NEUVIÈME PARTIE  :  ASCENSION

 

 

Que le soleil couchant et l'étoile du soir

S'unissent en un clair appel vers la lumière

Que retentisse la plainte de la barre

Quand viendra le temps pour moi de partir en mer.

A. TENN YSON

 

Dennie & Sah 'ot

— C'est beaucoup plus long par là, Dennie. Es-tu sûre que nous ne devrions pas simplement couper au sud-ouest ?

Sah'ot nageait le long du traîneau sans avoir le moins du monde à forcer pour rester à sa hauteur. Tous les quelques battements de caudale, il remontait souplement souffler en surface pour rejoindre ensuite sur sa lancée sa compagne de voyage.

— Je sais bien que ce serait plus rapide, Sah'ot, lui répondit Dennie sans lever les yeux de ses écrans sonar.

Elle veillait à rester à l'écart de tout tertre de métal car c'était dans ce secteur que poussait l'herbe assassine. L'histoire que lui avait racontée Toshio sur sa rencontre avec la plante meurtrière l'avait tellement terrifiée qu'elle était déterminée à faire un large détour pour éviter toute île suspecte.

— Alors, pourquoi retournons-nous jusqu'à l'ancienne position du Streaker avant de mettre le cap au sud ?

— Pour diverses raisons, commença Dennie. D'abord, parce que nous connaissons bien cette route pour l'avoir faite à l'aller et que nous ne risquons toujours pas de nous perdre ensuite puisque le vaisseau et le Cheval Marin étaient sur un même méridien.

Pas du tout convaincu, Sah'ot poussa une sorte de hennissement.

— Et puis ?

— Nous aurons ainsi une chance de tomber sur Hikahi. Je suppose qu'à présent elle doit être en train de tourner autour de l'ancien emplacement du Streaker.

— C'est Gillian qui t'a demandé de la chercher ?

— Oui, mentit Dennie. (Elle avait en fait des motifs tout personnels de vouloir retrouver Hikahi.)

Elle se méfiait des intentions de Toshio. Elle craignait qu'il ne voulût prolonger son séjour sur l'île jusqu'au moment où, le Streaker ayant achevé ses préparatifs, il serait trop tard pour que Takkata-Jim pût contrecarrer son départ. Mais, bien sûr, il serait également trop tard pour que le jeune midship pût rejoindre le vaisseau en traîneau.

Auquel cas, le canot constituait la seule chance pour Toshio de s'en sortir. Et Dennie devait rejoindre Hikahi avant que cette dernière ne prît contact avec Gillian qui risquait d'envoyer le canot à la recherche de Tom plutôt qu'à celle de Toshio.

Ce faisant, elle avait conscience de voir midi à sa porte et se sentait un peu coupable d'avoir pris cette décision. Mais si elle avait su mentir à un dauphin, elle pourrait encore le faire avec d'autres.

Takkata-Jim & Metz

L'ancien second du Streaker jetait furieusement la tête en tous sens et grinçait des dents au spectacle du sabotage.

— Avant longtemps, leurs boyaux vont se balancer aux branches des arbres, gronda-t-il dans le gémissement des lourds bras manipulateurs de son araignée blindée.

Ignacio Metz avait également les yeux fixés sur l'inextricable lacis de fils presque invisibles qui recouvrait la chaloupe et la maintenait au sol. Il plissa les paupières et tenta de suivre jusque dans la forêt la piste des fibrilles.

— Ne croyez-vous pas que votre réaction soit un peu exagérée, lieutenant ? Il me semble que ce garçon a seulement voulu s'assurer que nous ne décollerions pas avant le moment convenu.

Takkata-Jim foudroya l'humain du regard du haut de sa machine.

— Alors comme ça, vous avez sssubitemcnt changé d'avis, professeur Metz ? Vous allez peut-être me dire que nous devrions laisser cette folle qui contrôle à présent le Streaker conduire nos camarades à une mort certaine ?

— Non, bien sûr ! protesta Metz en se faisant tout petit devant la colère de l'officier delphinien. Il nous faut persévérer dans notre projet, d'accord. Nous devons tenter de trouver un compromis avec les Galactiques, mais...

— Mais quoi ?

Metz eut un haussement d'épaules indécis.

— Je pense seulement que vous ne pouvez pas reprocher à Toshio d'avoir fait son devoir...

Les mâchoires de Takkata-Jim claquèrent comme un coup de feu et il fil avancer son araignée droit sur Metz, ne s'arrêtant qu'à moins d'un mètre de l'homme affolé.

— Vous pensez ! Vous PENSEZ ! C'est un comble ! Vous avez eu l'arrogance de croire que vous surpassiez en sagesse les autorités compétentes de la Terre, vous qui avez introduit vos petits monstres favoris dans un équipage qui n'était déjà que trop fragile, vous qui vous êtes menti à vous-même en faisant semblant de croire que tout allait pour le mieux, en refusant de voir les symptômes les plus alarmants au moment où vos clients désespérés avaient le plus grand besoin de votre savoir ! Oui, Ignacio Metz, expliquez-moi un peu la façon dont vous vous y prenez, pour penser ! persifla Takkata-Jim.

— Mais... mais... nous étions d'accord, vous et moi, sur pratiquement tout ! Mes fen à gènes Sténo n'ont-il pas été vos plus fidèles partisans ? Ce sont même les seuls qui vous restent !

— Vos Sténo n'ont jamais été de vrais Sténo ! Vos manipulations perverses n'ont donné le jour qu'à des créatures déséquilibrées qui n'avaient pas leur place dans l'effectif de ce vaisseau ! Je me suis servi de ces fen comme je me suis servi de vous ! Mais n'allez pas me mettre dans le même sac que vos monstres, Metz !

Abasourdi, Metz se recroquevilla contre la coque de la chaloupe.

On perçut alors un bruit de machines qui se rapprochaient. Takkata-Jim jeta de nouveau un regard noir sur l'humain pour lui intimer l'ordre de se taire. L'araignée de Sreekah-pol surgit des buissons.

— Les fibres mènent au bassin, annonça le fin dans un anglique beaucoup trop aigu pour que Metz fût en mesure de le suivre. Elles s'enfoncent dans l'eau et sont nouées au tronc de l'arbre foreur.

— Vous les avez coupées ?

— Oui ! fit le néo-dauphin avec une lueur hallucinée dans le regard.

— Professeur Metz, dit Takkata-Jim, veuillez préparer les Kikwis pour le départ, ils constituent notre seconde monnaie d'échange et je veux qu'ils puissent être appréciés à leur juste valeur par la race avec laquelle nous prendrons contact.

— Qu'est-ce que vous allez, faire maintenant ? demanda Metz.

— Quelque chose dont vous ne voulez pas être au courant.

Metz vit la détermination qui se lisait dans le regard de l'ex-second, et il la mit en relation avec l'éclat dément qui brillait dans les yeux des trois Sténo.

— Vous leur parlez en primal, s'écria-t-il d'une voix étranglée. J'en suis sûr. Vous encouragez la régression de ces fen ! Pire, vous les incitez à l'homicide !

Takkata-Jim soupira.

— Écoutez, professeur Metz, je me débattrai plus tard avec ma conscience. Dans l'intervalle, je vais faire ce que j'estime indispensable pour le salut du vaisseau et de notre mission. Puisqu'un dauphin dans son état normal est incapable de tuer des êtres humains, j'étais bien obligé d'avoir recours à des dauphins fous.

Les trois Sténo sourirent à Metz qui posa un regard terrifié sur leurs yeux et perçut avec horreur leurs clicks sauvages.

— Vous êtes un malade, Takkata-Jim, murmura-t-il.

— Non, professeur Metz, lui répondit le lieutenant avec une nuance de pitié dans la voix. Le malade, c'est vous. Tout autant que ces fen. Moi, j'agis seulement comme le ferait tout être humain dévoué à sa tâche et confronté à une situation désespérée. Criminel ou patriote, c'est une question de point de vue, mais je suis pleinement cognitif.

Les yeux de Metz s'écarquillèrent.

— Mais il est impossible que vous retourniez sur la Terre avec quiconque sachant que...

Il pâlit et fit volte-face pour se précipiter vers le sas.

Takkata-Jim n'eut pas même à donner d'ordre. Un jet bleu de lumière actinique jaillit de l'araignée de Sreekah-pol. Metz poussa un soupir et s'effondra dans la boue juste sous l'entrée de la chaloupe. Et il leva vers Sreekah-pol le regard d'un père trahi par son propre fils.

Takkata-Jim se tourna vers ses fen en dissimulant de son mieux la nausée qui lui tordait les entrailles.

 

: Qu'on trouve, qu'on trouve Qu'on trouve et :

: qu'on tue :

: Qu'on tue :

: l'homme à peau douce lit le singe au poil dru Moi, j'attends,

: j'attends La :

: Là j'attends.

 

Les fen lancèrent un cri d'acquiescement à l'unisson et se renfoncèrent avec un parfait ensemble dans la forêt, les lourds bras manipulateurs de leurs engins écartant les jeunes arbres comme s'il s'agissait de brindilles.

Takkata-Jim entendit gémir l'homme à terre et baissa les yeux vers lui, songeant à mettre fin à ses misères. Il aurait voulu le faire mais ne pouvait se résoudre à commettre lui-même un acte de violence à rencontre d'une créature humaine.

C'est aussi bien, se dit-il. J'ai encore quelques réparations à faire et il faut que j'aie terminé avant le retour de mes monstres.

Takkata-Jim enjamba délicatement le mourant et fit pénétrer son araignée dans le sas.

— Professeur Metz ! chuchota Toshio qui retourna le blessé sur le côté, lui souleva la tête et lui appliqua sur le cou une ampoule aérosol d'antalgique. Professeur Metz, est-ce que vous pouvez m'entendre ?

Metz leva des yeux troubles sur le jeune homme.

— Ah, Toshio, mon garçon, partez vite d'ici ! Takkata-Jim a envoyé ses...

— Je sais, professeur Metz, j'étais caché dans les buissons lorsqu'ils ont tiré sur vous.

— Alors, vous avez entendu, fit-il en un souffle.

— Oui, monsieur.

— Et vous savez à présent quel imbécile j'ai fait...

— Ce n'est pas le moment de penser à ça, professeur Metz. Il faut que nous vous transportions en lieu sûr. Charlie Dart s'est caché à quelques pas d'ici et je vais aller le chercher pendant que les Sténo fouillent un autre coin de l'île.

Metz s'accrocha au bras du midship.

— Ils en ont aussi après lui, vous savez.

— Oui, je sais. Et je crois n'avoir jamais vu une telle expression d'étonnement sur le visage d'un chimp. Il s'était réellement figuré qu'ils ne le soupçonneraient jamais de m'avoir aidé ! Je vais passer le prendre et nous vous emmènerons loin d'ici.

Metz se mit à tousser et une écume rouge apparut sur ses lèvres. Il secoua la tête.

— Non. Tout comme Victor Frankenstein, il semble que je meure victime de ma propre démesure. Laissez- moi. Vous devez courir à votre traîneau et quitter l'île au plus vite.

Une grimace tordit le visage de Toshio.

— Ils sont d'abord passés par le bassin, professeur Metz. Je les avais suivis et je les ai vus couler mon traîneau. Ensuite, je me suis arrangé pour les précéder en faisant fuir devant moi les Kikwis. Dennie m'avait appris leur signal de panique et, lorsque je l'ai crié, je les ai vus détaler comme des lemmings et sauter en masse dans l'océan. À présent, eux au moins sont à l'abri des Sténo...

— Pas Sténo, rectifia Metz. Demenso ceins Metzii, doit-on dire, je pense. « Dauphins fous de Metz »... vous savez, je crois être la première victime d'un homicide perpétré par un dauphin depuis...

Il porta la main à sa bouche et toussa de nouveau.

Puis il contempla le filet de sang qui maculait sa paume et son regard revint sur Toshio.

— Nous devions livrer les Kikwis aux Galactiques, mon garçon. Ça ne me plaisait guère mais il m'avait convaincu...

— Takkata-Jim ?

— Oui. Il ne pensait pas que les ET. se contenteraient d'avoir les coordonnées de la flotte abandonnée...

— Les coordonnées de la flotte ? répéta Toshio, sidéré. Il a donc des bandes ? Mais comment... ?

Metz ne l'écoutait plus. La fin semblait proche.

—... en échange de la liberté du Streaker, aussi... fut-il décidé que nous leur donnerions en prime les aborigènes. (Le généticien prit faiblement le poignet du midship.) Il faut que vous les sauviez, Toshio. Ne laissez, pas les Galactiques s'emparer d'eux. Ils sont si prometteurs. Ils ne s'épanouiront qu'avec des patrons doux. Les Lintons, peut-être, ou les Synthiains... mais nous ne sommes pas qualifiés pour ça... nous n'en... nous n'en ferions que des caricatures de nous-mêmes. Nous...

Metz s'affaissa dans les bras de Toshio.

Attendre, c'était tout ce que le jeune midship pouvait faire pour le vieux généticien. Le contenu de sa petite trousse lui permettait à peine d'aider l'homme à supporter la douleur.

Une minute plus tard, Metz ressortit de sa torpeur. Son regard se posa sur les arbres sans les voir.

— Takkata-Jim, hoqueta-t-il. C'est la première fois que j'y pense. Il représente exactement ce que nous cherchions ! Je n'en avais jamais pris conscience auparavant, mais ce n'est pas un dauphin. C'est un homme... Oui aurait jamais pu penser...

Ses mots furent noyés dans un râle et ses yeux basculèrent.

Toshio lui prit le poignet et ne sentit plus rien. Il reposa le cadavre à terre et retourna dans la forêt.

— Metz est mort, dit-il à Charles Dart lorsqu'il vit la tête du chimp surgir des buissons.

— M-m-mais c'est c'est...

— C'est un homicide, oui.

Toshio comprenait parfaitement ce que ressentait Charles Dart. En matière d'Élévation, la seule norme technique que les hommes avaient reprise des Galactiques sans modification aucune était l'implantation d'une horreur instinctive pour le patronicide chez leurs clients. Une minorité considérait même ce conservatisme comme particulièrement hypocrite compte tenu des records de libéralisme que battait l'humanité sur les autres points. Toutefois...

— Donc, ils n'y réfléchiront pas à deux fois avant de nous descendre, vous et moi !

Toshio se contenta de hausser les épaules.

— Qu'allons-nous faire ?

Charlie avait renoncé à tout comportement professoral et implorait du regard les directives de Toshio.

C'est lui l'adulte et moi le gamin, songeait avec amertume le jeune midship. La situation devrait être inverse.

Non, c'est idiot. L'âge ou le statut patron-client n'ont rien à voir là-dedans. Je suis un militaire. C'est mon boulot d'assurer notre survie.

Il fit de son mieux pour dissimuler sa nervosité.

— On va continuer comme on a commencé, professeur Dart. En les harcelant et en les empêchant de décoller aussi longtemps que possible.

Dart cligna des paupières à plusieurs reprises puis se récria :

— Mais comment partirons-nous d'ici en ce cas ? Est-ce que vous pouvez vous débrouiller pour que le Streaker passe nous chercher ?

— Ça ne dépend pas de moi mais, s'il existe une possibilité, croyez bien que Gillian s'arrangera pour le faire. Cependant, vous et moi, nous devons nous considérer comme sacrifiables. Comprenez-moi bien, professeur Dart, nous sommes tous deux des soldats maintenant. On prétend qu'il y a une certaine satisfaction à puiser dans le fait d'offrir sa vie pour sauver celle des autres. Je crois que c'est vrai ; sinon, il n'y aurait jamais eu de légendes.

Le chimpanzé lit un effort visible pour se pénétrer de ce point de vue. Ses mains esquissèrent un geste frémissant.

— S'ils parviennent à rentrer sur la Terre, croyez- vous qu'ils raconteront ce que nous avons fait ?

Toshio sourit.

— Ça, pour sûr !

Charlie resta un moment les yeux fixés à terre. Dans les lointains, on pouvait entendre les Sténo battre la forêt.

— Dites, Toshio... Il y a quelque chose qu'il faut que vous sachiez.

— Oui, professeur Dart. Qu'est-ce que c'est ?

— Euh... vous vous souvenez de ce truc pour lequel je voulais qu'ils retardent de quelques heures leur décollage ?

— Votre expérience. Oui, je m'en souviens.

— Eh bien, les instruments que j'ai laissés à bord du Streaker sont réglés pour en enregistrer les résultats si bien que, même sans moi, ces données parviendront à la Terre.

— C'est merveilleux, ça, professeur Dart ! Je suis content pour vous.

Toshio savait à quel point c'était important pour le chimp de science qu'était Charlie.

— Et puis... reprit Dart avec un piètre sourire, comme il est trop tard pour empêcher qu'elle n'ait lieu, je me suis dit que vous devriez savoir en quoi elle consistait, pour que vous ne soyez pas surpris.

Son ton de voix, les circonlocutions de sa phrase, tout cela mettait Toshio mal à l'aise. Il s'empressa de lui dire :

— Allez, professeur, expliquez-moi !

Charlie consulta sa montre.

— Dans quatre-vingts minutes, le robot sera parvenu à l'endroit voulu. (Il lança vers Toshio un regard furtif.) Alors, ma bombe explosera.

Le midship s'adossa au tronc d'un arbre.

— Fantastique ! C'est exactement ce qu'il nous fallait...

— J'avais l'intention de prévenir Takkata-Jim un petit peu avant de sorte que nous puissions nous mettre en vol stationnaire, expliqua Charlie d'un air penaud. Je ne peux pas dire que j'aie des inquiétudes, d'ailleurs, car j'ai soigneusement étudié la carte que Dennie a dressée du gouffre qui s'ouvre sous l'île. À mon sens, il est peu vraisemblable que le tertre s'effondre, mais vous savez...

Et il écarta les mains en un geste expressif.

Toshio poussa un soupir. De toute façon, ils allaient mourir, et ce dernier tour du destin, au moins, paraissait dénué d'implications cosmiques.

Streaker

— Nous sommes prêts.

Il avait lâché la nouvelle sur un ton parfaitement anodin.

Gillian leva le nez de son écran holo pour découvrir Hannes Suessi qui, appuyé au chambranle de la porte, la saluait en levant deux doigts. La brillante lumière du couloir jetait un trapèze nettement délimité sur le plancher de cette pièce à l'éclairage tamisé.

— Les adaptations d'impédance... ? s'enquit-elle.

— Du cousu main. En fait, lorsque nous serons de retour sur la Terre, je crois bien que je vais suggérer l'achat aux Thennanins d'un lot de leurs vieilles carcasses d'astronefs pour y réajuster tous les Snarks. Nous n'irons pas vite, c'est sûr, et déjà rien qu'à cause de cette flotte qui remplit l'entrepont, mais le Streaker décollera, il volera, et il négociera les courbures. Et il va falloir lui en assener un sacré coup pour l'atteindre au travers de la coque externe.

Gillian posa un pied sur son bureau.

— C'est que, là-haut, il y a encore de sacrées occasions de recevoir de sacrés coups, Hannes !

— On volera. Quant au reste... (Il haussa les épaules.) La seule recommandation que je puisse faire, c'est que vous laissiez le personnel technique une heure et quelque sous machine à sommeil si vous ne voulez pas nous voir nous effondrer au moment du décollage. À part ça, à compter de maintenant, c'est à vous de voir, madame la capitaine. (Il l'arrêta en reprenant aussitôt :) Et ne venez pas non plus nous chercher pour que nous vous donnions des conseils, Gillian. Jusqu'à présent, vous avez fait du boulot superbe et ni Tsh't ni moi ne saurons vous dire autre chose que : « Bien, commandant », en vous obéissant au doigt et à l'œil.

Gillian hocha lentement la tête et murmura :

— D'accord.

Mannes se pencha pour jeter un œil vers le laboratoire de Gillian. Il était au courant de la présence du vieux cadavre pour avoir aidé Tom Orley à l'introduire dans le vaisseau. Il entrevit la silhouette suspendue à l'horizontale dans son cercueil de verre, frissonna et se détourna.

La holo de Gillian montrait une petite balle de ping-pong représentant Kithrup entourée d'un semis de petits BB symbolisant ses satellites. On remarquait également, suspendus dans l'espace, deux amas de points rouges et bleus accompagnés de minuscules lettres de code.

— On n'a pourtant pas l'impression qu'il en reste tant que ça, des affreux, lança Suessi, commentant l'image.

— Ce ne sont que les vaisseaux situés dans le proche espace. La vue générale sur environ un astron cube révèle la présence encore impressionnante de deux escadres de Galactiques. Nous ne pouvons pas réellement identifier les flottes mais l'ordinateur de combat leur assigne des couleurs en fonction des mouvements qu'il observe. Il semble que les renversements d'alliance continuent d'aller bon train là-haut. Et qu'il y ait tout un tas de factions qui se soient réfugiées sur les lunes.

Les lèvres de Suessi s'arrondirent et il faillit poser la question que tout le monde avait en tête mais il la ravala. De toute manière, Gillian y répondit.

— Et nous n'avons toujours pas de nouvelles de Tom. (Elle baissa les yeux sur ses mains.) Jusqu'à présent, il n'était pas vraiment indispensable que nous ayons cette information, mais maintenant...

Elle s'interrompit et Suessi acheva pour elle :

— Maintenant il nous faut savoir si nous ne courons pas au suicide en décollant. (Il remarqua qu'elle s'était replongée dans l'examen de la holo.) Vous essayez de vous en faire une idée par vous-même, n'est-ce pas ?

Gillian haussa les épaules.

— Allez prendre cette heure de sommeil, Suessi. Ou trois ou dix, peut-être. Dites à vos fen de roupiller à leur poste et branchez leur machine sur la passerelle. (Elle plissa le front en contemplant le déplacement des petits points.) Il se peut que je me trompe et que nous finissions par choisir le moindre mal — c'est-à-dire de rester cachés ici et d'attendre que nos gencives virent au bleu ou que nous crevions de faim — mais j'ai bien l'impression, le net pressentiment, qu'on risque plutôt d'avoir à précipiter les choses.

— Et pour Toshio, Hikahi et les autres ?

Gillian ne répondit pas. Ce n'était d'ailleurs pas nécessaire. Au bout d'un moment. Suessi lui tourna le dos et sortit en refermant la porte derrière lui.

Des points. Des capteurs passifs du Streaker on ne pouvait rien tirer de plus que des points qui se déplaçaient et, de temps à autre, se rassemblaient en essaims d'étincelles avant de se séparer réduits en nombre. L'ordinateur de combat examinait ces figures mobiles et hasardait des conjectures mais la réponse dont elle avait besoin ne venait jamais.

— Est-ce que les flottes rescapées assisteront avec indifférence à la soudaine réapparition d'un croiseur thennanin descendu dans les premiers temps de la bataille ou joindront-elles leurs forces pour le renvoyer à l'endroit qu'il n'aurait jamais dû quitter ?

Cette question portait en elle un choix. Et devant ce choix, Gillian se sentait seule comme elle n'avait jamais eu à l'être.

— Mais où es-tu, mcl ? Tu es vivant, je le sais. Je puis sentir sur mon visage ton souffle lointain. Qu'est-ce que tu peux bien faire en cet instant précis ?

Sur sa gauche, un voyant vert se mit à clignoter.

— Oui, dit-elle en se tournant vers les liaisons internes.

— Docteur Bassskin ! (C'était la voix de Wattacéti qui appelait de la passerelle.) Nous avons Hikahi en ligne ! Elle est au relais ! Et Creideiki est avec elle !

— Passez-la-moi I

Il y eut un sifflement tandis que l'opérateur montait le son.

— Gillian ? C'est toi ?

— Oui, Hikahi. Dieu soit loué ! Est-ce que tu vas bien ? Et Creideiki, est-il toujours au relais ?

— Nous allons bien tous les deux, Clarificatrice du Vital. D'après ce que nous ont dit les fen de la passerelle, il semble que tu n'aies pas du tout besoin de nous là-bas !

— C'est un ramassis de menteurs et de lèche-patron ! Mais je ne troquerais pas un seul d'entre eux contre mon bras gauche. Écoute, il nous manque cinq fen, et il faut que je t'avertisse, deux sont des régressifs extrêmement dangereux.

Il y eut un long sifflement sur la ligne, puis la réponse vint :

— Le compte y est. Quatre d'entre eux sont morts...

— Seigneur... (Gillian se couvrit les yeux.)

— Keepiru est avec nous, entendit-elle en réponse à la question qu'elle n'avait pas posée.

— Pauvre Akki, soupira Gillian.

— Il va falloir préparer un message pour Calafia disant qu'il est mort en faisant son devoir. Selon Keepiru, il est resté brave et cognitif jusqu'au bout.

Il y avait quelque chose que Gillian n'aimait pas dans ce que laissait entendre Hikahi.

— Hikahi, c'est toi le commandant maintenant. Nous avons besoin que tu rentres tout de suite. En cet instant, je procède officiellement à la passation...

— Non, Gillian, l'interrompit la fine de sa voix flûtée. Je t'en prie, pas encore. Il me reste des choses à faire avec le canot. Il faut passer prendre ceux qui sont sur l'île, ainsi que la délégation kikwie.

— Je ne suis pas sûre que nous en aurons le temps, Hikahi, lui répondit Gillian en sentant sur ses lèvres l'amertume de chaque mot tandis que ses pensées s'attardaient sur la brillante jeune femme exagérément modeste qu'était Dennie Sudman. sur l'érudit Sah'ot et sur Toshio, si jeune, si noble.

— Tom aurait-il appelé ? Y aurait-il urgence ?

— Ni l'un ni l'autre, mais...

— Alors quoi ?

Incapable de fournir une explication logique, elle tenta de répondre en ternaire :

 

: C'est que je perçois des bruits déchirants :

: Le cri des moteurs, l'appel des clairons :

: Les sanglots d'un amour à l'abandon :

: Dans si peu de temps :

 

Il y eut un long silence à l'autre bout de la ligne puis, du canot, ce ne fut pas la voix d'Hikahi qui lui parvint mais celle de Creideiki. Dans le ternaire élémentaire et répétitif de sa réponse, Gillian perçut obscurément des nuances profondes et vaguement terrifiantes par leur altérité.

 

: Les bruits, tous les bruits :

: Sont réponse Sont réponse :

: Les faits, tous les faits Font du bruit :

: Font du bruit :

: Le Devoir Seul Appelle :

: En silence En silence :

 

Gillian retint sa respiration jusqu'à ce que s'évanouît l'ultime note sifflée par Creideiki. Elle avait le dos parcouru de longs frissons.

— Au revoir, Gillian, dit Hikahi. Fais comme tu penses que tu dois faire. Nous serons de retour au plus vite. Mais ne nous attends pas.

— Hikahi ! s'écria Gillian en tendant la main vers le poste, mais l'onde porteuse s'interrompit avant qu'elle n'ait pu ajouter le moindre mot.

Toshio

— Les deux sas sont verrouillés de l'intérieur, annonça Toshio, hors d'haleine, lorsqu'il eut regrimpé dans leur cachette. Il semble que nous n'ayons plus qu'à essayer votre système.

Charles Dart hocha la tête et précéda le jeune homme jusqu'aux sur compresseurs à l'arrière du petit astronef.

À deux reprises, ils s'étaient réfugiés dans les arbres et avaient vu passer sous eux la patrouille des Sténo. Pas une seule fois l'idée de chercher en l'air le gibier qu'ils traquaient n'avait paru traverser l'esprit malade des fen mais Toshio ne se faisait pas d'illusions sur le sort qui les attendait, lui et le chimpanzé, si l'on venait à les surprendre à découvert.

Charlie ôta la plaque qui fermait la travée d'entretien ménagée entre les moteurs.

— J'ai donc rampé entre ces circuits d'alimentation, là, au-dessus, pour atteindre le panneau d'accès qui est là-bas, dans cette cloison.

Il désigna l'endroit du doigt et Toshio fouilla du regard le labyrinthe de tuyaux.

— Pas étonnant que personne n'ait pensé à chercher un passager clandestin, dit le midship en ramenant sur Dart des yeux agrandis par la surprise. Et vous avez fait pareil pour vous introduire dans la soute aux armes ? En vous glissant dans des tuyauteries trop étroites pour un humain ?

Le planétologiste fit signe que oui et ajouta :

— Je puis donc en déduire que vous n'allez pas m'accompagner et que je vais devoir me débrouiller seul pour les faire sortir.

Toshio hocha la tête.

— Ils sont dans la cale arrière, je crois. Tenez, voilà le codeur.

Il tendit au chimp la petite machine à traduire qui avait l'apparence d'une grande médaille suspendue à une chaîne. Tous les néo-chimpanzés connaissaient les codeurs puisqu'ils avaient en général des difficultés d'élocution jusqu'à l'âge de trois ans. Charlie se passa le minuscule ordinateur autour du cou et il s'apprêtait à grimper dans l'étroit conduit lorsqu'il interrompit son mouvement et jeta un regard en coin sur le midship.

— Dites, Toshio, imaginez-vous un peu au vingtième siècle, et qu'au lieu d'un astronef ce soit l'un de ces clippers — ou je ne sais quel cargo « zoo » dont ils se servaient alors — quittant l'Afrique avec sa cale bourrée de chimpanzés pré-cognitifs destinés aux cirques ou aux laboratoires. Est-ce que vous vous seriez glissé là-dedans pour aller les sauver ?

— Sincèrement, Charlie, je n'en sais rien, lui répondit le midship en haussant les épaules. J'aimerais pouvoir penser que je l'aurais fait mais, en réalité, je ne sais pas.

Le néo-chimpanzé resta un long moment les yeux rivés à ceux de l'humain puis il grommela :

— Bon, j'y vais. Faites bonne garde à l'arrière.

Toshio fit la courte échelle au chimp qui disparut en se tortillant dans le dédale mécanique puis il s'accroupit sous les tuyères et prêta l'oreille aux bruits de la forêt. Il avait l'impression qu'au-dessus de sa tête Charlie faisait un énorme raffut en se débattant dans la tuyauterie pour accéder à la cloison intérieure. Puis il n'entendit plus rien.

Il retourna donc dans la forêt pour inspecter les alentours immédiats.

D'un fracas retentissant qui montait dans la direction du village kikwi, il déduisit que les Sténo s'accordaient un petit intermède de rigolade en cassant tout. Il espéra qu'aucun des petits indigènes n'était encore revenu pour en être témoin ou, pire, pour être pris dans ce tourbillon de violence.

Il retourna vers la chaloupe et consulta sa montre. Il ne restait que dix-sept minutes avant l'explosion de la bombe. Il en passa quelques-unes à tripoter des valves dans la travée d'entretien, déréglant ainsi les impulseurs. Hélas, ces derniers n'étaient pas vraiment nécessaires à Takkata-Jim. S'il avait effectivement refait le plein de carburant grâce aux bombes, il pourrait décoller sur la simple poussée des gravitiques. Quant à ne pas refermer complètement le panneau d'accès pour diminuer la stabilité aérodynamique de l'appareil, il était difficile d'en attendre des miracles car les chaloupes de ce type étaient caractérisées par leur robustesse.

Soudain, il s'interrompit et tendit l'oreille. Dans la forêt, les bruits se rapprochaient. Les fen revenaient.

— Pressez-vous, Charlie !

Instinctivement, ses doigts se posèrent sur la crosse de son pistolet bien qu'il doutât d'être assez bon tireur pour atteindre les fen au travers des rares ouvertures dans le blindage de leurs araignées.

— Allez-y !

Une série de clapotis se fit entendre dans les profondeurs de l'appareil ainsi que des couinements dont les cloisons rapprochées répercutaient l'écho. Puis, au fond de la travée d'entretien, Toshio vit surgir une paire de mains palmées vertes aux doigts largement écartés.

Ces mains furent suivies par le visage incontestablement angoissé d'un Kikwi. L'aborigène franchit l'ouverture dans la cloison interne, rampa dans l'enchevêtrement de tuyaux et sauta dans les bras de Toshio.

Pour recevoir le suivant, il fut obligé de poser à terre le premier Kikwi qui, terrifié, se mit à pousser de petits cris. Enfin, les quatre créatures furent dehors et le midship, jetant un œil à l'intérieur, vit Charles Dart qui tentait de replacer le panneau du fond.

— Ça n'a pas d'importance, souffla Toshio.

— Si, il faut le faire ! Sinon Takkata-Jim risque de remarquer un changement dans la pression de l'air au voisinage du panneau ! Déjà, c'est une chance qu'il ne l'ait pas fait.

— Dépêchons-nous ! Ils... (Il fut interrompu par le gémissement tout proche d'un bras manipulateur suivi d'un bruit de branches broyées.) Ils sont là ! Je vais les entraîner loin de vous. Bonne chance, Charlie !

— Attendez !

Toshio fit quelques mètres en rampant dans les buissons de sorte qu'il leur fût impossible de deviner d'où il venait, puis il se ramassa et bondit.

 

: Là ! :

: Le baleinier ! :

: L'Homme aux filets d'Iki ! :

: Le serviteur des thons ! :

: Là ! Tue ! Tue ! :

 

Les couinements rageurs des Sténo avaient jailli de très près. Toshio plongea derrière un arbre à huile tandis que de mortels traits de lumière bleue sillonnaient la forêt à hauteur d'homme. Les Kikwis s'égaillèrent en poussant des cris.

Toshio redémarra en tâchant de maintenir l'énorme tronc de l'arbre entre lui et ses poursuivants mais, bientôt, il entendit sur sa gauche et sur sa droite les fen qui cherchaient à le prendre en tenaille. Ralenti par sa combinaison de plongée, il redoubla de vitesse afin d'atteindre les falaises du rivage avant que le cercle ne se refermât.

Tom Orley

Il passa un petit moment à écouter la radio mais, bien qu'il lui arrivât de reconnaître certaines races à leur voix, il comprit bien vite qu'il n'apprendrait pas grand-chose par ce moyen car la plupart des liaisons se faisaient d'ordinateur à ordinateur.

Très bien, se dit-il. Mieux vaut que je travaille la rédaction de mes messages. Je n'ai pas trop intérêt à faire des fautes de syntaxe.

Le Canot

Dennie Sudman n'arrivait pas à se dépêtrer de phrases qu'elle n'avait pourtant cessé de peaufiner en venant. Elle allait reformuler différemment ses arguments quand Hikahi l'arrêta.

— Professeur Sudman, ce n'est pas la peine d'insissster ! Nous comptions de toute façon passer par l'île. Nous y prendrons Toshio s'il n'est pas déjà parti. Et peut-être aurons-nous à nous occuper de Takkata-Jim par la même occasion. Nous nous mettrons en route dès que Creideiki aura terminé.

Dennie eut brusquement l'impression d'être libérée d'un grand poids. Les choses ne dépendaient plus d'elle.

Les professionnels allaient s'occuper de tout. Elle pouvait se détendre.

— Dans combien... ?

— Creideiki ne s'attend pas ù obtenir plus de résultats que la dernière fois et ça ne devrait pas durer très longtemps. Pourquoi n'allez-vous pas vous reposer, vous et Sah'ot en attendant ?

Dennie hocha la tête et retourna vers le fond du canot afin de chercher un coin où s'étendre dans la cale.

Sah'ot nageait à ses côtés.

— Dis, Dennie, puisque nous sommes partis pour nous détendre, ça ne le dirait pas que nous nous massions mutuellement le dos ?

Dennie éclata de rire.

— Je ne dis pas non. Sah'ot, mais tâche de ne pas te laisser aller, d'accord ?

Une fois de plus, Creideiki tenta de leur faire entendre raison.

 

: Nous Sommes Aux Abois :

: Comme Vous Fûtes Jadis :

: Nous Offrons Un Espoir Aux Petits Êtres :

: Inachevés Oui Vivent Sur Ce Monde :

: L'Espoir De Grandir Sans Être Pervertis :

: Nos Ennemis Seront Aussi Les Vôtres, En Temps Voulu :

: Aidez-Nous :

 

Les parasites palpitèrent en réponse. Il en émanait une impression partiellement métapsychique de fermeture, de pression et de hautes températures. C'était un chant claustrophobe, une ode à la roche brûle et aux métaux en fusion.

 

CESSATION APAISEMENT LIBÉRATION ISOLEMENT

 

Un brusque silence suivit le cri d'une machine au supplice. Le vieux robot qui avait enduré deux mille mètres de descente dans l'étroit puits de l'arbre foreur venait d'être détruit.

Creideiki cliqueta une expression coutumière en ternaire :

C'est, c'est ainsi

Il était tenté de repénétrer dans le Songe. Mais, à ce niveau du réel, il n'avait pas le temps de le faire. Plus tard, peut-être. Plus tard, il rendrait de nouveau visite à Nukapaï. Peut-être lui révélerait-elle ces indicibles choses qu'elle avait entendues dans les vagues avenues de la prescience.

Il rentra vers le sas du petit astronef. À son approche, Hikahi commença de faire tourner les moteurs.

Tom Orley

— ... repéré un petit groupe de dauphins à quelques centaines de paklaars au nord de cette position ! Ils filaient plein nord à grande vitesse. Il est vraisemblable qu'ils sont venus voir où en sont les combats ! Dépêchez-vous ! C'est le moment de frapper !

Tom coupa l'émission. Il ressortait avec un mal de tête de l'effort de concentration qu'il lui avait fallu faire pour parler vite le Galactique Dix. Non qu'il s'attendit à voir les Frères de la Nuit prendre sa voix pour celle d'un de leurs éclaireurs disparus, d'ailleurs. Ça n'avait pas vraiment d'importance dans son plan ; tout ce qu'il voulait, c'était attirer leur attention avant de porter le coup final.

Il changea de fréquence et arrondit les lèvres pour se préparer à parler en Galactique Douze.

À vrai dire, il trouvait ça très drôle ! Ça lui évitait de penser à la fatigue et à la faim tout en satisfaisant son sens artistique, même si, immanquablement, il allait en résulter sous peu l'arrivée en masse pour venir le chercher de tout un chacun escorté de ses clients.

— ... guerriers palias ! Paha-ab-Kleppko-ab-puber ab-Soro ab-Hul ! Informez la Mère de la Flotte soro que nous avons des nouvelles.

Tom gloussa de rire à la pensée d'un jeu de mots qui n'était possible qu'en Galactique Douze et dont il était néanmoins sûr que les Soros ne saisiraient jamais le sel.

Gillian

Quelque chose était en train de provoquer des mouvements subits dans les flottes. De petites escadrilles se détachaient des vastes armadas pour rejoindre les groupes minuscules qui venaient d'apparaître entre les lunes de Kithrup. À leurs points de rencontre, des tourbillons se formaient et de petites explosions remplaçaient çà et là les infimes points de lumière.

Qu'est-ce qui pouvait bien se passer ? Quoi qu'il en fût. Gillian y sentait une aura d'opportunité.

— Docteur Bassskin ! Gillian ! (C'était la voix de Tsh't.) Nous captons de nouveau des émissions radio en provenance de la surface de la planète. Elles semblent émaner d'un poste unique mais elles n'arrêtent pas de passer d'une langue galactique à une autre, mais je vous jure qu'on a vraiment l'impression qu'il s'agit d'une seule et même voix !

Elle se pencha sur sa console pour enfoncer une touche.

— J'arrive. Tsh't. Rappelle à son poste la moitié de l'effectif qui n'est pas de service. Nous allons laisser les autres se reposer encore un peu.

Puis elle coupa son poste.

Oh, Tom, se dit-elle en se précipitant vers la porte. Pourquoi fais-tu ça ? Tu n'aurais pas pu trouver une manière plus élégante de te manifester ? Quelque chose de moins désespéré ?

Non, bien sûr, il n'a pas pu, se reprocha-t-elle alors qu'elle courait dans le couloir. Allez, Jill. Le moins que tu puisses faire, c'est de ne pas jouer les mégères.

En un rien de temps, elle fut à la passerelle, les écouteurs sur les oreilles.

Toshio

Coince. Il n'avait même plus le recours de grimper à un arbre. Ils étaient trop près et seraient sur lui dès l'instant où ils percevraient un mouvement de sa part.

Il entendit leur spirale se rapprocher, le nœud coulant se resserrer, et sa main se crispa sur la crosse du pistolet à aiguilles. Le mieux était de prendre l'initiative d'attaquer avant qu'ils ne fussent assez près l'un de l'autre pour se couvrir. Cette arme de main ne ferait certainement pas le poids devant des engins blindés équipés de lasers à haute puissance, d'autant qu'il n'était pas un tireur d'élite comme Tom Orley. En fait, il n'avait jamais tiré sur une créature douée de sapience. Mais il n'en pouvait plus d'attendre.

Il rampa vers la droite, vers le rivage, avec d'infinies précautions pour ne pas faire bruisser le feuillage des arbustes, mais quelques secondes après avoir quitté sa cachette, il effaroucha quelque bestiole qui détala bruyamment dans les broussailles.

Aussitôt, il entendit converger les machines et s'empressa de se glisser sous un épais buisson et n'en ressortit que pour se trouver nez à nez avec l'énorme pied d'une araignée.

Je l'ai! Je l'ai !

C'était un cri de triomphe. Toshio, levant les yeux, croisa le regard dément de Sreekah-pol. Avec une expression d'intense jubilation, le fin fléchit la jambe correspondante de l'engin.

Toshio roula sur le côté tandis que le pied gigantesque retombait à l'endroit qu'il venait de quitter. Fuis il se rejeta en arrière pour éviter un balayage latéral. L'araignée recula, encerclant sous sa masse hérissée de pattes le midship qui ne put que tirer sur le ventre blindé de la machine. Les minuscules aiguilles ricochèrent et se perdirent dans la forêt.

Un pur sifflement de primal jaillit au-dessus de sa tête.

Je l'ai !

Et l'île se mit à trembler.

Le sol se souleva en vagues qui ballottèrent Toshio dont la tète commença de cogner alternativement à gauche et à droite contre les plis de l'humus. L'araignée partit à la renverse et reflua vers la forêt.

Le rythme des secousses s'accéléra. Toshio réussit à se retourner sur le ventre et lutta contre les oscillations pour se mettre à quatre pattes.

Dans un fracas terrible, deux araignées débouchèrent en vacillant dans la clairière. L'un des fen, dans sa panique, passa près de Toshio sans le voir mais un couinement de colère surgit de l'autre.

Toshio leva son arme mais le tremblement de terre était à présent un vrai roulis et le midship s'engagea dans une course de vitesse avec le dauphin fou pour rectifier la visée et tirer le premier.

Puis tous deux titubèrent sous le hurlement qui leur envahit la tête.

 

: MÉCHANTS ! :

: MAUVAIS ! :

: LAISSEZ-NOUS TRANQUILLES ! :

 

C'était un cri de rejet qui arracha un gémissement à Toshio et le fil crisper les mains sur ses tempes cependant que le pistolet lui échappait et glissait sur la forte pente qu'avait prise le sol.

Le fin, lui, poussa un sifflement suraigu en sentant son engin s'effondrer dans des soubresauts convulsifs puis ce sifflement se mua en lamentation.

Pitié ! Pitié Pardon, patron Pardonnez-moi !

Toshio se sentit dévaler sur la clairière basculée. Bien qu'il n'eût guère le loisir de s'attarder sur la conversion schizoïde du fin, il réussit à lui dire au passage :

— Je te pardonne. Viens par là si tu peux.

Et il tenta d'orienter sa démarche zigzagante vers la falaise. Dans sa tête, le vacarme avait l'ampleur d'un tremblement de terre. Miraculeusement, il parvint à rester debout et se retrouva dans la forêt.

Lorsqu'il atteignit le rivage, il découvrit sous ses yeux un bouillonnement d'écume. Il eut beau regarder à droite et à gauche, c'était partout pareil.

À cet instant, un hurlement de moteurs déchira l'air et Toshio se retourna pour découvrir une trombe de végétation déchiquetée à pas plus de cent mètres de l'endroit où il se trouvait. Puis il en vit surgir le fuseau gris sombre de la chaloupe qui s'éleva au-dessus de la forêt inclinée. Un miroitement d'ionisation la nimbait et il sentit ses poils se hérisser lorsque l'île fut balayée par un palpitant champ d'anti-gravité. Puis le petit astronef bascula lentement et parut hésiter. Enfin, dans un fracas de tonnerre, il bondit dans le ciel oriental.

Toshio se plaqua au sol en s'accrochant à ses vêtements lorsque l'onde de choc l'atteignit.

Il n'y avait plus de temps à perdre. Quel qu'eût été le sort de Charles Dart, il devait quitter l'île. Il rabattit son masque sur son visage, le maintint d'une main et sauta.

Patron d'Ifni... pria-t-il, et il s'enfonça dans les eaux tumultueuses.

Galactiques

Au-dessus de la planète, les petites flottilles de cuirassés délabrés suspendirent soudain leur carnage généralisé.

Elles avaient quitté leurs abris respectifs sur les minuscules lunes de Kithrup en jouant leur va-tout sur la chance que les étranges émissions radio qui provenaient de l'hémisphère nord de la planète fussent bien d'origine humaine. Alors qu'elles convergeaient vers leur objectif, les petites alliances avaient usé de leurs forces faiblissantes pour se canarder avec fureur et ce jusqu'au moment où cet ensemble disparate avait été frappé par un brutal vacarme métapsychique monté de la planète. Telle avait été la puissance de ce raz-de-marée mental inattendu que les écrans-psi s'étaient vus débordés avec pour conséquence une paralysie temporaire des équipages.

Les vaisseaux avaient continué de plonger vers Kithrup mais lorsqu'ils n'étaient pas robotisés, ceux qui étaient à leur bord s'étaient retrouvés dans l'incapacité de piloter ou d'user de leurs armes.

Ce hurlement métapsychique eût-il été le fait d'une bombe qu'il eût nettoyé les astronefs galactiques d'une bonne moitié de leur effectif. En l'occurrence, par la simple réverbération dans leur cerveau de ce cri de colère et de rejet, les moins adaptables des extraterrestres basculèrent dans la démence.

Durant de longues minutes, les croiseurs désemparés dérivèrent hors de leurs formations toujours plus près des couches supérieures de l'atmosphère.

Enfin, le psi-cri commença de s'estomper. La grinçante colère se fit grondement, roulement, dans un ardent sillage de post-images tandis que, lentement, les équipages abasourdis reprenaient leurs esprits.

Les Xatinnis et leurs clients, qui avaient dérivé loin des autres flottilles, promenèrent autour d'eux leurs regards et s'aperçurent qu'ils avaient perdu tout appétit pour le combat. Ils décidèrent d'accorder à ce phénomène une valeur d'oracle et leurs quatre vaisseaux quittèrent le système de Kthsemenee aussi vite que le leur permettaient leurs moteurs un bout du rouleau.

Les J'Sleks furent lents à reprendre conscience. Paralysés par le cri, ils avaient dévié de leur trajectoire et s'étaient égarés au milieu des vaisseaux des Frères de la Nuit. Les Frères s'étaient réveillés plus vite et avaient profité de la cible idéale que constituaient les J'Sleks pour faire un petit tir d'exercice.

Des pilotages automatiques hautement sophistiqués amenèrent deux cuirassés jophurs à se poser sur le versant d'un volcan, loin au sud de leur destination d'origine. Les batteries de lance-missiles robotisés firent bonne garde contre un éventuel ennemi lundis que les Jophurs se débattaient dans l'hébétude. Enfin, lorsque le vacarme métapsychique diminua, les équipages reprirent les commandes de leurs vaisseaux et se préparèrent à redécoller pour rejoindre la bagarre plus au nord. Ils en étaient presque à la fin du compte à rebours lorsque la montagne sur laquelle ils avaient atterri se vit décapitée par le geyser de vapeurs surchauffées qui jaillit de ses entrailles.

Streaker

Gillian resta le regard fixe, la mâchoire pendante, jusqu'à ce que enfin les « grincements » en vinssent à diminuer. Elle ravala sa salive, se déboucha les tympans et secoua la tête pour la débarrasser de ses brumes. Elle prit alors conscience que les dauphins avaient les yeux rivés sur elle.

— Ah, c'était atroce ! conclut-elle. Tout le monde va bien ?

Tsh't paraissait soulagée.

— Ça va très bien pour nous, Gillian. Il y a quelques minutes, nous avons détecté une psiplosion d'une extrême puissance et, tout de suite après, nous avons vu qu'elle perçait aisément nos écrans. C'est alors que vous avez paru plonger dans l'hébétude mais nous, hormis une vague et fugitive impression de malaise, nous n'avons pratiquement rien senti.

Gillian se frotta les tempes.

— Ce sont probablement mes facultés métapsychiques qui me rendent vulnérable. Espérons que les Eatees ne vont pas immédiatement renouveler ce genre d'attaque... (Et elle s'interrompit en voyant Tsh't faire non de la tête.)

— Gillian, je ne crois pas qu'il s'agissait des Eatees. Ou bien ce n'était pas nous qu'ils visaient. Selon les instructions, le foyer de l'explosion n'était guère éloigné d'ici et sa charge paraissait réglée presque à la perfection pour n'être pas perçue par des dauphins. Votre cerveau est similaire au nôtre, ce qui explique les effets relativement modérés de cet assaut psionique sur votre esprit. Suessi vient de m'informer qu'il n'a pratiquement rien senti. Mais j'imagine que certains Galactiques viennent de passer un mauvais quart d'heure en essuyant ce grain métapsychique.

Gillian secoua de nouveau la tête.

— Je ne comprends pas.

— Nous sommes deux, en ce cas, mais je suppose que nous n'avons pas à comprendre. Tout ce que je puis dire, c'est qu'il s'est produit presque en même temps que cette explosion mentale une intense secousse sismique à moins de deux cents klicks d'ici. Les ondes de choc commencent à peine à nous parvenir.

Gillian nagea jusqu'au poste de Tsh't et le lieutenant delphinien lui désigna de la mâchoire la sphère représentant la planète.

Non loin de la position du Streaker sur le globe, un petit amas de symboles s'affichait en clignotements rouges.

— C'est l'île ! s'exclama Gillian. Charlie avait donc réussi à garder une bombe !

— Excusez-moi fit Tsh't avec une expression de totale incompréhension. Mais je croyais que Takkata-Jim avait pris...

— Décollage d'un vaisseau ! annonça un officier de détection. Captons une activité de stase et d'anti-G sur le foyer même du séisssme, à cent cinquante klicks d'ici. Pistage... pistage... Le vaisseau file à présent plein est à mach 2.

Gillian et Tsh't échangèrent un regard porteur de la même pensée : Takkata-Jim.

Gillian répondit à la question qu'elle pouvait lire dans l'œil de la fine.

— Nous allons vite devoir prendre une décision. Suivez son spot pour savoir vers quelle flotte il se dirige. Et je crois que nous ferions mieux de réveiller le reste de l'équipage.

— Bien, commandant. Du moins ceux qui ont continué de dormir envers et contre tout.

Et Tsh't se tourna vers sa console pour transmettre l'ordre.

Quelques minutes plus tard, l'ordinateur de combat se mit à jacasser.

— Qu'est-ce qui se passe encore ? demanda Gillian.

De minuscules brillances jaunes commençaient d'apparaître sur le globe représentant Kithrup ; elles formaient une ligne zigzagante qui partait de l'île.

— Des détonations de nature quelconque, dit Tsh't. L'ordinateur les interprète comme un bombardement mais nous n'avons pas détecté de missiles. Et même, ça ne collerait pas avec un tel schéma de dispersion. Les détonations ne semblent se produire que dans cette étroite bande de longitude !

— Nouvelles perturbations psi ! annonça un opérateur. Très fortes ! Et en provenance de plusieurs foyers, tous situés sur la planète !

Gillian fronça les sourcils.

— Non, ces détonations ne sont pas dues à des bombes. Je me rappelle avoir déjà vu ce dessin auparavant. Oui, c'est celui de la frontière tectonique sur laquelle nous sommes. Ces perturbations doivent être des volcans. Apparemment, c'est comme ça qu'on exprime son mécontentement par ici.

—?, fit Tsh't, perplexe.

Gillian prit une expression pensive, comme si elle cherchait à distinguer quelque chose de particulièrement éloigné.

— Je crois que je commence à comprendre ce qui se passe. Par exemple, que nous devons remercier Creideiki pour le fait que les explosions métapsychiques n'affectent pas les dauphins.

Tous les fen de la passerelle la fixaient sans comprendre. Gillian sourit et tapota Tsh't sur le flanc.

— Ne vous inquiétez pas, fem fine, c'est une longue histoire mais je vous l'expliquerai si nous en avons le loisir. Je m'attends en revanche à ce que les séismes aient pour nous des conséquences plus sérieuses. Nous devrions bientôt commencer à les sentir. Croyez-vous que nous soyons capables de les supporter à cette profondeur ?

Une ombre passa sur le visage de la line. La manière dont les humains pouvaient bifurquer d'une idée à une autre resterait toujours au-delà de sa compréhension.

— Oui, Gillian, je pense. Aussi longtemps, du moins, que ça, là-haut, tiendra le coup. (Et elle désigna au travers d'une baie de la passerelle la falaise qui dominait leur vaisseau hybride.)

Gillian se tourna vers le gigantesque repli rocheux qui se profilait dans les fentes de visibilité qu'on avait ménagées dans la coque thennanin.

— Je l'avais complètement oublié. Nous ferions mieux de garder un œil dessus.

Elle reporta son attention sur l'hologramme de la planète et suivit les progrès de la ligne de perturbations.

Allez, Hikahi ! Dépêche-toi de passer prendre Toshio et les autres puis reviens vite ici ! Il va falloir que je me décide vite et tu risques fort d'arriver trop tard !

Les minutes s'égrenèrent. À plusieurs reprises, l'eau parut frémir tandis qu'un long roulement traversait le lit de l'océan.

Gillian observait la petite boule bleue de Kithrup. Le cordon de pointillés jaunes poussait peu à peu ses clignotements vers le nord, telle une plaie déchirant le flanc de la planète. Les petits points lumineux finirent par se confondre avec un groupe d'îlots sur l'octant nord-est.

C'est là où est Tom, se remémora-t-elle.

Soudain, l'opérateur de transmissions se mit a s'agiter dans son poste.

— Commandant ! Je capte une émission radio ! Et en anglique !

Tom Orley

Tom avait du mal à trouver une façon correcte de tenir ce micro conçu pour des mains étrangères. Il se passa la langue sur ses lèvres fendillées. Le temps allait lui manquer pour répéter encore une fois car il n'allait pas tarder à avoir de la compagnie.

Il renfonça la touche émettrice.

— Creideiki ! (Il prenait soin d'articuler.) Ecoutez-moi bien ! Enregistrez ce que je vais dire et répétez-le son pour son à Gillian ! Elle se débrouillera pour interpréter !

Il savait qu'à présent tous les vaisseaux du proche espace étaient à l'écoute de ses émissions. Il ne semblait pas douteux que bon nombre d'entre eux fussent déjà en route vers leur source. Et si ses nouveaux bobards étaient bien montés, il pouvait s'attendre à les voir rappliquer en foule.

— Le câble qui me reliait au vaisseau s'est rompu, dit-il. Et cent kilomètres, c'est quand même une sacrée trotte rien que pour porter un message. Je me risque donc à essayer ce nouveau codeur en espérant qu'il a survécu à la bagarre.

Ça, c'était le tissu de mensonges qu'il comptait faire avaler aux Galactiques. Maintenant, dissimulé dans le contexte, il allait communiquer au Streaker ce qu'il avait appris.

— Jill ? Notre œuf est éclos, chérie. Et c'est une vraie ménagerie qui se déverse. Une ménagerie de bestioles enragées. Mais, dans la marque que nous cherchions, je ne suis tombé que sur un seul paquet en mauvais état. Il semble qu'il y en ait d'autres en magasin, sur les rayons de dessus, mais je n'ai pas réussi à me faire une certitude. Toi, H, et C, vous allez devoir prendre une décision sur cette base. Rappelle-toi la fois où le vieux Jacob Demwa nous a demandé de l'accompagner pour cette mission à la Bibliothèque centrale de Tanith. Rappelle-toi ce qu'il a dit sur les pressentiments. Parles-en à Creideiki. C'est à lui de décider mais quelque chose me dit que nous devrions suivre le conseil de Jacob !

Il sentit une boule se former dans sa gorge. Il lui fallait finir au plus vite. Inutile de laisser les Eatees peaufiner le repérage de leur cible.

— Jill. (Il toussa.) Chérie, je ne suis plus dans la course maintenant. Arrange-toi pour ramener au Conseil, Herbie et les autres informations. Et ces aborigènes aussi. Je préfère penser qu'on a fait tout ça pour quelque chose.

Il ferma les yeux et sa main se crispa sur le micro.

— Quand tu verras le vieux Jacob, offrez-vous un verre à ma santé, enfin, si je puis dire.

Il aurait bien aimé en dire plus mais il prit conscience qu'il devenait de moins en moins ambigu. Il était hors de question de permettre aux ordinateurs E.T. de décrypter ce dont il parlait.

Tom arrondit les lèvres et fil ses adieux dans une langue conçue pour ça.

 

: Des pétales passent :

: Par ses doigts lorsqu'elle pense A ce que nous étions :

 

Et l'onde porteuse continua de siffler jusqu'à ce qu'il se décidât à couper le circuit.

Il se leva et sortit de l'épave en emportant la radio. Puis il s'approcha du bord d'une trouée dans les herbes et jeta le poste dans l'eau. Si quelque Eatees s'était bloqué en résonance sur le cristal de l'appareil, il allait faire le grand plongeon.

Tom resta debout près du bassin et contempla les nuages bas qui roulaient dans le ciel, de sombres nuages, lourds de pluie contenue.

Ils allaient arriver d'un moment à l'autre. Il avait glissé les armes dans sa ceinture. Il avait un tube pour respirer, une gourde presque pleine. Il était prêt.

Alors qu'il attendait en promenant son regard sur le paysage, le volcan fumant sur l'horizon se remit à gronder. Puis il toussa et cracha dans le ciel un violent feu d'artifice.

 

Sa vision de la passerelle s'était brouillée. Elle se sentait les yeux gonflés de larmes qui se refusaient à perler, à rouler sur ses joues, comme des trésors dont elle n'aurait pu se séparer.

— Devons-nous répondre ? s'enquit à mi-voix Tsh't, juste à côté d'elle.

Gillian secoua la tête. « Non », tenta-t-elle de dire mais ses lèvres seules dessinèrent le mot. Par télémpathie, elle sentait à quel point ceux qui l'entouraient étaient de tout cœur avec elle.

Comment puis-je avoir du chagrin, se demanda-t-elle, alors que je puis encore le sentir faiblement ? Il est toujours vivant, là-bas, quelque part.

Comment puis-je succomber au chagrin ?

Elle perçut le souple tourbillon d'un fin qui s'était approché le plus discrètement possible pour faire son rapport à Tsh't sans la déranger.

Gillian crispa encore une fois ses paupières brûlantes. Les larmes jaillirent enfin. Comme elle ne pouvait passer la main sous le masque pour les essuyer, elle les laissa s'accumuler dans les replis du caoutchouc. Et lorsqu'elle rouvrit les yeux, la passerelle était redevenue distincte.

— J'ai entendu de quoi vous parliez. Wattacéti. Vers où se dirige donc Takkata-Jim ?

— Vers les flottilles galactiques, commandant, quoique dans ce secteur la situation paraisse extrêmement chaotique ! Après la confusion qu'a provoquée chez eux l'explosion psionique, ils se sont tombés les uns sur les autres... juste au-dessus du point où se trouve monsieur Thomas Orley.

Gillian hocha la tête.

— Nous allons attendre encore un peu. Passez en état jaune et tenez-moi informée.

L'équipage au grand complet fut rappelé aux postes de manœuvre et, bientôt, Suessi et D'Anite signalèrent que les moteurs avaient suffisamment chauffé.

C'est ta dernière chance. Hikahi, pensa Gillian. Dépêche-toi.

— Gillian ! cria Lucky Kaa en tendant un bras de son harnais vers une baie. La falaise !

Gillian traversa la passerelle pour avoir une meilleure vision de l'endroit que le pilote lui montrait. Toute la masse rocheuse paraissait traversée de frissons et des lézardes commençaient de courir sur la gigantesque paroi surplombant le Streaker.

— Paré au décollage ! ordonna-t-elle. Allez-y, Tsh't, faites-nous partir d'ici.

Galactiques

Callallabra s'inclina jusqu'à terre devant Krat.

A-t-on déchiffré ce message radio humain ? aboya-t-elle.

Le massif Pila fit une seconde révérence et en profita pour reculer insensiblement.

Pas tout à fait, Mère de la Flotte. L'humain s'exprimait dans ces jargons qu'ils nomment « anglique » et « ternaire ». Nous avons, bien sûr, des logiciels de traduction pour les deux mais, à la différence des langues civilisées, ce sont des parlers chaotiques où le sens dépend souvent du contexte...

Le Bibliothécaire tressaillit lorsque Krat lui demanda :

Serait-ce que vous n'avez rien trouvé ?

Maîtresse, nous pensons que la dernière partie du message, celle qui est en parler delphinien, doit être la plus importante. Ce doit être un ordre que cet homme a donné à ses clients ou...

Et, cette fois, il s'interrompit lui-même et battit précipitamment en retraite vers son poste en pépiant de terreur tandis que des prunes de bruyère sifflaient autour de lui.

Hypothèses ! Conjectures ! Tempêtait Krat. Même les Tandus bouillent d'impatience et ne cessent d'envoyer expédition sur expédition vers le point de cette planète d'où émanaient les messages. Nous sommes donc forcés de suivre le mouvement, non ?

Elle promena sur la salle de commande un regard que son état-major évita soigneusement de croiser.

Quelqu'un a-t-il même ne serait-ce qu'une hypothèse sur ces violentes attaques métapsychiques que nous venons juste d'essuyer et qui semblent avoir désorienté tous les sophontes présents dans ce système ? Était-ce encore un tour de passe-passe des Terriens ? Et ces volcans qui envahissent nos instruments de parasites sont-ils aussi une supercherie ?

Manifestement peu désireux de risquer l'ire de la Mère de la flotte, le personnel de la sut le de commande s'efforçait d'avoir tout à la fois l'air absorbé dans ses tâches et attentif à ce que disait l'amirale.

Un guerrier paha jaillit du bureau des détections.

Maîtresse, annonça-t-il, nous ne l'avions pas remarqué plus tôt en raison de ce réveil brutal de l'activité volcanique, mais un vaisseau a décollé de la surface de la planète.

Krat sentit la joie tourbillonner en elle. Elle n'avait attendu que ça ! Bien qu'elle eût envoyé quelques vaisseaux en reconnaissance sur le site d'où provenaient les émissions radio, elle s'était refusée à disperser sa flotte.

Diversions ! s'écria-t-elle. Tout cela n'était que des manœuvres de diversion ! La radio, les assauts psi, et même les volcans !

Elle était tout de même curieuse de savoir comment les Terriens s'y étaient pris pour réussir ces deux dernières manœuvres. Mais la question trouverait bientôt sa réponse lorsque les hommes et leurs clients seraient en son pouvoir et qu'elle les soumettrait à un interrogatoire en règle.

Ces maudites créatures ont attendu que le gros des combats se soit rapproché de la planète, marmonna-t-elle. Et maintenant, ils tentent de s'évader. C'est tout de suite qu'il faut...

Callalabra surgit à ses côtés et s'inclina.

Maîtresse, j'ai fait des recherches approfondies dans la Bibliothèque et je crois connaître l'origine des explosions métapsychiques et...

Les yeux du Pila s'exorbitèrent tandis que l'ergot nuptial de Krat lui perçait l'abdomen. L'amirale soro se leva, brandit en l'air le cadavre du Bibliothécaire puis le projeta contre une cloison.

Elle resta un moment debout au-dessus du corps, inhalant les puissants effluves de la mort. Cette fois, ce meurtre ne lui attirerait pas le moindre ennui. Le Pila lui avait délibérément coupé la parole ! Personne n'oserait prétendre qu'elle n'avait pas été dans son droit.

Elle rétracta son ergot dans ses chairs. Ça lui avait fait du bien. Pas autant que si elle s'était accouplée avec un mâle de sa race qui, lui, pouvait plus ou moins se défendre, mais il n'y avait pas à se plaindre.

Dites-m'en plus sur ce vaisseau terrien, susurra-t-elle tut Paha, puis elle remarqua qu'il attendait une bonne seconde après la fin de sa question pour se décider à répondre.

Maîtresse, ce n'est pas leur vaisseau proprement dit. Apparemment, il s'agit d'un patrouilleur de quelque type.

Krat hocha la tête.

Un émissaire, donc. Je m'étonnais aussi de ne pas les voir négocier une reddition honorable. Qu'on déplace la flotte pour intercepter cet astronef. Nous devons le faire avant les Tandus. Et placez nos alliés thennanin à l'arrière de la formation. Je tiens à ce qu'ils se mettent bien en tête qu'ils sont des partenaires mineurs dans cette entreprise.

Maîtresse, les Thennanins ont déjà commencé de faire leurs préparatifs pour nous quitter. Ils semblent désireux de se joindre à la confusion qui règne à la surface de la planète.

Krat poussa un grognement.

Qu'on les laisse faire. Nous sommes de nouveau à égalité avec les 'Tandus et, de toute façon, les Thennanins sont presque au bout de leurs forces. Laissez-les partir et, ensuite, nous irons à la rencontre de cet éclaireur.

Elle se réinstalla sur le coussin de vletoor et se mit à fredonner un dota chant de victoire.

Bientôt. Bientôt.

 

Les maîtres étaient trop exigeants. Comment pouvaient-ils attendre de l'Accepteur des rapports spécifiques alors qu'il se passait tant de choses ?

Et c'était beau ! Tout se produisait en même temps ! Les gerbes d'étincelles des escarmouches aux abords de la planète... la brillance ardente des volcans... et l'énorme rugissement métapsychique de colère qui avait jailli de l'intérieur de ce monde quelque temps auparavant.

Cette colère, il continuait de la sentir bouillonner, écumer. Pourquoi les maîtres s'intéressaient-ils si peu à un phénomène aussi unique que des ondes métapsychiques provenant de sous la surface d'une planète ! L'Accepteur aurait pu leur apprendre tant de choses sur ce cri de colère mais les Tandus n'avaient d'autre objectif que de s'en protéger. Ils n'y voyaient qu'une gêne, un facteur de distraction et de vulnérabilité.

L'Accepteur continua d'assister au déploiement du réel dans de purs transports de jouissance jusqu'au moment où la punition s'abattit de nouveau sur lui. Les maîtres usaient d'un fouet neural et les jambes de l'Accepteur furent prises de soubresauts convulsifs sous l'effet de la déplaisante sensation qui fusait au travers de ses cellules nerveuses.

Cette fois, allait-il laisser la « punition » modifier son comportement ? L'Accepteur réfléchit.

Il prit la décision d'ignorer la « douleur ». Les maîtres purent tour à tour crier et cajoler, l'Accepteur, fasciné, n'eut plus d'attention que pour les voix coléreuses qui bouillonnaient en bus.

Le Canot

— Diable ! Qu'est-ce que... ?

Éjectée de la banquette sèche lorsque le petit astronef commença de chavirer, Dennie se retrouva au centre de la cale, pataugeant dans l'eau près d'un Sah'ot auquel la surprise arrachait des couinements perçants.

Puis à la sensation physique du roulis se surajouta une vague de malaise mental qui déferla dans leur tête. Dennie recracha l'eau qu'elle avait avalée avant de s'accrocher à la main courante en regrettant de ne pouvoir se boucher les oreilles.

— Ça ne va pas recommencer... gémit-elle, s'efforçant aussitôt de mettre en œuvre les techniques que Toshio lui avait enseignées... se concentrant sur les battements de son cœur pour repousser hors de son crâne les parasites grinçants.

— C'est eux ! s'écria Sah'ot, mais ce fut à peine si Dennie l'entendit.

Le fin enfonça de son bec le bouton qui commandait l'ouverture de la porte et se rua dans le couloir.

— Creideiki ! hurla-t-il en débouchant dans la cabine de pilotage, oubliant sur le moment que le capitaine ne pouvait le comprendre. C'est eux. Les voix d'en dessous !

Creideiki lui rendit son regard et Sah'ot s'aperçut que le capitaine savait déjà. En fait, Creideiki ne paraissait même pas surpris. Il fredonnait un petit chant d'acceptation. Il avait l'air heureux.

La voix de Keepiru monta de la rampe de pilotage.

— Je capte un flux de neutrinos et d'anti-G ! C'est juste devant nous. Un petit astronef qui décolle.

— C'est probablement Takkata-Jim, dit Hikahi. J'espère que Gillian ne se trompe pas lorsqu'elle assure qu'on s'est occupé de lui.

Ils poursuivirent leur progression sous-marine vers l'est et, une demi-heure plus tard environ, Keepiru cria de nouveau :

— Encore de l'anti-G. Un gros vaisseau, cette fois ! Et qui décolle de pas très loin au sud-ouest !

La caudale de Creideiki battait la surface de l'eau.

 

: Monter, monter ! :

: Monter et voir ! :

: Voir! :

 

Hikahi fit un signe de tête à Keepiru.

— On remonte.

Le canot fit surface et, quelques instants, de minces pellicules d'eau de mer ruisselèrent sur ses vitres.

Ils s'agglutinèrent contre un hublot donnant au sud et contemplèrent dans la distance une massive pointe de flèche qui crevait les flots sur l'horizon puis s'en arrachait pour grimper peu à peu dans le ciel en prenant de la vitesse. Ils suivirent l'envol du vaisseau vers le sud, l'entendirent franchir le mur du son puis assistèrent à sa disparition derrière de hauts nuages.

Ils restèrent les yeux fixés sur ce point du ciel bien après que la traînée de condensation laissée par le Streaker eut commencé de dériver et de se voir avec lenteur déchirée par les vents contraires de Kithrup.