HUITIÈME PARTIE  :  CHEVAL MARIN DE TROIE »

 

Des croissants de lune et d'ébène qui s'élèvent

Encore empreints de la pénombre d'un bassin

Pour se coucher, quand ? Sur quelle distante grève

Dauphins ? Petit-être oui, peut-être des dauphins ?

HAMISH MACBETH

 

Galactiques

Beie Chohooan maudissait la parcimonie de ses supérieurs.

Si le Haut Commandement synthiain avait dépêché une nef-gigogne pour observer la bataille, elle aurait été en mesure de gagner la zone des combats à bord d'un glisseur, embarcation trop petite pour être détectée. En l'occurrence, elle s'était vue contrainte de prendre un vaisseau de taille suffisante pour emprunter les points de transfert et naviguer dans l'hyperespace, une nef trop petite pour pouvoir correctement se défendre et trop grande pour être à même de se glisser inaperçue entre les formations de combat.

Elle fut à deux doigts de tirer sur le globe minuscule (qui apparut au détour de l'astéroïde derrière lequel était dissimulé son vaisseau. De justesse, elle reconnut la petite sonde que pilotait l'un de ses Wazoons. Elle enfonça la touche qui commandait l'ouverture d'un sabord mais le Wazoon fit reculer son appareil en émettant une frénétique séquence d'impulsions laser.

— Ils ont repéré votre position, clignotait-il. Des missiles ennemis se rapprochent...

Beie proféra son chapelet de jurons des grandes circonstances. Chaque fois qu'elle s'approchait assez pour transmettre un message aux Terriens au travers du brouhaha de la bataille, il lui fallait immanquablement fuir devant quelque paranoïde pseudopode de la furia galactique.

— Vite, rentre te mettre à quai, tapa-t-elle sur son clavier à l'intention du Wazoon.

Trop de ces fidèles petits clients avaient déjà péri.

— Négatif Beie. Fuyez. Le Wazoon deux va faire diversion...

Beie grogna devant cet acte d'insubordination. Les trois Wazoons sur l'étagère à sa gauche se firent tout petits en la fixant de leurs grands yeux.

Le petit éclaireur disparut dans la nuit.

Beie referma le sabord et mit à feu ses moteurs. Avec prudence, elle reprit sa progression serpentine entre les blocs de roche primordiale, s'écartant du secteur dangereux.

Trop tard, se dit-elle en jetant un œil sur ses écrans. Ces missiles se rapprochent trop vite.

Derrière, une soudaine brillance lui apprit le sort du petit Wazoon. La lèvre supérieure moustachue de Beie s'ourla tandis qu'elle imaginait les moyens de rendre la pareille aux fanatiques si l'occasion lui en était donnée.

Fuis les missiles furent là et elle fut trop occupée pour s'adonner à ces douces mauvaises pensées.

Deux ne tardèrent pas à se volatiliser sous le tir de son canon à particules mais deux autres, en retour, ouvrirent le feu sur le petit vaisseau dont les écrans parurent ne réfracter qu'avec peine les rayons mortels.

Ah, Terriens, vous ne saurez même jamais que j'étais là, songea-t-elle. Dans la pratique, c'est comme si l'univers vous avait complètement oubliés.

Mais que cela ne vous arrête pas, jeunes-loups ! Battez-vous ! Montrez les dents à ceux qui vous traquent ! Et lorsque vous n'aurez plus que ça comme arme, mordez-les jusqu'au sang !

Beie détruisit encore quatre missiles puis il y eut une violente explosion, toute proche, et le petit astronef de reconnaissance en flammes alla tournoyer au sein de la poussière et des ténèbres galactiques.

Toshio

L'humidité régnait en maîtresse sur la nuit à coups d'averses qui s'abattaient en rafales. La végétation oscillait sous les assauts contradictoires d'un vent qui paraissait incapable de se décider pour une direction précise. De temps à autre, lorsque deux des minuscules lunes de Kithrup se montraient entre les nuages, des reflets d'argent s'accrochaient sur le feuillage détrempé des arbres.

À l'extrême sud de l'île, un grossier toit de palmes laissait filtrer la pluie qui s'écoulait en lents filets sur la coque minutieusement piquetée d'un petit astronef. L'eau formait d'abord de petits ménisques sur la crête du cylindre de métal puis courait en ruisselets sur la douce courbe de ses flancs. Au staccato de la pluie sur les palmes se mêlait le murmure continu de minces cascades se déversant dans la mare de boue qui s'élargissait sous l'appareil.

Dans cette symphonie de crépitements et de gargouillis, un nouveau timbre se fit entendre, un sifflement mécanique. La fine rainure qui cernait la porte du sas s'élargit imperceptiblement et les filets d'eau voisins s'engouffrèrent dans le nouveau chenal qui leur était offert. Sous cette partie de l'astronef, la boue se fit plus liquide.

Puis le panneau s'ouvrit un peu plus. Une faille verticale se précisa sur sa droite et, tandis que le ruissellement convergeait vers le haut de cette fente, un véritable torrent jaillit de sa partie inférieure puis cessa aussi brusquement qu'il avait commencé. Il y avait à présent une grande flaque sous la porte blindée qui s'ouvrit complètement dans un soupir étouffé.

Une silhouette casquée se tenait sur le seuil. Indifférente à la pluie qui, à cet instant, redoubla de violence, l'ombre se pencha pour regarder à droite et à gauche puis quitta l'appareil et pataugea dans la mare. Derrière elle, le panneau se referma dans un gémissement suivi d'un petit cliquetis.

Courbée contre le vent, la silhouette se mit à chercher un sentier dans les ténèbres.

Dennie se redressa brusquement en entendant un bruit de pas sur le sol détrempé. La main sur sa gorge, elle murmura :

— Toshio ?

Quelqu'un releva le rabat de la tente et en ouvrit la fermeture éclair. Une forme sombre s'inscrivit dans l'ouverture et, au bout d'un moment, une voix chuchota.

— Oui, c'est moi.

Dennie sentit son cœur reprendre un rythme normal.

— J'avais peur que ce ne fût quelqu'un d'autre.

— À qui t'attendais-tu, Dennie ? À Charlie Dart qui serait sorti sous la pluie pour venir te violer ? Ou, mieux, à un Kikwi ?

Il la taquinait mais on sentait une tension dans sa voix. Il ôta sa combinaison de plongée et son casque qu'il suspendit à un crochet près de l'entrée puis, en sous-vêtements, rampa jusqu'à son sac de couchage et s'y glissa.

— Où étais-tu ?

— Nulle part, Dennie. Rendors-toi.

Elle resta assise à le regarder dans la faible lumière qui pénétrait par l'ouverture. A peine distinguait-elle le blanc de ses yeux fixés sur le vide.

— Je t'en prie. Tosh, dis-le-moi ! Lorsque je me suis réveillée, tout à l'heure, tu n'étais plus dans ton sac de couchage...

Sa voix mourut lorsqu'il se tourna vers elle. Jamais le changement qui s'était produit en Toshio Iwashika depuis environ une semaine n'avait été aussi sensible que dans le regard de ces yeux rétrécis. Elle l'entendit pousser un soupir.

— D'accord, Dennie. J'ai simplement marché jusqu'à la chaloupe. Je me suis glissé à l'intérieur et j'ai jeté un coup d'œil.

Le cœur de Dennie se remit à cogner dans sa poitrine. Elle ouvrit la bouche pour parler, resta un moment ainsi puis se décida enfin à dire :

— N'était-ce pas dangereux ? Je veux dire... tu ne pouvais pas savoir comment Takkata-Jim risquait de réagir ! Surtout si c'est vraiment un traître.

Toshio haussa les épaules.

— J'avais quelque chose à chercher, là-bas.

— Mais comment as-tu fait pour entrer et sortir sans être remarqué ?

Toshio se redressa sur le coude. Elle entrevit l'éclair blanc d'un petit sourire.

— Un midship connaît parfois des trucs que même un officier du Génie peut ignorer jusqu'en fin de carrière, en particulier lorsqu'il s'agit des endroits où l'on peut se cacher à bord d'un vaisseau. Parce que, chaque fois qu'on n'est plus de service, il y a toujours un pilote ou un lieutenant débordant de propositions fantastiques pour occuper nos loisirs... quelques chapitres d'astro-navigation à étudier, par exemple, ou certains points du Protocole à se remettre en mémoire. De ce fait, Akki et moi, nous avions pris l'habitude d'aller piquer un roupillon dans la cale de la chaloupe et c'est ainsi que nous avons appris comment en ouvrir les verrous sans qu'aucun voyant ne s'allume dans le poste de pilotage.

— Je SUIS contente que tu ne m'aies pas dit où tu allais, après tout, j'aurais été morte d'inquiétude.

Toshio se renfrogna. Voilà que Dennie recommençait à se prendre pour sa mère. En outre, elle n'appréciait pas du tout d'être obligée de partir alors que lui restait, et Toshio espérait qu'elle n'allait pas en profiter pour remettre ça sur le tapis.

Elle se recoucha sur le côté, face à lui, un bras replié sous la tête puis réfléchit un moment avant de chuchoter:

— Et qu'est-ce que tu as trouvé dans la chaloupe ?

Toshio ferma les yeux.

— C'est aussi bien que tu sois au courant. Je voudrais que tu le dises à Gillian si je n'arrive pas à la contacter ce matin. J'ai découvert ce que Takkata-Jim compte faire des bombes qu'il a confisquées à Charlie. Il va les convertir en carburant pour la chaloupe.

— Mais... mais que pouvons-nous faire ?

— Je n'en sais rien ! Je ne suis même pas sûr que nous ayons à faire quelque chose à ce sujet. Après tout, il aurait eu la possibilité de décoller dans deux semaines, de toute manière, une fois que ses accumulateurs auraient été rechargés. Peut-être Gillian s'en fiche-t-elle ? D'un autre côté, il se peut aussi que ce soit d'une importance capitale. Je n'ai pas encore eu le temps de vraiment y réfléchir mais je me demande si je ne vais pas avoir à prendre des mesures draconiennes.

Il n'avait fait que voir les bombes en cours de démontage au travers de l'épaisse vitre de la porte blindée qui donnait accès au laboratoire de la chaloupe. S'en emparer aurait été considérablement plus difficile que de se glisser à l'intérieur du petit astronef.

— Quoi qu'il arrive, reprit-il sur un ton rassurant, je suis sûr que tout se passera très bien. Pour l'heure, l'essentiel est que tes notes soient groupées et empaquetées dans la matinée. Les Kikwis constituent le deuxième acquis de cette folle odyssée ; il est important que les renseignements sur eux arrivent à bon port.

— Certainement, Toshio.

S'abandonnant à la pesanteur, il se recoucha, referma les yeux et se mit à respirer lentement pour feindre de dormir.

— Toshio ?

Le jeune homme soupira.

— Oui, Denn ?

— Euh... c'est à propos de Sah'ot. Tu sais qu'il ne part que parce qu'il m'accompagne. Autrement, tu aurais une mutinerie sur les bras.

— Oui, je sais. Il voudrait rester pour continuer d'écouter ses « voix » souterraines.

Toshio se frotta les yeux en se demandant pourquoi Dennie le tenait éveillé avec toutes ces histoires alors que Sah'ot lui en avait déjà amplement rebattu les oreilles.

— Tu ne devrais pas prendre ces voix à la légère, Tosh. Sah'ot dit qu'il les a fait écouter à Creideiki et qu'il a dû couper la communication pour faire sortir le capitaine de sa transe, tant il est fascinant de les écouter.

— Le capitaine est un infirme au cerveau endommagé, répondit le midship avec amertume. Quant à Sah'ot, c'est un égocentrique, un instable...

— C'est aussi ce que je pensais, le coupa Dennie. Il me faisait même peur avant, mais je me suis aperçue qu'il n'avait pas une once de méchanceté. Toutefois, en admettant même que les deux fen aient eu des hallucinations, il n'en reste pas moins cette découverte que j'ai faite au sujet des tertres de métal.

— Ha... hum, commenta Toshio d'une voix embrumée. Encore du nouveau sur la vie cachée de ces îles ?

Dennie tiqua devant le tour vaguement déprédateur de la question.

— Oui, et sur la bizarre niche écologique des arbres foreurs. Écoute. Toshio. J'ai soumis le problème à mon petit ordinateur de poche et il n'y a qu'une solution possible ! Les arbres ne constituent qu'une partie du cycle vital d'un organisme unique qui se présente d'abord sous l'apparence d'une simple colonie corallienne avant de tomber par la suite dans le puits que...

— Alors, comme ça, l'interrompit Toshio, il dépenserait des trésors d'énergie et d'adaptation dans le seul but de se creuser sa propre tombe ?

— Non, pas une tombe ! Une voie d'accès ! Le tertre de métal se place au tout début du cycle vital de cette créature... c'est son stade larvaire. Son destin de forme adulte l'attend plus bas, sous la croûte superficielle de la planète, là où des veines de convection du magma lui procurent toute l'énergie dont une forme de vie métallo- organique peut avoir besoin.

Toshio s'efforçait sincèrement de suivre les explications de l'exobiologiste mais ses pensées n'arrêtaient pas de dériver vers d'autres sujets, les bombes, les traîtres, le souci qu'il se faisait pour Akki, son camarade, qui n'avait pas reparu à bord, et aussi pour cet homme, là-bas, loin vers le nord, qui méritait que quelqu'un l'attendît si... quand il reviendrait à l'île d'où il était parti.

—... seule chose qui me tracasse, c'est que je ne vois pas comment cette forme de vie a évolué ! Il n'y a ni trace de formes intermédiaires ni mention d'un précurseur possible dans les vieilles archives de la Bibliothèque ayant trait à Kithrup... alors que cette structure biologique est assez unique pour mériter au moins d'être mentionnée !

— Ha... hum !

Dennie regarda Toshio. Il avait le bras sur les yeux et respirait avec lenteur comme s'il commençait à sombrer dans le sommeil. Mais, sur sa tempe, elle voyait palpiter une petite artère et, de temps à autre, son poing se crispait.

Elle resta ainsi à le regarder dans la pénombre. Elle aurait voulu le secouer, l'obliger à l'écouter !

Pourquoi suis-je en train de le harceler avec tout ça ? se demanda-t-elle soudain. D'accord, c'est un truc important mais ça n'est que purement intellectuel et Toshio, lui, porte sur ses épaules le poids de toute cette partie du monde. Il est si jeune, et ce sont des responsabilités d'adulte aguerri qu'il assume.

Mais qu'est-ce que j'ai ?

Une sensation de nausée lui donna la réponse.

Je le harcèle parce que je veux qu'on fasse attention à moi.

Qu'il fasse attention à moi, rectifia-t-elle. Si maladroitement que ce soit, je ne cesse de lui tendre des perches pour...

Non sans nervosité, elle ouvrit les yeux sur sa propre bêtise.

Si moi, la plus âgée, je donne un tour si tarabiscoté à mes propositions, je puis difficilement attendre de lui qu'il saute miraculeusement à la conclusion, finit-elle par comprendre.

Sa main se tendit puis s'arrêta juste avant d'atteindre la chevelure aile-de-corbeau du jeune homme dont les longues mèches encore humides étaient plaquées sur les tempes. Tremblante, elle examina encore une fois ses sentiments et s'aperçut que seule la peur d'être repoussée avait retenu son geste.

Alors, comme de son propre chef, sa main se remit en mouvement pour effleurer la joue duveteuse de Toshio. Le garçon sursauta et tourna vers elle de grands yeux stupéfaits.

— Toshio. dit-elle en avalant sa salive, j'ai froid.

Tom Orley

Lorsque vint un moment de calme relatif, Tom s'inscrivit un conseil en mémoire.

La prochaine fois, se dit-il, rappelle-moi de ne pas donner des coups de pied dans les nids de frelons.

Il tira une bouffée sur son tuba de fortune dont l'extrémité supérieure crevait la surface d'une toute petite trouée dans le paysage végétal. Par bonheur, cette fois, il n'avait pas besoin d'aspirer trop d'air pour compléter celui fourni par son masque. Dans ce secteur, le taux d'oxygène en suspension dans l'eau était beaucoup plus élevé.

Des rayons meurtriers s'étaient remis à grésiller au-dessus de sa tête et il percevait des cris, échos affaiblis de la guerre en miniature qui se déroulait en surface. À deux reprises, l'eau frémit sous le choc d'une explosion proche.

Au moins, cette fois, je n'ai pas à craindre d'être rôti par un tir perdu, se dit-il en guise de consolation. Tout ce qu'ils ont, ces traînards, ce sont des armes de main.

L'ironie de ce « tout ce qu'ils ont » lui arracha un sourire.

Lorsqu'il avait inauguré cette tactique de franc-tireur, Tom avait eu le temps de descendre deux Tandus avant qu'ils n'aient pu lever leur carabine à particules, et surtout, avant de plonger dans la trouée au bord de laquelle il s'était posté, il avait réussi à toucher l'Épisiarche.

Il l'avait néanmoins échappé belle. Sous son pied gauche, il gardait un souvenir cuisant — une brûlure au second degré — d'un coup qui n'était pas passé loin. Dans le quart de seconde qui avait précédé sa disparition sous les herbes, il avait entraperçu l'Épisiarche qui se cabrait sous l'outrage, la tête couronnée de feu par un scintillant nimbe d'irréalité. Tom avait même cru voir des étoiles au travers de cette instable brillance.

Les Tandus s'étaient mis à battre des bras et des jambes pour conserver leur équilibre sur une chaussée qui ondulait sauvagement. Sans doute fallait-il y voir la raison pour laquelle ils avaient fait mentir leur légendaire réputation d'excellents tireurs, la raison pour laquelle Tom était encore en vie.

Conformément à ses espoirs, la traque revancharde des Tandus les avait entraînés vers l'ouest. De temps à autre, il avait fait des apparitions pour ranimer leur intérêt par des salves d'aiguilles.

Puis, alors qu'il nageait entre les trouées du tapis d'herbes, il avait eu l'impression que les chasseurs renonçaient à leur gibier. Il avait perçu des bruits de bataille et compris que ses poursuivants venaient de croiser sur leur route un autre groupe d'extraterrestres.

Tom les avait alors laissés à leurs joyeuses retrouvailles et s'était éloigné sous l'eau en quête de quelque nouvelle mauvaise blague à faire.

Pour l'heure, la rumeur des combats semblait s'estomper dans les lointains. Une heure auparavant, il avait risqué un œil hors de ce trou pour découvrir qu'il était à proximité d'une escarmouche à laquelle participaient une demi-douzaine de Gubrus et trois rovers à pneus ballons dans un état de délabrement avancé. Tom n'aurait su dire si ces chars étaient robotisés ou conduits par un équipage mais il avait tout de suite constaté qu'en dépit de leur puissance de tir ils étaient incapables de s'adapter à un terrain aussi traître.

Il attendit encore une minute puis roula son tube et le rangea dans sa ceinture. Ensuite, il remonta sans bruit en surface et se hissa sur le rebord du petit bassin jusqu'à ce que ses yeux fussent au niveau des boucles enchevêtrées de la végétation.

Tout en passant d'un groupe à l'autre en versant de l'huile sur le feu, Tom s'était rapproché de l'épave ovoïde. Il n'en était plus séparé que par deux ou trois centaines de mètres. Entre elle et lui, deux ruines fumantes lui apprirent quel avait été le sort des machines de guerre pourvues de roues. Sous ses yeux, elles s'enfoncèrent l'une après l'autre avec lenteur et disparurent. Il vit aussi trois Gubrus couverts de vase — les seuls survivants de l'accrochage, apparemment — qui pataugeaient dans le marais et se dirigeaient vers l'épave. Ils avaient les plumes plaquées contre leur maigre corps et paraissaient effroyablement malheureux.

Tom se souleva un peu plus haut et vil les éclairs d'autres combats vers le sud.

Trois heures auparavant, un petit patrouilleur soro était apparu dans le ciel et avait mitraillé indifféremment tout ce qui bougeait jusqu'au moment où un chasseur tandu — un appareil atmosphérique à ailes delta — avait surgi des nuages pour l'intercepter. Ils avaient engagé le combat sous le feu roulant des groupes qui se battaient autour de l'épave. Ils avaient fini par se percuter en vol et les deux masses métalliques enchevêtrées étaient descendues en flammes vers la mer.

Une heure plus tard environ, la même histoire s'était répétée avec pour acteurs un lourd ravitailleur pthaca et une pointe-nef cabossée des Frères de la Nuit. Leurs deux épaves avaient rejoint les ruines fumantes qui commençaient à joncher le paysage à perte de vue.

Rien à manger, nul endroit où se cacher, et la seule race de fanatiques que j'aie réellement envie de voir est également la seule qui ne soit pas représentée dans ce charnier bourbeux.

Il sentit la bombe à messages sous sa ceinture. Encore une fois, il regretta de ne pas savoir s'il devait ou non l'utiliser.

A l'heure qu'il est, Gillian doit se faire un souci terrible, se dit-il. Dieu merci, elle est en sécurité au moins.

Et là-haut, dans l'espace, la bataille continue. Ça veut dire qu'il est encore temps. Que nous avons toujours une chance.

Oui. Et les dauphins aiment bien faire de longues promenades le long de la plage.

Bon. Voyons si je puis encore jouer les fauteurs de troubles.

Galactiques

Krat, la Soro, débitait des chapelets de jurons devant les relevés du secteur stratégique. Ses clients se tenaient prudemment à l'écart tandis qu'elle exhalait sa colère en arrachant de grands lambeaux de son coussin de vletoor.

Quatre vaisseaux perdus ! Contre un seulement pour les Tandus ! La récente bataille s'était soldée par un désastre !

Et, à la surface de la planète, la situation n'était guère plus brillante. Krat voyait sa petite flottille d'intervention diminuer dangereusement.

Il semblait que toutes les flottes réduites par la défaite à l'état de vestiges réfugiés sur des lunes ou sur des planétoïdes se fussent donné le mot pour penser que les Terriens étaient cachés à proximité de ce volcan dans l'hémisphère nord de Kithrup. Qu'est-ce qui pouvait leur faire croire ça ?

Car, à coup sûr, personne n'irait se battre pour une position dénuée de toute signification. Ces accrochages avaient à présent leur propre rythme indépendant du reste des combats. Qui aurait pu penser que les alliances défaites avaient réussi à conserver une telle puissance de feu en vue d'une dernière tentative désespérée de remporter l'enjeu de la bataille ?

De rage, Krat faisait jouer son ergot nuptial. Elle ne pouvait se permettre d'écarter l'hypothèse que cette concentration autour du volcan fût fondée. Il était effectivement possible que l'appel de détresse eût émané du vaisseau terrien. Personnellement, elle était convaincue qu'il s'agissait d'une manœuvre de diversion de ces démoniaques créatures mais elle ne pouvait risquer de voir les Fugitifs lui échapper s'ils étaient réellement cachés là.

— Les Thennanins nous ont-ils appelés ? s'enquit-elle avec brusquerie.

Un Pila du secteur des transmissions s'empressa de s'incliner et répondit :

— Pas encore, Mère de la Flotte, quoiqu'ils se soient déjà détachés des Tandus. Nous pensons que Buoult ne va plus tarder à entrer en contact avec nous.

Krat hocha la tête avec raideur.

— Qu 'on m'en informe à la seconde même.

Le Pila Jit signe qu'il avait compris et recula vers son poste.

Krat se replongea dans l'examen de ses choix. En définitive, cela revenait à déterminer quels étaient les vaisseaux trop délabrés pour participer à la prochaine bataille mais qu'elle pourrait en revanche dépêcher en reconnaissance vers Kitlirup.

Elle avait fugitivement joué avec l'idée d'envoyer là-bas une nef thennanin une fois que serait consommée leur imminente alliance contre la faction qui, pour l'heure, prédominait, les Tandus. Puis elle s'était dit que ce ne serait guère judicieux. Mieux valait garder tous ces culs bénis de Thennanins là-haut, dans l'espace, où elle pourrait surveiller leurs agissements. Elle allait donc choisir pour cette nouvelle mission d'observation l'un de ses propres patrouilleurs. Le plus poussif, de préférence.

Krat se représenta les Terriens, ces humains dégingandés avec leur peau flasque et leur crinière hirsute, ces êtres qui étaient la roublardise incarnée, ainsi que leurs étranges clients sans mains qui ne cessaient de couiner, les dauphins.

Lorsqu'ils seront enfin en mon pouvoir, songea-t-elle, je vais leur faire regretter tous les soucis qu'ils me donnent.

Le Journal de Gillian Baskin

Nous sommes arrivés.

Ces quatre dernières heures, je me suis retrouvée dans la peau d'une directrice d'asile de fous. Le Ciel soit remercié de nous avoir fait retrouver Eanes, Tsh't, Lucky Kaa et tous ces merveilleux fen si compétents qui nous ont tant et si longtemps manqué. En fait, c'est alors seulement que j'ai pris conscience que nous avions vidé le vaisseau de ses meilleurs éléments pour les envoyer préparer notre nouvelle demeure.

Nos retrouvailles ont été placées sous le signe de l'extase. Les fen fusaient dans toits les sens, se bousculaient et faisaient un tel raffut que j'étais sans cesse obligée de me répéter qu'il était matériellement impossible aux Galactiques de nous entendre... Il n'y eut qu'une ombre au tableau, lorsque nous en sommes venus à évoquer les membres absents de notre équipage : les six fen manquants, y compris Hikahi, Akki et Keepiru ; et, bien sûr, Tom.

C'est d'ailleurs peu après que nous avons découvert que Creideiki aussi n'était plus parmi nous.

Après cette fiesta, somme toute fort brève, nous nous sommes immédiatement mis au travail Lucky Kaa a pris la barre et je suis certaine que Keepiru ne se serait pas mieux débrouillé pour manœuvrer le Streaker le long des rails de guidage et le faire pénétrer au creux de l'épave thennanin. De gigantesques crampons ont alors surgi des parois pour ceinturer notre vaisseau et en faire presque un élément de la coque. L'ajustage émit impeccable, les techs ont tout de suite commencé à connecter les capteurs et à régler l'impédance des ailerons de stase. Les impulseurs sont déjà en ligne et nous avons discrètement ouvert des sabords dans la carcasse extraterrestre afin d'être en mesure de nous servir de nos armes si nous avons à nous battre.

Quelle entreprise, quand même ! Je n'aurais jamais cru que ce fût réalisable. Et je ne pense pas que les Galactiques s'attendent à quelque chose de ce genre. Tom a vraiment une imagination débordante.

Si seulement nous pouvions recevoir son signal...

J'ai demandé à Toshio de nous envoyer Dennie et Sah'ot en traîneau. S'ils coupent au plus droit et au maximum de leur vitesse, ils devraient être là dans un petit peu plus d'un jour. De toute façon, il me faudra bien ce temps-là, si ce n'est plus, pour tout mettre au point ici.

Il est d'une importance vitale que nous ayons les notes de Dennie et ses échantillons de plasma. Si Hikahi nous contacte, je vais lui demander de faire un crochet par l'île pour prendre à son bord une délégation de Kikwis. Juste après la nécessité de nous échapper avec les données recueillies dans les Syrtes vient notre devoir envers ces petits amphibiens. Il nous faut les sauver d'un contrat qui les lierait pour cent mille ans à quelque démente race patronne.

Toshio a choisi de rester pour garder un œil sur Takkata-Jim et sur Metz, et aussi pour attendre l'éventuel retour de Tom. Je pense qu'il a rajouté ce dernier motif afin de me forcer la main, pour qu'il me soit impossible de refuser... En fait, je savais qu'il allait me faire cette proposition. J'y complais même.

Je ne m'en sens que plus mal de me servir ainsi de lui pour surveiller Takkata-Jim. Même si notre ex-second trompe mon attention et se comporte en fin d'honneur, je ne sais pas comment Toshio pourra revenir ici à temps, surtout si nous devons décoller précipitamment.

Je fais l'amère expérience de ce que signifie l'expression : « torture du commandement ».

J'ai dû feindre la surprise lorsque Toshio m'a parlé des mini-bombes dérobées par Charlie Dart que Takkata-Jim avait confisquées. Il m'a proposé de faire une tentative pour les récupérer mais je le lui ai interdit en prétendant que nous ne devions pus prendre ce risque.

Je ne pouvais pas le meure dans la confidence. Toshio est un jeune homme intelligent mais il n'a rien d'un joueur de poker.

Je crois avoir bien minuté les choses. Si seulement je pouvais en être certaine !

Celle saleté de Niss continue de m'appeler. Cette fois, je vais aller voir ce qu'elle veut.

Oh, Tom, si tu avais été là, aurais-tu commis celle erreur de jugement sur le capitaine ? Comment pourrai-je jamais me pardonner de l'avoir laissé sortir seul ?

Il donnait pourtant l'impression d'aller si bien. Par la parole d'Ifni, qu'est-ce qui a pu lui arriver ?

Charles Dart

Au petit matin, penche sur la console qu'il avait installée au bord de l'eau, il conversait joyeusement avec son nouveau robot. Ce dernier était déjà descendu île mille mètres en implantant de petits détecteurs dans les parois du puits tout au long du chemin.

Charles Dart grommelait de satisfaction. D'ici quelques heures, la nouvelle sonde aurait rejoint l'ancienne, cette épave exténuée qu'il avait fini par abandonner. Ensuite, lorsqu'il aurait fait quelques expériences pour vérifier ses théories sur les formations locales de la lithosphère, il pourrait s'attaquer aux problèmes réels, tels que celui de savoir à quoi ressemblait Kithrup en tant que planète.

Personne, non. Personne à présent ne pourrait l'arrêter.

Il se remémorait les années qu'il avait passées en Californie, au Chili, en Italie, à étudier les séismes sur le terrain en collaboration avec les plus grands cerveaux de la science géophysique. Cette période de sa vie avait été passionnante. Pourtant, il ne lui avait pas fallu plus de quelques années pour commencer à prendre conscience que quelque chose clochait.

Certes, il avait été admis dans les milieux scientifiques qui faisaient autorité, ses articles étaient accueillis soit par des louanges, soit par de violentes prises de position contraires — réactions que tout savant digne de ce nom préfère indifféremment aux bâillements. Et il ne manquait pas d'offres d'emploi prestigieuses.

Toutefois, il avait fini un jour par se demander s'il existait vraiment des étudiants.

Pourquoi ceux qui préparaient une thèse ne venaient-ils jamais lui demander d'être leur maître de recherches ? Il voyait ses collègues littéralement assiégés alors qu'en dépit de ses nombreuses publications et de la grande renommée de ses théories et des controverses qu'elles suscitaient seul le second choix venait à lui, et encore, plus pour réclamer son appui que ses avis. Jamais il ne lui était donné de prendre sous son aile un jeune mel ou une jeune fem pleins d'avenir.

Bien sûr, il y avait eu ces quelques regrettables incidents au cours desquels son mauvais caractère avait eu raison de la meilleure part de lui-même, et les une ou deux fois où ses étudiants étaient partis en claquant la porte, mais cela ne pouvait tout de même expliquer le pot au noir dans lequel se morfondait la part pédagogique de sa carrière.

Peu à peu, il en était venu à se dire qu'il devait y avoir autre chose. Quelque chose comme... comme du racisme.

Dart s'était toujours tenu au-dessus des obsessions que la plupart des chimps entretenaient vis-à-vis de l'Élévation — que ce fût le fastidieux respect que la grande majorité vouait aux humains ou le ressentiment et la grogne d'une minorité restreinte mais bruyante. Deux ans auparavant, toutefois, il avait commencé à s'intéresser à la question et, bien vite, il avait constitué une hypothèse de travail. Les étudiants l'évitaient parce qu'il était un chimpanzé.

Il en avait été sidéré. Pendant trois mois pleins, il avait tout abandonné pour se consacrer à la seule étude de ce problème. Il avait lu le protocole qui régissait le patronat de l'humanité sur ses races clientes et avait été outré de l'autorité absolue que les hommes avaient sur les autres espèces... ce à vrai dire, jusqu'à ce qu'il se fût renseigné sur la manière dont était pratiquée l'Élévation dans le restant de la galaxie. Il avait alors appris que nul autre patron ne donnait à une race cliente vieille de quatre cents ans des sièges dans ses assemblées planétaires comme le faisaient les humains.

Charles Dart en avait été troublé. Puis il s'était mis à réfléchir sur le terme « donner ».

Il s'était documenté sur les conflits raciaux de l'humanité de l'ancien temps. Se pouvait-il qu'il ne se fût pas écoulé plus d'un demi-millénaire depuis que les hommes avaient cessé de s'attribuer mutuellement des tares imaginaires sur la simple base d'une différence de pigmentation de la peau et de se massacrer par millions pour le simple motif qu'ils croyaient en leurs mensonges ?

Il avait découvert l'existence d'une expression : « politique de coopération symbolique », et cette connaissance l'avait rempli de honte. C'était alors qu'il s'était porté volontaire pour une expédition dans l'extrême-espace, décidé à n'en revenir qu'après avoir établi les preuves de ses compétences académiques — après avoir montré qu'un savant chimp pouvait être l'égal de son homologue humain.

Hélas, il avait été nommé à bord du Streaker, un vaisseau rempli de dauphins couineurs et... d'eau. Et pour couronner le tout, ce m'as-tu-vu d'Ignacio Metz s'était immédiatement mis à le traiter comme n'importe lequel de ses croisements expérimentaux inachevés.

Il avait appris à s'y faire. Il avait même fini par supporter les travers de Metz, par tout supporter en fait jusqu'à ce qu'il fût en mesure de publier les résultats de ses découvertes sur Kithrup.

Alors, ils se lèveraient tous à l'apparition de Charles Dart ! Les plus brillants jeunes humains viendraient à lui ! Tous seraient enfin forcés de constater qu'avec lui la coopération n'était pas symbolique !

La profonde méditation de Charlie fut interrompue par des bruits en provenance de la forêt voisine. Il s'empressa de rabattre le couvercle d'une série de contrôles sur le coin de sa console. Il ne voulait pas courir le risque que quiconque eût vent de la part secrète de ses expériences.

Dennie Sudman et Toshio Iwashika émergèrent du sentier du village. Ils portaient de petits ballots et parlaient à voix basse. Charlie s'absorba dans les commandes de son robot tout en jetant des regards subreptices vers les deux humains. Se doutaient-ils de quelque chose ?

Non. Ils étaient beaucoup trop occupés l'un par l'autre, à se toucher, à se caresser, à chuchoter. Charlie émit sous cape un grognement de mépris à l'égard de l'incessante obsession des humains pour le sexe mais lorsqu'ils regardèrent dans sa direction, il leur sourit et agita la main.

Ils n'ont pas le moindre soupçon, se dit-il en les voyant répondre à son salut avant de retourner aussitôt à eux-mêmes. Quelle chance pour moi qu'ils soient amoureux !

— Je continue de vouloir rester. Que se passera-t-il si Gillian se trompe, si Takkata-Jim arrive à convertir les bombes plus tôt que prévu ?

— J'ai toujours quelque chose dont il a besoin, répondit Toshio en haussant les épaules et en jetant un regard sur l'un des deux traîneaux qui étaient au mouillage dans le bassin, celui qui avait appartenu à Tom Orley. Takkata-Jim ne risque pas de partir en oubliant ça.

— Juste ! s'écria Dennie. Il a besoin de cette radio, sinon les E.T. vont le descendre avant qu'il n'ait eu la possibilité de négocier. Mais tu vas être seul ! Et ce fin est dangereux !

— Raison de plus pour que tu partes tout de suite.

— À qui ai-je l'honneur ? Au supermacho ? lui rétorqua Dennie, incapable toutefois de donner du mordant à son sarcasme.

— Non, au commandant militaire de cette mission. Et tu n'as pas à discuter ses ordres. Maintenant, nous allons charger ces derniers échantillons et je vais vous escorter toi et Sah'ot sur quelques milles avant que nous ne nous disions au revoir.

Il se pencha pour ramasser l'un des paquets qu'ils avaient posés mais une main s'appliqua sur ses reins et leur imprima une brusque poussée qui lui fit perdre l'équilibre.

— Dennie ! hurla-t-il en découvrant au cours de sa chute le sourire diabolique qu'elle posait sur lui.

In extremis, il saisit la main de la jeune femme dont le rire se transforma en cri lorsqu'elle se sentit entraînée dans l'eau avec sa victime.

Ils refirent surface entre les traîneaux. Avec un cri de triomphe, Dennie mit aussitôt ses mains sur la tête de Toshio pour la renfoncer sous l'eau mais elle ne put achever son geste car elle sursauta brusquement en sentant qu'on la tripotait par-derrière.

— Toshio ! fit-elle sur un ton accusateur.

— Mais ce n'est pas moi, s'écria-t-il avant d'en profiter pour se mettre hors de portée de la jeune femme. Ce doit être ton deuxième amant.

— Mon quoi ? Oh, non ! Sah'ot ! (Elle vira sur elle-même et chercha le coupable puis poussa encore un cri en se sentant de nouveau tripotée.) Dites, les mâles, ça vous arrive de penser à autre chose ?

La tête d'un dauphin gris pommelé creva la surface du bassin. Seul l'embout de son appareil respiratoire étouffait quelque peu le rire qui jaillissait de son évent.

 

: Bien avant que l'homme :

: Ne sortît en mer Qui donc inventa :

: Le mélange étroit :

: Du ménage à trois ? :

 

Il posa un regard polisson sur les deux humains et Toshio ne put s'empêcher d'éclater de rire tandis que Dennie rougissait. Furieuse, elle se mit à éclabousser le midship qui nagea jusqu'à elle et lui coinça les bras contre un traîneau. Puis il lui ferma la bouche par un baiser. Sah'ot se coula vers eux pour leur mordiller délicatement les jambes.

— Tu sais, dit Toshio qui avait senti sur les lèvres de la jeune femme la mortelle saveur métallique de Kithrup, nous ne sommes pas censés nous exposer à ce poison lorsque nous pouvons l'éviter. Tu n'aurais pas dû faire ça.

Dennie enfouit son visage au creux de l'épaule du jeune homme.

— À quoi bon s'en soucier... marmonna-t-elle. Nous serons morts bien avant que nos gencives ne virent au bleu.

— Oh, Dennie, c'est idiot...

Il chercha des mots pour la réconforter mais, n'en trouvant pas, il se contenta de la serrer plus fort entre ses bras tandis que le dauphin se lovait autour d'eux.

Une sonnerie se fit entendre. Sah'ot alla prendre la communication sur le traîneau d'Orley qui était toujours relié par mono-fil à l'ancienne position du Streaker.

Il écouta une brève série de clicks primitifs puis couina rapidement une réponse avant de se dresser dans l'eau en rejetant d'un souffle l'embout de son appareil respiratoire.

— C'est pour vous, Toshio.

Le jeune homme ne se donna même pas la peine de lui demander si c'était important. Sur cette ligne, il ne pouvait en être autrement. Il s'écarta en douceur de Dennie.

— Charge les affaires sur le traîneau. Je reviens tout de suite t'aider.

Elle hocha la tête en se frottant les yeux.

— Sah'ot, dit-il en nageant vers le poste, pouvez-vous rester avec elle un petit moment ?

— Ce serait avec plaisir, Toshio. C'est d'ailleurs à mon tour de divertir la demoiselle. Hélas, vous avez besoin que je reste ici pour traduire.

Toshio posa sur le fin un regard d'incompréhension.

— C'est le capitaine, reprit Sah'ot. Il veut nous parler à tous les deux. Ensuite, il désire que nous l'aidions à entrer en contact avec les techno-résidents de ce monde.

— Creideiki ? Mais Gillian dit qu'il a disparu ! (Puis, comme la phrase du fin pénétrait complètement dans son esprit, son front se plissa.) Techno... Il veut parler aux Kikwis ?

Sah'ot sourit.

— Que non, intrépide commandant de section, un tel qualificatif ne saurait s'appliquer à ces derniers. C'est à mes « voix » que notre capitaine désire parler. Il veut avoir un entretien avec ceux qui demeurent en dessous.

Tom Orley

Le Frère des Douze Ombres chantonnait en nageant. Son plaisir se répandait dans les eaux qui l'entouraient, sous le tapis d'herbes. Il s'éloignait du lieu de l'embuscade et, derrière lui, le bruit que faisaient ses victimes en se débattant commençait à s'estomper.

Les ténèbres qui régnaient sous les plantes ne le gênaient pas. L'absence de lumière avait-elle jamais déplu à un Frère de la Nuit ?

— Frère de l'Obscure Pénombre, fit-il d'une voix sifflante, vous réjouissez-vous comme moi ?

De quelque part sur sa gauche, entre les lianes retombantes, jaillit une joyeuse réponse :

— Je me réjouis, Frère Majeur. Ce groupe de soldats pahas ne pliera plus jamais le genou devant des Soros pervers. Qu'en soient remerciés les antiques seigneurs de la guerre.

— Nous leur porterons nous-mêmes nos remerciements, répondit le Frère des Douze Ombres, lorsque nous apprendrons de ces demi-cognitifs de Terrestres remplacement de leur flotte. Pour l'heure, contentons-nous de remercier nos feus patrons, les Chasseurs de-Nuit qui ont fait de nous de si terribles guerriers.

— Je remercie leurs esprits, Frère Majeur.

Ils continuèrent de nager, séparés par les soixante longueurs qu'exigeait le dogme de formation subaquatique. Une telle distance n'était guère pratique avec toute cette végétation et dans cette eau qui réverbérait étrangement les sons mais le dogme était le dogme, et il ne pouvait pas plus être remis en question que l'instinct.

Le Frère Majeur resta l'oreille tendue jusqu'à ce qu'il ne perçût plus le moindre écho de la noyade des Pahas. A présent, lui et son camarade allaient nager vers une autre épave où, à coup sûr, de nouvelles victimes les attendaient.

C'était comme de cueillir des fruits sur un arbre. Même de redoutables guerriers tels que les Tandus devenaient sur ce traître tapis d'algues des balourds incapables de se défendre. Tous, sauf les Frères de la Nuit ! Adaptables, ils se déplaçaient par-dessous, ne surgissant que pour semer la terreur et la mort.

La haute sensibilité de ses fentes branchiales qui palpitaient en aspirant cette eau à la saveur métallique permit au Frère des Douze Ombres de détecter sur sa droite un endroit où la teneur en oxygène était légèrement plus forte. Il s'écarta donc un peu de sa route pour le traverser. S'attacher au dogme était certes important, mais là, sous l'eau, que pouvait-il leur arriver ?

Soudain, sur sa gauche, il entendit des bruits fracassants, puis un cri bref. Et le silence retomba.

— Frère Mineur, quelle était la cause de ce tumulte ? cria-t-il dans la direction d'où lui était précédemment parvenue la réponse de son camarade. (Sous l'eau, sa voix portait mal. Dans une anxiété croissante, il attendit un moment avant de répéter plus fort :) Frère de l'Obscure Pénombre !

Puis il plongea sous un amas de sargasses pendantes, un lance-fléchettes dans chacune de ses quatre mains-outils.

Qu'est-ce qui avait pu triompher d'un formidable guerrier comme son frère mineur ? Il avait la certitude qu'aucun patron ou client de sa connaissance n'était capable d'une telle prouesse. Et un robot aurait immanquablement déclenché ses détecteurs de métal.

Soudain, il lui vint à l'esprit que ces semi-cognitifs de dauphins qu'ils cherchaient pouvaient présenter un certain danger dans l'eau.

Impossible. Les dauphins avaient besoin d'air pour respirer. En outre, ils étaient gros. Or, il avait beau balayer le secteur, il ne percevait nul écho.

Le Frère Aîné — qui commandait les vestiges de leur flottille depuis la caverne où ils s'étaient réfugiés sur une petite lune — était parvenu à la conclusion que les Terriens ne se trouvaient pas ici dans cette mer septentrionale mais il avait toutefois chargé un petit vaisseau d'observer les lieux et de harceler l'ennemi. Les deux Frères étaient les seuls survivants de cette mission. Tout ce qu'ils avaient vu suggérait que leur proie n'était pas dans les parages.

Le Frère des Douze Ombres contourna au plus vite une trouée dans les herbes. Son jeune Frère s'était-il égaré dans ces eaux à ciel ouvert pour se voir abattu par un piéton du dessus ?

Il perçut un petit bruit et nagea dans sa direction, prêt à tirer.

Sentant devant lui dans les ténèbres un corps massif, il pépia et se concentra sur la réception des échos. Ceux-ci lui révélèrent la proximité d'une seule créature de grande taille, immobile et silencieuse.

Il se jeta sur cet adversaire isolé, referma sur lui son étreinte et, dans la pulsation accélérée de l'eau lui traversait ses fentes branchiales, il s'écria :

Je vais le venger, Frère !

Je vais massacrer dans celle mer tout ce qui pense !

Je vais porter les ténèbres sur tout ce qui espère !

Je vais...

Fuis il y eut un grand Hoc suivi par le petit hoquet de surprise que poussa le Frère en sentant quelque chose de lourd s'abattre d'en haut sur son flanc droit et l'envelopper dans de longs membres.

Alors qu'il se débattait pour échapper à son adversaire, il comprit avec stupéfaction qu'il s'agissait d'un humain ! D'un de ces semi-cognitifs à la peau fragile, d'un de ces jeunes-loups d'humains I

Avant de faire toutes ces choses, tu vus commencer par en faire une autre, dit en Galactique Dix une voix grinçante juste derrière ses organes auditifs.

Le Frère des Douze Ombres gémit. Quelque chose d'atrocement pointu lui perçait la gorge près de la corde nerveuse dorsale.

Et il entendit son adversaire achever sur un ton presque compatissant :

— Tu vas d'abord mourir.

Gillian

— Tout ce que je puis vous dire, Gillian Baskin, c'est qu'il savait comment me trouver. Il est venu ici monté sur un « marcheur » et il m'a parlé depuis le couloir.

— Creideiki, ici ? Tom et moi, nous avons toujours pensé qu'il pouvait savoir par déduction que nous avions un ordinateur personnel de haut niveau mais, normalement, sa localisation aurait dû être impossible...

— Cela ne m'a pas surprise outre mesure, docteur Baskin, l'interrompit la Niss en voilant son impolitesse par des images abstraites aux formes apaisantes. Il est manifeste que le capitaine connaît bien son vaisseau. Je m'attendais à le voir deviner où je me trouve.

Gillian s'assit près de la porte et se prit la tête dans les mains.

— J'aurais dû venir dès la première fois que tu m'as fait signe. Peut-être aurais-je pu le faire renoncer à cette idée de partir.

— Ce n'est pas votre faute, répondit la machine avec une sensibilité dont elle n'était pas coutumière. Je me serais manifestée avec plus d'insistance si j'avais considéré la situation comme urgente.

— Oh, bien sûr, fit Gillian, franchement sarcastique. Il n'y a pas urgence lorsqu'un officier de valeur succombe à la pression de l'atavisme et choisit d'aller se perdre dans les étendues sauvages d'un monde mortel.

Les motifs abstraits se mirent à danser.

— Vous vous trompez. Le capitaine Creideiki n'est pas tombé sous l'emprise d'une schizophrénie régressive.

— Qu'est-ce que tu en sais ? s'exclama Gillian. Plus d'un tiers de l'équipage en a montré les symptômes depuis l'embuscade de Morgran, et dans ce nombre, il y a la quasi-totalité des fen dotés de gènes Sténo. Comment peux-tu prétendre que Creideiki n'a pas régressé après tout ce qu'il a subi ? Imagines-tu qu'il puisse pratiquer le Keneenk quand il n'est même pas capable de parler ?

— Il est venu me trouver pour avoir un renseignement précis, répondit la Niss d'une voix calme. Il savait que j'avais accès non seulement à la micro Bibliothèque du Streaker mais également à celle plus complète qui a été récupérée sur l'épave thennanin. Il ne pouvait pas m'expliquer par des mots ce qu'il voulait savoir mais nous avons trouvé un moyen de sauter par-dessus la barrière du langage.

— Comment ? demanda Gillian, fascinée, en dépit de ses sentiments qui hésitaient entre colère et culpabilité.

— Grâce à des pictogrammes, des représentations visuelles et sonores d'alternatives que je lui soumettais en succession rapide. Il me répondait au même rythme par des sons affirmatifs ou négatifs afin de m'indiquer si — selon cette expression spécifiquement humaine — je brûlais ou je gelais. Il ne lui a pas fallu longtemps pour que ce fût lui qui en vînt à me guider en associant des faits que je n'avais même jamais songé à mettre en relation.

— Quoi, par exemple ?

Les poussières lumineuses se muèrent en étincelles.

— Par exemple en mettant en évidence la convergence de bon nombre des mystères soulevés par ce monde unique : d'abord sa jachère étrangement prolongée puisqu'elle remonte à l'époque où ses derniers locataires s'y sont installés pour y mourir, ensuite la niche écologique parfaitement anormale des prétendus arbres foreurs et de leurs tertres, puis ces voix bizarres que Sah'ot a entendues monter des profondeurs...

— Les dauphins du genre de Sah'ot entendent toujours des voix, soupira Gillian. Et n'oublie pas que c'est encore un de ces Sténo expérimentaux ! Je suis sûre que certains d'entre eux ont été enrôlés à bord sans avoir été soumis aux tests évaluant la sensibilité au stress.

La machine laissa planer un court silence puis répondit avec prosaïsme :

— C'est l'évidence même, docteur Baskin. Apparemment, le professeur Ignacio Metz est représentatif d'une tendance impatiente du Centre de l'Élévation...

Gillian se leva.

— L'Élévation ! Qu'elle aille se faire voir ! Je sais très bien ce que Metz a fait. Tu crois que je suis aveugle ? J'ai perdu plusieurs amis chers et des coéquipiers irremplaçables à cause de ses projets déments. D'accord, il voulait tester ses cas spéciaux à chaud, mais quelques- uns de ses nouveaux modèles de fen ont craqué sous une tension pareille ! Cela dit, je ne vois pas le rapport entre l'Élévation et ces voix venues d'en dessous, les tertres à arbre foreur, l'Histoire de Kithrup ou, pendant que nous y sommes, notre cher ami cadavérique, Herbie. Et je me demande en quoi un élément de cette dernière liste pourrait nous permettre de retrouver nos camarades et de décoller d'ici au plus vite.

Elle avait le cœur qui battait à tout rompre et elle s'aperçut qu'elle avait aussi les poings crispés.

— Docteur Baskin, fit la Niss d'une voix suave, c'est exactement la question que j'ai posée à votre capitaine. Mais lorsqu'il m'a montré où placer chaque pièce du puzzle, j'ai compris à mon tour que l'Élévation n'était pas tant que ça hors du sujet. C'est même le problème central. Ici, sur Kithrup, tout le bien et le mal qu'on peut attendre de ce système vieux de plusieurs milliards d'années se trouvent représentés. C'est presque comme si cette planète était un tribunal où le fondement même de la société galactique passerait en jugement. (Devant cette métaphore abstraite, Gillian cligna des paupières.) Quelle ironie, poursuivit la voix désincarnée, que ce problème se soit vu soulevé par vous autres, humains, la première race de sophontes qui, depuis des temps immémoriaux, prétende avoir accédé à l'intelligence par le jeu de l'évolution... Car il se peut que de votre découverte dans ce que vous avez nommé les Syrtes résulte une guerre qui embrasera les Cinq Galaxies, comme il se peut que toute cette agitation retombe à l'instar de tant d'autres crises chimériques. Mais ce qui se déroule ici, sur Kithrup, passera immanquablement dans la légende. Tous les éléments générateurs de mythes y sont rassemblés. Et les légendes ont tendance à continuer d'influer sur les événements bien après que le souvenir des guerres s'est estompé.

Gillian resta un long moment les yeux fixés sur l'hologramme. Puis elle secoua la tête.

— Aurais-tu la sacrée foutue bon sang d'obligeance de m'expliquer de quoi tu parles ?

Hikahi / Keepiru

Nous devons nous dépêcher, insista le pilote.

Keepiru était étendu sur les sangles d'un porta-docs qui le maintenait au-dessus de la surface et dont jaillissait une forêt de tubes et de sondes. La petite pièce était envahie par le vrombissement des moteurs du canot.

— Et vous, vous devez vous détendre, lui répondit avec douceur Hikahi. Nous sommes en pilotage automatique à présent et nous allons aussi vite que cela nous est possible sous l'eau. Nous ne tarderons pas à y être.

Hikahi était toujours quelque peu abasourdie par ce qu'elle avait appris sur Creideiki et franchement sous le choc que lui causait la trahison de Takkata-Jim. Mais, par-dessus tout, elle ne pouvait se convaincre du bien- fondé de cette impatience frénétique que présentait Keepiru. Il était manifestement sous l'empire de sa dévotion à l'égard de Gillian Baskin et ne songeait qu'à retourner vers elle au plus vite pour l'aider. Hikahi voyait les choses sous une autre perspective. Elle avait la quasi-certitude que Gillian avait d'ores et déjà repris la situation en main à bord du Streaker. Comparées aux divers désastres qu'elle s'était imaginés ces derniers jours, les nouvelles transmises par le pilote encourageaient presque à l'optimisme. Même l'état de Creideiki ne pouvait rien contre le soulagement qu'elle avait ressenti en apprenant que le vaisseau était intact.

Son harnais gémit. D'un manipulateur, elle effleura une commande pour administrer un léger sédatif à Keepiru.

— Maintenant, je veux que vous dormiez, lui dit-elle. Vous devez reconstituer vos forces. Prenez-le comme un ordre s'il est vrai que je suis, comme vous dites, le commandant en exercice.

Les yeux du pilote commencèrent à se renfoncer dans leurs orbites et ses paupières se firent peu à peu plus lourdes.

— Je suis désolé, commandant. Je... je crois que je ne chuis guère plus logique que Moki. Che chuis continuellement en train de provoquer des hist-toires...

Sa voix devint de plus en plus pâteuse à mesure que la drogue faisait effet. Hikahi vint se placer presque sous le pilote à demi inconscient et soupira une brève et douce berceuse.

 

: Rêve, bon défenseur :

: Rêve de ceux qui t'aiment Bénissant ton courage :

 

Gillian

Tu dis donc que ces... Karrank%... furent les derniers sophontes à bénéficier d'une licence pour la planète Kithrup, il y a de cela une centaine de millions d'années ?

Exact, répondit la Niss. Ils avaient été sauvagement exploités par leurs patrons qui avaient opéré sur eux des mutations exagérément plus profondes que ne le permettent les codes. Selon la Bibliothèque du croiseur thennanin, il en résulta même un énorme scandale à l'époque. En compensation, les Karrank% furent libérés de leur contrat de clientèle et on leur accorda un monde adapté à leurs besoins, une planète dont le potentiel d'évolution pré-cognitive était particulièrement bas. Les mondes aquatiques font souvent d'excellentes maisons de retraite pour cette raison. Il est fort rare qu'ils voient naître des races de pré-sophontes. Les Kikwis semblent être une exception.

Gillian arpentait le plafond incline de la pièce sens dessus dessous. De temps à autre, des bruits métalliques, transmis par les parois, l'informaient des derniers travaux d'ajustage destinés à fixer le Streaker à l'intérieur du Cheval Marin de Troie.

— Tu ne prétends pas que les Kikwis ont quelque chose à voir avec ces anciens...

— Non. Ils présentent toutes les apparences d'une découverte originale et c'est même l'un des motifs majeurs pour lesquels vous devez vous efforcer d'échapper à ce piège et retourner sur la Terre avec ce que vous avez appris.

Gillian eut un sourire railleur.

— Merci du conseil. Nous ferons de notre mieux. Maintenant, qu'est-ce qu'on leur a fait aux Karr... aux Karrank%... (ce n'était pas vraiment ça en dépit de ses efforts surhumains pour triompher de ce double arrêt glottal)... pour qu'ils en soient venus à se cacher sur Kithrup et à rompre tout contact avec la civilisation galactique ?

— Sous leur forme pré-cognitive, expliqua la Niss, c'étaient des créatures comparables à des taupes qui vivaient sur un monde aussi métallifère que celui-ci. Ils étaient dotés d'un métabolisme oxygéno-carbonique semblable au vôtre mais c'étaient avant tout de remarquables fouisseurs.

— Laisse-moi deviner la suite. On les a élevés pour en faire des mineurs, pour extraire les minerais sur des mondes où le métal était rare. Cela devait revenir moins cher d'importer et d'élever des mineurs karrank% que de fréter d'énormes cargos pour transporter des métaux d'un bout à l'autre de l'espace.

— Très bien, docteur Baskin, vous avez tapé dans le mille. En tant que clients, les Karrank% furent effectivement transformés en mineurs et, au cours de ce processus, on alla jusqu'à modifier leur métabolisme pour leur permettre de puiser leur énergie directement dans la radioactivité. Leurs patrons avaient pensé que cela pourrait constituer un stimulant.

Gillian émit un petit sifflement surpris.

— Fichtre ! Une mutation structurelle si radicale n'aurait jamais pu être un succès. Ifni ! Comme ils ont dû souffrir !

— De fait, acquiesça la Niss, c'était une perversion. Et lorsqu'on s'en aperçut, les Karrank% lurent affranchis et on leur proposa une indemnité. Mais, après n'avoir passé que quelques millénaires à tenter de s'adapter aux normes de la civilisation interstellaire, ils choisirent de se retirer sur Kithrup. Cette planète leur fut donc concédée jusqu'à l'extinction de leur race. Et personne, alors, ne s'attendait à les voir survivre longtemps. Mais au lieu de mourir, il semble qu'ils aient continué de se modifier, de leur propre chef, cette fois. Et, apparemment, ils ont adopté un style de vie unique dans l'espace connu.

Gillian rassembla les différents fils du début de leur conversation et leur écheveau se présenta sous forme d'une inférence. Ses yeux s'écarquillèrent.

— Tu veux dire que les tertres de métal... ?

—... sont les larves d'une forme de vie intelligente qui demeure dans l'épaisseur de la croûte planétaire. Oui. J'aurais certainement pu émettre cette hypothèse à partir des dernières données transmises par Dennie Sudman, mais Creideiki a directement sauté à cette conclusion, alors qu'à cette époque elle commençait tout juste à travailler sur la question. Et c'est pour cette raison qu'il est venu me voir, pour avoir confirmation de son idée.

— Les voix de Sah'ot... murmura Gillian. Ce sont les Karrank%.

— C'est une déduction préliminaire des plus acceptables, acquiesça la Niss. Ce serait sans doute la découverte du siècle s'il n'y avait ces autres choses sur lesquelles vous êtes tombés au cours de votre expédition. Vous autres, humains, vous avez un vieux proverbe qui s'applique très bien à la situation : « Jamais deux sans trois. »

Gillian n'écoutait plus.

— Les bombes ! s'écria-t-elle en se frappant le front.

— Plaît-il ?

— J'ai laissé Charlie voler des bombes à faible rendement de fission dans la soute aux armes. Je savais que Takkata-Jim les lui prendrait afin d'en faire du carburant pour la chaloupe. C'était une part du plan que j'avais concocté, mais...

— Vous aviez présumé que Takkata-Jim confisquerait toutes les bombes, c'est ça ?

— Oui ! Je comptais même l'appeler pour le mettre sur la voie au cas où il ne s'en serait pas aperçu, mais il s'est révélé d'une efficacité remarquable en les trouvant tout de suite. À ce sujet, j'ai dû mentir à Toshio, mais je ne pouvais faire autrement.

— Puisque tout se passe selon vos plans, je ne vois pas où est le problème.

— Le problème, c'est que Takkata-Jim peut très bien ne pas avoir saisi toutes les bombes ! Il ne m'est évidemment jamais venu à l'esprit que Charlie risquait de porter atteinte à des sophontes vivants s'il arrivait à en garder une ! Mais maintenant... il faut absolument que je contacte Toshio. Tout de suite !

— Cela ne peut-il pas attendre quelques minutes ? Takkata-Jim a probablement tout pris, et il est un autre point dont je désire discuter avec vous.

— Non, tu ne peux pas comprendre. Toshio est sur le point de saboter la liaison entre l'île et le vaisseau. Cela fait partie de mon plan. Quand bien même n'y aurait-il qu'une chance que Charlie eût gardé une bombe, c'est immédiatement qu'il nous faut le savoir.

Les motifs holo trahirent une sorte d'émoi.

— Je vais tout de suite passer l'appel, annonça la Niss. Il ne me faut pas très longtemps pour m'immiscer dans le réseau de communication du Streaker. Soyez patiente.

Gillian se remit à faire les cent pas sur le « plancher » en pente en espérant qu'il ne fût pas trop tard.

Toshio

Toshio termina son recâblage et referma le couvercle de l'émetteur sur le traîneau de Thomas Orley. Puis il barbouilla l'endroit d'une couche de boue pour laisser croire qu'il n'avait pas été ouvert depuis longtemps.

Ensuite, il arracha le mono-fil du poste, noua un petit ruban rouge à son extrémité puis laissa la fibre pratiquement invisible s'enfoncer dans les profondeurs du bassin.

A présent, il n'était même plus en contact avec le Streaker. Il se sentait plus seul que jamais — plus seul encore que lorsque Sah'ot et Dennie étaient partis le matin.

Il espérait que Takkata-Jim serait respectueux des ordres et attendrait que le Streaker eût décollé. S'il en était ainsi, Gillian appellerait au moment de la mise à feu et lui expliquerait quelles modifications avaient subies la chaloupe et sa radio.

Mais si Takkata-Jim était effectivement un traître ? S'il partait plus tôt que prévu ?

En ce cas, Charles Dart serait fort probablement à bord, ainsi qu'Ignacio Metz, trois Sténo et, peut-être, trois ou quatre Kikwis. Toshio ne souhaitait du mal à aucun d'eux, et le choix qu'il avait à faire était un vrai supplice.

Il leva les yeux et vit Charlie qui se parlait joyeusement à lui-même tout en manœuvrant son nouveau robot.

Toshio sourit, heureux que le chimp au moins fût content.

Il se glissa dans l'eau et nagea jusqu'à son propre traîneau. Il en avait largué la radio une heure auparavant. Il boucla sa ceinture et mit les moteurs en route.

Il avait encore une petite épissure à faire sous l'île. Le vieux robot, la sonde endommagée que Charles Dart avait délaissée non loin du fond du puits de l'arbre foreur, avait trouvé un dernier amateur. Creideiki, qui rôdait autour de l'ancienne position du Streaker, désirait toujours parler aux voix de Sah'ot. Toshio estimait qu'il devait bien ça au capitaine même s'il avait l'impression de satisfaire un caprice illusoire.

Tandis que le traîneau s'enfonçait, Toshio songea au reste des tâches qui l'attendaient... toutes ces choses qu'il lui fallait faire avant d'être en mesure de quitter l'île.

Que Tom Orley soit en train de m'attendre lorsque je remonterai, souhaita-t-il avec ferveur. Cela résoudrait tout. Oui, que monsieur Orley en ait fini avec son boulot là-haut dans le Nord et qu'il atterrisse ici pendant que je serai en bas.

Et pendant que tu y es, Ifni, ajouta mentalement Toshio avec un sourire dubitatif, pourquoi ne pas nous envoyer une gigantesque flotte de bons mels pour débarrasser le ciel de tous ces méchants, hein ?

Puis il descendit dans l'étroite cheminée, dans des ténèbres croissantes.

Gillian

— Bon sang ! Triple zut ! La ligne est morte. Toshio l'a déjà coupée.

— Ne vous inquiétez pas outre mesure, fit la Niss, rassurante. Il est fort probable que Takkata-Jim ait confisqué toutes les bombes. Le midshipman Iwashika n'a-l-il pas dit dans son rapport qu'il en avait vu un certain nombre en cours de démontage conformément à vos prévisions ?

— Oui, et je lui ai justement dit de ne pas se faire de souci à leur sujet. Mais il ne m'est pas venu à l'esprit de lui demander de les compter. J'étais alors complètement absorbée dans les minutieuses manœuvres de l'appareillage et je n'ai pas pensé que Charlie pourrait faire grand mal si, par hasard, il avait réussi à en garder une !

— Maintenant, évidemment, il n'en est pas de même.

Gillian leva les yeux et se demanda si la machine tymbrimie faisait preuve de tact ou d'un humour particulièrement pervers.

— Enfin, dit-elle, ce qui est fait est fait. Quoi qu'il arrive, ce ne peut avoir d'incidence sur notre situation ici. J'espère seulement qu'aux douteux souvenirs que nous allons ramener de ce voyage, nous n'allons pas ajouter celui d'un crime contre une race cognitive. (Elle soupira.) Et si tu me reparlais maintenant de la manière dont tout cela va devenir une sorte de légende ?

Toshio

Il avait fait son raccordement. À présent, Creideiki pouvait écouter de tout son soûl les voix souterraines. Toshio laissa le mono-fil s'enfoncer dans la vase et largua du lest. Le traîneau prit une trajectoire hélicoïdale pour remonter vers le bassin.

Lorsqu'il fit surface, le midship constata tout de suite que quelque chose avait changé. Le second traîneau, celui avec lequel était venu Tom Orley, avait été hissé sur la rive escarpée. Il reposait à présent sur la prairie au sud du bassin avec un trou dans son tableau de bord et des fils qui en sortaient.

Charles Dart était accroupi au bord de l'eau. Il se pencha vers Toshio, un doigt sur les lèvres.

Le jeune midship coupa le moteur et défit ses sangles. Puis il s'assit sur son engin et promena son regard sur la clairière. Il n'y vit d'autre mouvement que les ondulations du feuillage.

— Je crois que Takkata-Jim et Metz ont l'intention de partir bientôt, dit le chimp dans un chuchotement guttural. Avec ou sans moi, je ne sais.

Dart avait l'air troublé, comme par l'absurdité d'une telle hypothèse.

Toshio conserva un visage inexpressif.

— Qu'est-ce qui vous fait croire ça, professeur Dart ?

— À peine aviez-vous disparu sous la surface que deux des Sténo de Takkata-Jim sont venus prendre la radio. Pendant que vous étiez en bas, ils ont également fait tourner les moteurs de la chaloupe. Ça crachotait pas mal au début mais ils sont en train de travailler dessus. Je crois qu'à présent ils ne se soucient même plus de savoir si vous allez faire un rapport à Gillian.

Toshio prêta l'oreille et perçut un bruit sourd vers le sud, un vrombissement qui montait et retombait irrégulièrement.

Un frémissement vers le nord attira son regard. Il vit Ignacio Metz qui courait presque sur le sentier reliant le village à la clairière où avait été hissée la chaloupe. Il portait des cartons contenant vraisemblablement des enregistrements et, derrière lui, se pressaient quatre volontaires kikwis. Ils avaient leurs vésicules aériennes gonflées de fierté mais, manifestement, ils n'appréciaient pas trop le bruit des moteurs. Eux aussi portaient des ballots au bout de leurs bras courts.

Dans le feuillage alentour, plusieurs douzaines de paires d'yeux écarquillés observaient cette procession.

Toshio reporta son attention sur le vrombissement et se demanda de combien de temps il disposait. Takkata-Jim avait achevé de recycler les bombes plus tôt que prévu. Peut-être avait-on sous-estimé le lieutenant delphinien. Quels autres bricolages avait-il brillamment réussis pour que la chaloupe fût prêle à décoller avec une telle avance ?

Dois-je essayer de retarder leur départ ? Mais si je reste plus longtemps, je n'aurai bientôt plus la moindre chance d'atteindre le Streaker à temps.

— Et vous, professeur Dart ? Êtes-vous prêt à sauter à bord dès que Takkata-Jim vous fera signe ou vous reste-t-il un travail à finir ?

Dart jeta un regard sur sa console puis secoua la tête.

— J'ai encore besoin de six heures, grogna-t-il. Il semble que nous ayons tous deux, intérêt à retarder le décollage de la chaloupe. Vous avez une idée ?

Toshio réfléchit.

Bon. Te voilà au pied du mur. Si tu as vraiment le projet de quitter cette île, décide-toi et fais-le tout de suite.

Il poussa un profond soupir. Bon, d'accord.

— Si je trouve un moyen de les retarder un moment, professeur Dart, m'aiderez-vous à le mettre en œuvre ? Il se peut que ça présente un certain risque.

Dart haussa les épaules.

— Pour l'instant, je ne fais qu'attendre pendant que mon robot creuse dans l'épaisseur de la lithosphère en vue d'y enfouir... un instrument. Jusqu'à ce qu'il ait terminé, je suis libre. Qu'est-ce que je vais avoir à faire ?

Toshio décrocha de son traîneau le rouleau de mono-fil.

— Pour commencer, je crois que nous allons avoir besoin de quelqu'un pour grimper aux arbres.

Charlie fit la grimace.

— Stéréotypes, marmonna-t-il en aparté. Tout le temps piégé par des stéréotypes !

Gillian

Elle secoua lentement la tête de gauche à droite. Peut-être était-ce dû à sa fatigue mais elle ne parvenait guère à suivre qu'une partie des explications de la machine. Chaque fois que, sur quelque subtil point de la tradition galactique, elle essayait d'en tirer une simple définition, la Niss insistait pour lui donner des exemples qui ne faisaient qu'embrouiller les choses.

Elle ne se sentait pas différente d'un homme de Cro-Magnon qui eût cherché à comprendre les intrigues de la cour de Louis XIV. L'ordinateur tymbrimi paraissait vouloir dire que les découvertes du Streaker auraient des répercussions autrement plus vastes que l'affrontement actuel autour de la flotte abandonnée. Mais le détail de ces conséquences échappait totalement à Gillian.

— Docteur Baskin, reprit la machine pour une nouvelle tentative, chaque époque a son tournant. Il se produit parfois sur le champ de bataille et parfois prend la forme d'un grand pas en avant d'ordre technologique. Il arrive aussi que le pivot soit un événement philosophique si indécelable par nature que les races qui lui sont contemporaines ont à peine conscience d'un changement tant que leur vision du monde ne s'est pas retrouvée radicalement chamboulée. Mais souvent, très souvent, ces grands bouleversements sont précédés par une légende, je ne vois pas quel autre mot anglique je pourrais faire appel pour définir une histoire dont les images sont présentes dans l'esprit de presque tous les sophontes... une histoire vraie, tissée de hauts faits prodigieux, de puissants archétypes, et qui est l'annonce du changement qui va s'instaurer.

— Et tu dis que nous allons peut-être devenir une de ces légendes ?

— Oui, c'est ce que je dis.

Gillian ne se rappelait pas s'être jamais sentie si petite. Elle ne pouvait soutenir le poids de ce que suggérait la machine. Comme si son devoir envers la Terre et les vies de cent cinquante amis et camarades n'était pas déjà un fardeau suffisamment écrasant.

— Tu as parlé d'archétypes mais...

— Le Streaker et ses découvertes n'ont-ils pas d'extraordinaires résonances symboliques ? Prenons d'abord comme exemple la flotte abandonnée dont la valeur d'archétype est manifestement à l'origine de l'émoi qu'elle a provoqué dans les Cinq Galaxies. Maintenant, ajoutons-y le fait que cette découverte est due à la plus récente de toutes les races clientes, une espèce dont les patrons sont des jeunes-loups qui, eux-mêmes, prétendent ne jamais avoir eu de patrons. Et là, sur Kithrup où nulle vie pré-cognitive n'était censée être en mesure d'apparaître, voilà qu'ils trouvent une race mûre pour le passage à la sapience et qu'ils prennent des risques prodigieux pour protéger ces innocents d'une civilisation galactique sclérosée...

Je voudrais juste...

— Et maintenant, ajoutons les Karrank%. Dans l'ensemble des âges récents, nulle race cognitive n'a été traitée avec une telle ignominie, n'a été si honteusement exploitée par le système même qui était censé la protéger. Or, quelles étaient les chances pour que ce vaisseau porteur de symbole en vînt, dans sa fuite, à se poser sur la planète où cette race hautement symbolique avait trouvé son ultime refuge ? Ne voyez-vous pas ce qui sous-tend ce récit, docteur Baskin ? Ce qui en fait un mythe ? Embrassant la chronologie des races depuis les Progéniteurs jusqu'à la plus neuve, il se présente comme un puissant sermon sur le Système de l'Elévation. Quelle que soit l'issue de votre tentative pour vous évader de Kithrup, qu'elle soit un succès ou un échec, les étoiles ne manqueront pas d'élever votre aventure au rang de l'épopée. Une épopée qui, je crois, changera plus de choses que vous ne pouvez l'imaginer.

La Niss avait achevé son discours dans un chuchotement presque respectueux, laissant tournoyer dans le silence les implications de ses ultimes paroles.

Gillian restait plantée sur le plafond incliné de la pièce sens dessus dessous et plongée dans l'ombre hormis les étincelles que projetaient les poussières tourbillonnantes. Le silence s'éternisa. Elle finit par soupirer en secouant la tête:

— Encore une de ces maudites mauvaises blagues tymbrimies, n'est-ce pas ? En me racontant cette histoire de dingues, tu t'es payé ma tête, hein ?

Les particules continuèrent de tournoyer un long moment sans répondre.

— Vous sentiriez-vous vraiment mieux, docteur Baskin, si je vous disais oui ? Et cela changerait-il quoi que ce soit à ce que vous avez à faire si je vous disais non ?

Elle haussa les épaules.

— Je ne crois pas. Et, au moins, tu m'as sortie un moment de mes propres soucis. Toutes ces foutaises philosophiques m'ont quelque peu tourné la tête et je me sens même prête à m'accorder un petit somme.

— Moi, je suis toujours prête à vous être utile.

— Je sais, je sais, répondit Gillian en minaudant avant de grimper sur une caisse pour atteindre la plaque de la porte. (Mais, avant d'y appliquer sa main, elle se retourna vers la machine.) Dis-moi, Niss, une dernière chose. As-tu servi à Creideiki le même plat de conneries qu'à moi ?

— Pas en termes angliques, bien sûr, mais les thèmes que nous avons abordés étaient les mêmes.

— Et il t'a crue ?

— Oui. Je pense qu'il m'a crue. Franchement, j'en étais même un peu surprise. J'ai presque eu l'impression qu'il avait déjà entendu ça auparavant d'une autre source.

La disparition du capitaine se trouvait donc en partie expliquée. Il était également évident qu'on n'y pouvait plus rien.

— En admettant qu'il t'ait vraiment crue, que comptait-il faire au juste en sortant du vaisseau ?

Les poussières colorées tourbillonnèrent quelques secondes.

— Je suppose, docteur Baskin, qu'il est d'abord sorti pour aller chercher des alliés. Et, sur un niveau totalement différent, j'estime qu'il est en train d'essayer d'ajouter quelques remarquables strophes à la légende.

Creideiki

Ils gémissaient. Toujours ils avaient souffert. Sur des ères et des ères, la vie les avait blessés.

 

: Ecoutez :

 

Il s'efforçait de persuader les Karrank% de lui répondre en les appelant dans la langue des anciens dieux.

 

: Écoutez :

: Vous Les Profonds, Les Cachés... Vous Les Tristes, Les Maltraités :

: Je Vous Appelle Du Dehors :

: Je Sollicite Une Audience :

 

La plaintive mélopée s'interrompit. Il sentit une pointe d'irritation. Quelque chose qui était tout à la fois porté par le son et par le psi, un haussement d'épaules pour chasser une puce incommodante.

Puis les lamentations reprirent.

Creideiki avait arrêté son traîneau devant le boîtier de raccordement que le Streaker avait laissé derrière lui à son ancienne position et il cherchait à capter l'attention de ces antiques misanthropes en se servant des impulsions électriques d'un lointain robot pour amplifier son faible message.

 

: J'Appelle Du Dehors :

: Je Cherche De L'Aide :

: Vos Anciens Bourreaux Sont Aussi Nos Ennemis :

 

C'était une légère extrapolation de la vérité, mais pas dans son essence. Il accéléra la sculpture de ses images-sons en percevant que leur attention se tournait enfin vers lui.

 

: Nous Sommes Vos Frères :

: Acceptez-Vous De Nous Aider ? :

 

Le bourdon ronchonneur entra soudain en éruption. Sa part métapsychique respirait la colère et l'altérité. Celle qui était faite de sons grésillait comme des parasites. Sans l'apprentissage par lequel il était passé dans la Mer des Songes, Creideiki sentait bien qu'il n'aurait pu déchiffrer cette réponse :

 

: NE NOUS ENNUIE PAS NE RESTE PAS ! :

: NOUS NE NOUS CONNAISSONS PAS DE FRÈRES :

: VA-T'EN ! NOUS REJETONS L'UNIVERS :

 

Ce puissant refus vibra dans la tête de Creideiki. Toutefois, le degré de psi était encourageant.

Ce dont l'équipage du Streaker avait toujours eu besoin c'était d'un allié, de n'importe quel allié, de quelqu'un qui les aidât, ne fût-ce qu'en faisant diversion, si l'on voulait que le plan d'Orley eût une chance de réussir. Si radicalement autres et amères que fussent ces créatures souterraines, elles avaient en un temps vécu dans le monde interstellaire. Peut-être pourraient-elles trouver quelque satisfaction à aider d'autres victimes de la civilisation galactique. Il insista.

 

: Faites Attention À Moi ! :

: Écoutez-Moi ! :

: Votre Planète Est Cernée Par Des Manipulateurs De Gènes :

: Ils Nous Cherchent :

: Nous Et Les Petits Êtres Oui Partagent Avec Vous Ce Monde :

: Ils Veulent Nous Modifier :

: Comme Us Ont Fait Four Vous :

: Ils Vont S'Immiscer Dans L'Intimité De Votre Souffrance :

 

Il élabora une image sonique représentant de vastes flottes de guerre qu'il agrémenta de gueules béantes et féroces puis il teignit l'ensemble aux couleurs de la perversité maligne. Son illustration vola en éclats sous une réponse tonitruante.

 

: NOUS NE, SOMMES PAS CONCERNÉS ! :

: Creideiki secoua la tête et se concentra. :

: Peut-Être Viendront-Ils Vous Chercher, Vous Aussi :

: NOUS NE LEUR SOMMES D'AUCUNE UTILITÉ C'EST VOUS :

: QU'ILS CHERCHENT, PAS NOUS ! :

 

La réponse le laissa perplexe et il se sentit seulement la force de poser une dernière question. Il tenta de demander aux Karrank% ce qu'ils feraient s'ils étaient attaqués.

Il n'eut pas le temps d'achever qu'il reçut en réponse un grincement dont même les glyphes sensoriels des anciens dieux n'auraient pu analyser la structure. C'était plus un mugissement de défi que toute autre chose déchiffrable. Puis, d'un instant à l'autre, les échos sonores et mentaux cessèrent, le laissant dériver dans le silence des eaux glauques avec le crâne tout retentissant des éclats de leur colère, il avait fait de son mieux. Et maintenant ?

Comme il n'avait rien d'autre à faire, il ferma les yeux et se mit à méditer. Il émit des spirales de clicks sonar et tissa en motifs les échos des chaînes sous-marines qui l'entouraient. Sa déception s'estompa lorsqu'il sentit Nukapaï prendre forme à ses côtés dans le complexe entrelacs de ses propres bruits et de ceux de la mer. Elle parut se frotter contre lui et il crut presque la sentir. Un frisson de jouissance le traversa.

 

: Ce Ne Sont Pas Des Gens Charmants :

: fit-elle en commentaire. :

 

Creideiki eut un sourire triste.

 

: Non, Pas Vraiment Charmants :

: Mais Ils Souffrent :

: Si J'Avais Pu Faire Autrement, Je N'Aurais Pas Dérangé De Tels Ermites :

: (Il soupira.) Le Chant Du Monde Semble Dire Qu'ils Ne Nous Aideront Pas :

 

Nukapaï accueillit par un sourire cette réflexion pessimiste puis changea de tempo et siffla sur un ton guilleret :

 

: Descends ;

: Écouter le temps qu'il fera demain Descends :

: Prescience, prescience... :

 

Creideiki se concentra pour comprendre. Pourquoi parlait-elle en ternaire, une langue presque aussi difficile pour lui maintenant que l'anglique ? Il existait un autre parler, plus subtil, plus puissant, qu'ils pouvaient à présent partager. Pourquoi réveillait-elle le cuisant souvenir de son infirmité ?

Troublé, il secoua la tête. Nukapaï était une fiction née de sa propre conscience... ou du moins restait-elle limitée aux sons que créait sa propre voix. Comment se faisait-il alors qu'elle pût s'exprimer en ternaire ?

Il ne cessait d'y avoir des mystères. Plus il allait profond, plus abondaient les mystères.

 

: Descends :

: Sondeur en nuit profonde Descends :

: Prescience, oh oui, prescience :

 

Il se répéta intérieurement le message. Voulait-elle dire qu'il y avait quelque chose à lire dans l'avenir ?

Qu'un destin inéluctable allait amener les Karrank% à sortir de leur isolement ?

Il s'acharnait encore à résoudre cette énigme lorsqu'il perçut un bruit de moteurs. Il écouta quelques instants et, sans avoir eu besoin de brancher les hydrophones du traîneau, reconnut le rythme de ces moteurs.

Avec d'infinies précautions, d'infinies hésitations, un petit astronef pointa son nez dans le canyon. Un faisceau de sonar balaya lentement ce dernier d'une extrémité à l'autre. Puis un projecteur éclaira le fond marin que le Streaker avait quitté quelques jours auparavant. Il se posa tour à tour sur les pièces d'équipement abandonnées puis s'immobilisa sur la boîte de raccordement et sur le traîneau.

Creideiki cligna des yeux dans le pinceau de lumière. Sa bouche s'ouvrit largement dans un sourire de bienvenue. Mais sa voix se figea dans son évent. Pour la première fois depuis plusieurs jours, il se sentait tout intimidé, incapable de parler par pour de buter sur les mots les plus simples et d'avoir l'air d'un imbécile.

Les haut-parleurs du petit vaisseau amplifièrent un joyeux soupir d'une élégante simplicité :

Creideiki

Dans une chaude bouffée de bonheur, il reconnut cette voix et fit redémarrer le traîneau en se libérant du relais. Alors qu'il prenait de la vitesse et se rapprochait du sas du canot, il lança un par un ces mots en anglique :

— Hikahi... que... c'est... bon... d'entendre... de nouveau... ta voix...

Tom Orley

Une brume tourbillonnait au-dessus de la mer de plantes. C'était une bonne chose, jusqu'à un certain point. Il était plus facile de s'y déplacer discrètement mais cela rendait hasardeux le repérage des pièges.

Tout en rampant sur l'étendue visqueuse qui le séparait encore de l'épave, Tom inspectait soigneusement chaque endroit avant d'y poser les mains. Il lui était impossible de faire cette dernière partie du trajet par-dessus et il ne doutait pas que ceux qui avaient trouvé refuge dans la carcasse éventrée n'eussent pris leurs précautions contre d'éventuelles visites.

Il découvrit le système d'alarme à quelques mètres seulement de l'ouverture. Un réseau de câbles d'une finesse extrême avait été tendu entre deux petites éminences végétales. Tom examina le dispositif, en mesura l'étendue puis creusa et se glissa par-dessous. Lorsqu'il l'eut franchi, il ré-émergea et reprit sa reptation jusqu'à la coque piquetée à laquelle il s'adossa.

Les bestioles qui vivaient dans ce vaste marécage s'étaient mises à couvert dès les premiers affrontements ; elles ressortaient à présent que presque tous les combattants étaient morts. Leurs coassements de batraciens, étrangement diffractés, semblaient doter le brouillard d'une épaisseur sonore. Au loin, Tom percevait le roulement du volcan et, tout près, les grondements de son estomac vide. La force avec laquelle se manifestait ce dernier lui paraissait suffisante pour réveiller les Progéniteurs.

Il vérifia le chargeur de son arme. À peine lui restait-il une douzaine d'aiguilles à tirer. Mieux valait qu'il ne se fût pas trompé quant au nombre d'E.T. qui s'étaient abrités dans cette épave.

Mieux vaut d'ailleurs que je ne me sois pas trompé sur un tas de choses, se remémora-t-il. En fait, j'ai tout misé sur la possibilité de trouver ici de la nourriture et les informations dont j'ai besoin.

Il ferma les yeux pour un bref temps de méditation puis se tapit sous la plaie béante et ne se souleva que de ce qui était nécessaire pour hasarder un œil au-delà de sa lèvre déchiquetée.

Sur le pont basculé, maculé de traînées noirâtres, il vit trois Gubrus pelotonnés au sein d'un étalage d'appareils disparates. Un minuscule radiateur parfaitement inadéquat retenait l'attention de deux d'entre eux qui tendaient vers lui leurs bras à la frêle ossature. La troisième créature était installée devant une console portative et pépiait en Galactique Quatre, la langue que parlaient la plupart des espèces aviennes.

— Pas la moindre trace des humains ou de leurs clients, disait l'extraterrestre. Nous sommes dans l'impossibilité d'avoir une certitude car nous ne sommes plus équipés pour le repérage à longue portée. Toutefois, nous n'avons rien décelé. Venez nous chercher !

La radio crachota sa réponse :

— Impossible pour nous de sortir à découvert. Pas question de gaspiller dès maintenant nos dernières forces. Vous devez maintenir votre position, rester cachés et attendre.

— Attendre ? Mais nous nous sommes réfugiés dans une épave dont les vivres sont contaminés par la radioactivité, dans une carcasse éventrée qui ne dispose plus d'une seule pièce d'équipement en état. Pourtant, c'est le meilleur abri que nous ayons pu trouver dans tout ce qui flotte encore. Il faut absolument que vous veniez nous chercher !

Ces nouvelles arrachèrent à Tom un chapelet de jurons silencieux. Adieu l'espoir de manger.

L'opérateur radio continuait de protester. Les deux autres Gubrus l'écoutaient en reportant impatiemment le poids de leur corps d'une patte sur l'autre. Soudain, l'un d'eux martela le plancher de son pied griffu tout en se retournant comme pour dire à l'opérateur de se taire. Son regard balaya la déchirure de la coque. Avant que Tom n'ait pu se raplatir au sol, les yeux de la créature s'écarquillèrent et son bras se tendit.

— Un humain ! Vite...

Tom l'atteignit en plein thorax. Sans prendre la peine d'observer la chute de sa victime, il plongea par l'ouverture et, d'une roulade, s'abrita derrière une console bancale. Puis, de là, il gagna l'autre extrémité de la salle de commande dévastée en tirant coup sur coup trois aiguilles tandis que le second Gubru près du radiateur tentait de riposter. Une mince flamme sortit de son pistolet pour aller ajouter une nouvelle traînée carbonisée à un plafond qui en était déjà amplement pourvu tandis que lui-même poussait un cri et basculait à la renverse.

Le troisième Galactique avait les yeux fixés sur Tom. Il les détourna fugitivement pour regarder sa radio.

— Ce n'est même pas la peine d'y songer, croassa Tom dans un Galactique Quatre à l'accent traînant.

La huppe du E.T. frémit de surprise. Il baissa les mains et s'immobilisa.

Tom se releva sans cesser de tenir en joue le Gubru survivant.

— Jette ton ceinturon puis éloigne-toi de la radio. Sans geste brusque. N'oublie pas que nous autres, humains, nous avons une réputation de jeunes-loups à défendre. Nous sommes des fauves, des carnivores, et nos réactions sont d'une extrême rapidité ! Ne m'oblige pas à te manger.

Sur ce, il lui décocha son plus large sourire de façon à révéler le maximum de dents.

La créature frissonna et fit ce qu'on lui demandait. Tom encouragea cette obéissance par un grondement féroce. Dans certaines situations, il n'était somme toute pas inutile d'être considéré comme un sauvage.

— Très bien, fit-il alors que l'extraterrestre gagnait l'endroit qu'il lui indiquait près du trou dans la coque.

Puis, sans baisser son arme, il s'assit devant la radio d'où jaillissaient des pépiements excités.

Ifni, merci, il en reconnut le modèle et la ferma.

— Étais-tu en train d'émettre lorsque tes copains m'ont repéré ? demanda-t-il à son prisonnier. (Il se demandait si le commandement des forces gubrus, probablement caché sur quelque lune, avait entendu le mot « humain ».)

La huppe du Galactique se dressa et sa réponse fut tellement inattendue que Tom se demanda un moment s'il ne s'était pas complètement trompé en formulant sa question.

— Renonce à cet orgueil, entonna le Gubru en gonflant ses plumes. Tous les jeunes doivent renoncer à l'orgueil. L'orgueil mène à l'erreur. La démesure mène à l'erreur. L'orthodoxie seule est source de salut. Nous pouvons vous sauver...

— Ça suffit ! rugit Tom.

—... vous sauver des hérétiques. Menez-nous vers ceux qui sont de retour. Menez-nous vers les Progéniteurs, vers les anciens maîtres, vers ceux qui instituèrent les lois. Menez-nous vers eux. Eux qui attendent aux frontières du Paradis qu'ils instaurèrent jadis avant de partir, qui attendent de pouvoir y rentrer mais ne le peuvent en présence de créatures telles que les Soros, les Tandus, les Thennanins ou...

— Les Thennanins ! C'est exactement ce que je veux savoir ! Y a-t-il encore des Thennanins parmi les combattants ? Occupent-ils toujours des positions stratégiques ?

—... ou les Frères de la Nuit. Ils vont avoir besoin qu'on les protège, qu'on les ménage, qu'on leur fasse lentement comprendre combien d'atrocités ont été commises en leur nom, qu'on leur apprenne que les schismes ont ravagé l'orthodoxie et que les hérésies abondent. Oui, menez-nous vers eux, aidez-nous à nettoyer l'univers. Grande sera votre récompense. Minimes seront vos modifications. Court votre contrat...

— Arrête !

Tom sentait la fatigue et la tension de ces derniers jours se transformer en rage. Juste après les Soros et les Tandus, les Gubrus comptaient parmi les plus tenaces persécuteurs de l'humanité. Ce qu'il venait d'entendre était plus qu'il n'en pouvait raisonnablement supporter.

— Arrête et réponds ùà mes questions ! hurla-t-il en tirant sur le plancher juste à côté des pieds de l'extraterrestre.

Ce dernier sursauta, les yeux écarquillés de surprise. Tom tira encore deux fois. Au premier coup de feu, le Gubru dansa pour éviter le projectile qui rebondissait. Au deuxième, il se contenta de tressaillir car le pistolet à aiguilles s'était enrayé.

Alors, le Galactique posa son regard sur Tom et lança un cri de joie. Il déploya ses bras emplumés et sortit ses longues griffes rétractiles. Pour la première fois, il prononça des mots qui s'adressaient vraiment à Tom et qui n'étaient pas du charabia.

— Maintenant, tu vas parler, misérable créature inachevée, parvenu sans maître !

Puis il chargea en poussant un hurlement perçant.

Tom plongea sur le côté pour esquiver la créature avienne mais, ralenti par la faim et par l'épuisement, il ne put éviter une griffe aiguisée comme un rasoir qui s'accrocha au passage dans sa combinaison de plongée et lui déchira le flanc le long d'une côte. Étouffant un cri, il alla s'abattre contre un mur déjà maculé de sang tandis que le Gubru se retournait pour renouveler son assaut.

Ni l'un ni l'autre ne s'intéressait de toute évidence aux pistolets qui traînaient sur le plancher. Qu'elles fussent hors d'usage ou vides, ces armes ne valaient pas le risque qu'on aurait pris en se baissant pour les ramasser.

— Où sont les dauphins ? couina le Gubru en dansant d'arrière en avant. Dis-le-moi ou je vais cesser d'être gentil pour l'inculquer de la manière fortle ce qu'est le respect des aînés.

— Apprends d'abord à nager, cervelle d'oiseau, et je t'emmènerai les voir.

Toutes griffes dehors, le Gubru chargea de nouveau avec un grand cri.

Tom fit appel à ses ultimes réserves d'énergie pour bondir et décocher un coup de pied dans la gorge de la créature dont le cri s'étrangla net lorsque les vertèbres craquèrent sous la violence du choc. Le Gubru s'effondra et son corps recroquevillé glissa sur le pont humide avant d'être arrêté par la paroi.

Tom retomba, chancelant, à quelques pas de lui. Ses yeux flottèrent un moment puis, tout en reprenant son souffle les mains posées sur les genoux, il regarda son adversaire.

— Je... l'avais averti... que nous étions... des loups, murmura-t-il.

Dès qu'il en fut capable, il se traîna jusqu'à la plaie ouverte dans le flanc du vaisseau et se pencha par-dessus sa lèvre déchiquetée pour fixer les yeux sur les volutes de brume.

À présent, ses biens se limitaient à son masque, à son appareil de distillation et aux vêtements qu'il portait... et aussi aux armes de main pratiquement hors d'usage des Gubrus.

Sans oublier, bien sûr, la bombe à messages dont il sentait la pression contre son diaphragme.

Je n'ai que trop reporté le moment de prendre cette décision, se dit-il. Certes, tant que durait la bataille, il avait pu prétendre être à la recherche de réponses sûres. Mais peut-être n'avait-il fait que se complaire dans des manœuvres dilatoires vis-à-vis de lui-même.

Je voulais être sûr, je voulais savoir avec certitude si la ruse avait un maximum de chances de marcher. Car, pour ce faire, il est indispensable qu'il y ait encore des Thennanins là-haut.

Mais j'ai rencontré cet éclaireur. Le Gubru a parlé des Thennanins. Ai-je vraiment besoin de voir leur flotte pour savoir qu'ils participent toujours à la bataille ?

Il prit alors conscience d'une autre raison qui lui avait fait remettre à plus tard le lancement de la bombe.

Une fois que je l'aurai fait exploser, Creideiki et Gillian décolleront, et je ne vois pas comment ils pourraient s'arrêter en chemin pour me prendre. J'étais censé rentrer au vaisseau par mes propres moyens... ou accepter de rester en arrière.

En fait, tandis qu'il se débattait dans cette mer de sargasses, il s'était bercé de l'espoir de trouver un vaisseau en état, quelque chose qui lui permît de retourner vers la Terre, mais il n'avait rencontré que des épaves.

Il se laissa tomber lourdement sur le plancher et s'adossa au métal froid de la paroi. Puis il sortit la bombe à messages.

Alors, est-ce que je la lance ?

Le Cheval Marin était son plan. Quelle autre justification aurait-il pu trouver à sa présence ici, loin de Gillian et de ce qui constituait son univers intime, sinon la nécessité de vérifier si ce plan pouvait réussir ?

De l'autre côté du pont maculé de sang du croiseur E.T., son regard tomba sur la radio des Gubrus.

Tiens, tiens, se dit-il. Voilà encore un truc que je peux faire. Même si ça équivaut à me placer au centre d'une cible, je puis ainsi faire connaître à Jill et aux autres tous les renseignements que j'ai recueillis.

Et il se peut également que les répercussions s'en révèlent encore plus positives.

Encore une fois, Tom rassembla toutes ses forces pour se lever.

Au fait, se dit-il tout en chancelant jusqu'à trouver un certain équilibre, je n'ai rien à manger de toute façon. Autant partir en beauté.