soutenir la violence. Pas un seul coup n'avait encore été porté aux Frères de la Nuit qui n'avaient aucune peine à gratter du terrain sur sa fuite pesante.

De son cône d'ombre s'échappèrent en bouffées nonchalantes six petits missiles qui ne tardèrent pas à couper toute poussée. Le Streaker vira lentement pour protéger son flanc blessé, avec légèrement plus de lenteur que ce dont il était capable.

Y sentant l'indice d'une faiblesse fatale, l'ennemi vira de même en continuant d'arroser sous un tir nourri le défaut de ce qu'il pensait être la réelle cuirasse de son adversaire.

Chaque fois que les rayons traversaient les écrans et venaient frapper la carapace thennanin, la secousse se transmettait jusqu'au vaisseau. La stase vacillait, leur donnant à tous une impression de déjà vu. Même à l'intérieur de la passerelle inondée, les claques qu'ils recevaient envoyaient parfois bouler les fen de la passerelle hors de leur poste. Les indicateurs d'avarie braillaient rapport sur rapport où il n'était question que de fumée, de feu, de blindage en fusion et de pans de coque qui cloquaient.

Les deux croiseurs dérivèrent en confiance dans le champ de mines. Les missiles explosèrent.

Blanche comme un linge, Gillian accrocha les mains à une rambarde. Via les capteurs qui n'avaient pas encore été volatilisés, l'ennemi disparut derrière le bouillonnement d'un nuage de gaz.

— Poussée maximum ! Vingt degrés par deux cent soixante-dix ! cria Tsh't. On cesse de rouler, on fonce !

Les moteurs bousculés se débattirent. La charpente qui maintenait le Streaker dans sa carapace de protection gémit sous l'accélération qu'il prenait sur ce nouveau cap.

— Bénie soit cette maudite coque thennanin ! soupira l'un des fen. Ces rayons-là auraient pu faire de nous du pain en tranches !

Gillian scruta l'un des rares caissons holo qui fussent restés opérationnels, tentant de percevoir quelque chose dans le déploiement des volutes de fumée et de débris. Elle finit par distinguer l'ennemi et hurla de joie.

— Touché ! Nettement touché !

L'un des cuirassés avait un trou béant dans son flanc. Le métal en fusion continuait de s'ourler sur les lèvres de la plaie et tout le croiseur frémissait d'explosions secondaires.

L'autre ne paraissait pas avoir subi de dommages mais il était visiblement plus circonspect qu'avant.

Oh, continue d'hésiter comme ça, lui dit-elle en silence. Laisse-nous prendre de l'avance.

— Il y en a déjà d'autres dans les parages ? demanda-t-elle à Tsh't. (Dans la négative, elle était prête à redonner aux moteurs toute leur puissance et à s'en foutre pas mal qu'on les reconnût comme des Terriens !)

Le lieutenant plissa les yeux.

— Oui, Gillian. Six autres. Et qui approchent à grande vitesse. (Tsh't secoua la tête.) Pas moyen de leur échapper, je crois. Désolée. Gillian. Ils seront là trop vite.

— Les Frères se sont décidés. Ils nous poursuivent ! annonça Wattacéti.

Tsh't leva les yeux au ciel. Gillian approuva en silence.

On ne les aura pas deux fois.

— Suessi appelle. Il veut savoir sssi..

Gillian soupira.

— Dites-lui que dans le proche avenir il n'y a pas d'astuce de bonne femme en perspective. Je suis à court d'idées.

Les deux cuirassés se rapprochaient de la queue du Streaker. Ils retenaient encore le tir, se ménageant pour l'assaut final.

Gillian pensa à Tom. Elle ne pouvait s'empêcher de se dire qu'elle avait raté son coup.

C'était un bon plan, chéri. J'aurais seulement préféré que son application bénéficiât de ta compétence.

L'ennemi descendait sur eux, énorme, menaçant.

Puis Lucky Kaa hurla :

— Vecteur modifié ! (La queue du pilote battit furieusement l'eau.) Ils fichent le camp comme des mulets !

— Mais ils nous tenaient ! s'écria Gillian.

— C'est les autres, Gillian ! (Tsh't en bondissait de joie.) Les six vaisseaux qui foncent sur nous !

— Quoi ? Qu'est-ce qu'ils ont ?

Le visage de Tsh't se fendit du plus large sourire que pût avoir une néo-dauphine.

— Ce sont des Thennanins ! Ils ont ouvert le feu. Et ce n'est pas sur nous qu'ils tirent !

Les écrans montraient à présent les deux croiseurs qu'ils avaient eus à leur poursuite en train de fuir non sans décocher des volées de missiles à la mini-flottille qui entrait en lice.

Gillian éclata de rire.

— Wattacéti ! Dites à Suessi qu'on ramène tout au ralenti et qu'on déverse de la fumée. Nous allons jouer le rôle d'un fier soldat gravement blessé.

Le vieil ingénieur prit son temps pour leur répondre

— Il dit que ça ne va pas poser de problèmes, transmit Wattacéti. Pas de problème du tout !

Galactiques

Des vagues d'émotion soulevèrent la crête de Buoult. Le Flamme de Krondor était là, devant eux, gravement blessé mais fier encore. Il avait toujours cru ce vieux cuirassé perdu depuis le premier jour de la bataille ainsi que son commandant, le baron Ebremsev. Buoult avait hâte de revoir son vieux camarade.

N'avons-nous toujours pas de réponse ? demanda-t-il à l'opérateur.

Non, commandant. Le vaisseau est silencieux. Il est possible qu'ils ne se soient toujours pas remis d'un coup qui... Attendez ! Je capte quelque chose ! Un signal lumineux en langage clair ! Ils le lancent depuis l'une des baies avant.

Buoult se pencha vers l'opérateur.

Qu'est-ce qu'ils disent ? Ont-ils besoin d'aide ?

« Armements et liaisons détruits, récita l'opérateur à mesure qu'il déchiffrait le clignotement de lumière. Les systèmes de survie et les commandes auxiliaires sont toujours en service... Terriens droit devant, pourchassés par quelques nefs de la racaille... Sommes astreints à nous replier... Bonne chasse... Flamme de Krondor terminé. »

Buoult trouvait ce message étrange. Pourquoi Ebremsev désirait-il renoncer s'il pouvait encore suivre et si, pour le moins, il échappait ainsi au feu de l'ennemi ?

Peut-être ne faisait-il cet ostensible sacrifice que pour ne pas les retarder. Buoult allait insister pour lui envoyer des renforts lorsque l'officier de communication reprit la parole :

Commandant ! Un escadron vient de surgir de derrière la planète aquatique ! Il compte au moins dix vaisseaux ! Ce sont des Soros et des Tandus mêlés !

Buoult fléchit un court instant la crête.

Ainsi, les hérétiques avaient fini par s'allier.

— Il nous reste une chance ! On se lance immédiatement à la poursuite des fugitifs ! Peut-être même triompherons-nous de ces trois ou quatre ruines au moment où elles auront arraisonné les Terriens et où nous pourrons ainsi partir avant l'arrivée des Tandus et des Soros.

Alors que son vaisseau bondissait vers l'extérieur du système, Buoult adressa un message retour au Flamme de Krondor.

« Puissent les Grands Esprits demeurer à vos côtés ! »

Streaker

— C'est un ordinateur joliment sophistiqué que vous nous avez caché là pendant tout ce temps, constata Tsh't.

Gillian sourit.

— En fait, cette machine est à Tom.

Les fen échangèrent des regards entendus. Voilà qui expliquait tout.

Gillian remercia la Niss pour sa traduction thennanin au pied levé. D'un essaim d'étincelles qui flottait près d'elle et mêlait ses pirouettes aux bulles d'effervescence de l'oxyeau surgit le chuchotement d'une réponse.

— Pouvais-je agir autrement, Gillian Baskin ? Vous autres, ramassis de Terriens égarés au fond de l'espace, vous avez réussi à rassembler plus d'informations en courant de catastrophe en catastrophe que mes maîtres n'ont pu en obtenir de leurs patientes recherches au cours de ces mille dernières années. Rien que le chapitre concernant l'Élévation sera du plus haut intérêt pour les Tymbrimis qui sont toujours friands d'apprendre... même si l'enseignement leur vient de jeunes-loups.

La voix s'évanouit ainsi que les étincelles avant même que Gillian n'eût pu concevoir une réponse appropriée.

— L'équipe du signal est de retour des baies avant, Gillian, lui dit Tsh't. Les Thennanins sont partis à la poursuite de nos ombres. Mais ils vont revenir. Que faisons-nous maintenant ?

Gillian commençait à succomber aux tremblements de la réaction adrénalienne. Elle n'avait rien envisagé au-delà de ce point. Il n'était qu'une chose au monde qu'elle voulût désespérément faire, une seule direction qu'elle voulût prendre à présent.

— Kithrup, dit-elle en un souffle.

Puis elle se reprit.

— Où en est Kithrup ? demanda-t-elle en se tournant vers Tsh't, sachant très bien quelle allait être la réponse mais tendue dans le désir qu'il n'en fût rien.

Tsh't secoua lentement sa tête satinée.

— Trop tard, Gillian. Il y a toute une flottille en orbite autour de Kithrup. Ils ne se battent plus. Ce doit être le vainqueur.

« Et une escadrille monte droit sur nous. Une grosse. Et je n'ai pas envie qu'ils s'approchent assez près pour voir qui nous sommes.

Gillian hocha la tête. Sa voix semblait s'être bloquée mais elle parvint à sortir un mot :

— Nord.

«C'est ça. Cap sur le nord galactique, Tsh't... vers le point de transfert. Pleine vitesse. Lorsque nous en serons assez près, nous larguerons le Cheval Marin et nous quitterons cet endroit maudit d'Ifni avec... avec les cendres que nous lui aurons arrachées.

Les dauphins retournèrent à leur poste. Le vrombissement des moteurs monta en puissance.

Gillian nagea jusqu'à un point où la coupole de cristal donnait sur une meurtrière pratiquée dans la coque thennanin et d'où l'on pouvait voir directement les étoiles.

Le Streaker prit de la vitesse.

Galactiques

Le détachement soro-tandu gagnait du terrain sur la colonne étirée des fugitifs.

Maîtresse, un Thennanin très endommagé s'approche du point de transfert sur une trajectoire de fuite.

Krat se tortilla sur son coussin en feulant :

Et alors ? Ce n'est pas lu première fois qu'un vaisseau quitte l'arène ! Tout le monde s'efforce toujours d'évacuer ses blessés. Pourquoi me dérunge-t-on alors que nous les rattrapons presque !

Le petit officier de détection pila détala se réfugier dans son trou lundis que Krat se penchait sur sa première rangée d'écrans.

Et si nous étions dans l'erreur ? se demanda-belle. Nous poursuivons des Thennanins qui sont à la poursuite de rescapés d'autres factions qui, eux-mêmes, poursuivent qui ? Ces imbéciles risquent même d'être en train de se donner la chasse l'un l'autre.

Ça n'avait pas d'importance, en fait. L'autre moitié de la flotte soro-tandue orbitait autour de Kithrup. D'une manière ou d'une autre, les Terriens étaient pris.

Quant aux Tandus, songea-t-elle, nous nous en occuperons en temps voulu puis nous irons seuls à la rencontre des grands anciens.

Maîtresse ! hurla le Pila sur un ton suraigu. Nous captons un communiqué en provenance du point de transfert !

Que l'on m'interrompe encore une seule fois avec des rapports sans intérêt et... gronda-t-elle en agitant un ergot nuptial menaçant.

Mais le client s'obstinait ! Le Pila osait continuer de l'interrompre !

Maîtresse ! C'est le vaisseau terrien ! Ils nous ont joués ! Maintenant, ils nous narguent ! Ils...

Fuis voir ! siffla Krat. Ce doit être une ruse ! Fais-moi voir tout de suite !

Le Pila repartit en se dandinant vers sa section. Sur l'écran principal de Krat apparut l'image d'un homme entouré de plusieurs dauphins. D'après les courbes de l'homme, elle devinait (pie c'était une femme, probablement leur chef.

... créatures stupides, indignes du nom de « sophontes » ! Indécrottables crétins pré-cognitifs qui ont grandi sous la férule de patrons débiles ! Nous vous avons glissé entre les pattes en dépit de toute votre puissance de feu. Nous vous avons échappé en nous tordant de rire devant votre lourdeur, votre maladresse, car nous n'avons jamais douté de réussir. Et, maintenant que nous avons une réelle longueur d'avance, vous ne pourrez jamais nous rattraper, pitoyables créatures. Quelle meilleure preuve que c'est nous que les Progéniteurs favorisent, nous et pas vous. Que c'est nous...

Et la femme continua de la narguer. Krat l'écouta, en rage, mais aussi en savourant l'art indéniable de l'humaine.

Ils sont meilleurs que je ne le pensais, se dit-elle. Leurs insultes sont certes terre à terre et quelque peu portées à l'outrance, ils n'en ont pas moins du talent. Ils méritent une mort lente et honorable.

Maîtresse ! Les Tandus qui nous accompagnent viennent de modifier leur cap ! El l'autre moitié de leur flotte quitte Kithrup en direction du point de transfert !

Krat siffla désespérément :

On les suit ! On les suit tout de suite ! La chasse ne fait que continuer !

Avec résignation, l'équipage se remit à ses tâches. Le vaisseau terrien était en bonne position pour leur échapper. En mettant les choses au mieux, la poursuite allait être très longue.

Krat se rendit compte qu'elle ne serait jamais rentrée à temps pour les épousailles. Elle allait mourir ici, loin de chez elle.

Sur son écran, la femme continuait de les narguer.

— Bibliothécaire ! Appela-t-elle soudain. Je ne comprends pas certains mots de l'humaine. Cherchez ce que l'expression « gna-gna-gna » signifie dans leur langue bestiale de jeunes-loups !

Tom Orley

Assis en tailleur à l'ombre d'une épave sur une natte de joncs tissés, il écoutait les derniers marmonnements d'un volcan qui retournait au silence. Sa méditation sur sa propre faim l'avait amené à prêter l'oreille à la douceur humide des bruits qui montaient de cette plaine végétale s'étendant à l'infini et il avait fini par leur trouver une beauté familière. Les rythmes entremêlés des clapotis formaient un fond sonore qui l'aidait à se concentrer.

En face de lui, posée sur la natte, tel un mandata, la bombe à messages qu'il n'avait jamais lancée. La petite boule brillait dans la clarté de cette première belle journée depuis des semaines dans l'hémisphère nord de Kithrup. La lumière s'accrochait particulièrement aux endroits où le métal avait reçu des chocs. Des reflets couraient aussi sur sa surface granuleuse.

Où es-tu maintenant ?

Dans une transe bercée par les vagues roulant sous le tapis végétal, il dérivait d'un niveau de conscience à l'autre, tel un vieillard qui farfouille dans son grenier, tel un vagabond de jadis regardant sans grande curiosité défiler le paysage entre les planches de ridelle du camion qui le véhicule

Où es-tu maintenant, mon amour ?

Il se remémora un haïkaï du grand poète japonais du dix-huitième siècle, Yosa Buson.

La balle d'enfant

Que tout un printemps les pluies Sur le toit trempèrent.

En contemplant les images abstraites que formaient les ponctuations de la bombe sphérique, il écoutait les crissements et les glissements dans la jungle plate — la fuite de ses petites bestioles et le bruissement de ses feuilles couchées dans le vent.

Où est cette part de moi-même qui m'a quitté ?

Il appela en lui la lente pulsation d'un monde océan, contempla les dessins dans le métal, et, au bout d'un certain temps, dans les creux et les bosses de la bombe, des réflexions lui firent naître une image.

Une forme courte et ramassée approcha d'un point qui était un non-point, une brillante noirceur dans l'espace. Il posa son regard sur elle et la vit s'ouvrir Des craquelures se creusèrent dans l'épaisse carapace, comme lorsqu'un œuf éclot. Les morceaux de coquille s'épanouirent et en leur centre demeura un mince cylindre bosselé qui évoquait un peu une chenille. La chose était baignée dans un nimbe miroitant, une couche de probabilité en prise qui continuait même de durcir sous ses yeux.

Ce n'est pas une illusion, conclut-il. Ça ne peut pas en être une.

Il s'ouvrit à l'image, l'accepta et, de la chenille, une pensée vola vers lui.

Des poiriers en fleur, une femme au clair de lune y lit une lettre...

Ses lèvres qui n'en finissaient pas de guérir lui firent mal lorsqu'il sourit. C'était un autre haïkaï de Buson. Son message était aussi peu ambigu que possible, compte tenu des circonstances. Elle avait saisi au vol son poème de transe et lui avait fait une réponse en conséquence.

— Jill... émit-il aussi fort qu'il le put.

La chenille dans son cocon de stase parvint à proximité d'un grand trou dans l'espace. Elle plongea droit vers ce non-lieu, se fit de plus en plus transparente puis disparut.

Tom resta encore longtemps parfaitement immobile à regarder les hautes lumières sur la sphère de métal grené se modifier à mesure que la matinée s'écoulait.

Enfin, il parvint à la conclusion que ni lui ni l'univers n'auraient rien à perdre de ce qu'il commençât de songer à sa survie.

Le canot

— À vous deux, les mels, vous n'avez pas encore été fichus de comprendre ce qu'il dit ?

Keepiru et Sah'ot jetèrent un bref regard sur Hikahi puis retournèrent à leur discussion sans lui répondre, se pressant autour de Creideiki pour tenter d'interpréter ses directives sinueuses.

Hikahi leva les yeux au ciel et se tourna vers Toshio.

— Vous croyez qu'ils songeraient à m'inclure dans leur séance ? Après tout, Creideiki et moi, nous sommes intimes !

Toshio haussa les épaules.

— Le capitaine a besoin de Sah'ot pour ses compétences linguistiques et de Keepiru pour son expérience de pilote. Mais vous n'avez qu'à voir leur visage ; ils sont déjà plus qu'à moitié immergés dans le Songe Cétacé. Tant que vous êtes le commandant, nous ne pouvons pas nous permettre de vous voir plonger vous aussi dans cet état.

— Mouiiis... fit Hikahi dans un petit bouillonnement d'écume. (Elle n'avait pas l'air très convaincue.) Je suppose que vous avez terminé l'inventaire, Toshio ?

— Oui, commandant. J'ai dressé la liste par écrit. Nous avons assez de vivres en stock pour franchir le premier point de transfert et tenir au moins jusqu'au suivant. Le problème, c'est que nous sommes au milieu de nulle part et qu'il nous faudra faire au minimum cinq bonds de transfert pour approcher de la civilisation. Nos cartes sont tristement peu adaptées à un aussi long voyage auquel nos moteurs risquent en outre de ne pas trop bien résister. Et il est rare que des vaisseaux de notre taille aient même réussi à franchir correctement les tunnels de transfert. À part ça, et l'entassement dans lequel nous allons vivre, tout va bien, je crois.

Hikahi soupira.

— De toute façon, nous n'avons rien à perdre à essayer. Au moins, les Galactiques sont tous partis.

— Ouais, approuva Toshio. Superbe la manière dont Gillian les a nargués depuis le point de transfert. Ça nous a permis de savoir que nous n'avions plus les Eatees sur le dos.

— Ne dites pas « Eatees », Toshio, c'est impoli. Si vous prenez cette habitude, vous risquez un jour d'offenser un brave Kanten ou un Linen.

Toshio ravala sa salive et dodelina de la tête. Où que ce fût, quand que ce fût, avait-on jamais vu un lieutenant lâcher la bride à un middie ?

— Oui, commandant, dit-il.

Hikahi sourit puis éclaboussa le jeune homme d'un petit claquement de mâchoires.

 

: Pense alors au devoir :

: Toi que les requins craignent Car nulle récompense :

: N'a saveur plus serment :

 

Toshio rougit et hocha la tête.

Le canot redémarra. Keepiru était de nouveau sur la rampe de pilotage alors que Sah'ot et Creideiki continuaient de converser avec passion dans ce rythme semi- primal qui ne cessait de faire courir des frissons dans le dos d'Hikahi. Et Sah'ot qui prétendait que le capitaine avait choisi à dessein cette intonation !

Elle n'avait pas encore fini de s'habituer à l'idée que l'infirmité de Creideiki pouvait lui avoir ouvert des portes au lieu de lui en fermer.

Le canot prit son essor au-dessus de la mer et accéléra vers l'est, conformément aux intuitions de Creideiki.

— Comment va le moral des passagers ? demanda Hikahi à Toshio.

— J'ai l'impression que ça va. Les deux Kikwis sont contents du moment qu'ils sont avec Dennie. Et Dennie est heureuse... enfin, ça va bien pour elle actuellement.

Hikahi était amusée par l'embarras du jeune homme à propos des autres préoccupations de Dennie. Elle était bien contente que les deux jeunes humains fussent liés par des sentiments comparables à ceux qui l'unissaient à Creideiki.

Car, en dépit de ces nouveaux aspects quelque peu étranges de sa personnalité, Creideiki était foncièrement resté le même, ne fût-ce que dans son attitude vis-à-vis de cette nouveauté dont il semblait seulement aborder l'exploration. Il lui était toujours aussi difficile de parler mais il savait exprimer la puissance de son intellect — et sa tendresse — par d'autres moyens.

— Et Charlie ? demanda-t-elle à Toshio.

Le midship poussa un soupir.

— Il est toujours mort de honte.

Un jour après le séisme, ils avaient repêché le chimpanzé en pleine mer, accroché à un tronc d'arbre. Pendant dix heures, il était resté incapable d'articuler un mot et n'avait cessé de grimper aux parois de la minuscule cale du canot.

Il s'était finalement calmé puis avait avoué s'être réfugié au sommet d'un arbre juste avant que l'île ne volât en éclats. Il en avait eu la vie sauve mais le stéréotype continuait de l'accabler.

Toshio et Hikahi vinrent se placer derrière le poste de Keepiru et contemplèrent les vagues qui défilaient rapidement sous le canot. Par moments, l'océan se faisait vert vif tandis qu'ils survolaient des plaines de sargasses enchevêtrées. La petite embarcation filait droit vers le soleil.

Cela faisait près d'une semaine qu'ils cherchaient. Presque depuis que le Streaker avait décollé.

Ils avaient d'abord trouvé Toshio qui nageait délibérément vers l'ouest à leur rencontre, décidé à tenir le plus longtemps possible. Dennie les avait alors conduits jusqu'à une autre île où elle savait trouver une tribu de Kikwis et, pendant qu'elle négociait un accord avec eux, ils s'étaient mis en quête de Charles Dart qu'ils avaient donc fini par repêcher au large.

Des Sténo de Takkata-Jim, en revanche, ils n'avaient trouvé nulle trace.

Ensuite, ils s'étaient lancés dans cette ultime recherche apparemment vaine. Cela faisait déjà plusieurs jours qu'ils ratissaient l'hémisphère nord de la planète.

Hikahi était sur le point de renoncer. Ils ne pouvaient pas continuer ainsi à perdre du temps et à puiser sur leurs réserves. Surtout pas avec le voyage qui les attendait.

Non qu'ils eussent vraiment une chance de réussir, d'ailleurs. Personne ne pensait qu'une telle entreprise n'eût jamais été tentée. Traverser la galaxie d'un bout à l'autre à bord d'un canot ravalait l'odyssée du capitaine Bligh, abandonné en plein Pacifique à bord de la chaloupe du Bounty, au rang de simple promenade en mer par un bel après-midi d'été.

Elle gardait évidemment ses appréhensions pour elle. Creideiki et Keepiru avaient sans doute une idée claire de ce qui les attendait. Toshio semblait déjà en avoir soupçonné une part. Il était inutile d'en informer les autres, du moins pas avant d'avoir été dans l'obligation de procéder à une quatrième diminution des rations.

Elle soupira.

 

: De quoi fit-on :

: Jamais nos héros De mets et de fems :

: Qui comme nous S'efforcèrent... :

 

Le cri de victoire flûté que poussa Keepiru fut comme une sonnerie de trompette. Il se mit à s'agiter sur sa rampe en couinant. Le canot roula de droite et de gauche comme un ver qui se tortille puis grimpa en chandelle dans un hurlement de moteurs.

— Nom de Dieu de b... ! (Toshio se mordit les lèvres.) Sacré saut de poisson-tortue, Keepiru ! Qu'est-ce qui t'arrive ?

Hikahi s'accrocha de justesse à la main courante par le bras de son harnais et regarda par les hublots. Pour la troisième fois, elle soupira, longuement, profondément.

Momentanément, la fumée de son feu déroba l'astronef à sa vue et la première nouvelle qu'il en reçut fut le boum supersonique qui roula sur lui et renversa presque ses claies de boucanage.

Il faillit plonger pour se mettre à couvert mais, traversé d'un pressentiment, il leva son regard vers le ciel.

Le soleil lui avait plissé le visage autour des yeux, creusant dans leurs coins des pattes-d'oie qu'il n'avait pas quelques semaines auparavant et qui promettaient d'être définitives. Une barbe noire lui rongeait les joues, parsemée de flocons blancs. Elle avait fini par cesser de le démanger et recouvrait presque entièrement la cicatrice qu'il avait récoltée lors de l'accident du planeur.

Il mit sa main en visière et reconnut les manœuvres du pilote avant même d'avoir pu distinguer les contours du petit vaisseau. Ce dernier, après avoir grimpé haut dans le ciel, piquait de nouveau sur lui.

Il réassura les claies contre les trépidations que l'appareil faisait naître à son approche. Il n'aurait pas voulu laisser perdre de la bonne viande qui lui avait donné du travail pour être récoltée, débitée en lanières et préparée pour le séchage. Ils allaient en avoir besoin pour le long voyage qui les attendait.

Il n'était pas sûr que les fen apprécieraient d'avoir ça au menu bien que ce fût un aliment nutritif... le seul en fait qui, sur cette planète, pouvait être absorbé sans risque par un Terrien.

Une fois réduits en pemmican, Épisiarches, Gubrus et Tandus ne permettraient jamais de faire de la grande cuisine mais on pouvait quand même espérer s'accoutumer à leur goût.

Tom sourit et agita le bras pour saluer Keepiru qui avait fini par poser le canot à proximité.

Comment ai-je pu jamais douter qu'il fût encore en vie ? se demanda Hikahi, folle de joie. Gillian en était si certaine ! Pas un seul Galactique ne pouvait lui faire du mal. Oui, comment l'auraient-ils pu ?

Et comment se fait-il que dans ce vaste univers, je ne me sois jamais inquiétée de savoir si nous pourrions rentrer chez nous ?