DEUXIÈME PARTIE  :  COURANTS

 

Car le ciel et la mer,

Et la mer et le ciel.

Sur mes yeux las, si lourd pesaient.

Et ces morts à mes pieds gisaient.

S.T. COLERIDOE

Dennie

Charles Dart s'arracha de son microscope 5 polarisation, grommela un juron puis, suivant une habitude qu'il avait passé la moitié de sa vie à s'efforcer de perdre, se posa distraitement les avant-bras sur la tête et commença de se tirailler les oreilles. Eût-il pris conscience de cette contorsion simiesque pratiquement inimitable par tous ses compagnons de bord qu'il eût arrêté net.

Sur un effectif de cent cinquante, ils n'étaient à vrai dire que huit à posséder ne fût-ce que des bras... ou des oreilles externes. Et l'une de ces créatures privilégiées partageait avec lui le laboratoire sec.

La pensée de faire des commentaires sur le comportement physique de Charles Dart ne pouvait venir à l'esprit de Dennie Sudman. Elle avait depuis longtemps cessé de remarquer des choses telles que sa démarche traînante et chaloupée, son rire criard de chimpanzé ou le poil qui lui couvrait presque entièrement le corps.

Qu'est-ce qui se passe ? demanda-t-elle. Encore ces problèmes avec les carottes ?

Charlie hocha la tête sans cesser de fixer son écran.

Ouais. (Il parlait d'une voix grave et rocailleuse qui, parfois, lorsqu'il éprouvait des difficultés à traduire sa pensée, s'accompagnait de gestes inconscients des mains, le langage par signes de sa jeunesse.) Je n'arrive pas à trouver le moindre sens à ces concentrations d'isotopes, grogna-t-il. Et tous ces minéraux qui ne sont pas à la bonne place... des sidérophyllites en l'absence de tout métal, des cristaux complexes à des profondeurs où les structures simples sont la norme... sans compter qu'avec ses contraintes stupides le capitaine Creideiki me sabote le travail ! J'aimerais qu'il me laisse faire quelques sondages sismiques ou pratiquer un examen radar en profondeur.

Il pivota sur son siège et posa sur Dennie un regard insistant, comme pour quémander son approbation.

Sous ses pommettes saillantes, Dennie avait le visage fendu par un large sourire et ses yeux en amande n'étaient plus que deux fentes amusées.

Bien sûr, Charlie. Pourquoi pas ? Nous sommes à bord d'un vaisseau avarié, faisant notre possible pour rester dissimulés sous les flots de ce monde mortel tandis que les armadas d'une douzaine de races patronnes pleines de morgue et de puissance se disputent au-dessus de nos têtes le droit de nous capturer et c'est maintenant que tu veux nous entourer d'un cercle d'explosions et balancer des ondes gravitationnelles tous azimuts. C'est une riche idée ! Mais je crois que j'en ai une meilleure encore. Pourquoi ne remonterions-nous pas en surface agiter une grande pancarte sur laquelle serait écrit : « Hé, ho, les monstres ! On est là ! Venez donc nous bouffer ! » Hein ?

Charlie lui jeta un regard en coulisse, l'une des rares grimaces qui, chez lui, pût faire douter de ses facultés mentales.

C'est qu'il ne serait pas nécessaire de donner à ce sondage des proportions gigantesques. J'ai simplement besoin d'explosions minuscules comme celles que l'on pratique ordinairement en sismographie. Les E.T. ne devraient même pas s'en apercevoir, tu ne crois pas ?

Elle éclata de rire. Ce qu'en fait Charlie avait en tête, c'était de faire résonner la planète comme une cloche afin de relever les schémas d'ondes sismiques qui se répercuteraient dans sa masse. De minuscules explosions... mais oui ! Des détonations de l'ordre de la kilotonne, plus vraisemblablement. De temps à autre, le planétologiste obsessionnel qu'était Charlie lui tapait sur les nerfs mais, cette fois, il faisait manifestement de l'humour sur son propre compte.

Et, à son tour, il éclata de rire en poussant des cris de joie qui résonnèrent entre les murs nus et blancs du labo sec. Puis il se mit à tambouriner sur sa table.

Toujours souriante, Dennie rangea des papiers dans un porte-documents.

Tu sais, Charlie, à quelques degrés d'arc d'ici se trouve une zone de fracture. Avec un peu de chance, tu finiras bien par avoir un volcan à domicile.

Une lueur d'espoir apparut sur le visage de Charlie.

Super ! Tu crois vraiment ça possible ?

Bien sûr. Et puis, si les E.T. se mettent à bombarder la planète pour nous débusquer, tu ne sauras plus que faire des données que te fourniront les missiles qui s'abattront près de nous — à moins, toutefois, que leur pilonnage ne soit pas intense au point de remettre en question toute analyse géophysique de Kitlirup. Déjà, je crève de jalousie en pensant aux distinctions honorifiques qui t'attendent. Cela dit, dans l'intervalle, plutôt que de me morfondre en comparant le brillant avenir de tes recherches aux frustrations que me donnent les miennes, je préfère aller casser la croûte. Tu m'accompagnes ?

Non. Mais je te remercie quand même. J'ai apporté mon repas ; aussi vais-je encore rester un moment ici à travailler.

À ta guise. Cependant j'estime que tu devrais faire un effort pour élargir ta connaissance de ce vaisseau un peu au-delà de ta cabine et de ce laboratoire.

Pourquoi ? Je suis en liaison vidéo avec Metz et avec Broodika et n'ai nul besoin d'aller traîner ma carcasse dans cette espèce de machin baroque qui n'est même plus fichu de voler.

Et d'ailleurs... lui souffla-t-elle.

Et d'ailleurs, reprit Charlie avec un grand sourire, j'ai horreur de me mouiller. Je continue de penser que vous autres, les hommes, vous auriez mieux fait de travailler en second lieu sur les chiens après avoir prononcé sur nous vos formules magiques. Les dauphins sont très bien... je compte des fen parmi mes meilleurs amis... mais c'est quand même un drôle de lot à vouloir transformer en race de voyageurs de l'espace !

Et il secoua la tête avec une expression de sagesse résignée. Manifestement, il considérait que, sur la Terre, tout le processus de l'Élévation eût été en de bien meilleures mains si son peuple s'en était chargé.

Enfin, tu ne peux pas nier qu'ils font d'extraordinaires pilotes d'astronef, lui fit remarquer Dennie. Regarde un peu l'as qu'est Keepiru lorsqu'il s'agit de viser une étoile.

Ouais, et regarde un peu la catastrophe ambulante qu'est ce même fin lorsqu'il ne pilote plus. Sincèrement, Dennie, ce voyage me fait douter que les fen aient été réellement prêts pour le vol spatial. As-tu remarqué le comportement de certains d'entre eux depuis que nous avons des ennuis ? Dans ce climat de tension, il en est qui sont carrément à deux doigts de perdre la boule... et tout spécialement parmi les gros Sténo de Metz.

Tu n'es pas très charitable, lui reprocha Dennie. Personne ne s'est jamais attendu à ce que cette mission lut une telle source de stress. J'estime que la plupart des fen se débrouillent à merveille. Regarde un peu la façon dont Creideiki nous a tirés du piège où nous nous étions fourrés à Morgran.

Je ne sais pas, fit Charlie en secouant de nouveau la tête. Je continue de regretter qu'il n'y ait pas plus d'hommes et de chimps à bord.

Un siècle. Il ne s'était pas écoulé plus de temps entre l'accession des chimps à l'espace et celle des fen. Dennie pouvait néanmoins s'imaginer que dans un million d'années, les congénères de Charlie montreraient toujours la même condescendance à l'égard des fen.

Bon, si tu ne viens pas, moi j'y vais, conclut Dennie. (Elle prit son porte-documents et posa la main sur la plaque palmaire située près de la porte.) À plus tard, Charlie.

Le chimp la rappela juste avant que la porte ne se refermât en sifflant derrière elle.

Au fait ! Si tu tombes sur Tkaat ou sur Sah'ot, dis leur de m'appeler, hein ? Je me demande si ces anomalies de subduction ne sont pas d'origine paléo-technique ! Ça doit sûrement intéresser un archéologue !

Sans répondre, Dennie laissa la porte achever sa course dans les glissières. Si elle ne transmettait pas la commission de Charlie, elle pourrait toujours prétendre n'avoir rien entendu. En aucun cas, de toute manière, elle n'eût fait un détour pour parler à Sah'ot, quelle que fût l'importance de la trouvaille faite par Charlie.

Elle ne perdait déjà que trop de temps à éviter ce dauphin-là.

Les secteurs secs du Streaker couvraient une vaste superficie quoique seulement huit membres de l'équipage en eussent l'usage. Les cent cinquante dauphins — effectif qui, depuis le départ de la Terre, s'était réduit à cent quarante-deux — ne pouvaient qu'être de passage dans la roue sèche et devaient pour ce faire monter sur des véhicules marcheurs, les « araignées ».

Il y avait là des pièces qui n'avaient pas à être remplies d'eau hyper-oxygénée ni abandonnées aux fluctuations gravitationnelles de la partie centrale lorsque le vaisseau était dans l'espace. On y trouvait les magasins pour ce qui avait besoin d'être gardé au sec et les ateliers où les machines travaillaient à chaud en pesanteur constante. Et c'était également là que se situaient les quartiers des hommes et du chimp.

Dennie fit halte à l'intersection de deux couloirs et jeta un œil dans celui qui desservait les cabines de la plupart de ses congénères. Un instant, elle envisagea d'aller frapper à une ou deux portes. Si Tom Orley était chez lui, peut-être était-ce le moment de lui demander son avis sur un problème qui, de jour en jour, devenait plus gênant : comment faire face aux... « attentions » pour le moins inhabituelles de Sah'ot.

Peu de personnes étaient mieux qualifiées pour l'éclairer sur un comportement non humain que Thomas Orley. Son titre officiel était celui d'Expert-Conseil en Technologies Étrangères mais, de toute évidence, il faisait aussi fonction de psychologue en aidant le professeur Metz, et le docteur Baskin à mesurer l'efficacité d'un équipage delphinien. Il connaissait bien les cétacés et serait sans nul doute en mesure de lui dire ce que Sah'ot attendait d'elle.

Oui, Tom saurait ce qu'il fallait faire, mais...

Son indécision coutumière reprit le dessus. Il existait toutes sortes de raisons pour ne pas déranger Tom en cet instant précis, entre autres le fait qu'il consacrait intégralement son temps de veille à chercher un moyen de les sauver. Bien sûr, on pouvait en dire autant de la plupart des membres de l'équipage mais réputation et constatation s'unissaient pour suggérer qu'Orley pourrait bien être le seul à pouvoir faire redécoller le Streaker avant l'arrivée des E.T. sur Kithrup.

Dennie soupira. Un dernier motif de renoncer prenait source dans sa propre gêne. Il n'était guère facile pour une jeune femme de demander conseil à un mel tel qu'Orley. Surtout quand le conseil portait sur la façon de réagir devant des assiduités amoureuses.

Si compréhensif que Tom pût être, il ne manquerait pas d'éclater de rire — ou, du moins, de n'en pouvoir dissimuler l'envie. Dennie était bien forcée d'admettre que la situation était du plus haut comique pour quiconque n'était précisément l'objet de ces manœuvres de séduction.

Elle pressa le pas le long du couloir faiblement incurvé qui menait aux ascenseurs. De toute façon, se demanda-t-elle, pourquoi ai-je voulu aller dans l'espace ? Bien sûr, il me fallait saisir cette chance de progresser dans ma carrière. Et sur terre, il y avait une telle pagaille dans ma vie privée. Mais à quoi cela m'a-t-il menée ? Mon analyse de la biologie kithrupienne est dans une impasse. Un millier de monstres aux yeux globuleux se bousculent au-dessus de la planète pour descendre s'emparer de moi et une espèce de dauphin obsédé ne cesse de me poursuivre en me susurrant des propositions qui auraient lait rougir la Grande Catherine.

C'était injuste, bien sûr, mais l'existence avait-elle jamais eu le bon goût d'être juste ?

Le Streaker avait été construit sur les plans modifiés d'un vaisseau d'exploration de type Snarkhunter. Il n'y avait plus guère de Snarks en service. À mesure que les Terriens s'étaient familiarisés avec les technologies raffinées décrites dans la Bibliothèque, ils avaient appris à combiner l'ancien et le nouveau — les immémoriales conceptions structurelles galactiques et les techniques indigènes de la Terre. Mais ce processus en était encore à ses premiers pas maladroits lorsque les Snarks étaient sortis des chantiers.

La nef était un cylindre arrondi aux extrémités d'où saillaient des ailerons de réalité disposés en cinq rangées de cinq le long de la coque. Dans l'espace, ces ailerons ancraient le vaisseau dans une sphère de stase protectrice. A présent, ils servaient de train d'atterrissage alors que le Streaker blessé gisait, le flanc dans la vase d'une vallée à quatre-vingts mètres sous la surface d'une mer étrangère.

Entre la troisième et la quatrième couronne d'ailerons, la coque présentait un léger renflement qui correspondait à l'emplacement de la roue sèche. Dans l'espace, cette roue fournissait en pivotant sur son axe une forme primitive de gravité artificielle. Les humains et leurs clients savaient maintenant comment générer des champs de gravité mais presque toutes les nefs terriennes n'en continuaient pas moins d'être équipées de roues centrifugeuses. Certains y voyaient une marque de fabrique, l'insolent affichage de ce que des espèces amies des Terriens leur avaient pourtant recommandé de ne pas crier sur les toits : que les trois races de Sol étaient différentes de toutes celles que l'on rencontrait dans l'espace... qu'ils étaient les « orphelins » de la Terre.

La roue du Streaker était assez spacieuse pour loger quarante humains quoique, en l'occurrence, elle n'en abritât que sept plus un chimpanzé. Elle comportait aussi des installations récréatives pour les fen d'équipage, des piscines où ceux-ci pouvaient bondir hors de l'eau, s'éclabousser et se livrer à des jeux sexuels pendant leurs heures de repos.

Mais à la surface d'une planète, la roue ne tournait plus. La plupart de ses pièces étaient chamboulées et inaccessibles. Et le vaste entrepont de la nef était plein d'eau.

Dennie prit un ascenseur dont la cage était l'un des rayons joignant la roue sèche à l'axe fixe du vaisseau. Lorsqu'elle en sortit, ce fut pour déboucher dans un hall hexagonal à chaque angle duquel s'ouvraient des portes et des panneaux d'accès. Puis elle s'achemina vers le sas principal, à une cinquantaine de mètres en avant des rayons vers la proue.

En apesanteur, elle aurait glissé le long de cet interminable couloir au lieu d'avoir à marcher. La gravité en faisait quelque chose d'étrangement inhabituel.

Dans l'antichambre du sas, un placard mural transparent contenait des combinaisons spatiales et des tenues de plongée. De celui qui lui était réservé, Dennie sortit un bikini ainsi qu'un masque et des palmes. En des circonstances « normales », elle aurait pris un survêtement, une petite ceinture de propulsion et, peut-être, une paire d'ailes de large envergure. Ainsi vêtue, elle se serait directement lancée dans l'entrepont où elle aurait évolué dans l'air humide vers l'endroit de son choix sans avoir à se préoccuper d'autre chose que d'éviter au passage le mouvement rotatif des rayons de la roue sèche.

À présent, bien sûr, ces derniers étaient immobiles et l'entrepont contenait un élément nettement plus humide que l'air.

Elle eut vite fait de se déshabiller et de passer le maillot de bain. Ensuite, elle marqua un temps d'arrêt devant une glace pour tirer sur les cordons du bikini afin de s'y sentir à l'aise. Dennie savait qu'elle était bien faite. Du moins les mels qu'elle avait connus le lui avaient souvent dit. Toutefois, des épaules légèrement trop larges lui fournissaient un prétexte pour s'adresser à elle-même ces reproches dont elle semblait avide.

Elle mit le miroir à l'épreuve par un sourire. Immédiatement, le reflet se transforma pour souligner le contraste équilibré entre de saines dents blanches et des yeux d'un marron presque noir.

Puis elle abandonna cette expression avenante. Les fossettes la rajeunissaient encore plus, effet qu'il lui fallait éviter à tout prix. Elle poussa un soupir et arrangea soigneusement sa chevelure d'ébène sous le caoutchouc de la cagoule de plongée.

Ensuite, après avoir vérifié l'étanchéité de son porte-documents, elle pénétra dans le sas. Sitôt qu'elle en eut refermé le panneau interne, l'eau saline fusa dans la pièce exiguë par des orifices ménagés au bas des parois.

Tout en évitant de regarder vers le sol, Dennie plaça devant son visage le masque dont la membrane transparente donnait une impression de rigidité bien qu'elle laissât librement passer l'air dans les deux sens alors que la jeune femme l'amorçait par un halètement saccadé. Les nombreuses lamelles flexibles insérées dans ses bords avaient pour effet de puiser dans l'oxyeau la quantité d'air respirable nécessaire. Aux limites du champ de vision, le masque était également équipé de petits voyants sonar qui étaient censés suppléer la surdité quasi totale des humains en milieu subaquatique.

Un bouillonnement tiède commença de grimper le long de ses jambes. À plusieurs reprises, Dennie réajusta son masque tout en continuant de serrer du coude le porte-documents contre son flanc. Lorsqu'elle eut de l'eau presque au niveau des épaules, elle y plongea la tête et, fermant les yeux, inspira profondément.

Le masque fonctionna. Comme toujours, d'ailleurs. C'était un peu comme de respirer une épaisse brume océanique mais l'air fourni était largement suffisant. Vaguement penaude d'avoir une fois de plus procédé à ce rituel craintif, elle se redressa et attendit que l'élément liquide la submergeât entièrement.

Enfin, le panneau extérieur s'ouvrit et Dennie fit ses premières brasses dans une vaste pièce où les araignées et autres engins à usage delphinien étaient soigneusement repliés dans des niches. Dans un souci d'ordre tout aussi net, on pouvait voir sur des étagères les propulseurs à eau dont les dauphins se servaient pour se mouvoir en apesanteur. Ceux-ci permettaient toutes sortes d'évolutions acrobatiques en chute libre mais, à la surface d'une planète, alors que le vaisseau était presque entièrement inondé, ils étaient parfaitement inutiles.

D'ordinaire, il y avait toujours dans ce vestiaire un ou deux fen en train de se tortiller pour revêtir ou ôter leur équipement. En l'occurrence, il était désert et, surprise, Dennie nagea jusqu'à l'écoutille qui s'ouvrait à l'autre bout de la salle et plongea son regard dans l'entrepont.

Une vingtaine de mètres tout au plus la séparaient de la paroi cylindrique et la vue n'était pas aussi impressionnante que celle qui vous était révélée depuis le moyeu d'une cité spatiale de la ceinture d'astéroïdes de Sol. Néanmoins, quiconque pénétrait dans l'entrepont ne pouvait se défendre d'une sensation d'immensité fourmillant d'activité. De longues poutrelles rayonnaient à partir de l'axe, soutenant la coque et acheminant l'énergie vers les ailerons de stase. Entre ces colonnes étaient tendus des filets aux mailles élastiques servant de postes de manœuvres aux fen d'équipage.

Les dauphins, même du genre Tursiops amicus, n'appréciaient pas d'être plus entassés qu'il n'était nécessaire. Dans l'espace, l'équipage travaillait en apesanteur, se propulsant librement dans l'air humide. Mais Creideiki avait dû poser son vaisseau avarié sur le fond d'un océan et, de ce fait, il lui avait bien fallu inonder l'intérieur de la nef pour que chaque partie en restât accessible en dépit de la gravité.

Tout ici miroitait d'une effervescence à peine contenue. Çà et là, de minces filets de bulles montaient vers la voûte du plafond. Soigneusement filtrées, les eaux de Kitlirup se voyaient adjoindre des solvants qui fixaient la surcharge d'oxygène nécessaire à leur transformation en oxyeau. Génétiquement modifiés, les néo-dauphins pouvaient respirer ce liquide quoique ce n'eût rien d'une partie de plaisir.

Dennie promena autour d'elle un regard éberlué. Où était passé tout le monde ?

Un mouvement retint néanmoins son attention. Au-dessus de la barre large de cinq mètres de l'axe central, deux fen et deux hommes nageaient à grande vitesse vers la proue du vaisseau.

— Hé ! leur cria-t-elle. Attendez-moi !

Bien que le masque fût censé concentrer et amplifier le son de sa voix, Dennie eut l'impression que l'eau absorbait son cri.

Toutefois, les fen s'arrêtèrent net et, dans un parfait ensemble, piquèrent droit sur elle. Les deux humains continuèrent de nager pendant un moment puis ils marquèrent une pause pour regarder autour d'eux en agitant lentement les bras. Lorsqu'ils aperçurent Dennie, l'un d'eux fit un grand signe.

Pressons, pressons, très honorée bioiogissste !

Porté par son élan, un gros dauphin gris anthracite en lourd harnais de travail passa près d'elle tandis que son compagnon traçait des cercles impatients.

Dennie nagea de toutes ses forces.

Qu'est-ce qui se passe ? La bataille est-elle terminée ? Avons-nous été repérés ?

À son approche, l'un des deux humains, un Noir râblé, lui sourit. L'autre, une grande femme blonde au port majestueux, reprit sa progression dès que Dennie les eut rejoints.

Enfin, tu ne crois pas qu'on aurait sonné l'alarme si les E.T. avaient débarqué ? lui répondit le Noir lorsqu'ils nagèrent tous de concert le long de l'axe. (Comment se faisait-il qu'avec son teint sombre Emerson d'Anite eût de temps à autre la lubie de rouler les r en parlant ? C'était un secret que Dennie n'avait pas encore réussi à lui extorquer.)

Elle fut soulagée d'apprendre que le moment n'était pas encore venu de soutenir un assaut en règle. Mais alors, s'il ne s'agissait pas de l'arrivée des Galactiques, quel pouvait être le motif d'une telle précipitation ?

Le groupe de prospection ! (Supplanté par des problèmes d'ordre plus personnel, le sort du détachement perdu lui était complètement sorti de la tête.) Sont-ils rentrés, Gillian ? Est-ce qu'Hikahi et Toshio sont là ?

Cette femme — pourtant plus âgée qu'elle — nageait avec une grâce que Dennie lui enviait. Pour une raison quelconque, sa riche voix d'alto portait bien dans l'eau. Son visage ne se départait pas d'une expression austère.

Oui, Dennie, ils sont rentrés. Mais pour le moins quatre d'entre eux sont morts.

Dennie ne put réprimer un hoquet de surprise horrifiée. Puis elle dut prendre sur elle-même pour avoir la force de demander :

Morts ? Comment... ? Oui... ?

Sans ralentir son allure, Gillian Baskin lui lança par dessus son épaule :

On ne sait pas encore très bien comment... Lorsque Broodika est revenu, il a parlé de Phip-pit et de Ssassia... en avertissant l'équipe de sauvetage qu'ils allaient probablement trouver d'autres fen échoués ou victimes de mort violente.

Broodika... ?

Emerson la poussa du coude.

Il y a de quoi se demander ce que tu faisais. Dès son retour — il y a déjà quelques heures — on a fait une annonce générale. Monsieur Orley a pris avec lui Hannes et vingt fen d'équipage pour partir à leur recherche.

Je... je devais être en train de dormir. (Dennie savoura le projet de prendre entre quatre yeux un certain chimpanzé de sa connaissance. Pourquoi Charlie ne lui avait-il rien dit lorsqu'elle avait repris le travail ? Ça lui était probablement complètement sorti de la tête. Un de ces jours, monomaniaque comme il était, ce chimp allait bien finir par se faire étrangler !)

Le docteur Baskin avait déjà rejoint les deux dauphins à l'avant. Elle nageait presque aussi vite que Tom Orley et pas un seul des cinq autres humains qui étaient à bord n'aurait pu rester à sa hauteur lorsqu'elle était pressée.

Dennie se tourna vers D'Anite.

Alors, raconte !

Emerson lui brossa un bref résumé du récit fait par Broodika : l'herbe assassine, le croiseur en flammes qui s'était abattu dans la mer tel un météore, provoquant des vagues gigantesques qui avaient mis en branle le processus de la fièvre des secours.

Dennie n'en revenait pas de cette histoire, tout particulièrement du rôle qu'y avait tenu le jeune Toshio. En fait, ça ne ressemblait même pas du tout à Toshio Iwashika. S'il y avait une personne à bord du Streaker qui donnait l'impression d'être plus immature et plus esseulée qu'elle, c'était bien ce Toshio. Mais elle aimait bien le petit midship, et elle espérait que sa tentative de se conduire en héros ne lui avait pas coûté la vie.

Emerson lui fit ensuite part des rumeurs les plus récentes, celles ayant trait à un sauvetage sur une île au cours d'une nuit d'orage et à des créatures aborigènes déjà parvenues au stade de la fabrication d'outils.

Cette fois, Dennie s'immobilisa en plein milieu d'une brasse.

Quoi ? Des aborigènes ? Tu es sûr ?

Elle restait à pédaler dans l'eau, le regard fixé sur le mécanicien noir. Ils n'étaient plus qu'à une douzaine de mètres de la grande écoutille située du côté proue de l'entrepont. Au travers du panneau, on pouvait déjà percevoir une cacophonie de couinements et de pépiements.

Emerson haussa les épaules et ce geste en détacha, ainsi que des ailettes de son masque, une pellicule de bulles.

Écoute, Dennie, le mieux, c'est d'y aller, tu ne crois pas ? Jusque-là, nous avons dû nous contenter de ragots mais, à présent, ils doivent être sortis de la chambre de décontamination.

Soudain, la plainte suraiguë de moteurs explosa devant eux et, du sas extérieur principal, ils virent surgir en file indienne trois traîneaux blancs. Avant que Dennie et D'Anite aient eu le temps d'esquisser le moindre geste, les appareils virèrent un par un autour d'eux dans un effervescent sillage de bulles.

À l'arrière de chaque engin, maintenu par des courroies sous une tente de plastique semi-rigide, se trouvait un dauphin blessé. Deux d'entre eux portaient aux flancs d'inquiétantes blessures sommairement pansées.

Dennie cligna des paupières sous le coup de la surprise en reconnaissant sous l'une des tentes Hikahi, le troisième officier dans la hiérarchie du Streaker.

Les ambulances obliquèrent par-dessous l'axe central et se dirigèrent vers une ouverture ménagée dans la paroi circulaire interne du vaste cylindre. Au passage, la belle blonde s'accrocha à la rambarde du traîneau de queue et, de sa main libre, posa un moniteur de diagnostic sur le flanc du dauphin blessé.

Pas étonnant que Gillian ait été si pressée. C'est vraiment idiot de ma part de l'avoir retardée ainsi.

Oh, ne t'en fais pas trop, lui dit Emerson en la prenant par le bras. Ces blessures n'ont pas l'air d'être de celles qui nécessitent l'intervention d'un chirurgien humain. Les compétences de Makanee et des autodocs seront vraisemblablement largement suffisantes, tu sais.

Mais il se peut qu'il y ait des séquelles d'ordre biochimique... des poisons... je pourrais éventuellement être utile.

Elle s'apprêtait à rejoindre les traîneaux mais le mécanicien la retint.

S'il y avait un problème que Makanee et monsieur-fem Baskin n'arrivaient pas à régler, on t'appellerait. Et je ne pense pas que tu veuilles rater des nouvelles fraîches concernant ta spécialité ?

Dennie accompagna un moment du regard les ambulances puis hocha la tête. Emerson avait raison. Si on avait besoin d'elle, on pourrait la joindre n'importe où par le circuit de transmission interne du vaisseau et un traîneau viendrait la chercher pour l'emmener à destination plus vite qu'elle n'aurait pu le faire à la nage. Ils poursuivirent donc leur route vers l'essaim de cétacés excités qui se pressaient à l'entrée du grand sas et pénétrèrent dans son antichambre au milieu d'un tourbillon de formes grises et de bulles d'effervescence.

Le grand sas de la proue du Streaker était le principal lien du vaisseau avec l'extérieur. Sa vaste paroi cylindrique disparaissait sous les casiers où l'on rangeait les araignées, les traîneaux ou tout autre engin dont l'équipage pouvait avoir besoin lors des sorties.

Les parties bâbord et tribord de cette immense salle étaient respectivement occupées par le canot et par la chaloupe, le nez de chacun de ces petits astronefs touchant presque le diaphragme qui leur livrait passage, selon les circonstances, vers le vide, vers l'air ou vers l'eau.

La poupe du canot s'arrêtait net devant la cloison postérieure de ce sas long de vingt mètres mais toute la partie arrière de la chaloupe — beaucoup plus longue — disparaissait dans une sorte de manchon qui plongeait au sein du labyrinthe de pièces et de coursives ménagé dans l'épaisse coque cylindrique de la nef.

Dans la partie supérieure du sas, une troisième rampe de mouillage était vide. Quelques semaines auparavant, dans cette région de l'espace que le capitaine Creideiki avait baptisée les Syrtes, un étrange accident s'était soldé non seulement par la perte du youyou mais aussi parcelle de huit membres de l'équipage. Les circonstances précises de ce malheur, survenu pendant l'exploration de la flotte abandonnée, constituaient un sujet de conversation pratiquement tabou.

Alors qu'un dernier traîneau passait auprès d'eux — quoiqu'à moins grande vitesse que les ambulances de l'infirmerie —, Dennie s'agrippa soudain au bras d'Emerson. L'engin traînait en remorque des sacs verts, hermétiquement fermés, dont il n'était guère sorcier de deviner le contenu au rétrécissement en forme de bouteille qui marquait l'une de leurs extrémités tandis que l'autre s'évasait tout en s'aplatissant.

Il n'y a pas de sac plus petit, pensa Dennie. Fallait-il en déduire que Toshio était encore en vie ? Puis elle aperçut, près du sas de décontamination, un jeune humain vêtu d'une combinaison de plongée au milieu d'une foule de dauphins.

Toshio est là ! s'écria-t-elle, vaguement surprise par l'ampleur de son soulagement. (Elle fit un effort pour contrôler sa voix.) Et n'est-ce pas Keepiru près de lui ?

Ouais, fit D'Anite en hochant la tête. Ils ont même l'air assez en forme. Mais si je sais encore compter, je crois bien que Hist-t s'est accroché à un courant céleste. Pourriture d'existence ! Allez, on y va. (Son accent affecté avait complètement disparu dans le chagrin que lui causait la perte d'un ami. Il sonda du regard l'épaisseur de la foule.) Pourrais-tu nous trouver une raison officielle de nous frayer passage là-dedans.  La plupart des fen s'écarteraient de notre chemin par pure habitude mais, avec Creideiki, c'est une autre paire de manches. Patrons ou pas, il nous foutra dehors à grands coups de mâchoire dans le cul s'il estime notre présence inutile et gênante.

Dennie venait juste d'y penser.

Laisse-moi faire.

Elle précéda son compagnon dans la bousculade, exerçant une pression là sur une dorsale, là sur une caudale, pour demander qu'on les laissât gagner le premier rang. Spontanément, bon nombre de fen se rangeaient sur le côté dès qu'ils apercevaient les deux humains.

Elle promena son regard sur la masse couinante et cliquetante. Tom Orley n'aurait-il pas dû être là ? N'était-ce pas lui qui, avec Haïmes et Tsh't, avait organisé les secours ? Alors, comment se faisait-il qu'elle ne le vît nulle part ? Il fallait pourtant qu'elle lui parlât au plus vite !

Toshio donnait l'impression d'être un jeune homme au bord de l'évanouissement. À peine sorti de la décontamination, il se dépouilla lentement de sa combinaison de plongée tout en parlant avec Creideiki. Il ne garda que le masque et se laissa porter dans l'oxyeau, nu à moins qu'il ne fallût considérer comme un vêtement la mince couche de peau synthétique qui lui couvrait le visage, la gorge et les mains. Keepiru dérivait à ses côtés. Le dauphin. visiblement exténué lui aussi, portait un appareil respiratoire, probablement sur ordre du médecin.

Soudain, Dennie vit les spectateurs qui obstruaient encore son champ de vision faire volte-face et s'éparpiller dans toutes les directions.

 

: ... qu'un banc de bons à rien :

: s'obstine à nous épier, Iki remplira bien:

: ses rets à désœuvrés !:

 

Bousculés dans la débandade, Emerson et Dennie virent la foule s'éclaircir en quelques secondes.

Et que je n'aie pas à le répéter ! continua Creideiki dont la voix semblait poursuivre les matelots en fuite. Il n'y a plus rien à voir ici. Tâchez d'avoir des pensées claires et de faire votre travail !

Une douzaine de fen étaient restés, le personnel du sas et les ordonnances du capitaine. Creideiki se tourna vers Toshio.

Allez, petit fléau des requins, achevez votre histoire.

Euh... je crois que c'est tout, commandant. Je vous ai scrupuleusement répété ce que monsieur Orley et Tsh't m'ont révélé de leurs projets. Si l'épave extraterrestre leur paraît exploitable, ils dépêcheront un traîneau avec un rapport détaillé. Dans le cas contraire, ils seront de retour au plus vite avec ce qu'ils auront pu en sauver.

La mâchoire inférieure de Creideiki traça lentement de petits cercles dans l'eau.

Un pari bien hasardeux, conclut-il. Il leur faudra un jour au moins pour atteindre l'épave. Et d'autres journées s'écouleront sans que nous puissions entrer en contact... (Un filet de bulles monta de son évent.) Bon, vous allez vous reposer puis vous me rejoindrez pour le dîner. Je crains fort que votre récompense pour avoir sauvé Hikahi — et, peut-être, pour nous avoir tous sauvés — ne soit l'un de ces interrogatoires poussés auxquels l'ennemi même n'irait vraisemblablement pas vous soumettre.

Toshio eut un sourire las.

Je comprends, commandant. Ce sera un plaisir pour moi de vous laisser m'extorquer toutes sortes de renseignements si je me suis auparavant rempli l'estomac... et mis au sec pendant quelque temps.

Terminé, donc. A plus tard.

Le capitaine hocha la tête et se tourna pour partir.

Dennie était sur le point d'appeler Creideiki lorsqu'elle s'entendit devancer.

Commandant, s'il vous plaît ! Puis-je vous dire un mot ?

C'était une voix mélodieuse et son propriétaire était un grand dauphin au teint gris pommelé caractéristique de l'un des sous-croisements Sténo. Il portait un harnais civil dépourvu des encombrants râteliers et bras manipulateurs qui alourdissaient ceux des fen d'équipage. Dennie éprouva soudain la nécessité de se cacher derrière Emerson d'Anite. Jusqu'à ce qu'il eût parlé, elle n'avait pas remarqué Sah'ot au sein de la foule.

Avant que vous ne partiez, commandant, commença le dauphin d'une voix flûtée mais sur un ton des plus anodins, je voudrais vous demander la permission de me rendre sur cette île où Hikahi s'est échouée.

Dans un bref battement de caudale, Creideiki se redressa pour jeter un œil sceptique sur le requérant.

Voyons, Parleur-à-toute-race, ce n'est pas un bar à bière de poisson que cette île. Quelques vers bien tournés n'y sauraient racheter une erreur. D'où vous vient ce désir d'y risquer un courage dont vous n'avez jamais su faire preuve auparavant ?

Sah'ot en resta le bec cloué et, en dépit des motifs qu'elle avait de détester le linguiste, Dennie ne put réprimer un mouvement de sympathie intérieure à son égard.

Certes, l'attitude de Sah'ot refusant de se joindre au détachement qui devait explorer la flotte abandonnée n'avait pas été le moins du monde admirable. Il s'était même comporté comme une prima donna. Mais les faits lui avaient donné raison. Huit des meilleurs éléments de l'équipage avaient été perdus au nombre desquels l'ex-second du Streaker.

Et tout ce sacrifice pour récolter un tube de trois mètres de long fait d'un étrange métal rongé par des milliers de millénaires de pluies micro-météoriques. Orley s'était lui-même chargé de récupérer la relique qu'il avait ensuite confiée à Gillian Baskin et, depuis, personne, à la connaissance de Dennie, ne l'avait plus jamais revue. Quelle que fût sa valeur, elle semblait difficilement compenser la perte qu'ils avaient subie.

Commandant, reprit Sah'ot, j'estime que, faute de temps, Thomas Orley n'a pu examiner les choses en détail. Cette île qu'il a dû rapidement quitter pour aller explorer l'épave extraterrestre n'en reste pas moins d'un grand intérêt pour nous.

Ce n'était pas juste ! Dennie avait été sur le point de présenter la même requête. C'eût été pour elle un acte de professionnalisme... un mode d'affirmation de ses droits...

En toute honnêteté, commandant, poursuivit Sah'ot. hormis notre devoir d'échapper à ce piège et de servir le clan des espèces terrestres, quelle est la plus importante responsabilité qui nous soit échue dans les circonstances présentes ?

Creideiki paraissait déchiré par des pulsions contradictoires. De toute évidence, il avait une furieuse envie de mordre la dorsale de ce civil qui se permettait de l'asticoter ainsi. Mais, tout aussi clairement, Sah'ot le tenait au bout d'un harpon double... la notion de « devoir » et le tour énigmatique de la question posée. Le capitaine battit nerveusement de la queue tout en émettant une lente série de clicks sonar à large bande évoquant le tic-tac d'un réveil. Ses yeux se firent plus sombres et se renfoncèrent.

Dennie n'eut pas la patience d'attendre que le capitaine eût débrouillé l'énigme ou pris la décision de mettre Sah'ot aux fers.

Les aborigènes ! s'écria-t-elle.

Creideiki se tourna vers Dennie qui rougit en sentant le champ sonore analytique du fin la balayer. Elle savait que ces ondes pénétraient jusqu'à l'intérieur de ses viscères et renseignaient même leur émetteur sur la composition de son petit déjeuner. Creideiki lui faisait peur. Elle était loin de se sentir patronne face au puissant et complexe cerveau qui se cachait derrière ce large front.

Puis le commandant fit un brusque demi-tour pour se rapprocher de Toshio.

Vous avez gardé ces objets que Thomas Orley a ramassés sur l'île, jeune chasseur ?

Oui, commandant, je...

Avant de vous retirer dans vos quartiers, vous aurez l'obligeance de les confier à la Biologiste Sudman et à l'Interprète Sah'ot. Après votre temps de repos, passez donc les reprendre avec le rapport que m'auront préparé ces spécialistes. J'aimerais les examiner moi- même au cours du dîner.

Toshio fit un signe de tête affirmatif et Creideiki vira de nouveau face à Dennie.

Avant que je ne vous accorde cette permission, vous allez devoir me présenter un projet précis. Je vous préviens que mon assistance technique sera des plus réduites et que vous serez rappelés au vaisseau à la moindre alerte. Ces conditions vous semblent-elles acceptables ?

Euh... oui... Nous aurons seulement besoin d'une liaison unilatérale par câble avec l'ordinateur du vaisseau et de...

Parlez-en à Keepiru avant qu'il aille se reposer. Il vous sera d'un grand secours pour définir ce qui peut être compatible avec les impératifs d'ordre militaire.

Keepiru ? Mais je croyais... (Et, levant les yeux vers le jeune dauphin, Dennie se mordit la langue pour ravaler in extremis les paroles dénuées de tact qu'elle avait été sur le point de prononcer. Plus ou moins volontairement taciturne sous l'appareil respiratoire, le pilote avait l'air plus malheureux que jamais.)

J'ai mes raisons, monsieur-fem. Tant que nous sommes immobilisés, Keepiru ne nous est guère utile comme pilote. Je puis donc en faire votre agent de liaison... à condition, bien sûr, que je donne mon accord à votre projet.

Devant l'attention dont il était l'objet de la part du capitaine, Keepiru bombait le dos en regardant ailleurs. Toshio tendit la main vers lui pour le flatter. Cela aussi était un changement. Jamais auparavant Dennie n'avait pu surprendre entre eux le moindre geste d'amitié.

Dans la lumière qui baignait le sas, il vit briller les dents de Creideiki.

Quelqu'un a-t-il d'autres observations à faire ?

Tout le monde garda le silence.

Creideiki battit de la caudale puis siffla la formule consacrée pour clore un entretien. Ensuite, il s'arqua puis s'éloigna d'une nage vigoureuse avec ses ordonnances dans son sillage.

Keepiru attendit que son commandant fût hors de vue pour dire à Dennie et à Sah'ot :

 

: Dans mes quartiers, vous attendrai :

: Respirant l'air, flottant sur l'eau :

: Dès que j'aurai bordé Toshio...:

 

Toshio sourit lorsque Dennie s'approcha pour lui donner une brève accolade puis s'éloigna, le bras passé autour du dos de Keepiru, modérant son allure pour rester à la hauteur du fin exténué.

À cet instant précis, la porte de l'un des ascenseurs ménagés dans l'épaisseur de la coque s'ouvrit et une forme bleue et jaune en jaillit. Un joyeux tintamarre résonna contre les parois de la salle tandis que le second midship du vaisseau passait en rase-mottes au-dessus de Keepiru et du jeune homme avant de tracer autour d'eux des cercles de plus en plus restreints sans cesser d'émettre des pépiements excités.

Crois-tu vraiment que Toshio ait une chance de fermer l'œil ? demanda Emerson à Dennie.

Certainement pas si Akki veut connaître toute l'histoire avant que ce ne soit l'heure d'aller dîner avec le capitaine.

Dennie enviait l'amitié qui unissait Akki et Toshio, cette camaraderie intense et constante comme la lumière d'une étoile. Elle regarda le garçon rire aux éclats tout en s'efforçant de tenir son ami à distance et les vit disparaître dans l'ascenseur.

Eh bien, petite sœur ! lui dit Emerson d'Anite avec un grand sourire. Il semble que tu sois chargée d'une mission scientifique. Toutes mes félicitations.

Rien n'est encore vraiment sûr, lui répondit-elle. Et, de toute façon, c'est Keepiru qui en sera chargé.

Non. Keepiru n'aura que la responsabilité militaire de l'expédition. Ça me laisse d'ailleurs perplexe. Je me demande quel but poursuit Creideiki en le désignant pour cette mission après la façon dont j'ai ouï dire qu'il s'est comporté lors de la précédente. M'est avis que c'est une manière de le caresser à rebrousse-poi... peau.

Dennie ne put qu'acquiescer quoiqu'elle jugeât ce commentaire quelque peu cruel.

Elle sentit soudain un attouchement lisse et plat sur la face interne de sa cuisse. Dans un cri de panique, elle se retourna et poussa un soupir de soulagement en prenant conscience qu'il s'agissait seulement de l'ethnologue néo-delphinien Sah'ot qui venait de lui mettre la nageoire au panier. Présentement, d'ailleurs, le Sténo lui souriait de toutes ses dents triangulaires.

Haleine de requin ! hurla-t-elle, le cœur battant à tout rompre. Versificateur à la noix ! Allez donc vous envoyer en l'air avec une éprouvette mal lavée !

Sah'ot fit un bond en arrière et, l'espace d'un instant, ses yeux se cernèrent de blanc. De toute évidence, il ne s'était pas attendu à une réaction aussi vive de la part de Dennie.

Oh. Dennie, soupira-t-il. Je voulais juste vous remercier d'avoir intercédé auprès de Creideiki. Manifestement, vos charmes ont plus de puissance que tous les arguments que j'aurais pu soulever. Je suis vraiment désolé de vous avoir fait sursauter.

Dennie accueillit par un reniflement les excuses à double tranchant de Sah'ot. Il se pouvait néanmoins que sa réaction eût été exagérée. Peu à peu, ses palpitations se calmèrent.

Allez... ce n'est rien mais, une fois pour toutes, cessez de me frôler ainsi !

Sans même avoir besoin de se retourner, elle sentait Emerson d'Anite en train de pouffer derrière sa main. Ces mels, se dit-elle, grandiront-ils jamais ?

Dennie ? fit Sah'ot sur le timbre bêlant d'un trio à cordes. Il est encore un point de détail sur lequel il nous faut discuter si nous devons nous rendre ensemble sur cette île. Comptez-vous avoir l'impudence de le laisser décider sur la base d'un préjugé qui doit être le responsable scientifique de l'expédition ? Ou me laisserez-vous quelque chance ? À moins, bien sûr, que vous ne vous estimiez en mesure de soutenir la compétition.

D'Anite se mit à tousser et se détourna pour s'éclaircir plus librement la gorge. Encore une fois. Dennie se sentit rougir.

C'est au capitaine de décider. D'ailleurs... je ne suis pas certaine que notre présence à tous deux soit nécessaire. Charlie m'a dit que les carottes prélevées sur l'écorce planétaire pourraient présenter quelque intérêt pour vous... il semble que les couches récentes recèlent des vestiges paléo-techniques. Vous devriez aller le voir tout de suite.

Les pupilles de Sah'ot s'étrécirent.

Certes, c'est fort intéressant. J'avais t-toujours pensé que cette planète était en jachère depuis sssi longtemps qu'on ne pouvait espérer y trouver des restes paléo-techniques. (Toutefois, douchant les espérances de Dennie, il poursuivit :) Mais fouiller dans les poubelles du passé kithrupien n'est tout de même pas aussi important que d'entrer en contact avec des créatures pré-cognitives et de poser en bonne et due forme le droit patronal que les hommes ont sur elles. Il se peut que nous autres fen ayons des cousins clients bien avant l'achèvement des néo-chiens ! Le Ciel préserve ces pauvres bougres de tomber sous la patte des Tandus, des Soros ou d'autres races du même acabit ! Far ailleurs, poursuivit-il sur un ton caressant, ce sera pour nous l'occasion de mieux nous connaître... et d'échanger, bien sûr, des points de vue professionnels.

Emerson d'Anite fut de nouveau pris d'une quinte de toux.

Ça commence à faire un peu trop longtemps que mon travail de réparation est en plan, dit-il avec un retour en force des r roulés. Je crois que je vais retourner à mes machines, les enfants, et vous laisser discuter de vos projets.

Cette fois, il ne se donnait même plus la peine de masquer son sourire. Dennie se jura d'avoir sa revanche.

Dis, Emerson ?

Il tourna des yeux innocents vers la jeune fille qui le foudroyait du regard.

Oui, lass ?

Oh... je suis bien certaine que tu n'as pas une goutte de sang celte dans les veines !

Qu'est-ce qui le fait croire ça, Dennie ? Tous les Écossais sont mécaniciens et tous les mécaniciens sont écossais.

Sur ce, il fit un petit signe de la main et s'éloigna si vite que Dennie n'eut pas le temps de trouver une réplique. Coincée, se dit-elle. Et par un cliché !

À peine D'Anite fut-il hors de portée de voix que Sah'ot se glissa tout contre Dennie.

Alors, commençons donc à préparer cette expédition. lui susurra-t-il, l'évent pratiquement collé sur son oreille.

Dennie sursauta. Elle s'aperçut soudain que tout le monde était parti. Son cœur se mit à battre plus vite et elle eut l'impression que le masque ne lui donnait plus assez d'air.

Pas ici, en tout cas ! (S'écartant brutalement du fin, elle se remit à nager.) Allons donc au carré des officiers. Là-bas, il y a des tables traçantes... et des dômes d'air ! Un homme peut y respirer correctement.

Sah'ot la suivit, de trop près pour qu'elle se sentit à l'aise.

Oh. Dennie... fit-il mais, au lieu de forcer l'allure, il se mit à chanter en sourdine une mélopée atonale et hybride en un complexe et hermétique dialecte ternaire.

À son corps défendant, Dennie se sentit soulevée par ce chant si étrange, si beau... et il lui fallut plusieurs minutes pour prendre conscience du caractère purement grivois des paroles.

Sténo

Moki. Sreekah-pol et Hakukka-jo consacraient leur temps de pause à cette occupation qui, depuis des semaines, les absorbait dès qu'ils avaient quartier libre : se plaindre.

Aujourd'hui, ronchonna Sreekah-pol, il est encore descendu dans ma ssection fourrer sa mâchoire dans le boulot de t-tout le monde. Et i'sss'croit discret, en plus, mais, chaque fois, il remplit le paysage sssonore d'échos keneenk-ks !

Moki marqua son accord d'un signe de tête. L'identité de « il » n'avait pas besoin d'être précisée.

 

: Qu'on pleure :

: qu'on rit C'est avec rythme. :

: Et l'on remue la queue :

: D'entendre sa Logique ! :

 

Hakukka-jo frémit. Moki n'employait pratiquement plus jamais l'anglique et son ternaire même était quelque peu trop teinté de primai pour être correct.

Sreekah-pol, en revanche, partageait le point de vue de Moki.

Tous les Tursiopsss vénèrent Creideiki. Ils l'imittent et font tout pour se comporter en adept-tes du Keneenk-k ! Et une bonne moitié de nos Sténo ssemblent également sous le charme !

Tout de même, hasarda Hakukka-jo, s'il arrive à nous t-tirer vivants d'ici, je lui pardonnerai volontiers ses gênantes t-tournées d'inspection.

Moki rejeta la tête en arrière.

 

: Vivants ! Vivants ! :

: Vers les fonds du grand large Suivons, Suivons :

: Un chef aux dents plus larges ! :

 

Vous allez vous taire ? fit Hakukka-jo en basculant sur le flanc pour écouter les échos qui remplissaient l'aire de repos. (Quelques fen d'équipage étaient massés autour dos distributeurs de nourriture mais ils ne donnaient pas le moindre signe d'avoir entendu.) N'avcez-vous déjà pas assez d'ennuis pour vouloir vous en attirer d'autres par des cliquetis sonar aussi subversifs ? J'ai ouï dire que le professeur Metz avait été voir Takkata-Jim pour lui poser des questions à votre sujet !

Moki eut un petit sourire de défi et Sreekah-pol marqua son accord avec le commentaire silencieux de son congénère.

Metz ne fera rien contre nous, dit-il. Il est de notoriété publique que la moitié des Sténo qui sssont à bord ont été choisis par lui. Nous sommes ses chouchous. (Son ton de voix se fit exultant.) Avec Orley et Tsh't en mission, et Hikahi bloquée dans l'infirmerie, le ssseul dont nous ayons à nous méfier, c'est le petit malin qui nous commande !

Hakukka-jo jeta autour de lui des regards désespérés.

Toi aussi, tu t'y mets ? Allez-vous donc vous t-taire ! Voilà K'tha-Jon qui arrive !

Les deux autres se retournèrent dans la direction qu'il leur montrait et ils virent un énorme néo-dauphin qui sortait d'un ascenseur de la coque et s'approchait d'eux. Des fen deux fois moins gros que lui s'empressaient de s'écarter de son chemin.

Et alors ? Il est des nôtres ! fit Sreekah-pol avec néanmoins quelque incertitude dans la voix.

Mais c'est aussi un quartier-maître ! rétorqua Hakukka-jo.

Il ne peut pas encadrer ces morveux de Tursiopsss ! trancha Moki en anglique.

Peut-être, mais si c'est le cas, il se garde de le montrer ! Il connaît le sentiment des hommes à l'égard du racisme !

Moki détourna les yeux. Comme bon nombre de fen, le Sténo tacheté de gris sombre vouait à la race patronne une sorte de crainte superstitieuse. Il contra faiblement en ternaire :

 

: Questionne l'homme :

: Qu 'il soit noir, jaune ou brun. Et la baleine :

: Sur le racisme humain ! :

 

C'était il y a longtemps ! s'écria Hakukka-jo, vaguement choqué. Et les humains n'avaient pas de patrons pour les guider !

Jussstement... dit Sreekah-pol, mais il n'avait pas l'air sûr de lui.

En fait, ils firent tous silence â l'approche de K'tha-Jon. Hakukka-jo se sentit parcouru d'un frisson opiniâtre.

K'tha-Jon était un géant dépassant les trois mètres de long et deux hommes n'auraient pu joindre leurs mains autour de lui. Il avait un rostre aplati et, à la différence des autres soi-disant Sténo, sa peau n'était pas tachetée mais de deux coloris violemment contrastés. La rumeur prétendait que K'tha-Jon était l'un des cas « spéciaux » de Metz.

J'ai cru comprendre qu'il y avait eu d'autres bagarres... gronda K'tha-Jon dans les graves d'un anglique immergé. Par chance, j'ai pu soudoyer le maître de manœuvre S'thata avec une cassette senséo des plus rares et il a été d'accord pour n'en rien dire au capitaine. J'ose essspérer que celle cassette me sera remboursée par quelqu'un, avec les intérêts...

Moki parut sur le point de parler mais K'tha-Jon l'en empêcha en reprenant :

Inutile de te justifier ! Ton tempérament coléreux est un fardeau dont je pourrais me passer. S'thata aurait même été en droit de commencer après tous les coups de dents que tu lui as portés par-derrière.

 

: Ose donc ! Ose ! :

: Tursiops couard ! :

: Ose... :

 

À peine Moki eut-il le temps d'esquisser cette réponse que K'tha-Jon, d'un coup de sa puissante caudale, le projeta par le travers de la salle. Il lui fallut plusieurs mètres pour finir par être ralenti par la résistance du liquide ambiant et, lorsqu'il s'immobilisa, son sifflement n'était plus que de pure souffrance. K'tha-Jon s'approcha pour lui murmurer :

Toi aussi, tu es un Tursiops ! C'est le nom sous lequel notre espèce entière est enregistrée dans la Bibliothèque ! Tursiopsss amicusss... « souffleur amical » ! Demande donc au professeur Metz si tu ne me crois pas ! Et avise-toi encore une fois de placer en situation gênante ceux d'entre nous qui, à bord, ont des greffons Sténo dans leurs gènes — le lieutenant Takkata-Jim et moi-même, par exemple — par des comportements bestiaux, et je te montrerai comment on devient un souffleur amical ! Même si je dois l'attacher avec tes propres boyaux !

Tremblant, Moki se détourna, les dents serrées.

K'tha-Jon balaya le fin penaud d'un train d'ondes sonar méprisantes puis se retourna vers les autres. Hakukka-jo et Sreekah-pol feignaient d'être absorbés dans la contemplation des brillants poissons décoratifs que l'on laissait impunément évoluer dans l'entrepont. Hakukka-jo parvenait même à siffloter d'un air presque dégagé.

La pause est pratiquement terminée, reprit le bosco d'une voix cinglante. Retournez au boulot ! Et tâchez de garder vos débordements de haine pour les moments où vous êtes seuls !

Puis il leur tourna la queue cl s'éloigna si vite que les remous provoqués par sa nage puissante déséquilibrèrent presque les deux fen.

Hakukka-jo le regarda partir puis siffla un long soupir en sourdine.

Ça devrait suffire, songeait K'tha-Jon alors qu'il se dépêchait d'aller reprendre son service dans la soute. Moki, en particulier, sera calmé pour un temps. Et il a intérêt à l'être.

S'il existe quelque chose dont nous n'ayons nul besoin, Takkata-Jim et moi, c'est d'une recrudescence de rumeurs racistes et d'un climat de suspicion. Rien ne saurait mieux unir les humains dans une réaction défensive au bord de la démence.

Et aussi, attirer l'attention de Creideiki. Takkata-Jim tient à ce que nous laissions encore une chance au commandant de nous tirer de ce mauvais pas et de nous faire rentrer vivants au port.

Très bien, donc, je puis attendre.

Mais que se passera-t-il s'il n'y arrive pas ? S'il continue à exiger que se sacrifie un équipage qui n'a jamais été volontaire pour jouer les héros ?

En ce cas, quelqu'un devra être là pour offrir aux fen une alternative à suivre. Takkata-Jim est encore réticent mais ça ne saurait durer.

Si, néanmoins, le second persistait dans son indécision, ils auraient alors besoin d'une assistance humaine dont les menées racistes d'un Moki ne pouvaient que compromettre l'obtention. K'tha-Jon était fermement décidé à surveiller de près ce Sténo et à le maintenir dans une docilité de bon aloi.

Même si, de temps à autre, il était bien agréable de se mâchonner la queue d'un de ces maudits petits morveux de Tursiops indécrochables du rivage.

Galactiques

— Réjouissons-nous, susurra le quatrième Frère des Ombres d'Ébène. Réjouissons-nous de ce que la cinquième lune de cette petite planète poussiéreuse ait été conquise !

Les Frères de la Nuit venaient de livrer un combat acharné pour accéder à cette position stratégique à partir de laquelle ils développeraient bientôt une puissance irrésistible qui balayerait des deux hérétiques et blasphémateurs. Cette lune allait être la garantie que l'enjeu de la bataille serait pour eux, et pour eux seuls.

Nulle autre lune du système de Kthsemenee ne possédait cette caractéristique unique : un noyau dans la composition duquel entrait près d'un pour cent de radium. Déjà, trente vaisseaux des Frères s'y étaient posés pour entamer la construction de l'Arme.

Comme toujours, la Bibliothèque avait été la clé de cette découverte. Plusieurs cycles auparavant, le quatrième Frère des Ombres d'Ébène était tombé sur une obscure référence relative à un dispositif utilisé jadis au cours d'une guerre entre deux races éteintes depuis des millénaires. Il lui avait ensuite fallu passer la moitié de sa vie à faire des recoupements pour obtenir de plus amples détails car la Bibliothèque était un labyrinthe. Mais l'heure de sa récompense allait enfin sonner !

— Réjouissons-nous ! — La clameur se fit audible, devint un hymne triomphant destiné à être entendu et, de fait, certains des autres belligérants commencèrent à prendre conscience qu'il se passait quelque chose d'étrange dans un coin du système de Kthsemenee. Alors que les combats les plus violents continuaient de faire rage aux abords de la stratégique géante gazeuse et de Kitlirup elle-même, un petit nombre de flottes ennemies se mettaient toutefois à dépêcher des éclaireurs dans ce secteur pour voir à quelle tâche étaient attelés les Frères de la Nuit.

Qu'on les laisse venir et observer ! Quelle importunée, après tout ?

Déjà, depuis quelque temps, un vaisseau soro croisait dans les parages. Se pouvait-il qu'il eût deviné le projet des Frères ?

Impossible ! La citation était par trop obscure ! Notre arme nouvelle a si longtemps dormi dans le secret d'archives poussiéreuses. La compréhension ne se fera jour en eux que lorsque cette lune commencera de vibrer sur la quinzième bande de probabilité en émettant des ondes d'incertitude qui ravageront leurs flottes ! Alors, sans nul doute, les Bibliothèques de bord retrouveront la mémoire, mais trop tard !

Depuis l'espace, le Frère des Ombres d'Ébène observait, tandis que la mise en place du résonateur approchait de sa phase finale, tandis que les vaisseaux posés sur le satellite alimentaient l'arme de leurs énergies combinées. A mille unités de distance, il put sentir l'onde se former...

Mais qu'est-ce qu'ils font ? Qu'est-ce que ces insultes aux Progéniteurs que sont les Soros peuvent être en train de faire ?

Les instruments révélaient que les Frères de la Nuit n'étaient pas les seuls à occuper la quinzième bande ! On y percevait un signal ténu en provenance de la nef soro, une variante de la pulsation qui émanait de la petite lune. Un écho.

Et ta quinzième bande se mit à puiser. Contre toute vraisemblance, sa résonance épousait le rythme soro.

À la surface du satellite, les Frères tentèrent d'amortir ces ondes qui leur échappaient, mais il était trop tard ! La lune fut secouée par un tremblement puis se désagrégea. D'énormes éclats de roche fracassèrent les petits vaisseaux qui se trouvaient sur leur passage.

Comment ont-ils pu savoir ? Comment ont-ils pu... ? —

Puis, soudain, le Frère des Ombres d'Ebène comprit. Jadis, alors qu'il en était au début de ses recherches, un Bibliothécaire s'était montré particulièrement serviable... un Pila. Ce Pila lui avait été d'un grand secours par ses conseils judicieux, son empressement à chercher la référence souhaitée. Sur le moment, le Frère avait trouvé cela normal ; les Bibliothécaires n'étaient-ils pas censés être serviables — et neutres — quelle que fût leur origine ?

Mais les Pilas sont clients des Soros — se répétait à présent le Frère. — Krat est au courant depuis le début —

Il donna l'ordre aux vestiges de sa flotte de se mettre à couvert.

Ce n'est que partie remise. Nous pouvons encore être ceux qui auront le privilège de capturer les Terriens !

Derrière les rescapés qui la fuyaient, la petite lune continua de se dissoudre.

Tom Orley

A plat ventre aux côtés de Thomas Orley, sur le lourd traîneau utilitaire, Mannes Suessi désigna du doigt l'épave qui se profilait devant eux.

C'est un vaisseau thennanin, dit le chef mécanicien. Il est dans un sale état, mais il n'y a pas le moindre doute. Voyez-vous ? Il n'a pas d'ancre d'objectivité, seulement des projecteurs de stase sur l'aileron principal. Les Thennanins sont terrifiés par les altérations du réel. Ce vaisseau n'a jamais été conçu pour la navigation probabiliste. Je suis formel ; il est thennanin ou, du moins, d'un client ou d'un allié des Thennanins.

Les dauphins traçaient de lents cercles autour d'eux en attendant que vînt leur tour de passer sous les dômes d'air du traîneau. Chaque fois que leur regard tombait sur la gigantesque pointe de flèche tordue fichée dans les profondeurs de l'océan, ils émettaient des séquences excitées de clicks sonar.

Vous devez avoir raison, Mannes, dit Tom. Mais, vraiment, c'est un monstre.

Le plus surprenant était que la nef fût encore d'une seule pièce. Lorsqu'elle s'était abattue à une vitesse de mach cinq sur la surface aquatique de la planète, elle avait heurté pour le moins deux petites îles faiblement immergées — leur laissant de substantiels souvenirs de son passage — puis avait creusé un profond sillon dans le lit de l'océan avant de s'embourber dans une butte pélagique, ce qui lui avait évité de s'écraser sur une falaise dont la paroi semblait néanmoins si friable que toute autre secousse aurait vraisemblablement provoqué son effondrement et l'enfouissement total de l'épave sous ses débris.

Orley savait que c'était la qualité des boucliers de stase thennanin qui avait rendu possible une telle performance. Même à l'agonie, un vaisseau thennanin était réputé ne pas valoir le mal qu'il fallait se donner pour mettre fin à ses misères. Dans la bataille, ils étaient lents, durs à la manœuvre... mais aussi difficiles à écraser sous les missiles qu'une blatte.

Il était encore malaisé d'évaluer les dommages qu'il avait subis. À cette profondeur, la lumière de la surface n'était plus qu'une brume bleuâtre et les fen n'allumeraient pas la lampe à arc fixée à leur harnais avant que Tsh't n'eût estimé qu'ils pouvaient le faire en toute sécurité. Par bonheur, tout en restant accessible, l'épave était assez immergée pour que ses visiteurs fussent dérobés aux éventuels regards d'espions susceptibles de tourner autour de la planète.

Une dauphine au ventre rose remonta près du traîneau. Sa mâchoire était animée de mouvements circulaires pensifs.

— N'est-ce pas sssurprenant, Tom ? Nous n'aurions dû en retrouver que des millions de fragments éparpillés. (Compte tenu de la pression, la voix de la fine était étrangement claire. Les bouffées d'air qui s'échappaient de son évent s'entremêlaient aux clicks sonar pour faire de son élocution une complexe jonglerie de fonctions corporelles. Pour un humain de l'intérieur des terres, un néo-dauphin qui parlait sous l'eau évoquait plus un orchestre d'avant-garde en train d'accorder ses instruments qu'une personne s'exprimant dans une langue dérivée de l'anglais.) Croyez-vous que cccette épave puisse nous être d'une quelconque utilit-té ?

Le regard d'Orley revint vers le vaisseau. Il y avait de fortes chances pour que, dans la confusion des combats, aucun de ceux qui s'étripaient là-haut n'eût pris la peine de relever les coordonnées de l'endroit où était tombé ce moineau. Quant à ce qu'on pourrait en tirer, il s'en était déjà fait quelques vagues idées dont une ou deux étaient assez folles, paradoxales ou franchement stupides pour avoir des chances de se réaliser.

Allons donc y jeter un coup d'œil, fit-il pour toute réponse. Je suggère que nous formions trois équipes. La première aura pour mission de remonter jusqu'à la source de toute radiation probabiliste, métapsychique ou neutrinienne et de la désamorcer. Il lui faudra également vérifier s'il ne reste pas des survivants, ce qui semble néanmoins vaguement improbable.

Suessi qui n'avait pas quitté des yeux l'épave broyée eut un petit ricanement. Orley poursuivit :

L'équipe numéro deux s'occupera de glaner ce dont nous avons besoin. Elle sera placée sous les ordres d'Hannes et de Ti-tcha. Il faudra chercher tous les métaux mono-polaires ou raffinés qui peuvent nous être utiles pour réparer le Streaker et, avec un peu de chance, nous pourrons trouver de quoi remplacer les bobines qui nous ont lâché. Avec votre permission, Tsh't, je prendrai la tête de l'équipe numéro trois. J'aimerais examiner la structure d'ensemble de cette nef et faire un relevé topographique des environs.

Tsh't manifesta son accord par un claquement de mâchoires.

Votre logique est bonne, Tom. C'est ainsssi que nous devons procéder. Je vais laisser Lucky Kaa en sentinelle sur le second traîneau. Les autres vont immédiatement former les équipes.

Orley retint Tsh't par la dorsale alors qu'elle était sur le point de siffler les ordres.

— Ne ferions-nous pas mieux de prendre les appareils ? Le ternaire manque peut-être d'efficacité mais je préfère que nous renoncions A la précision des conversations en anglique plutôt que de risquer l'accident avec toutes ces navettes que nous serions obligés de faire pour reprendre de l'air au traîneau.

Tsh't fit la grimace mais inclut cette dernière directive dans ses ordres. L'expédition étant composée de fen disciplinés — l'élite de l'équipage du Streaker —, le rassemblement autour du traîneau ne donna lieu qu'à quelques murmures grincheux assortis de bulles d'indignation tandis que chaque dauphin se voyait emmailloté dans son tuyau d'air.

Tom avait entendu parler d'un prototype d'appareil respiratoire susceptible de fournir de l'air à un fin par écoulement laminaire sans gêner son élocution. S'il parvenait à trouver un moment, il pourrait essayer de bricoler quelque chose de ce genre. Parler ternaire ne lui posait pas de réels problèmes mais il savait par expérience que les fen avaient beaucoup de mal à transmettre des informations techniques autrement qu'en anglique.

Le vieil Hannes, en revanche, râlait déjà et ne se donnait pas la peine de déguiser sa répugnance à faire passer les appareils. Le mécanicien-chef avait l'habitude du ternaire, bien sûr, mais il trouvait trop compliquée sa logique à trois niveaux et, pour couronner le tout, c'était un détestable poète. De toute évidence, il n'avait pas la moindre intention de se lancer dans des discussions techniques en vers sifflés.

Leur besogne était maintenant toute tracée. Bon nombre d'officiers subalternes et de fen d'équipage qui les avaient accompagnés pour le sauvetage sur l'île étaient rentrés au vaisseau avec Toshio, Hikahi et les autres victimes du tsunami. Ils n'étaient plus qu'une quinzaine et, si quelque danger se présentait, ils n'auraient à compter que sur eux-mêmes. Du Streaker, on ne pouvait espérer aucune aide susceptible d'arriver à temps.

C'eût été bien que Gillian fût là, se prit à rêver Tom. Non que l'examen d'un croiseur étranger fût de son ressort mais simplement parce qu'elle connaissait bien les fen et n'était pas fem à paniquer à la moindre anicroche.

Mais elle avait sa propre besogne à bord du Streaker alors qu'elle tentait de résoudre le problème posé par cette momie vieille d'un milliard d'années qui n'aurait jamais dû exister. En outre, en cas d'urgence, elle était la seule autre personne — hormis, peut-être, Creideiki lui-même — à être au courant de la présence de la Niss et de sa valeur potentielle si l'on avait accès aux bonnes données.

Tom sourit de se surprendre une fois de plus à ratiociner.

Bon, il existe un tas d'excellentes raisons logiques pour lesquelles vous ne pouvez être ensemble en ce moment précis. Prends-les pour ce qu'elles valent mais tâche de faire du bon boulot ici et peut-être seras-tu de retour auprès d'elle dans quelques jours.

De la minute même où, adolescents, ils s'étaient rencontrés, leur destin de couple avait eu ce caractère de certitude. Il se demandait parfois si les savants qui avaient programmé leur venue au monde s'étaient réellement doutés en sélectionnant les couples dont ils prélevaient les gamètes que deux des zygotes qui allaient grossir dans leurs éprouvettes s'accorderaient plus tard avec une telle perfection... jusqu'à cette simple télémpathie qui, de temps à autre, les unissait.

Il était plus vraisemblable qu'ils fussent le fruit d'un heureux hasard. Entravée par les lois et par les mentalités, la planification génétique humaine ne pouvait atteindre un tel degré de contrôle. Toutefois, accidentelle ou pas, cette chose merveilleuse qui existait entre eux deux remplissait Tom d'un sentiment de gratitude. Ses missions pour le Conseil de la Terragens lui avaient appris que l'univers fourmillait de périls et de désillusions. Trop peu de sophontes — même ceux qui étaient équipés pour — voyaient jamais étanchée leur soif d'amour.

Sitôt que les appareils eurent été distribués, Tom se servit de l'hydrophone du traîneau pour amplifier sa voix.

À présent, je tiens à vous rappeler quelque chose : quoique l'ensemble des technologies galactiques se fonde sur la Bibliothèque, ces archives du savoir sont si vastes que vous êtes susceptibles de trouver n'importe quel type de machine à l'intérieur de cette coque. Vous devez considérer chaque objet comme une mine jusqu'à ce que vous l'ayez identifié et rendu, le cas échéant, inoffensif. L'objectif prioritaire du groupe numéro un, une fois l'épave réduite au silence, sera de trouver le central des ordinateurs de combat. Il est probable qu'ils contiennent un enregistrement des phases initiales du combat qui se déroule au-dessus de nous et de tels renseignements peuvent être précieux pour le capitaine. Par ailleurs, vous allez tous rester à l'affût du glyphe de la Bibliothèque. Si l'un d'entre vous aperçoit ce symbole quelque part, qu'il en note l'emplacement et m'en informe. J'aimerais voir de quel genre de micro-antenne ils étaient équipés.

Puis il se tourna vers Tsh't.

Pas d'objection, lieutenant ?

Le quatrième officier du Streaker claqua des mâchoires et fit un signe de tête négatif. Bien qu'elle fût sensible à la courtoisie d'Orley, elle se serait plutôt tranchée la queue de ses propres dents que de songer à contester les suggestions de celui-ci. L'expédition du Streaker étant la première mission d'importance qui eût jamais été confiée à l'entière responsabilité des dauphins, il était clair depuis le début que la présence de certains humains trouvait sa justification dans la patine de patronymie dont étaient parés leurs conseils. Elle prit la parole en ternaire :

 

: Avec moi, l'équipe Une :

: À toute onde attentive. La Deux suit Suessi :

: Dans sa chasse au trésor lit la Trois va d'Orley :

: Servir les perspectives. Ne laissez pas de traces :

: Nul objet de la Terre Si vous chiez, prenez soin :

: De nettoyer derrière. Avant d'agir, pensez :

: En triolismes clairs. À présent, Sillonneurs, en silence :

: Allez-y ! :

 

Dans un ordre impeccable, trois formations divergèrent et l'une des colonnes exécuta même un tonneau parfaitement synchronisé en passant devant le traîneau d'Orley. Respectueux des directives de Tsh't, ils n'émettaient d'autre bruit que le rapide cliquetis du sonar cétacé.

Orley conduisit le traîneau jusqu'à une quarantaine de mètres de l'épave puis il donna une petite claque dans le dos d'Hannes et roula hors du véhicule.

Quelle superbe trouvaille que cette nef ! Orley sortit son spectrographe à chalumeau pour faire une analyse sommaire du métal sur les lèvres d'une des plaies béantes qui s'ouvraient dans le flanc du vaisseau. À peine eut-il déterminé les rapports des diverses désintégrations bêta qu'il ne put retenir un petit sifflement, attirant ainsi sur lui les regards curieux des fen qui l'escortaient. Bien qu'il eût encore à varier son paramètre en fonction de l'alliage d'origine et du taux d'exposition aux neutrinos depuis que le métal était sorti des hauts fourneaux, il pouvait raisonnablement faire remonter la construction de la nef à trente millions d'années en arrière pour le moins !

Tom secoua la tête. C'étaient de pareils faits qui vous faisaient mesurer le chemin qu'avait encore à parcourir l'humanité pour rattraper les Galactiques.

Nous nous plaisons à considérer ces races qui se servent de la Bibliothèque comme engluées dans la routine, incapables de s'adapter ou de créer du neuf, songea-t-il. Pour une large part, c'est vrai. Trop souvent, les Galactiques donnent l'impression d'être de gros balourds dénués de toute imagination. Cependant...

Ses yeux revinrent se fixer sur l'énorme masse sombre du croiseur et il se posa des questions.

Selon la légende, dans la nuit des temps, avant de quitter cet univers pour une destination inconnue, les Progéniteurs avaient exhorté leurs successeurs à poursuivre il jamais la quête du savoir. Mais, dans la pratique, la plupart des espèces se tournaient vers la Bibliothèque — et vers elle seule — pour élargir leurs connaissances. Et, parallèlement, le fonds de cette dernière ne s'accroissait qu'avec une infinie lenteur.

De fait, à quoi bon chercher ce qui devait avoir été découvert un bon millier de fois par ceux qui vous avaient précédés ? N'était-il pas plus simple, par exemple, de relever dans les archives de la Bibliothèque les plans d'un astronef hautement sophistiqué pour les suivre aveuglément sans comprendre le plus petit fragment de ce que l'on construisait ? La Terre avait quelques vaisseaux de ce genre, et c'étaient de pures merveilles.

Le Conseil de la Terragens, qui était chargé des relations entre les races de la Terre et la communauté galactique, avait presque succombé, en un temps, à cette logique séduisante. Un grand nombre d'humains le pressaient alors d'adopter ces modèles galactiques que les races doyennes avaient elles-mêmes repris de conceptions plus anciennes. Ils citaient en exemple le Japon qui, au dix-neuvième siècle, s'était vu confronté à un problème similaire : comment survivre entouré de nations incommensurablement plus puissantes. Le Japon de l'Ère Meiji avait concentré toute son énergie dans l'imitation de ses voisins et avait réussi, à la fin, à devenir exactement comme eux.

Mais le Conseil de la Terragens, dans une majorité qui incluait presque tous ses membres cétacés, rejeta la proposition. Ils comparaient la Bibliothèque à un pot de miel : tentation, à coup sûr ; nourriture, peut-être ; mais surtout, piège terrible.

Ce qu'ils craignaient, c'était le syndrome de l'« Âge d'Or »... la tendance morbide à « regarder en arrière » pour chercher la sagesse dans de vieux textes poussiéreux plutôt que dans la dernière édition du journal.

Hormis quelques rares espèces telles que les Kantens et les Tymbrimis, la communauté galactique dans son ensemble paraissait engluée dans ce type de mentalité. Quel que fût le problème à résoudre, la Bibliothèque constituait le premier et le dernier recours. Et le fait qu'il y eût toujours des renseignements utiles à glaner dans cette immémoriale collection de données ne rendait pas une telle approche des choses moins incompatible avec l'attitude des jeunes-loups de la Terre au nombre desquels il fallait compter Tom, Gillian et leur vieux maître, Jacob Demwa.

Héritiers d'une tradition de technologie de bouts de ficelle, les leaders de la Terre étaient convaincus que l'innovation pouvait se révéler payante, même en cette période tardive de l'Histoire galactique. Du moins était-il plus satisfaisant d'en être convaincu. Pour une race de jeunes-loups, l'orgueil n'était pas un vain mot.

Les orphelins n'ont souvent pas grand-chose d'autre.

Mais là, sous ses yeux, Tom voyait la puissance que pouvait atteindre cette approche de type « Âge d'Or ». Tout dans ce vaisseau était un suave éloge du raffinement. Même à l'état d'épave déchiquetée, il gardait cette beauté supérieure d'une forme pure se donnant le luxe d'une ornementation délicate. L'œil ne pouvait déceler nulle soudure et chaque poutrelle, chaque entretoise se voyait dotée d'une autre fonction. L'une d'elles, par exemple, qui soutenait un aileron de stases semblait également servir de déflecteur contre les hausses de probabilité. Orley était certain de pouvoir détecter bon nombre de polyvalences similaires, subtilités qui ne pouvaient provenir que d'une éternité d'améliorations apportées à d'anciens plans.

Il était néanmoins frappé par une certaine décadence, un je-ne-sais-quoi d'ostentatoire dont l'arrogance et la bizarrerie n'étaient pas dues au seul fait que ce vaisseau fût étranger.

L'une des principales lâches qui incombaient à Tom à bord du Streaker était l'expertise des machines et appareils étrangers — tout particulièrement dans le domaine militaire. Bien que ce vaisseau ne fût pas le fin du fin en matière de destroyer galactique, il se sentait devant lui comme un ancien chasseur de têtes de Nouvelle-Guinée, très fier de son beau tromblon tout neuf mais douloureusement conscient de l'existence des mitrailleuses.

Il leva les yeux. Son équipe était en train de se regrouper. Du menton, il enfonça la touche de son hydrophone.

Tout le monde est là ? Parfait. Sous-groupe deux, remontez ce canyon et vérifiez s'il ne traverse pas toute la chaîne. Notre chemin du retour s'en trouverait raccourci d'une vingtaine de klicks.

Il perçut le sifflement d'acquiescement de Karacha-jeff, le chef de la section deux. Bon. Ce fin était digne de confiance.

Soyez prudents, ajouta-t-il comme ils s'éloignaient.

Puis il fit signe aux autres de le suivre dans l'épave au travers de la déchirure en zigzag de sa coque.

Ils pénétrèrent dans de sombres couloirs à l'aspect étrangement familier. Partout, l'unité de la culture galactique superposait ses signes aux particularismes de l'une des races qui la composaient. Les panneaux d'éclairage étaient identiques à ceux que l'on trouvait sur les vaisseaux d'une centaine d'autres espèces mais les pans de mur qui les séparaient disparaissaient sous les entrelacs tarabiscotés des hiéroglyphes thennanin.

Orley porta sur chaque détail un regard eidétique mais sans cesser de chercher une seule et unique chose, un symbole que l'on rencontrait partout dans l'Union des Cinq Galaxies... une spirale radiée.

Ils ne manqueront pas de me le dire, s'ils le trouvent, se rassura-t-il. Ils savent que ça m'intéresse.

Toutefois, j'espère qu'ils ne suspectent pas à quel point je meurs d'impatience de voir ce glyphe.

Gillian

— En quel honneur devrais-je le faire ? Hein ? Est-ce que l'on me rend service à moi ? Tout ce que je souhaite, c'est de pouvoir parler une petite minute avec Broodika. Ce n'est tout de même pas comme si je demandais la lune !

La fatigue rendait Gillian Baskin irritable et là, devant la projection holo du planétologiste chimpanzé Charles Dart qui la foudroyait du regard, elle se sentait à deux doigts de perdre patience et de lancer quelque remarque cinglante à l'importun pour s'en débarrasser. Mais alors Charlie irait probablement se plaindre à Ignacio Metz et ce dernier lui reprocherait de « rabrouer les gens pour la simple raison qu'ils étaient des clients ».

Foutaises ! Gillian n'aurait pas accepté d'un humain le quart de ce que lui faisait endurer ce petit néo-chimp imbu de lui-même.

Elle repoussa une mèche d'or brun qui lui était tombée sur les yeux.

Charlie, pour la dernière fois, je vous répète que Broodika dort. Il a bien reçu votre message et il vous appellera dès que Makanee jugera qu'il a pris assez de repos. Entre-temps, tout ce que je requiers de vous, c'est une énumération du foisonnement isotope correspondant aux éléments transuraniens présents sur Kitlirup. Nous venons juste de sortir de plus de quatre heures d'intervention chirurgicale sur Satima et nous avons besoin de ces données pour établir son programme de chélation. Je tiens à débarrasser jusqu'au dernier microgramme et au plus vite son organisme de tout métal lourd. Maintenant, si c'est trop vous demander, si vous êtes à ce point débordé par l'étude de vos petits casse- tête géologiques, je puis toujours demander au commandant ou à Takkata-Jim de désigner quelqu'un qui descende vous aider !

Le savant chimp fit la grimace. Ses lèvres se retroussèrent pour révéler un rang de larges dents jaunes. En cet instant précis, en dépit du volume accru de son crâne, de son prognathisme atténué, de ses pouces opposables, il ressemblait plus à un singe en colère qu'à un savant doué de sapience.

Bon, ça va ! (Il avait les mains tremblantes et l'émotion le faisait bégayer.) Mais... mais c'est important ! Vous comprenez ? Je... je crois qu'à date récente — trente mille ans tout au plus — Kithrup a été peuplée par des sophontes ayant atteint le stade technologique ! Or, dans les dossiers de l'Institut des Migrations Galactiques, cette planète est inscrite en jachère depuis ces cent derniers millions d'années !

Gillian réprima son envie de lui répondre : « Et alors ?» Il existait tant d'espèces défuntes et oubliées dans l'Histoire des Cinq Galaxies que la Bibliothèque même n'en pourrait jamais faire le compte.

Charlie devait avoir lu ce qu'elle pensait sur son visage.

Mais c'est illégal ! s'écria-t-il, sa voix rauque au bord de l'extinction. Si je ne me suis pas trompé, l'Institut des... des Migrations doit en être informé ! Peut-être même nous remercieront-ils en intervenant pour que ces d... dingues de fanatiques qui se battent là-haut nous fichent la paix !

Surprise, Gillian haussa un sourcil. Comment ? Charles Dart envisageant les implications de son travail au-delà du strict domaine scientifique ! Même lui, donc, devait se poser de temps à autre le problème de leur survie. Son argument sur les lois régissant les migrations était certes naïf si l'on considérait la fréquence avec laquelle les clans les plus puissants se débrouillaient pour tourner les règles à leur profit, néanmoins, il méritait qu'on s'y attarde.

O.K., Charlie, c'est un bon point pour vous. Je dois dîner avec le capitaine tout à l'heure. Je lui en parlerai. Je vais aussi demander à Makanee si elle peut laisser sortir Broodika un peu plus tôt. Ça vous va ?

Charlie posa sur elle un œil méfiant puis, incapable de maintenir plus longtemps une expression si subtilement mi-figue mi-raisin, il laissa s'épanouir sur son visage un large sourire.

Ça me va ! gronda-t-il. Et vous aurez cette liste entre les mains d'ici quatre minutes ! Sur ce, bonne continuation !

Vous de même, répondit Gillian d'une voix lasse en regardant s'estomper l'image holo.

Elle resta un long moment les yeux fixés sur le récepteur vide, les coudes posés sur le bureau et le menton calé dans le creux de ses mains.

Ifni ! Comment ai-je fait pour m'y prendre aussi mal avec ce chimp en colère ? Qu'est-ce qui m'arrive ? (Elle se frotta doucement les paupières.) Bon, déjà, ça fait trente-six heures que je suis debout...

Et un interminable et stérile pinaillage sur des questions de sémantique avec cette maudite Niss de Tom n'avait rien fait pour arranger les choses, alors que tout ce qu'elle voulait de la machine, c'étaient quelques éclaircissements sur d'obscures références tirées de la Bibliothèque. Ce sarcastique engin savait pourtant qu'elle avait besoin d'aide pour élucider le mystère posé par Herbie, l'antique cadavre qui gisait sous un verre protecteur dans son laboratoire particulier. Mais il n'avait pas cessé de détourner la conversation, passant du coq à l'âne pour lui demander son opinion sur des sujets aussi hors de propos que les mœurs sexuelles des humains. La consultation n'était pas encore terminée que Gillian était déjà ravagée par l'envie de démanteler à mains nues cette saleté de machine.

Mais Tom l'aurait certainement mal pris, aussi avait-elle repoussé ce projet à plus tard.

Ensuite, alors qu'elle allait se mettre au lit, il y avait eu cet appel d'urgence en provenance du sas. En un rien de temps, elle s'était retrouvée en train d'aider Makanee et les autodocs à soigner les survivants de la mission de prospection. Son inquiétude à propos d'Hikahi et de Satima avait alors drainé de son esprit toute pensée de sommeil.

À présent qu'elles semblaient hors de danger, Gillian ne pouvait plus compter sur ses glandes surrénales pour tenir en échec la sensation d'absence qui suintait en elle par toutes les fissures de cette journée particulièrement rude.

Ça n'a vraiment rien d'un moment pour apprécier la solitude, se dit-elle. Puis elle leva la tête et contempla son reflet dans l'écran vide de la holo. Elle avait les yeux rouges. Le surmenage, sans doute, mais aussi le souci.

Gillian savait assez bien prendre sur elle-même, mais c'était une solution stérile. L'instinct réclamait la chaleur d'une personne qui la tînt dans ses bras et comblât son besoin d'amour physique.

Elle se demanda si Tom éprouvait en ce moment la même impression. Oh, oui... bien sûr... avec ce lien télémpathique fruste qui s'établissait quelquefois entre eux. Gillian sentait qu'elle le connaissait bien. Ils étaient tous deux du même type.

Elle avait seulement, de temps à autre, le sentiment que les généticiens l'avaient mieux réussi lui. Certes, tout le monde semblait la considérer comme extraordinairement compétente mais, en présence de Thomas Orley, les mêmes personnes allaient jusqu'à se sentir vaguement intimidées.

Et en des moments tels que cet instant même, lorsque la mémoire eidétique semblait être plus une malédiction qu'un don précieux. Gillian se demandait si elle était vraiment aussi inaccessible à la névrose que le prétendait son bon de garantie.

Une fiche cartonnée apparut dans la fente de son télex. C'était le profil de distribution des isotopes promis par Charlie... avec une minute d'avance sur le délai prévu, remarqua-t-elle. Gillian en parcourut soigneusement les colonnes. Bon. L'écart avec les chiffres fournis sur Kitlirup par l'immémoriale Bibliothèque était pratiquement nul. Non que Gillian se fût attendue à des différences mais l'on n'était jamais trop prudent.

Une brève annexe en bas de la fiche précisait que ces données ne concernaient que la surface et les couches supérieures de l'asthénosphère. Leur validité ne pouvait donc être étendue au-delà de deux kilomètres de profondeur dans la croûte planétaire.

Gillian sourit. Il se pouvait qu'un jour l'obsession professionnelle de Charlie leur sauvât la vie à tous.

Elle se leva et gagna un balcon dominant d'environ deux mètres la surface de l'eau qui occupait le fond d'une vaste salle et dont on voyait dépasser de volumineuses machines. La partie supérieure de cette salle — y compris le bureau de Gillian — était inaccessible aux dauphins à moins qu'ils ne fussent montés sur des marcheurs ou sur des araignées.

Sans prendre la peine de déplier le masque qu'elle portait à sa ceinture, elle jeta un bref coup d'œil en bas et plongea entre deux rangées d'autodocs. Les oblongs caissons de plexiglas sombre étaient vides et silencieux.

Pour faciliter les reprises d'air et les interventions chirurgicales à sec, les canaux de l'infirmerie n'étaient pas très profonds. À brasses longues et puissantes, elle en remonta un à la nage, négocia un virage en se tenant au coin d'une machine et franchit un rideau de texgomme pour pénétrer dans la section des traumatisés.

Elle refit surface et flotta, bouche ouverte, le temps de reprendre son souffle, puis elle poursuivit sa route jusqu'à une épaisse paroi de verre plombé. Derrière le lourd écran de protection, deux dauphins couverts de pansements dérivaient en apesanteur. L'un d'eux, connecté à un réseau labyrinthique de tuyaux, avait le regard morne que donnent les sédatifs à haute dose. L'autre siffla joyeusement à l'approche de Gillian.

Sois la bienvenue, Fem Qui Redonne Vie Saine ! Tes potions me récurent les veines mais c'est cette légèreté absssolue qui fait bondir mon cœur d'assstronaute. Encore une fois, merci !

Salut à toi, Hikahi. (Gillian se maintenait avec aisance dans l'eau sans avoir besoin de se tenir à la rambarde qui courait devant le caisson anti-grav.) Mais ne t'habitue pas trop à ce confort. Je crains que Makanee et moi n'ayons l'intention de te fiche dehors bientôt pour te punir d'avoir une constitution d'acier.

Parfaitement incompatible avec celle du bisssmuth ou du c-c-cadmium, c'est... c'est ça ? bafouilla Hikahi dans un gloussement railleur.

C'est exactement ça ! lui répondit Gillian en riant. Et tu vas la maudire, ta bonne santé, car, en un rien de temps, tu vas te retrouver hors d'ici en train de respirer des bulles et de te tenir debout sur la queue pour saluer le commandant.

Hikahi lui décocha un petit sourire spécifiquement néo-delphinien.

Tu es sssûre que ce n'était pas trop risqué de brancher ce caisson anti-grav ? Je ne voudrais pas qu'à cause de moi et de Satima nous nous donnions en spectacle.

Calme-toi, fem fin. Nous avons triplé les sécurités. Les sondes renifleuses n'auront pas une fuite à se mettre sous les palpeurs. Profites-en pendant que ça dure et ne t'inquiète pas. Ah, j'oubliais ! J'ai ouï dire que le capitaine allait sans doute envoyer une petite équipe sur ton île afin d'étudier ces pré-cognitifs que tu as découverts. Ça t'intéresse, j'imagine. C'est également signe qu'à court terme il ne se fait pas trop de souci au sujet des Galactiques. Cette bataille spatiale risque d'ailleurs de durer et nous sommes susceptibles de rester cachés pendant un temps indéfini.

Un séjour indéfini sur Kithrup n'est pas ma conception du paradis ! répondit Hikahi en ouvrant la bouche en un rictus ironique. Si ça, ce sont des nouvelles à vous remonter le moral, je t'en prie, préviens-moi lorsqu'elles seront consternantes !

Je n'y manquerai pas, fit Gillian en éclatant de rire. Maintenant, tu vas dormir un peu. Veux-tu que j'éteigne la lumière ?

Oui, si ça ne te dérange pas. Et puis, merci quand même pour les nouvelles. C'est très important pour nous, je crois, de faire quelque chose à propos de ces aborigènes. Je souhaite vraiment que l'expédition soit un succès. Et n'oublie pas de dire à Creideiki que je serai à mon poste avant même qu'il n'ait eu le temps d'ouvrir une boîte de thon.

Je n'y manquerai pas non plus. Fais de beaux rêves, chérie.

Gillian effleura le réducteur d'éclairage et la lumière s'estompa progressivement. Hikahi cligna des yeux à plusieurs reprises, s'installant dans un somme de marin.

Puis Gillian se dirigea vers le dispensaire où elle allait sans doute trouver Makanee aux prises avec un défilé de fen d'équipage soucieux de ne pas rater l'occasion de se plaindre à la visite médicale. Elle lui montrerait la distribution des isotopes établie par Charlie puis retournerait dans son laboratoire pour y travailler encore un moment.

Le sommeil l'appelait de manière insistante mais elle savait qu'il serait néanmoins long à venir. Vu l'humeur qui s'était abattue sur elle, c'était d'elle que viendrait la réticence.

La logique était le bienfait et la malédiction que la fée Génétique avait déposés dans ce qui lui avait servi de berceau. Elle savait que Tom était là où il était censé être... au loin, en train de chercher les moyens de les sauver tous. Et lui le savait aussi. Son départ avait été précipité tout autant qu'indispensable et il n'avait tout simplement pas eu le temps de faire un saut jusqu'au labo pour lui dire au revoir.

Toutes ces considérations, Gillian les avait présentes à l'esprit et elle se les répétait tout en nageant. Mais cela ne faisait que séparer nettement ses gros problèmes de ceux qui étaient moindres et qu'arracher une poignante consolation au manque total d'attrait de son lit vide.

Creideiki

— Le Keneenk étudie les rapports qui unissent les choses, expliqua-t-il à son auditoire, approche qui nous vient de notre héritage delphinien. Il les soumet également à des comparaisons rigoureuses, et cette seconde approche, nous l'avons acquise à l'école de nos patrons humains. Le Keneenk est une synthèse de deux visions du monde, ce que nous-mêmes, en grande part, nous sommes.

Dans un silence attentif que rompaient seuls, par intermittence, d'inconscients clicks sonar, une trentaine de néo-dauphins flottaient en face de lui, entourés de bulles qui s'échappaient lentement de leur évent.

Pas un humain n'étant présent. Creideiki pouvait se passer de prononcer les voyelles longues et les consonnes dures de l'anglique cultivé mais, transcrit sur le papier, son discours aurait satisfait n'importe quel défenseur de la langue anglaise.

Considérez les réverbérations qui se produisent à la surface d'un océan, sur le plan de contact entre l'air et l'eau, dit-il à ses élèves. Que vous suggèrent de telles réverbérations ?

Il vit la perplexité se peindre sur les visages.

De quel côté, ces réverbérations ? vous demandez-vous. Suis-je en train de parler des réflexions perçues sous l'interface ou au-dessus ? Qui plus est, ai-je en tête des réverbérations sonores ou lumineuses ?

Il se tourna vers l'un des dauphins qui l'écoutaient.

Wattacéti, imaginez-vous à la place de l'un de vos ancêtres. Quelle combinaison vous viendrait à l'esprit ?

Le technicien de la salle des machines cligna des yeux.

Des images sonores, commandant. Un dauphin préconscient aurait pensé à la réverbération de sons dans l'eau... à des bruits émanant de sous la surface et rebondissant contre elle.

On sentait une extrême lassitude dans la voix de Wattacéti qui, dans son ardent désir de se perfectionner, assistait néanmoins à toutes les séances. C'était pour entretenir le moral de fen comme lui que le capitaine rognait sur un emploi du temps pourtant surchargé afin de poursuivre ce cycle de conférences.

Exact ! fit Creideiki avec un hochement de tête. Maintenant, quel serait le premier genre de réflexion auquel penserait un humain ?

L'image d'une lumière provenant du dessus, répondit aussitôt le chef de carré, S'tat.

C'est fort probable, quoique personne n'ignore que même les « grandes oreilles » peuvent en fin de compte acquérir la faculté d'entendre.

Cette innocente boutade aux dépens de la race patronne fut accueillie par un éclat de rire général. C'était un moyen de jauger le moral de l'équipage et Creideiki soupesa ce rire comme il eût apprécié la charge d'une pile en la tenant entre ses mâchoires.

S'apercevant alors de la présence de Takkata-Jim et de K'tha-Jon au sein du groupe, il eut à balayer une seconde d'appréhension. Non, Takkata-Jim lui aurait fait signe si quelque chose s'était produit. Il semblait n'être là que pour écouter.

Et s'il fallait y voir l'indice que le lieutenant mettait un terme à sa longue et mystérieuse crise de morosité, Creideiki n'en était pas fâché. Il n'avait gardé Takkata-Jim à bord au lieu de l'envoyer avec l'équipe de sauvetage que pour donner une dernière chance à son second avant de se décider à modifier quelque peu la hiérarchie du vaisseau.

Il attendit que l'hilarité fût retombée.

Maintenant, considérons un nouveau point. Dans quelle mesure la conception que se font les hommes de cette réverbération sur l'interface est-elle similaire à la nôtre ?

Des expressions concentrées s'inscrivirent sur le visage des étudiants. C'était l'avant-dernier problème qu'il leur soumettait. Avec toutes ces réparations à surveiller, Creideiki avait été tenté d'annuler purement et simplement de telles séances. Mais, dans l'équipage, ils étaient encore si nombreux à vouloir à tout prix s'initier au Keneenk.

Dans les premiers temps du voyage, presque tous les fen avaient pris part aux conférences, jeux et compétitions athlétiques qui les aidaient à surmonter l'ennui inhérent au vol spatial. Mais, depuis le terrible épisode des Syrtes au cours duquel l'exploration de la flotte abandonnée s'était soldée par la mort d'une dizaine de membres de l'équipage, ils avaient commencé à se détacher de la communauté du vaisseau pour se replier sur leur propre petit groupe. Certains même développaient un étrange atavisme... des difficultés croissantes avec l'anglique et avec le type de concentration indispensable à un spationaute.

Creideiki avait été forcé de jongler avec les horaires pour assurer les remplacements et il avait donné à Tak-kata-Jim la tâche de trouver du travail aux fen régressifs. Cette activité semblait d'ailleurs convenir à merveille au second qui, avec l'aide du bosco K'tha-Jon, arrivait même à tirer quelque chose de ceux qui étaient le plus gravement atteints.

Creideiki porta toute son attention sur le bruissement des nageoires, sur le gargouillis pénible des branchies, sur le rythme des battements de cœur entremêlés. Takkata-Jim et K'tha-Jon se laissaient tranquillement porter par l'eau, apparemment attentifs, mais il sentait en eux une tension sous-jacente.

Un frisson le traversa. La vision grossie de l'œil sombre et perçant du lieutenant, des grandes dents acérées du bosco, venait de surgir en lui. Il la repoussa et se reprocha d'avoir une imagination extravagante. Il n'avait pas la moindre raison logique de craindre l'un ou l'autre de ces deux fen.

— Nous sommes donc en train de méditer sur les réflexions qui se produisent à partir de l'interface séparant l'air de l'eau, s'empressa-t-il de reprendre. Humains et dauphins, lorsqu'ils envisagent un tel plan, le conçoivent pareillement comme une barrière. De l'autre côté, s'étend un royaume dont la perception reste vague jusqu'à ce que la frontière soit franchie. Cependant, l'homme moderne, grâce à ses outils, n'éprouve plus cette crainte du domaine aquatique qui, en un temps, fut sienne. Et de même, grâce à ses propres outils, le néo-dauphin est en mesure de vivre et de travailler en milieu aérien, en mesure aussi de baisser les yeux sans ressentir le moindre vertige. Considérez à présent le mode de propagation de vos pensées lors de ma question initiale. Ce fut d'abord l'idée d'un son se répercutant sous la surface qui vous est venue à l'esprit. Nos ancêtres s'en seraient tenus à cette première généralisation, l'estimant satisfaisante, mais vous, vous n'en êtes pas restés là. Vous n'avez pas généralisé avant d'examiner d'autres possibilités. Tel est le sceau commun des créatures aptes à former un projet. Et c'est pour nous chose nouvelle. (Un carillon résonna sur son harnais. Il se faisait tard et, malgré sa fatigue, il allait encore devoir assister à une réunion sans oublier de faire un crochet par la passerelle pour voir si l'on n'avait pas de nouvelles d'Orley.) Comment un cétacé que son héritage mental et la structure même de son cerveau amènent à penser de manière intuitive peut-il apprendre à analyser un problème complexe élément par élément ? Et n'oubliez pas que, parfois, la clé qui donne la réponse est la façon même dont est formulée la question. Je vous laisse pour aujourd'hui avec un exercice à traiter à vos moments perdus.

« Efforcez-vous d'énoncer en ternaire le problème des réverbérations à la surface de l'eau... et de façon à exiger non pas une réponse unique ou une opposition à trois niveaux mais une liste exhaustive de toutes les formes de réflexion possibles.

Voyant une franche expression de malaise se peindre sur le visage de plusieurs fen, il leur adressa un sourire rassurant.

— Je sais que cela paraît difficile et je ne vous demanderai pas de réciter cet exercice aujourd'hui. Simplement, pour vous montrer que c'est chose faisable, acceptez d'entendre l'écho de ce rêve :

 

: Séparés par an plan ténu :

: Etoile au ciel :

: Étoile en mer :

: Qu'est-ce qui dans un angle aigu :

: Vers nous s'en retourne à l'envers ! :

: L'octopus avec ses cris de chasse et ses bras d'étoile Reflète ! :

: La sterne et son appel de nuit lorsqu'elle suit une étoile Reflète ! :

: L'étoile qui scintille dans les yeux de mu maîtresse Reflète ! :

: Le soleil dans sa rugissante et muette sortie Reflète !:

 

Creideiki reçut la récompense méritée de voir son auditoire les yeux écarquillés d'admiration. Alors qu'il se tournait pour quitter la pièce, il remarqua que Takkata-Jim lui-même secouait la tête avec lenteur comme s'il considérait une pensée qui, auparavant, ne l'avait jamais effleuré.

Au sortir de la réunion, K'tha-Jon ne démordait toujours pas de son point de vue.

Mais vous avez vu, Takkata-Jim ? Vous l'avez entendu ?

J'ai vu et entendu, bosco. Et, comme d'habitude, j'ai été fortement impressionné. Creideiki est un génie. Que vouliez-vous donc me faire remarquer ?

K'tha-Jon claqua des mâchoires, ce qui était loin d'être un geste poli en présence d'un officier supérieur.

Mais il n'a rien dit sssur les Galactiques ! Pas un mot sur le sssiège ! Rien qui fasse allusion à des plans précis pour nous tirer d'ici ou, à défaut, nous permettre de résister ! Et tout cela en affectant d'ignorer la rupture croissante qui s'installe au sein de l'équipage.

Takkata-Jim laissa échapper un filet de bulles.

— Rupture que vous vous êtes activement occupé à encourager, K'tha-Jon. Non, ce n'est pas la peine de protester de votre innocence. Certes, vous avez agi de manière subtile et je sais que votre intention est de me constituer une base de pouvoir. Je fais donc semblant de regarder ailleurs. Mais n'allez pas vous imaginer que Creideiki sera toujours trop occupé pour remarquer quoi que ce soit ! Et lorsqu'il s'en apercevra, K'tha-Jon, gare à votre queue ! Car je n'aurai strictement pas à être au courant de vos petites manigances ! (K'tha-Jon soufflait tranquillement des bulles sans se donner la peine de répondre. Takkata-Jim poursuivit :) Quant aux plans de Creideiki, nous verrons. Nous verrons s'il accepte d'écouter le professeur Metz et moi-même ou s'il persssiste dans son rêve d'acheminer sa cargaison secrète jusqu'à la Terre sans l'ouvrir. (Il vit le Sténo géant sur le point de l'interrompre et s'empressa de le devancer :) Oui, je sais ce que vous pensez : que nous devrions envisager une troisième solution, c'est bien ça ? Ce qui vous ferait plaisir, K'tha-Jon, c'est que nous sortions de notre cachette pour affronter seuls tous ces Galactiques. Je me trompe ?

L'énorme dauphin ne répondit pas mais ses yeux soutinrent avec une flamme sauvage le regard du second.

Es-tu mon Boswell, mon Seaton, mon Igor ou mon Iago ? demanda silencieusement Takkata-Jim au gigantesque mutant. Pour l'instant tu me sers mais, à long terme, est-ce vraiment moi qui tire les ficelles ou est-ce toi ?

Galactiques

La bataille hurlait tout autour de la flottille de minuscules vaisseaux xappishs.

Nous venons de perdre le X'ktau et le X'klennu ! Cela signifie l'anéantissement de près d'un tiers des forces xappishs !

Le plus âgé des deux lieutenants xappishs soupira.

Et alors ? Du neuf, jeune gars ! Pas des choses que je sais déjà !

Nos patrons xatinnis perdent leurs clients à la vitesse d'une réaction en chaîne alors qu'ils sont fort avares de leurs propres vaisseaux. Remarquez comme ils se tiennent en retrait, prêts à fuir si le combat devient trop féroce ! Mais nous, en revanche, ils nous placent en première ligne !

Ils n'ont jamais procédé autrement, lui concéda son collègue.

Mais si la flotte xappish périt tout entière dans ce conflit futile, qui protégera nos trois mondes minuscules ? Qui veillent au respect de nos droits ?

N'avons-nous pas des patrons pour cela ?

L'aîné des lieutenants avait probablement conscience de l'ironie d'une réponse qu'il venait de proférer sans modifier le ton de sa voix alors même qu'il réglait les écrans pour résister à un assaut psionique.

Réponse que, de toute manière, son cadet n'honora pas du moindre commentaire. En lieu et place, il se mit à grogner :

Et d'abord, qu'est-ce que ces Terriens nous ont jamais fait ? Et même, en quoi menacent-ils nos patrons ?

Le tir meurtrier d'un destroyer tandu manqua de justesse l'aile gauche du petit patrouilleur xappish. Le plus jeune lieutenant précipita l'appareil dans une manœuvre d'esquive désespérée tandis que le plus vieux répondait à su question comme si de rien n'était.

Je gage que vous ne croyez pas en celle histoire de retour des Progéniteurs. (L'autre se contenta d'émettre un reniflement de mépris tout en ajustant les visées du lance-torpilles.) Voilà qui est pertinent. J'estime moi aussi que cela fait simplement partie du programme d'anéantissement des Terriens. Les races patronnes doyennes voient en eux une menace. Ce sont des jeunes-loups, ce qui, en soi, est un danger. Ils se font les apôtres île pratiques d'Élévation révolutionnaires... et c'est encore plus dangereux. Ils sont les alliés des Tymbrimis, insulte difficilement pardonnable. Et ils s'adonnent au prosélytisme... ce qui, là, ne mérite plus la moindre indulgence.

Le patrouilleur frémit lorsque la torpille jaillit vers l'énorme croiseur de guerre tandu. Puis il accéléra au maximum pour se dégager de la mêlée.

Je pense justement que nous devrions écouter les Terriens, hurla le cadet des deux lieutenants. Si toutes les races clientes de la galaxie se rebellaient en même temps...

Ça s'est déjà produit, le coupa son aîné. Consultez donc les archives de la Bibliothèque. Six fois en tout dans l'Histoire de la galaxie. Dont deux furent couronnées de succès.

Pas possible ! Et qu'est-ce qui s'est passé ?

Que croyez-vous qui ait pu se passer ? Les ex-clients ont fini par devenir les patrons de nouvelles espèces qu'ils n'ont pas traitées autrement qu'eux-mêmes l'avaient été jadis !

Je ne vous crois pas ! Je ne peux pas y croire !

Le lieutenant plus âgé poussa un soupir.

Vérifiez par vous-même.

C'est bien ce que je compte faire !

Mais il n'en eut jamais le loisir. En travers de leur roule, une mine à improbabilité ne fut pas perçue par les détecteurs et le minuscule patrouilleur prit congé de la galaxie d'une manière qui, pour être pittoresque, ne s'en révéla pas moins fatale.

Dennie et Toshio

Une fois de plus, Dennie vérifia les charges. Il faisait sombre et on se sentait à l'étroit dans la galerie creusée par l'arbre foreur. Et la lampe de son casque ne faisait qu'accentuer, par les ombres qu'elle portait, l'enchevêtrement labyrinthique des racines et des radicelles.

Elle leva la tête pour crier :

Vous avez bientôt fini, Toshio ?

Il était en train de placer des explosifs dans la partie supérieure de la galerie, non loin de la surface du tertre de métal.

Ouais. Dennie, mais redescendez, si vous avez terminé. Je vous rejoins dans une minute.

Elle ne pouvait même pas distinguer au-dessus de sa tête les pieds du garçon dans ce fourré de filaments dont la densité accentuait la déformation de sa voix dans l'eau remplissant le goulet. C'était un vrai soulagement d'avoir l'autorisation de quitter les lieux.

Assurant avec soin ses prises, elle amorça la redescente en luttant contre les vagues de claustrophobie qui l'assaillaient. Si elle avait eu le choix, Dennie ne se fût certainement pas engagée dans cette galerie mais ce travail devait être fait et, par nature, les deux dauphins n'étaient pas qualifiés.

A mi-chemin, elle s'empêtra dans une plante grimpante qui ne voulut pas lâcher prise lorsqu'elle tira dessus. Plus elle tentait de se dégager, plus elle se sentait accrochée. Avec une effarante netteté, elle se remémora l'histoire de Toshio et de l'herbe assassine. Cernée par la panique, elle se força néanmoins à cesser de donner des coups de pied puis reprit son souffle et se pencha pour examiner le piège.

Il s'agissait seulement d'une liane morte enroulée autour de sa jambe. La tige fibreuse céda sans difficulté sous le tranchant du couteau et Dennie reprit sa descente en prenant encore plus de précautions qu'auparavant. Elle aboutit dans la vaste caverne qui s'ouvrait sous le tertre de métal.

Keepiru et Sah'ot l'y attendaient, le torse drapé dans l'appareil respiratoire tubulaire qui coiffait de son embout leur évent. Les phares des deux traîneaux voyaient leur faisceau diffracté au travers des milliers de filaments ténus qui semblaient remplir la caverne d'une sorte de brouillard frémissant. Une faible lumière filtrait par la crevasse qu'ils avaient empruntée pour pénétrer dans la grotte.

 

: Cette cage de roc d'échos résonnera :

: Qu 'aux joies de la pêche attribuer on ne saura :

 

Dennie se tourna vers Sah'ot, pas très sûre d'avoir saisi le ternaire fantaisiste du poète.

— Ah, oui ! Lorsque Toshio enclenchera la minuterie du détonateur, nous ferions mieux de sortir. L'explosion va se réverbérer sur les parois de cette salle et je ne pense pas qu'il soit très sain d'y rester.

Keepiru marqua son accord d'un hochement de tête. Le responsable militaire de l'expédition n'avait pratiquement pas encore dit un mot depuis leur départ du vaisseau.

Dennie promena son regard sur les murs de la caverne sous-marine. Les animalcules simili-coralliens qui avaient érigé leur château sur le riche substrat siliceux d'une butte océanique l'avaient fait avec lenteur mais le tertre avait fini par émerger en surface et l'aérobiose avait pu se développer. Au sein de la végétation qui s'était alors formée se trouvait l'arbre foreur.

Cette plante se débrouillait pour percer la masse métallique du tertre et faire pénétrer ses racines jusque dans la couche organiquement assimilable qui s'étendait sous l'île. Les minéraux se voyaient drainés vers la surface pour s'y déposer tandis que, dans le soubassement, se creusait un gouffre qui finirait par réadmettre l'ensemble du tertre dans la croûte planétaire.

L'écologiste en Dennie était frappée par la bizarrerie d'un tel agencement naturel. Et elle ne trouvait pas moins étrange que la micro-antenne de la Bibliothèque qu'ils avaient à bord du Streaker passât tout bonnement sous silence les tertres eux-mêmes.

Qu'un arbre foreur pût évoluer au sein de son biotype sur un mode progressif comme la plupart des espèces était chose difficile à croire. Pour un tel spécimen végétal, la réussite était une proposition du genre « tout ou rien » qui réclamait de lui puissance et persévérance. Comment s'est-il orienté dans cette voie ? se demandait Dennie.

Et qu'advenait-il des tertres une fois qu'ils s'étaient effondrés dans l'abîme que leurs propres arbres créaient pour les recevoir ? Elle avait eu l'occasion de voir quelques-uns de ces précipices qui avaient englouti leur montagne. Très vite, les parois de ces gouffres disparaissaient dans de brumeuses ténèbres et, de toute évidence, ils étaient plus profonds qu'elle ne s'y était attendue.

Elle braqua sa lampe frontale sur le plafond de la caverne, s'attendant à voir une paroi déchiquetée mais, à sa grande surprise, elle découvrit que la face inférieure du tertre de métal se présentait comme un champ de brillantes dépressions concaves plus ou moins profondes.

Aussitôt, elle nagea vers l'une des plus grandes et sortit son appareil photo. Charles Dart serait content d'avoir des témoignages tangibles de l'expédition. Elle n'était toutefois pas assez folle pour s'imaginer qu'il la remercierait. Plus vraisemblablement, chaque photo, chaque échantillon, arracherait au chimp des soupirs exaspérés sur l'incapacité de sa collègue à lui fournir des matériaux réellement utilisables.

Dans les profondeurs d'une dépression, quelque chose bougea. Ça se tordait et ça tournoyait lentement. Dennie modifia l'orientation de sa lampe et s'approcha pour mieux voir. Ça ressemblait fort à une racine. Elle vit plusieurs des minces filaments qui dérivaient à proximité passer à portée de la pousse végétale et être capturés par elle.

Allons-y, Dennie ! entendit-elle Toshio lui crier alors qu'un traîneau passait en vrombissant juste au-dessous d'elle. Vite ! Nous ne disposons que de cinq minutes avant l'explosion !

D'accord, d'accord, j'arrive dans un instant.

Momentanément, la curiosité professionnelle submergeait en elle toute autre considération. Elle ne parvenait pas à concevoir le motif pour lequel un organisme vivant choisissait de se terrer sur la face obscure d'une masse de métal pratiquement pur. Elle plongea la main au plus profond du trou et la referma sur la racine qui se tortillait ; puis elle tira de toutes ses forces en s'arc-boutant contre le plafond de la caverne.

Tout d'abord, la plante résista et parut même se rétracter. La crainte de s'être elle-même jetée dans un piège traversa l'esprit de Dennie.

Puis, brusquement, la racine se libéra de son support. Dennie examina rapidement sa pointe métallisée avant de l'enfouir dans son sac à échantillons. Ensuite, elle se retourna et se repoussa loin de la paroi brillante.

Keepiru lui jeta un regard réprobateur lorsqu'elle s'accrocha au traîneau. Puis il fit bondir l'engin vers l'entrée de la caverne et, en un rien de temps, ils retrouvèrent la lumière du jour dans laquelle Toshio et Sah'ot les attendaient. Quelques instants plus tard, une explosion assourdie se répercuta longuement dans les hauts- fonds.

Ils ne repénétrèrent dans la grotte qu'au bout d'une heure.

Les explosifs avaient fait voler en éclats le tronc de l'arbre foreur à l'endroit où celui-ci s'enracinait dans la masse du tertre de métal. Par l'ouverture ainsi créée, une pluie tic débris continuait de s'abattre et la vaste salle que l'arbre avait creusée sous l'île était encombrée de lambeaux végétaux qui tournoyaient par paquets dans les turbulences.

Ils s'approchèrent prudemment de l'ouverture.

Je ferais mieux d'y envoyer d'abord un robot, dit Toshio. Il se peut qu'il reste des blocs instables dans le cratère.

 

: Je m'en occupe :

: Grimpeur d'échelles Ma neuroprise :

: plait aux robots :

 

Tu as raison, Keepiru. C'est toi qui t'en charges.

Le pilote, avec son interface neuro-électronique directe, saurait mieux diriger la sonde que Toshio. Des humains qui étaient à bord, seuls Emerson d'Anite et Thomas Orley étaient équipés de telles liaisons cyborg. Ce n'était pas encore demain la veille que les humains pourraient s'accommoder aussi bien que les dauphins des effets secondaires d'un implant. Les neuroprises étaient d'ailleurs indispensables pour les fen et ils avaient été génétiquement préparés à les recevoir.

Sous la conduite de Keepiru, la petite sonde se détacha d'elle-même de l'arrière du traîneau. Puis elle se projeta vers le trou et disparut dans ses hauteurs.

Toshio n'aurait jamais cru qu'on le renverrait si vite avec Keepiru vers ces lieux où, à son avis, ni lui ni le fin ne s'étaient particulièrement bien comportés. L'importance de leur mission — assister et protéger deux savants émérites — le jetait dans un trouble encore plus grand. Pourquoi Creideiki n'avait-il pas désigné quelqu'un d'autre ? Quelqu'un qui fût plus digne de confiance ?

Bien sûr, le commandant pouvait leur avoir ordonné à tous les quatre de quitter le vaisseau afin de ne plus les avoir dans les nageoires. Mais cette théorie non plus ne semblait pas coller.

Toshio résolut de ne pas tenter de percer à jour la logique de Creideiki puisque la caractéristique même de cette dernière semblait être sa nature impénétrable. Peut-être était-ce indissociable de la fonction de capitaine ? Toutefois, une chose était sûre pour Toshio : Keepiru et lui étaient déterminés à s'acquitter au mieux de leur mission.

En tant que midship. il était officiellement supérieur en grade à Keepiru. Mais, par tradition, les midships étaient sous les ordres des maîtres principaux et des pilotes à moins d'une décision contraire de la haute autorité. En l'occurrence, Toshio était chargé d'aider Dennie et Sah'ot dans leurs recherches et toutes les questions touchant la sécurité revenaient à Keepiru.

Le jeune homme était toujours surpris de voir les autres l'écouter lorsqu'il faisait une suggestion ; on semblait même solliciter spontanément son opinion. Rien qu'à cela il allait avoir quelque peine à s'habituer.

L'image transmise par le robot apparut sur l'écran — une excavation cylindrique au travers du métal spongieux. Des racines-crampons qui avaient maintenu en place le fût de l'arhre foreur, il ne restait çà et là que des souches éclatées. Un nuage de particules dériva devant l'objectif alors qu'ils suivaient l'ascension de la sonde et, progressivement, l'image s'éclaira de la lumière du jour qu'un léger voile de bulles faisait scintiller.

— Tu crois que c'est assez large pour un traîneau ? demanda Toshio.

Keepiru siffla que le passage lui paraissait praticable.

Le robot émergea dans un bassin large de plusieurs mètres. Sa caméra fit un panoramique de la rive et transmit l'image d'un ciel bleu surplombant une épaisse couche de verdure. Le tronc gigantesque de l'arbre foreur s'était abattu dans la forêt et, bien que la forte pente du cratère interdît toute évaluation des dégâts causés par sa chute, Toshio avait la certitude qu'il n'était pas tombé en direction du village aborigène.

Se frayer un chemin vers l'intérieur de l'île à coup d'explosifs n'avait pas été sans leur faire craindre de provoquer un mouvement de panique chez les chasseurs-cueilleurs. Ils s'y étaient néanmoins décidés en considérant le danger que présentait la manière normale d'aborder l'île avec ses rives escarpées battues par les vagues et le risque stupide qu'ils auraient couru d'être repérés pendant leur escalade par des satellites espions galactiques. La chute apparemment accidentelle d'un arbre, en revanche, ne risquait guère d'éveiller les soupçons d'éventuels observateurs en altitude.

Eh là, fit Toshio en montrant un point sur l'écran.

Dennie se rapprocha pour mieux voir.

Qu'est-ce qui se passe, Tosh ? Un problème ?

Keepiru stoppa le mouvement de la caméra qui était sur le point de boucler son panoramique.

Là, dit Toshio. Ce bloc de corail déchiqueté suspendu au-dessus du bassin. On dirait qu'il va tomber.

Ne peut-on faire caler quelque chose dessous par le robot ?

Je ne sais pas. Qu'est-ce que tu en penses, Keepiru ?

 

:Un projet réussit :

: Quand le destin s'y prête Autant prendre pari :

: Qu'il s'invite à la fête :

 

Keepiru braqua les yeux sur ses écrans jumeaux et se concentra. Toshio savait que le pilote était à l'écoute de la complexe structure d'images-sons qui lui était transmise par l'intermédiaire de sa connexion neurale. Sous la direction du dauphin, le robot gagna le bord du bassin. Ses pinces s'accrochèrent au métal spongieux de la rive et, tandis qu'il tirait pour s'y hisser, une pluie de gravillons s'abattit autour de lui.

— Attention ! cria Toshio.

Le bloc déchiqueté pencha vers l'avant et la caméra le montra qui oscillait dangereusement en surplomb. Dennie s'écarta vivement de l'écran... le roc bascula et s'écrasa sur le robot.

Il s'ensuivit un tourbillon d'images. Dennie continua de regarder l'écran mais Toshio et Keepiru se tournèrent vers l'orifice inférieur de la cheminée. On y vit bientôt paraître une coulée de débris qui s'enfoncèrent dans les ténèbres de l'abîme non sans avoir fugitivement jeté leurs derniers feux en passant dans le pinceau des phares du traîneau.

Il y eut un long silence que Keepiru rompit.

 

: Par le fond gît la sonde :

: ses poumons sont vidés. Mais une pseudo-mort :

: m'a été épargnée. Car elle siffle encore :

: les échos d'une échouée. :

 

Keepiru voulait dire que le robot lui faisait toujours parvenir des messages depuis l'obscure corniche qui avait arrêté sa chute. Son minuscule cerveau pas plus que son émetteur n'avaient donc été détruits et Keepiru, lui, n'avait pas eu à supporter la secousse que la brutale interruption des circuits n'aurait pas manqué de transmettre aux nerfs qui leur étaient connectés.

Mais les caissons de flottaison de la sonde n'avaient pas résisté au choc, et elle était condamnée à rester en bas.

 

:Ce devait être :

: l'ultime obstacle :

: Je vais aller :

: prudemment voir :

: Prends le traîneau, Dennie :

: Regarde ! :

 

Avant que Toshio ou Keepiru n'aient pu l'en empêcher. Sah'ot quitta le traîneau et, à vigoureux battements de caudale, s'éloigna vers la cheminée dans laquelle il disparut. Keepiru et Toshio échangèrent un regard et, probablement, la même pensée diffamatoire sur le compte de ces dingues de civils.

Au moins, se dit Toshio, il aurait pu prendre un appareil photo ! Mais à vrai dire, si Sah'ot avait attendu, Toshio aurait eu sa chance de réclamer pour lui le douteux privilège d'explorer le passage.

Son regard se porta sur Dennie. Elle avait toujours les yeux rivés sur l'écran correspondant à la sonde comme s'il était susceptible de lui apprendre ce qu'il advenait de Sah'ot. Il fallut presque la secouer pour qu'elle sortit de sa rêverie et nageât jusqu'à l'autre traîneau dont elle prit les commandes.

Toshio l'avait toujours considérée, en dépit des marques de sympathie qu'elle lui montrait, comme un adulte et un savant de plus à bord de ce vaisseau où il était désespérément étiqueté comme gamin. Or, il s'apercevait à présent que l'énigmatique Dennie Sudman n'était guère plus mûre que lui. Si elle bénéficiait du prestige dû à son statut professionnel de chercheuse, elle n'en manquait pas moins de cet éclectisme dont était doté Toshio de par sa formation. Jamais elle ne serait confrontée à un éventail de gens, de choses et de situations comparables à celui qui attendait le jeune homme dans sa carrière d'officier.

De nouveau, il regarda l'ouverture dans le plafond delà salle tandis que Keepiru poussait des bulles d'impatience. Il leur faudrait bientôt prendre une décision sur ce qu'ils allaient faire si Sah'ot ne réapparaissait pas.

De toute évidence. Sah'ot était une expérience génétique, de celles où les chercheurs rassemblaient dans un même individu un jeu de traits héréditaires pour les pousser vers un optimum calculé. L'expérience se révélait-elle concluante que les traits en question se voyaient rajoutés au pool génétique de base de l'espèce. Ce processus reprenait, mais en l'accélérant considérablement, ce qui, dans la nature, était l'œuvre du métissage tout autant que de la ségrégation.

Toutefois, de telles expériences débouchaient quelquefois sur des résultats imprévus.

Toshio n'était pas très sûr de pouvoir se fier à Sah'ot. Le mystère dont s'entourait l'ethnologue n'était en rien comparable à celui qui émanait d'une personnalité riche et méditative comme celle de Creideiki. L'hermétisme, chez Sah'ot, avait quelque chose de crispant, comme la dissimulation chez certains humains que Toshio avait connus.

Il y avait également cette espèce de jeu sexuel entre le fin et Dennie. Toshio ne s'estimait pas prude mais, bien que de tels passe-temps ne fussent pas strictement prohibés. il était notoire qu'ils suscitaient des problèmes.

Apparemment, Dennie n'était même pas consciente des subtils détails de comportement par lesquels elle encourageait Sah'ot. Le jeune midship se demandait s'il aurait assez de cran pour le lui dire... ou, même, si ça le regardait.

Une nouvelle minute de tension s'écoula puis, à l'instant précis où le jeune homme s'apprêtait à monter vers la cheminée, Sah'ot en jaillit et piqua droit sur eux.

 

: Libre est la voie :

: Je vous y mène :

 

Aussitôt, Keepiru lança son traîneau à la rencontre de l'ethnolinguiste delphinien pour lui couiner quelque chose sur un registre si aigu qu'en dépit de son oreille calafiaine Toshio n'en put rien saisir. Mais il vit la bouche de Sah'ot se tordre puis, avec répugnance, se fermer en signe de soumission. Il restait néanmoins une lueur de défi dans le regard insistant qu'il posa sur Dennie, alors même qu'il roulait sur le dos pour offrir l'une de ses ventrales aux dents de Keepiru.

Le pilote la pinça symboliquement puis se tourna vers les autres.

 

: La voie est libre :

: Il a dit vrai Allons-y donc :

: Et dans ces tubes Que nous puissions :

: En vrais Terriens Parler travail :

: Et rencontrer Nos copilotes :

: De l'avenir :

 

Il dirigea son traîneau vers le puits créé par l'explosion de l'arbre foreur et s'y éleva dans un nuage de bulles. Les autres l'y suivirent.

Creideiki

Cette réunion d'information n'avait que trop duré.

Creideiki regrettait d'avoir jamais laissé Charles Dart assister à de telles séances par holo. Le planétologiste chimp se serait certainement révélé moins prolixe s'il avait dû porter un masque et faire trempette dans l'oxyeau de l'entrepont.

Car Dart se prélassait dans son laboratoire et se bornait à projeter son image dans l'aire de conférences du vaste cylindre occupant le centre du Streaker. Et il paraissait totalement inconscient de la nervosité de son auditoire. Respirer de l'oxyeau pendant deux heures en face d'une console était probablement le comble de l'inconfort pour un néo-dauphin.

— Naturellement, commandant, poursuivit le chimp dans la projection aquatique de son baryton râpeux, lorsque vous avez choisi de nous poser à proximité d'une frontière tectonique de première importance, je n'ai pu que vous approuver de tout cœur. En nul autre point de la planète nous n'aurions eu accès à une telle concentration d'informations dans un secteur si restreint. Néanmoins, je pense avoir constitué un dossier convaincant concernant six ou sept autres sites répartis autour de Kithrup où il nous serait possible de confirmer quelques-unes de ces découvertes du plus haut intérêt que nous avons faites ici.

Creideiki fut vaguement surpris par cet emploi de la première personne du pluriel. Jusqu'à présent, pas une seule trace de modestie n'avait transparu dans le discours de Charlie.

Il jeta un œil vers Broodika qui flottait non loin de lui. Le métallurgiste, dont les talents n'étaient pas constamment requis par les travaux de réparation, avait activement participé aux recherches de Charles Dart. Toutefois, depuis près d'une heure, il se murait dans un silence presque absolu, laissant le chimp déverser ses flots de jargon scientifique sous l'assaut desquels Creideiki commençait à se sentir pris de vertige.

Mais qu'est-ce qui lui prend, à Broodika ? Croit-il que le commandant d'un vaisseau assiégé n'ait rien de mieux à faire ?

Hikahi, qui venait de sortir de l'infirmerie, roula sur le dos et y resta, aspirant dans ses branchies l'effervescent liquide hyper oxygéné tout en gardant un œil sur l'hologramme du chimpanzé.

Elle ne devrait pas faire ça, ronchonna intérieurement Creideiki. J'ai déjà assez de mal à me concentrer comme ça.

Ces interminables réunions avaient toujours le même effet sur Creideiki. Il sentit l'afflux du sang à l'intérieur et autour de son étui pénien. Tout ce qu'il souhaitait, sur l'instant, c'était de nager jusqu'à Hikahi et de la mordiller en une multitude de points sensibles tout le long des flancs.

Perversion ? Peut-être — surtout en public —, mais, au moins, il avait le mérite d'être honnête avec lui-même.

Professeur Dart, soupira-t-il, je fais de réels efforts pour comprendre ce que vous affirmez avoir découvert. Je crois avoir correctement suivi ce qui concerne les diverses anomalies cristallines et isotopiques relevées sous la croûte planétaire de Kitlirup. Quant à la couche de subduction...

Une zone de subduction est la limite entre deux plaques tectoniques, l'endroit où l'une d'entre elles glisse sous sa voisine, l'interrompit Charlie.

Creideiki aurait bien aimé pouvoir se départir de sa dignité afin d'agonir d'insultes le chimpanzé.

Mes connaissances en planétologie vont tout de même jusque-là, professeur Dart, répondit-il en pesant ses mots. Et j'ai plaisir à apprendre que le fait de nous être posés à proximité d'une telle zone vous a été utile. Quoi qu'il en sssoit, vous devez comprendre que notre choix d'un tel site relevait de considérations tactiques. Nous avons tout à la fois besoin de métaux et du camouflage offert par les tertres « coralliens ». Si nous nous sommes posés ici, c'est pour nous cacher et pour réparer notre vaisseau. Avec des croiseurs hostiles au-dessus de notre tête, je ne puis songer à autoriser des expéditions vers les quatre coins du globe. En fait, je me vois même dans l'obligation de rejeter votre requête concernant l'extraction de nouvelles carottes du sous-sol environnant. Le risque est trop grand maintenant que les Galactiques sont là. (Le chimp fronça les sourcils et commença d'agiter les mains. Avant qu'il n'ait pu trouver ses mots, Creideiki prit les devants :) Et, d'ailleurs, que dit la micro-antenne à propos de Kitlirup? La Bibliothèque n'apporte-t-elle pas quelques éclaircissements sur les problèmes auxquels vous êtes confronté ?

La Bibliothèque ! (Dart prit un air dégoûté.) Ce tissu de mensonges ! Ce foutu bourbier de données déficientes ! (La voix de Charlie plongea dans le registre ultra-bas pour gronder :) Elle reste muette sur ces anomalies ! Elle ne parle même pas des tertres de métal ! Sa dernière commission d'enquête sur Kitlirup remonte à quatre cents millions d'années, lorsque la planète a été placée sous statut de réserve au bénéfice des Karrank%...

Et Charlie s'étrangla si fort en voulant prolonger comme il se devait le coup de glotte final du nom qu'il commença d'étouffer. Les yeux exorbités, il se martela la poitrine en toussant comme un perdu.

Creideiki se tourna vers Broodika.

Est-ce vrai ? La Bibliothèque est-elle à ce point déficiente en ce qui concerne cette planète ?

Oui, fit Broodika en hochant la tête avec lenteur. Quatre cents millions d'années, c'est vraiment long. D'ordinaire, lorsqu'une planète est enregistrée comme réserve, c'est soit par volonté de la laisser en jachère afin que de nouvelles espèces puissent y évoluer jusqu'au stade pré-cognitif requis pour l'Élévation, soit parce que l'on veut procurer à une très vieille race entrée en sénescence un coin tranquille pour achever son déclin. En fait, lorsqu'on met ainsi des planètes sur la touche, c'est pour les transformer en nurserie ou en hospice de vieillards. Kithrup semble avoir été les deux. Nous y avons découvert une race pré-cognitive durit le mûrissement s'est apparemment effectué depuis la dernière mise à jour de la Bibliothèque à propos de la planète. Et les... Karrank%... (Broodika aussi avait de gros problèmes avec ce nom)... ont bénéficié d'un monde paisible pour s'éteindre, ce qu'ils ont fait, de toute évidence. Il ne semble plus y avoir de Karrank%... ici.

Tout de même, quatre cents millions d'années sans même une visite de routine ? Cela semble incroyable !

— Certes. Habituellement, l'Institut des Migrations réaffecte une planète à l'issue d'un délai beaucoup moins long. Mais Kitlirup est un monde si étrange... peu d'espèces accepteraient d'y vivre. Et elle est si mal desservie... les points de transfert sont rares dans le haut-fond gravitationnel qu'est cette région de l'espace. C'est en fait une des raisons pour lesquelles nous sommes là.

Charles Dart était toujours occupé à reprendre son souffle. Pour l'instant, il s'octroyait un grand verre d'eau et Creideiki décida de profiter du répit pour réfléchir. En dépit des arguments soulevés par Broodika, il était inconcevable que Kitlirup lût restée si longtemps en jachère dans une galaxie surpeuplée où chaque fragment de terrain était un objet de convoitise.

De tous les organismes qui dotaient les Cinq Galaxies d'une lâche superstructure administrative, l'Institut des Migrations était le seul à rivaliser de pouvoir et d'influence avec le très puissant Institut de la Bibliothèque. Il était de tradition chez toutes les races patronnes d'observer ses normes d'aménagement de l'écosphère et s'y soustraire aurait été flirter avec un désastre à l'échelle galactique. Pesait également dans la balance de ce puissant conservatisme écologique la potentialité que des espèces inférieures devinssent clientes, puis patronnes en temps voulu.

La plupart des Galactiques acceptaient de fermer les yeux sur le triste bilan de l'humanité d'avant le Contact. Le massacre des mammouths, des grands lémuriens et des lamantins était aisément pardonné à l'homme à la lumière de son statut d'orphelin. Le blâme retombait sur l'hypothétique patron de L'Homo sapiens, cette mystérieuse race dont personne ne savait rien mais dont tout le monde disait qu'elle avait abandonné l'homme au beau milieu de son processus d'Élévation, quelques milliers d'années auparavant.

Les deux dauphins étaient bien placés pour savoir à quel point les cétacés eux-mêmes avaient été menacés d'extinction par le comportement meurtrier des humains mais, hors des frontières de la Terre, ils s'abstenaient toujours d'y faire la moindre allusion. Pour le meilleur et pour le pire, leur sort était désormais lié à celui de l'humanité.

La Terre appartenait en propre aux hommes jusqu'à ce qu'ils aient élu domicile ailleurs ou fini par s'éteindre. Leurs dix colonies planétaires, en revanche, ne leur étaient affectées que pour des périodes plus réduites calculées en fonction de complexes projets d'éco-aménagement. Le bail le plus court n'était que de six millénaires. Au terme de ce délai, les colons d'Atlasl devraient quitter leur monde et laisser de nouveau la planète en jachère.

Quatre cents millions d'années, ruminait Creideiki à voix haute. Il semble anormal que tant de temps ait pu s'écouler sans que personne n'ait procédé à un nouvel examen de ce monde.

C'est précisément mon opinion ! vociféra Charlie qui s'était pleinement rétabli de sa crise. Et si je vous disais qu'il existe des traces indiscutables de l'occupation de Kitlirup par une civilisation mécanisée à une date aussi récente que trente mille ans derrière nous ? Et ce, en dehors de tout catalogage dans la Bibliothèque !

Hikahi fit un tonneau pour se rapprocher.

Professeur Dart, ne seriez-vous pas en train de suggérer que ces anomalies dont vous parlez pourraient être les déchets d'une civilisation interlope ?

Mais si ! hurla-t-il. C'est exactement ça ! Bien vu ! Vous n'ignorez pas que bon nombre de races écosensibles s'établissent instinctivement dans les zones de subduction d'une planète. C'est pourquoi toute trace d'occupation antérieure, aspirée dans l'épaisseur de la croûte planétaire, disparaît ensuite lorsque la planète retourne en jachère. Certains voient même là le motif pour lequel la Terre semble vierge de toute civilisation ayant précédé celle de l'homme.

Hikahi hocha la tête.

Donc, si quelque espèce s'est illégalement installée ici...

Elle l'a fait sur le rebord d'une plaque tectonique ! La Bibliothèque n'inspecte une planète qu'à plusieurs millions d'années d'intervalle. Entre deux visites, toute preuve d'incursion avait largement le temps d'être escamotée dans le sous-sol !

Et, par l'entremise de la holo, le savant chimp promena sur son auditoire un regard inquisiteur.

Creideiki avait vraiment du mal à prendre tout cela au sérieux. Dans la bouche de Charlie, cette histoire se transformait en roman policier à la seule différence que les suspects étaient des civilisations, les indices des villes entières et le tapis sous lequel elles dissimulaient la preuve accablante, la lithosphère d'une planète ! Le crime parfait, quoi ! D'autant que, le flic du coin ne faisant sa ronde que tous les quelques millions d'années, il n'avait aucune chance de pincer le coupable en flagrant délit.

Creideiki prit soudain conscience que chaque point de la métaphore qu'il venait de filer appartenait au domaine culturel humain. En fait, ça n'avait rien d'étonnant. Il était des circonstances, telles que le pilotage en courbure spatiale, où les analogies delphiniennes se révélaient plus pertinentes. Mais lorsqu'on prenait pour sujet de méditation les démentes intrigues politiques des Galactiques, il n'était pas inutile d'avoir vu tout un tas de vieux films noirs ou de s'être abondamment documenté sur l'Histoire tout aussi démente de l'humanité.

À présent, Broodika et Dart s'étaient lancés dans une grande discussion sur quelque obscur point technique... et Creideiki se retrouvait incapable de concentrer ses pensées sur autre chose que sur le goût particulier qu'avait l'eau près d'Hikahi. Il avait une atroce envie de lui demander s'il fallait réellement attribuer à cette fragrance l'interprétation qu'il en donnait. S'était-elle parfumée... ou s'agissait-il d'une phéromone naturelle ?

Non sans mal, il s'astreignit à revenir à des considérations moins hors du sujet.

En d'autres circonstances, la découverte de Charlie et de Broodika aurait été passionnante.

« Mais, en l'occurrence, elle ne m'apporte rien qui me permette de sauver mon vaisseau et mon équipage, rien non plus qui me donne le moyen de transmettre au Conseil de la Terragens les données que nous avons recueillies. Même cette mission d'enquête auprès d'aborigènes pré-cognitifs dont j'ai confié la responsabilité à Keepiru et à Toshio revêt un caractère d'urgence plus grand que la recherche d'indices enfouis sous des tonnes de roc étranger.

Veuillez m'excuser, commandant. Je suis désolé d'être en retard. Néanmoins, cela fait un moment que je vous écoute sans rien dire.

Creideiki se retourna pour découvrir à ses côtés le professeur Ignacio Metz. Le vieux psychologue dégingandé pédalait lentement dans l'eau, compensant ainsi sans en avoir l'air une flottabilité naturelle des plus réduites.

Broodika et Dart en étaient à présent à se jeter à la figure des taux d'échauffement par radioactivité, gravité ou impact météoritique. Et Hikahi avait l'air de trouver la discussion fascinante.

Même tard, vous êtes le bienvenu, professeur Metz. Je suis content que vous ayez pu vous libérer.

Creideiki était surpris de n'avoir pas entendu l'homme approcher. D'ordinaire, Metz faisait un tel boucan qu'on l'entendait venir presque de l'autre bout de l'entrepont. Il était assez fréquent qu'un bourdonnement d'environ deux kilohertz émanât de son oreille droite. Pour l'heure, le phénomène était à peine détectable mais il y avait des jours où c'était particulièrement agaçant. Comment un homme pouvait-il avoir travaillé si longtemps avec les dauphins sans avoir jamais songé à corriger ce défaut ?

Ça y est, voilà que je me mets à jouer les Charlie Dart ! se reprocha-t-il. Cesse de geindre, Creideiki !

Et il siffla une strophe qui ne résonna qu'à l'intérieur de son propre crâne.

 

: Ceux qui vivent Vibrent tous, :

: Tous, :

: Et participent :

: Au chant du monde :

 

— Commandant, ma présence ici est duc à un tout autre motif mais il se peut que la découverte de Dart et de Broodika ait un certain rapport avec ce que j'avais à dire. Pouvez-vous m'accorder un entretien en privé ?

Le visage de Creideiki se ferma. S'il ne s'accordait pas au plus tôt un moment pour dormir et pour faire un peu d'exercice, le surmenage allait avoir raison de lui... et c'était une chose que le Streaker ne pouvait se permettre.

Toutefois, cet homme devait être traité avec ménagement. Il n'avait certes pas d'ordres à recevoir de Metz, ni à bord du Streaker ni en tout autre lieu, mais l'homme était influent, et influent dans un domaine particulièrement décisif. Creideiki avait beau savoir que son droit de se reproduire lui resterait acquis quelle que fût l'issue de cette mission, il n'en était pas moins certain du poids qu'aurait le rapport de Metz. Tous les dauphins du bord se comportaient le plus « cognitivement » possible en présence du savant. Y compris le commandant.

Peut-être est-ce la raison pour laquelle j'ai toujours différé un inévitable affrontement, se dit Creideiki en prenant la décision de mettre au plus vite Metz en demeure de répondre à quelques questions concernant certains membres de l'équipage.

Très bien, professeur. Laissez-nous seulement une petite minute. Je pense en avoir tout de suite fini.

Sur un signe de tête du capitaine, Hikahi s'approcha et sourit à Metz avec de petits battements d'ailerons.

Hikahi, reprit Creideiki, veuillez lever la réunion à ma place. Ne leur accordez pas plus de dix minutes de délai pour résumer leurs propositions. Je vous retrouve dans une heure au bassin de récréation 3-A. Vous m'y soumettrez votre avis sur la question.

Elle lui répondit de la même manière qu'il s'était adressé à elle, dans un anglique subaquatique tout aussi accéléré que fortement infléchi.

Bien, commandant. Est-ce tout ?

Bon sang ! Il savait que, grâce au sonar, Hikahi n'ignorait rien de son trouble sexuel. Un mâle ne pouvait rien cacher. Pour obtenir la même information sur la dauphine, Creideiki aurait été forcé de recourir à un sondage sonique de ses viscères, ce qui eût été de la dernière impolitesse. Ah ! Les choses n'avaient pas dû être aussi compliquées dans l'ancien temps !

Enfin... il ne lui restait plus qu'une heure à patienter pour être à son tour renseigné sur les dispositions de la fine. L'un des privilèges d'un capitaine de vaisseau était de pouvoir réquisitionner un bassin entier pour son usage personnel. Restait à espérer que, d'ici là, il n'y aurait pas une urgence !

Oui, pour le moment, pas d'autres directives, Hikahi.

Elle fit un salut impeccable avec un bras de son harnais.

Broodika et Charlie étaient toujours en train de discuter lorsque Creideiki se retourna vers Metz.

Notre entretien sera-t-il assez privé si nous prenons le chemin le plus long pour gagner la passerelle, professeur ? J'aimerais régler une ou deux choses avec Tak- kata-Jim avant de passer à d'autres exigences du service.

Ce sera parfait, commandant. De toute manière, ce que j'ai à vous dire ne sera pas long.

Creideiki garda un visage impassible. Pourtant, fallait-il attribuer une signification particulière au visage de Metz ? L'homme était-il amusé par quelque chose qu'il aurait vu ou entendu ?

Je ressstc perplexe devant le type de volcan que l'on trouve tout au long des trois mille kilomètres de cette zone frontière séparant deux plaques, dit Broodika. (Il parlait lentement, tant pour être compris de Charlie qu'en raison des difficultés inhérentes à toute discussion dans l'oxyeau. On avait toujours l'impression de ne pas avoir assez d'air.) Si l'on examine les cartes que nous avons dressées en orbite, on s'aperçoit que, partout ailleurs sur la planète, le volcanisme est extrêmement clairsemé. Mais ici, les volcans abondent, et ils sont pratiquement tous de la même taille.

Je ne vois pas en quoi c'est lié, mon vieux, répondit Charlie en haussant les épaules. À mon sens, c'est tout simplement une énorme coïncidence.

Mais n'est-ce pas également la seule zone dans laquelle on rencontre des tertres de métal ? suggéra soudain Hikahi. Je ne suis pas experte en la matière mais tout cosmonaute apprend à se méfier des coïncidences en chaîne.

Charlie ouvrit puis referma la bouche, comme s'il avait été sur le point de parler mais s'était ravisé.

Mais ça m'a l'air futé, ça ! finit-il par dire. Oui ! Broodika, ces bestioles simili-coralliennes pourraient-elles avoir besoin d'un élément nutritif que seul leur procurerait ce type particulier de volcan ?

C'est posssiblc. Mais il faudrait consulter notre exo-biologiste. Dennie Sudman, et elle est sur l'une de ces îles en train d'enquêter sur les aborigènes.

Il faut absolument qu'elle nous rapporte des échantillons ! s'exclama Charlie en se frottant les mains.

Selon vous, serait-ce abuser que de lui demander de faire un crochet par un volcan ? Pas trop loin, bien sûr, après ce que vient de nous dire Creideiki... Un tout petit détour, de rien du tout, hein ?

Hikahi ne put retenir un petit sifflement de rire. Ce type était complètement jeté ! Néanmoins, il y avait quelque chose de contagieux dans son enthousiasme, et c'était une merveilleuse diversion aux soucis. Ah ! Que ne pouvait-elle se permettre d'imiter Charlie Dart et se réfugier dans un monde d'abstractions pour échapper aux périls de cet univers !

Et un sondage thermique, aussi ! s'écria Charlie. Dennie ne songerait certainement pas à me le refuser après tout ce que j'ai fait pour elle !

Creideiki traçait un large hélicoïde autour du nageur humain et, ce faisant, il profitait de chaque torsion, de chaque cambrure qu'il imprimait à son corps pour étirer ses muscles.

Par commande neurale, il fléchit les manipulateurs principaux de son harnais comme un homme fait travailler ses biceps.

Alors, professeur, que puis-je pour vous ?

Metz nageait une brasse extrêmement lente. Il posa sur Creideiki un regard affable.

Commandant, je crois qu'il est temps de réexaminer notre stratégie. Les choses ont changé depuis notre arrivée sur Kithrup et j'estime qu'une nouvelle approche est nécessaire.

Pourriez-vous être plus précis ?

Certainement. Vous n'avez pas oublié, je pense, que nous avons fui le point de transfert de Morgran pour n'être pas broyés dans les mâchoires d'un sextuple étau. Très vite, vous avez pris conscience que, même en nous rendant à l'un des partis en présence, nous n'aurions pas manqué de périr dans l'assaut général dont ce dernier aurait été la cible. Sur le moment, j'ai mis quelque temps à comprendre votre logique mais, à présent, je ne peux que lui rendre honneur. Votre manœuvre tactique était incontestablement des plus brillantes.

Je vous remercie, professeur Metz. Mais vous omettez de mentionner un autre motif de notre fuite. Nous avons reçu du Conseil de la Terragens l'ordre de lui rapporter directement les informations recueillies au cours de ce voyage sans en laisser rien filtrer. Notre capture aurait sans nul doute représenté une « fuite », ne pensez-vous pas ?

Certes ! reconnut Metz. Et nous avons donc maintenu le statu quo en nous réfugiant sur Kitlirup, manœuvre qu'au risque de me répéter je considère à présent comme inspirée. C'est uniquement par malchance, à mon sens, que cette cachette s'est révélée moins bonne que prévu.

Creideiki se retint de lui faire remarquer qu'ils étaient toujours cachés. Cernés, peut-être, mais pas encore pris dans les filets de quiconque.

Continuez, fit-il.

Eh bien... aussi longtemps que nous avions la possibilité d'éviter toute capture, votre stratégie de fuite était bonne. Mais la situation a changé. Nos chances de nous échapper sont maintenant proches de zéro. Kitlirup demeure certes un abri contre la fureur des combats mais son océan ne saurait nous dissimuler longtemps aux recherches de celui qui, là-haut, remportera la victoire.

Vous suggérez donc que nous n'avons plus le moindre espoir d'éviter la capture finale ?

Exactement. Et j'estime que nous devons examiner quelles sont nos priorités afin de parer à de désagréables contingences.

Et quelles sont nos priorités, selon vous !

Creideiki savait déjà quelle réponse il devait attendre.

Comment ! Mais la survie du vaisseau et de son équipage, bien sûr ! Et l'acheminement à bon port des données qui permettront d'évaluer les performances de l'un et de l'autre ! Somme toute, quel était l'objectif essentiel de notre mission ? Hein ?

Et Metz s'arrêta de nager pour se maintenir à la verticale dans l'eau en faisant peser sur Creideiki le regard d'un professeur qui pose une colle à un élève.

Creideiki aurait pu énumérer une bonne demi-douzaine de tâches qui avaient été assignées au Streaker depuis celle de contrôler la véracité des renseignements donnés par la Bibliothèque jusqu'à la prise de contact avec des alliés potentiels en passant par les informations d'ordre militaire que devait recueillir Thomas Orley.

Ces tâches avaient toutes leur importance mais le but premier de leur présence dans l'espace était d'évaluer les performances d'un vaisseau manœuvré par des dauphins et commandé par un dauphin. Le Streaker et son équipage constituaient une expérience.

Mais plus rien n'était comme avant depuis qu'ils avaient découvert la flotte abandonnée ! Désormais, il était impossible d'agir selon les priorités dictées au début du voyage. Mais allez le faire comprendre à un homme tel que Metz !

Bon sens, se remémora Creideiki, fuis donc chez l'animal, car l'homme a perdu la raison... De temps à autre, il se disait que Shakespeare lui-même avait dû être à demi dauphin.

Je saisis votre propos, professeur Metz, mais je ne vois toujours pas en quoi une modification de notre stratégie s'avère nécessaire. Nous serions toujours en danger de mort si nous pointions notre bec en surface.

Seulement si nous le faisions avant qu'il n'y ait un vainqueur là-haut ! Il serait bien évidemment absurde d'aller nous jeter dans un feu croisé. Mais nous sommes d'ores et déjà en position de négocier lorsqu'un vainqueur se dégagera ! Et si nous nous y prenons habilement, nous pouvons encore assurer le succès de notre mission.

Creideiki reprit sa lente progression hélicoïdale, forçant le généticien à nager de nouveau vers l'accès à la passerelle.

Pourriez-vous me dire ce que nous aurions à offrir lors de telles négociations, professeur Metz ?

L'homme sourit.

En premier lieu, cette information que Broodika et Charles Dart ont littéralement déterrée. L'Institut récompense ceux qui dénoncent des crimes écologiques. La plupart des factions qui s'affrontent au-dessus de notre tête sont, quelle que soit la nuance, des conservateurs traditionalistes. Ils sauront apprécier une telle découverte.

Creideiki se retint d'exprimer par des railleries mordantes le mépris que suscitait en lui la naïveté de l'homme.

Poursuivez, professeur, dit-il d'une voix égale. Qu'avons-nous d'autre à proposer ?

Eh bien, commandant, nous avons aussi l'honneur de notre mission. Quand bien même ceux qui nous feront prisonniers décideraient de garder pour un temps le Streuker, ils ne manqueront pas de se montrer com- préhensifs quant à nos objectifs. Apprendre à des clients à se servir d'un vaisseau spatial est une des tâches fondamentales de l'Élévation. Il est pratiquement sûr qu'ils nous laisseront dépêcher un petit groupe d'hommes et de fen vers la Terre avec nos analyses de comportement, de sorte que la marche du progrès vers de nouveaux astronefs à pilotage delphinien ne soit pas entravée. En adoptant une autre attitude, ils agiraient comme un individu qui s'opposerait au développement d'un enfant parce qu'il est en désaccord avec les parents de ce dernier !

Et combien d'enfants humains, jadis, dans vos Âges Obscurs, n'ont subi la torture et la mort que pour expier les fautes de leurs parents ? Creideiki aurait aimé pouvoir lui demander qui serait l'émissaire désigné pour rapporter à la Terre les données sur l'Élévation pendant que le Streaker serait retenu captif.

Professeur Metz, je crois que vous sous-estimez le fanatisme de ceux auxquels nous avons affaire. Mais reste-t-il d'autres points sur lesquels nous puissions nous appuyer pour parlementer ?

Bien sûr. J'ai même gardé le plus important pour la fin. (Ménageant son effet, il posa la main sur le flanc de Creideiki.) Commandant, nous devons envisager de donner aux Galactiques ce qu'ils désirent.

Depuis le début, Creideiki attendait ce moment.

Vous voulez dire l'emplacement exact de la flotte abandonnée ?

Oui. Ainsi que toutes les reliques ou données que nous y avons trouvées.

Creideiki se figea dans son expression de joueur de poker. Jusqu'à quel point sait-il à propos du « Herbie » de Gillian ? se demanda-t-il. Grand Rêveur ! que de problèmes avec ce cadavre !

Sans doute n'avez-vous pas oublié, commandant, reprit Metz, que le bref message que nous avons reçu de la Terre nous ordonnait de nous cacher et de garder le secret sur nos informations, si possible ! Il précisait que nous allions avoir à nous en remettre à notre propre jugement pour faire au mieux ! Notre silence retardera-t-il d'ailleurs pour longtemps la redécouverte de ce cimetière d'épaves à présent que tout le monde est au courant de son existence ? Nul doute que la moitié des grandes puissances patronnes dans les Cinq Galaxies n'aient des essaims de patrouilleurs qui ratissent l'espace en tentant de repérer notre trouvaille. Ils savent déjà qu'il leur faut chercher dans un amas globulaire à l'écart des routes fréquentées. Ce n'est qu'une question de temps avant qu'ils ne finissent par tomber sur la bonne bâche gravitationnelle et sur le bon amas.

Creideiki trouvait cette dernière affirmation discutable. Les Galactiques suivaient rarement le même type de raisonnement que les Enfants de la Terre et ils ne conduiraient certainement pas leurs recherches de la même manière. Que la flotte eût échappé si longtemps aux expéditions de tout ordre en était la meilleure preuve. Toutefois, à long terme, Metz avait probablement raison.

En ce cas, professeur, pourquoi ne pas simplement transmettre par radio les coordonnées de la flotte à la Bibliothèque ? Une fois qu'elles seront dans le domaine public, nous n'aurons plus rien à voir dans l'histoire. Il est certain qu'une découverte d'une telle importance doit faire l'objet d'une enquête approfondie menée par une équipe officielle de l'Institut.

Creideiki faisait de l'ironie mais il se rendit compte, au sourire protecteur de Metz, que l'humain le prenait au sérieux.

Vous êtes naïf, commandant. Les fanatiques qui sont là-haut se soucient fort peu de codes galactiques au demeurant fort lâches s'ils sont persuadés que le millenium est proche ! Que tous connaissent remplacement de la flotte et la bataille ne fera que se transférer là-bas ! Ces antiques vaisseaux seront détruits dans un feu croisé, quelle que soit la résistance des étranges champs protecteurs qui les entourent. Et les Galactiques ne s'en démèneront pas moins pour nous faire prisonniers au cas où nous aurions menti !

Ils étaient parvenus devant le sas de la passerelle. Creideiki s'arrêta.

Serait-il donc préférable qu'un seul des partis en présence disposât de l'information et pût explorer seul la flotte ?

Bien sûr ! En définitive, qu'est-ce que ce tas de ferraille à la dérive représente pour nous ? Rien qu'un endroit dangereux où nous avons perdu notre vedette et une dizaine de nos meilleurs fen. Nous n'avons pas le culte des ancêtres comme tous ces fanatiques qui se battent là-haut et nous nous fichons pas mal, hormis par simple curiosité intellectuelle, de savoir si ces épaves sont un vestige de l'époque des Progéniteurs ou les Progéniteurs eux-mêmes qui seraient de retour ! Ce qui est sûr, c'est que ça ne vaut pas le coup d'y laisser notre peau. S'il est une chose que nous avons apprise au cours des deux derniers siècles, c'est qu'un petit clan de nouveaux venus comme les gens de la Terre ont intérêt à se garer vite fait lorsque de grands garçons comme les Soros et les Gubrus bavent d'envie devant quelque chose.

Les vigoureux mouvements de tête par lesquels le professeur Metz soulignait chaque point de sa tirade soulevaient des vagues dans sa chevelure argentée dont les mèches retenaient un halo d'effervescence.

Sans vouloir revenir sur son opinion et aller jusqu'à éprouver du respect pour Ignacio Metz, Creideiki constatait que l'homme devenait presque sympathique lorsqu'il se passionnait assez pour se départir de sa façade compassée.

Malheureusement, Metz était fondamentalement dans l'erreur.

Sur le harnais de Creideiki, la montre carillonna. Il eut un sursaut en prenant conscience de l'heure tardive.

C'était une discussion fort intéressante, professeur Metz, mais le temps me manque pour la poursuivre plus avant. Quoi qu'il en soit, aucune décision ne sera prise jusqu'à la prochaine réunion plénière de l'état-major du vaisseau. Cela vous semble-t-il acceptable ?

Oui, je crois, bien que...

Et, à propos de la bataille qui se déroule au-dessus de Kitlirup, je dois justement passer voir Takkata-Jim pour lui demander les nouvelles.

Il n'avait pas compté perdre autant de temps avec Metz. Il était hors de question de surseoir une fois de plus à cette pause qu'il avait décidé de s'accorder. Metz, hélas, n'avait apparemment pas l'intention de le lâcher.

À propos de Takkata-Jim, commandant, je me rappelle un autre point que je voulais aborder. Le sentiment d'isolement social qu'expriment certains fen d'équipage appartenant à des sous-groupes génétiques expérimentaux n'est pas sans me donner quelque souci. Ils se plaignent d'être victimes d'ostracisme et la fréquence avec laquelle ils sont l'objet de mesures disciplinaires me semble disproportionnée.

Vous faites allusion, je suppose, à certains Sténo ?

Metz parut mal à l'aise.

Ce terme populaire semble être entré dans les mœurs quoique tous les dauphins soient taxonomiquement parlant des Tursiops amicus, cependant...

J'ai la mâchoire aux aguets de tout ce qui se passe à bord, professeur Metz, l'interrompit Creideiki sans se soucier de ménager plus longtemps la susceptibilité du mel. De subtiles dynamiques de groupe sont en jeu et j'applique ce que j'estime être des techniques efficaces pour maintenir la solidarité dans l'équipage.

En fait, le nombre des mécontents se situait autour de la douzaine et Creideiki avait l'impression d'avoir affaire à une remontée de l'atavisme due au stress, une sorte d'effritement de la sapience sous l'action de la peur et de la tension. Mais le prétendu spécialiste qu'était le professeur Metz semblait penser que l'équipage du Streaker, dans sa grande majorité, pratiquait la discrimination raciale.

Est-ce à dire que Takkata-Jim aurait également des problèmes, professeur ?

Certainement pas ! C'est un officier irréprochable. En entendant son nom, je me suis rappelé ce que j'avais à vous dire simplement parce que... (Et il s'interrompit.)

Parce que c'est un Sténo, acheva Creideiki dans son for intérieur. Dois-je dire à Metz que j'envisage de nommer Hikahi second ? Car, quelles que soient ses compétences, la morosité dans laquelle se renferme Takkata-Jim commence à porter atteinte au moral de l'équipage. Et je ne puis admettre cela dans mon banc de commande.

Creideiki regrettait amèrement le lieutenant Yachapa-Jean qui avait disparu dans les Syrtes.

Professeur Metz, puisque vous avez abordé le sujet, je tiens à vous dire que j'ai remarqué chez certains membres de l'équipage quelques divergences entre le profil psychobiologique établi avant le lancement et leur comportement subséquent, même avant que nous n'ayons découvert la flotte abandonnée. Je n'ai pas la prétention d'être un cétapsychologue mais j'ai la conviction que, dans certains cas, l'effectif du vaisseau ne correspond pas à celui qui avait été arrêté au départ. Avez-vous quelques éclaircissements à me donner là-dessus ?

Le visage de Metz se ferma.

Je ne suis pas sûr de savoir ce dont vous parlez, commandant.

Dans un bruissement, un bras sortit du harnais de Creideiki pour gratter un point qui le démangeait au-dessus de l'œil droit.

Pour l'heure, je laisse la question en suspens mais je compte sous peu user de mes privilèges de commandant pour examiner vos notes. À litre officieux, bien sûr. Veuillez les préparer...

Un signal sonore interrompit Creideiki. C'était la radio de son harnais.

Oui, parlez ! ordonna-t-il. (Et il resta quelques instants à écouter une voix bourdonnante sur son branchement neural.) J'arrive tout de suite, répondit-il. Creideiki. Terminé.

Il concentra un faisceau sonar sur une plaque sensible située près de l'écoutille qui s'ouvrit dans un bourdonnement.

C'était la passerelle, reprit-il à l'intention de Metz. Un éclaireur vient d'arriver porteur d'un message de Tsh't et d'Orley. On a besoin de moi. Mais nous reprendrons cette discussion, professeur, très prochainement.

Puis, en deux puissants battements de caudale, Creideiki franchit les portes du sas et monta vers la passerelle.

Ignacio Met/, le regarda s'éloigner.

Creideiki a des soupçons, se dit-il. Son intuition lui a fait sentir qu'une part de mes recherches était quelque peu spéciale. Il faut que je pare le coup. Mais comment ?

La tension résultant de l'état de siège constituait pour Metz une extraordinaire mine de données, en particulier sur les éléments dont il avait réussi à noyauter l'effectif du Streaker. Mais à présent les choses commençaient à se gâter. Certains de ses sujets présentaient des symptômes de stress auxquels il ne se serait jamais attendu.

Et voilà qu'en plus du souci que lui donnaient ces fanatiques d'extraterrestres il lui fallait maintenant détourner les soupçons de Creideiki... ce qui ne promettait pas d'être facile. Metz savait reconnaître le génie lorsqu'il le rencontrait, surtout chez un dauphin élevé.

Si seulement c'était l'un des miens ! se dit-il. Si seulement je pouvais me flatter d'avoir conçu ne serait-ce que ce seul fin !

Gillian

Suspendus dans l'espace, tels les rangs encore serrés d'un collier de perles rompu, les vaisseaux reflétaient vaguement la faible lumière de la Voie lactée. Les plus proches étoiles étaient les rougeâtres vétérans d'un petit amas globulaire, patients vestiges de la toute première époque de formation d'une étoile, dénudés de toute planète, de tout métal.

Gillian contemplait cette photographie, l'une des six que le Streaker avait transmises en toute innocence à la Terre, croyant n'avoir affaire qu'à une bâche gravitationnelle sans grand intérêt située hors des sentiers battus.

Mais cette étrange et silencieuse armada n'avait pas répondu aux innombrables questions qu'elle ne pouvait manquer de faire naître chez les Terriens. Car, dans la structure ordonnée des Cinq Galaxies, cette flotte de vaisseaux fantômes n'avait pas sa place.

Mais comment a-t-elle pu passer si longtemps inaperçue ?

Gillian reposa la holo et en prit une autre. Celle-ci montrait en gros plan l'une des épaves géantes. Énorme comme une lune, le métal de sa coque rongé par les âges, il émanait d'elle une faible luminescence... celle d'un champ protecteur aux insoupçonnables propriétés. Cette aura avait défié toute analyse. Tout ce qu'ils avaient pu déterminer, c'est qu'il s'agissait d'un champ de probabilité particulièrement intense et d'une nature inhabituelle.

En tentant d'aborder l'une de ces nefs fantômes, le youyou du Streaker avait provoqué, aux limites extrêmes du champ, une sorte de réaction en chaîne. Des éclairs d'une brillance exceptionnelle avaient surgi entre l'antique Léviathan et la petite vedette. Le lieutenant Yachapa-Jcan avait transmis au vaisseau que toute l'équipe de reconnaissance était sous l'empire d'hallucinations intenses. Elle avait tenté de reculer mais, désorientée par ses visions, elle avait déployé ses écrans de stase à l'intérieur de l'étrange champ. Il en était résulté une gigantesque explosion dans laquelle s'étaient vus désintégrés tout à la fois le minuscule esquif terrien et la monstrueuse épave.

Gillian reposa la photo et porta son regard vers l'autre bout du labo où Herbie gisait dans son filet de stase, silhouette inconnue depuis des centaines de millions d'années... depuis des milliards d'années.

À la suite du désastre, Tom Orley était sorti seul et il avait rapporté celle relique qui était entrée secrètement dans le vaisseau par un sas latéral.

Une prise de valeur, se dit Gillian en contemplant le cadavre. Du moins nous as-tu coûté cher, Herbie. Si seulement je pouvais me faire une idée de ce que nous avons acheté !

Car Herb constituait une énigme digne des recherches concertées de plusieurs grands Instituts et non des faibles moyens d'une seule femme isolée à bord d'un vaisseau assiégé à des millions de parsecs de chez elle.

C'était frustrant, mais il fallait bien que quelqu'un fît l'effort de chercher... que quelqu'un tentât de comprendre pourquoi ils étaient brusquement devenus un gibier que l'on pourchassait. Avec Tom à l'extérieur et Creideiki absorbé par la bonne marche du vaisseau et de son équipage, cette tâche lui revenait. Si elle ne s'en était pas occupée, personne ne l'aurait fait.

Lentement, elle apprenait une chose ou deux sur Herbie... assez pour confirmer l'extrême antiquité de la momie, sa structure squelettique de créature marchant à la surface d'une planète et l'obstination de la micro-Bibliothèque du bord à prétendre que rien de tel n'avait jamais existé.

Elle posa les pieds sur le bureau et prit une autre photo sur la pile. Celle-là montrait de manière fort nette, au travers du miroitement d'un champ de probabilité, une série de symboles gravés sur le flanc d'une vaste coque.

Ouverture Bibliothèque, dit-elle. (Des quatre écrans holo de son bureau, celui qui, à l'extrême gauche, était surmonté du glyphe de la spirale rayonnante s'alluma.) Dossier Syrtes, recherche de références concernant les symboles. Ouverture et affichage. (Une colonne de texte se détacha en réponse contre la cloison qui se trouvait à sa gauche. La liste était d'une concision consternante.) Sub-persona : bibliothécaire de référence/mode interrogatif.

Le texte resta projeté contre le mur mais, sur ses marges, un dessin tournoyant prit corps à l'intérieur de la spirale radiée. Puis une voix calme annonça :

Mode bibliothécaire de référence. Puis-je vous être utile ?

Est-ce tout ce que tu as été capable de me trouver sur ces symboles ?

Affirmatif. (C'était une voix froide quoique dotée d'inflexions irréprochables car nul effort n'avait été fait pour déguiser qu'elle provenait d'une persona minimale, d'un tout petit secteur de programme de la Bibliothèque du bord.) J'ai passé en revue l'ensemble de mes archives afin de chercher des corrélatifs à ces symboles mais vous devez, bien sûr, garder en mémoire que je ne suis qu'une micro-antenne aux capacités restreintes et que ces symboles sont mutables à l'infini dans le temps. Le tracé donne toutes les références possibles dans le cadre des paramètres que vous avez fixés.

Gillian regarda la courte liste. C'était quand même incroyable. Quoique sans commune mesure avec une antenne planétaire ou sectorielle, la Bibliothèque du vaisseau n'en contenait pas moins l'équivalent de tous les livres publiés sur la Terre depuis les dernières décennies du vingt et unième siècle. Elle devait certainement pouvoir trouver d'autres corrélations que ça !

Ifni ! soupira-t-elle. Il faut pourtant que quelque chose ait mis dans tous leurs états la moitié des fanatiques de la galaxie. Peut-être est-ce le portrait d'Herb que nous avons transmis. Peut-être sont-ce ces symboles. Mais qu'est-ce que c'est ?

Je ne suis pas équipé pour spéculer, répondit le programme.

C'était une question de pure rhétorique et qui ne t'était nullement adressée, de toute façon. Je vois que tu relèves une corrélation de trente pour cent entre cinq de ces symboles et certains glyphes religieux de l'Alliance « abdicatrice ». Fais-moi un survol des Abdicateurs.

Le timbre de la voix se modifia :

Mode sommaire culturel... « Abdicateur est le terme anglique qui fut choisi pour désigner l'un des regroupements philosophiques majeurs de la société galactique. La foi abdicatrice date de la légendaire période Tarseuh de la quinzième ère, approximativement six cents millions d'années dans le passé, époque particulièrement troublée au cours de laquelle les Instituts Galactiques n'ont survécu que de justesse aux ambitions de trois puissantes races patronnes (références 97AcF109t, 97AcG136t et 97AcG986s). Deux de ces espèces comptent parmi les puissances militaires les plus belliqueuses qu'ait connues l'histoire des Cinq Galaxies Unies. La troisième est à l'origine de plusieurs innovations techniques dans le domaine astronautique, en particulier du système à présent standard de... »

La Bibliothèque s'engagea dans un exposé technique détaillé de méthodes de fonte et d'usinage. Quoique ce ne fût pas dénué d'intérêt, cela n'avait que peu de chose à voir avec le sujet. De la pointe de son orteil, Gillian effleura la touche d'accélération de sa console et la narration fit un bond en avant.

— ... « Les conquérants se donnaient un surnom que l'on peut traduire par "les Lions". Ils réussirent à s'emparer de la plupart des points de transfert et des places fortes ainsi que de toutes les grandes Bibliothèques. Vingt millions d'années durant, leur domination parut incontestable et la croissance démographique anarchique des Lions, accompagnée d'une expansion coloniale démesurée, entraîna l'extinction de huit des dix races pré-clientes que les Cinq Galaxies comptaient à l'époque. Le rôle primordial des Tarseuhs dans le renversement de cette tyrannie tient à ce qu'ils requirent l'intervention de six très vieilles espèces que l'on croyait éteintes. Leurs six forces armées, alliées aux Tarseuhs, amorcèrent une contre-attaque de la culture galactique qui fut couronnée de succès. Par la suite, lorsque les Instituts eurent été restaurés dans leur souveraineté, les mystérieux défenseurs rentrèrent dans l'oubli, accompagnés par les Tarseuhs... » Gillian mit un terme à ce flot de paroles.

D'où sortaient ces six races qui aidèrent les rebelles ? N'as-tu pas dit qu'elles étaient éteintes ?

La voix du moniteur reprit :

Les archives de l'époque les donnaient comme éteintes. Désirez-vous connaître les numéros des références ?

Non. La suite.

« De nos jours, la plupart des sophontes estiment qu'il s'agissait de six vestiges ethniques n'ayant pas encore achevé leur "sortie" vers un stade d'évolution ultérieur. Subséquemment, ces six races auraient pu n'être pas éteintes stricto sensu mais transformées de par leur croissance au point de n'être plus reconnaissables. Elles restaient néanmoins capables de s'intéresser aux affaires de ce bas univers lorsque les circonstances atteignaient un niveau suffisamment critique. » Désirez-vous que je fasse référence aux articles concernant les modes naturels de passage des espèces ?

Non. La suite. Où les Abdicateurs interviennent-ils là-dedans ?

« Les Abdicateurs estiment qu'il existe certaines races éthérées qui daignent, de temps à autre, prendre une forme physique dans l'incognito d'un schéma d'Élévation apparemment normal. Ces "Grands Esprits" sont élevés comme pré-clients, passent leur période de contrat et finissent par devenir des races doyennes sans rien révéler de leur vraie nature. En cas d'urgence, quoi qu'il en soit, ces super-espèces ont ainsi la possibilité d'intervenir rapidement dans les affaires des mortels. Les Progéniteurs sont censés avoir été les plus anciens, les plus distants, les plus puissants de ces Grands Esprits. Naturellement, cette tradition diffère profondément de la légende couramment admise qui prétend que les Aînés auraient quitté depuis fort longtemps la Galaxie Natale en promettant néanmoins de revenir un jour... »

Stop !

La Bibliothèque se tut aussitôt. Le front de Gillian se plissa tandis qu'elle réfléchissait à cette dernière phrase : « Naturellement, cette tradition diffère profondément... »

Foutaises ! La foi abdicatrice n'était qu'une variante du même dogme de base et n'offrait que de faibles divergences avec les autres traditions millénaristes ayant trait au « retour » des Progéniteurs. La controverse lui rappelait les querelles qui, jadis, avaient secoué les religions de la Terre dont les adeptes s'adonnaient à de folles exégèses sur la nature de la Trinité ou calculaient le nombre d'anges qui pouvaient tenir sur la pointe d'une aiguille.

Un tel délire sur des points de doctrine mineurs lui aurait presque paru drôle s'il n'avait été le fond même d'une bataille qui faisait rage quelques milliers de kilomètres au-dessus d'elle.

Elle prit mentalement note de penser à tenter un renvoi croisé aux croyances hindoues sur les avatars des déités. La similitude avec les dogmes abdicateurs était si forte qu'elle se demandait pourquoi la Bibliothèque n'avait pas fait la relation, tout au moins pour y voir une analogie.

Bon ! Trop, c'est trop.

Niss ! appela-t-elle.

Le moniteur à l'extrême droite du bureau s'alluma. Un motif abstrait de poussières étincelantes fit irruption dans la zone étroitement délimitée qui surplombait l'écran.

Comme vous le savez, Gillian Baskin, il est préférable que la Bibliothèque ne soit pas au courant de ma présence à bord. Aussi ai-je pris la liberté de l'aveugler pour qu'elle ne puisse observer notre conversation. Vous avez une question à me poser ?

Sûr. As-tu écouté ce qu'elle vient de me raconter ?

Je suis attentif à tout ce que fait celle micro-antenne de bord. C'est la raison première de ma présence ici. Thomas Orley ne vous a-l-il donc jamais rien expliqué ?

Gillian se retint. Son pied était beaucoup trop près de l'écran insultant et elle le posa sur le sol pour éviter toute tentation.

Niss ? demanda-t-elle d'une voix neutre. Comment se fait-il que cette micro-Bibliothèque s'exprime en charabia ?

La machine tymbrimie eut un soupir des plus anthropomorphes.

Virtuellement, docteur Baskin, toutes les races qui respirent de l'oxygène, hormis l'humanité, ont été bercées dans une structure sémantique élaborée sur des générations de rapports patron/client influencés par la Bibliothèque. Au regard des normes galactiques, les langues de la Terre sont bizarres et chaotiques, et les problèmes posés par la conversion d'archives dans votre syntaxe peu conventionnelle sont énormes.

Tout ça, je le sais déjà ! Les E.T. voulaient que nous apprenions le Galactique Sept à l'époque du Contact. Nous leur avons dit de garder l'idée pour eux et de se la coller où ils voulaient.

Voilà qui est imagé. L'humanité a donc mis en œuvre des moyens exceptionnels pour amener l'annexe terrienne de la Bibliothèque à s'exprimer en anglique parlé. On a eu beau faire appel à des conseillers tymbrimis, kantens et autres, le résultat n'en laisse pas moins à désirer. N'est-ce pas votre avis ?

Gillian se frotta les paupières. Tout ça ne menait nulle part. Pourquoi Tom s'imaginait-il que cette sarcastique machine pût être utile ? Chaque fois qu'elle voulait en obtenir une réponse toute simple, la Niss ne faisait que lui poser des questions.

Le problème du langage leur sert d'excuse depuis plus de deux siècles ! dit-elle. Combien de temps vont-ils encore nous servir la même rengaine ? Depuis le Contact, nous avons étudié le phénomène des langues comme il ne l'avait jamais été durant des millions d'années ! Nous nous sommes attelés aux complexités des langues des « jeunes-loups » que sont l'anglique, l'anglais, le japonais, et nous avons appris à parler aux chimps et aux dauphins. Nous avons même fait quelques progrès dans la communication avec ces étranges créatures qui peuplent le soleil de notre monde, les Solariens ! Et pourtant, l'Institut de la Bibliothèque continue de nous soutenir que notre langue seule est responsable de toutes ces corrélations défectueuses, de ces documents d'archives épouvantablement traduits ! C'est un peu fort quand je pense que Tom et moi parlons chacun quatre ou cinq langues galactiques. Non, ce ne sont pas des divergences linguistiques qui posent problème, c'est quelque chose de bizarre dans les données que l'on nous a fournies !

Pour une fois, la Niss se contenta de bourdonner sans rien dire. Les poussières d'étincelles se combinèrent et se repoussèrent tels deux liquides de densité différente qui ne semblent se mêler que pour mieux retomber en gouttelettes distinctes.

Docteur Baskin, ne venez-vous pas d'exposer la justification majeure de vaisseaux qui, tel celui-ci, courent l'espace pour traquer les écarts entre archives et réalité ? Et le but même de mon existence : tenter de prendre la Bibliothèque en flagrant délit de mensonge, s'efforcer de comprendre pourquoi les plus puissantes races patronnes ont « pipé les dés », comme vous dites, à l'encontre de sophontes plus jeunes comme les Hommes et les Tymbrimis ?

Alors, pourquoi ne m'aides-tu pas ?

Le cœur de Gillian se mit à battre plus vite. Elle s'agrippa au rebord de son bureau et prit soudain conscience de ce que la frustration était en train de resserrer son emprise sur elle.

Pourquoi suis-je à ce point fascinée par le point de vue humain sur les choses, docteur Baskin ? demanda la Niss d'une voix qui s'était presque teintée de sympathie. Mes maîtres tymbrimis sont d'une habileté hors du commun. Leur faculté d'adaptation leur permet de survivre au sein d'une galaxie pleine de dangers. Ils sont néanmoins prisonniers, eux aussi, du mode de pensée universellement admis. Vous, Terriens, vous avez une perspective neuve qui vous permet de voir des choses qui leur échappent. Car, si vaste que soit l'éventail de comportements et de croyances des créatures qui respirent de l'oxygène, l'expérience de l'Homme est virtuellement unique. Les races clientes élevées avec soin se voient épargner ce cheminement plein d'erreurs qui fut celui de vos nations humaines d'avant le Contact. Ce sont ces erreurs qui vous ont faits différents.

Ce n'était pas faux, Gillian le savait. Les hommes et les femmes des origines ne s'étaient pas privés de faire l'essai d'idioties monumentales... d'absurdités dont l'idée ne serait même pas venue à l'esprit d'espèces conscientes des lois de la nature. Des superstitions sans nombre avaient déferlé sur ces siècles sauvages. On avait adopté toutes sortes de façons de gouverner, de prendre le pouvoir, de philosopher, pour les abandonner ensuite. C'était presque comme si la Terre Orpheline avait constitué un laboratoire planétaire où l'on se permettait n'importe quelle expérience bizarre et insensée.

Tout illogiques et honteuses qu'elles parussent en rétrospective, ces expériences avaient enrichi l'homme moderne. Peu de races s'étaient autant fourvoyées en un si court laps de temps ou n'avaient tenté de trouver autant de solutions, si stériles fussent-elles, à des problèmes sans espoir.

Les artistes terriens étaient recherchés par quantité d'E.T. blasés, et l'on payait très cher pour entendre débiter ces contes que nul Galactique n'aurait jamais pu imaginer. Les Tymbrimis avaient un goût tout particulier pour les romans fantastiques humains regorgeant de dragons, d'ogres et de pouvoirs magiques... plus il y en avait, mieux c'était. Ils trouvaient ce genre extraordinairement baroque et haut en couleur.

Moi, je ne cède pas au découragement lorsque vos rapports avec la Bibliothèque vous donnent un sentiment de frustration, dit la Niss. Bien au contraire, cela me satisfait car votre frustration m'apprend des choses ! Vous ne cessez de remettre en question ce que la société galactique tient pour acquis. Ce n'est qu'en second lieu que je suis là pour vous aider, madame Orley. En premier lieu, c'est pour vous regarder souffrir.

Gillian marqua le coup. Cette utilisation d'un titre honorifique désuet ne pouvait être gratuite, pas plus que les efforts visibles de la machine pour la pousser à bout. Toutefois, elle ne bougea pas et contrôla un flux d'émotions contradictoires.

Cette discussion n'aboutit à rien, dit-elle soudain. Ou plutôt si, à me rendre folle. Je me sens comme dans un étau.

Pour tout commentaire, la Niss projeta une gerbe d'étincelles. Gillian regarda les particules tournoyer et danser.

N'es-tu pas en train de me suggérer que nous laissions cela de côté pour le moment ? reprit-elle enfin.

Peut-être. Hommes et Tymbrimis possèdent tous deux un moi subconscient. Il se peut que nous ayons intérêt à laisser la part cachée de nous-mêmes ruminer ces problèmes pour un temps.

Gillian acquiesça d'un hochement de tête.

Je vais demander à Creideiki de m'envoyer sur cette île d'Hikahi. Ces aborigènes sont importants. En dehors de notre évasion, je ne crois pas que nous ayons d'objectif plus essentiel.

C'est une opinion normale et morale conforme au point de vue galactique et, de ce fait, dénuée de tout intérêt pour moi.

La Niss avait déjà l'air de s'ennuyer. Ses gerbes éblouissantes se fondirent en une vague spirale de lignes sombres qui tournoyèrent un moment avant de converger vers un point minuscule dans lequel elles s'évanouirent.

Gillian crut entendre un petit bruit sec à l'instant où la Niss la quittait.

Lorsqu'elle eut Creideiki sur le réseau de communication interne, le capitaine cligna des yeux incrédules.

Gillian, votre psi n'en fait-il pas un peu trop ? J'étais justement en train de vous appeler !

Elle se redressa dans son fauteuil.

Avez-vous des nouvelles de Tom ?

Oui. Ça va bien. Il m'a chargé de vous faire faire ses courses. Pouvez-vous passer me voir ?

J'arrive tout de suite, Creideiki.

Elle verrouilla la porte de son laboratoire et se précipita vers la passerelle.

Galactiques

Beie Chohooan ne pouvait que gronder de surprise devant l'ampleur de la bataille. Comment les fanatiques avaient-ils réussi à mettre en si peu de temps de telles forces en présence ?

Le petit patrouilleur synthiain suivait le lit encombré d'astéroïdes d'un ancien courant-jet laissé par une comète depuis longtemps disparue. L'ensemble du système de Kthsemenee était brillamment illuminé d'éclairs et, sur ses écrans, Beie pouvait voir autour d'elle les flottes de guerre qui se fondaient en mêlées tournoyantes pour se porter égratignures et coups mortels avant de repartir chacune dans son coin d'espace. Des alliances se formaient et se dissolvaient au gré de l'avantage qu'y trouvaient leurs parties et, en violation des règles souhaitées par l'Institut pour une Guerre Civilisée, il s'agissait d'un combat à outrance.

Bien qu'elle n'en fût pas à sa première mission d'espionnage pour l'Enclave Synthiaine, Beie n'avait jamais rien vu de tel.

J'étais en observatrice à Paklatuthl lorsque les clients des J'Sleks ont rompu leur contrat sur le champ de bataille. J'ai vu l'Alliance Obédiante rencontrer les Abdicateurs dans la démesure d'une guerre rituelle. Mais jamais il ne m'a été donné d'assister à un massacre aussi insensé ! N'ont-ils donc aucune dignité ? Aucun sens de l'art de la guerre ?

Et sous ses yeux, elle vit la plus puissante coalition se disloquer dans une trahison sauvage tandis qu'une aile entière se retournait contre sa voisine.

Fanatiques sans foi ni loi, marmonna Beie avec un reniflement de dégoût.

Un pépiement se fit entendre sur une étagère à sa gauche et une série de petits yeux roses se baissèrent vers elle.

Lequel d'entre vous a dit ça ?

Elle foudroya du regard les petits Wazoons qui la fixaient depuis l'écoutille ouverte de leurs bulles espionnes respectives. Les créatures semblables à des tarsiers battirent des paupières, pépièrent d'amusement, mais aucune ne fit une réponse directe à la question de leur patronne.

Vous n'avez pas tort, de toute façon, reconnut Beie. Les fanatiques ont pour eux leur rapidité d'action. Ils ne prennent pas le temps de réfléchir et foncent dans le tas tandis que nous autres, modérés, restons à peser le pour et le contre.

Et surtout nous, les Synthiains, avec notre perpétuelle prudence, ajouta-t-elle pour elle-même. Les Terriens sont censés être nos alliés et, pourtant, nous n'élevons que timidement la voix pour protester auprès d'Instituts parfaitement impuissants et tergiversons en sacrifiant patrouilleur sur patrouilleur pour espionner les Galactiques.

Les Wazoons poussèrent un couinement pour l'avertir.

Je suis ! leur répondit-elle sèchement... Vous croyez que je ne connais pas mon boulot ? Il y a une sonde d'observation juste devant nous, d'accord. Alors, que l'un de vous aille s'en occuper et qu'on ne me dérange plus ! Vous ne voyez pas que j'ai autre chose à faire ?

Les petits yeux roses clignèrent de nouveau et une de leurs paires disparut quand son propriétaire wazoon referma sur lui la portière de son minuscule appareil. Un léger frisson parcourut le patrouilleur lorsque la bulle s'en détacha.

Bonne chance, petit Wazoon, client fidèle, pensa Beie qui, avec une feinte indifférence, suivit sur son écran les évolutions de la petite bulle se frayant un chemin entre les astéroïdes vers la sonde de guet qui barrait la route du patrouilleur.

Encore une mission perdue, se dit-elle avec amertume. Les Tymbrimis se battent pour survivre, la Terre est en état de siège et la moitié de ses colonies sont déjà tombées ; pendant ce temps-là. nous autres, Synthiains, nous ne sortons de l'expectative que pour replonger aussitôt dans l'expectative en nous contentant de nous expédier en observation, moi et mon équipe.

Un flamboiement brutal transforma le champ d'aérolithes en lignes d'ombres fuyantes. Une sourde lamentation monta de l'étagère des Wazoons qui se turent dès que Beie se tourna vers eux.

Ne me cachez pas vos sentiments, mes braves Wazoons, murmura-t-elle. Vous êtes des clients et de courageux guerriers, pas des esclaves. Pleurez votre collègue qui est mort pour nous.

Elle fut traversée par la vision de son propre peuple, si flegmatique, si prudent, et au sein duquel elle s'était toujours sentie étrangère.

Donnez libre cours à vos sentiments ! insista-t-elle, surprise par sa propre véhémence. Il n'y a pas de honte à être affecté, mes petits Wazoons. En cela, vous serez supérieurs à votre race patronne lorsque vous aurez grandi et que vous serez vos propres maîtres !

Beie pilotait le patrouilleur, toujours plus près du monde aquatique et résolument plus proche de ses camarades clients que de la race exagérément circonspecte qui était la sienne.

Thomas Orley

Thomas Orley contemplait son trésor, cette chose qu'il cherchait depuis douze ans. Il était apparemment intact et c'était la première fois qu'un tel objet échouait ainsi entre des mains humaines.

Deux fois seulement au cours des deux cents dernières années une micro-antenne de la Bibliothèque conçue pour d'autres races avait été récupérée par des Terriens à la suite d'escarmouches. Dans un cas comme dans l'autre, les mémoires avaient été endommagées. Néanmoins, on en avait tiré de précieux renseignements jusqu'au jour où. à la suite d'une erreur de manipulation, les machines semi-intelligentes s'étaient autodétruites.

Celle-ci était donc la première qui sortît intacte d'un vaisseau de guerre appartenant à l'une des puissantes races patronnes galactiques, et surtout la première depuis qu'une certaine machine tymbrimie participait aux recherches d'Orley.

C'était un coffre beige d'environ trois mètres de haut sur deux de large et un de profondeur avec de simples accès optiques. À mi-hauteur sur l'un des côtés se trouvait la spirale radiée symbolisant la Bibliothèque.

L'unité avait été arrimée sur un traîneau de marchandises avec d'autres objets récupérés sur l'épave thennanin, dont trois bobines de probabilité en parfait état. Hannes Suessi allait retourner au Streaker en veillant sur ce chargement comme une mère poule sur ses œufs et il n'en reviendrait qu'après s'être assuré que leurs prises étaient en sûreté entre les mains d'Emerson d'Anite.

Tom inscrivit ses instructions de routage sur une tablette de cire qu'il colla sur la micro-antenne de façon à recouvrir le glyphe spirale. Avec un peu de chance, cette unité de la Bibliothèque serait directement acheminée vers Creideiki ou vers Gillian sans que l'équipage y prêtât trop d'attention.

Non qu'il fît grand secret de son intérêt pour la capture d'une mini-Bibliothèque de bord extraterrestre : les fen ne l'avaient-ils pas aidé à la sortir du vaisseau thennanin ? Mais moins nombreux ils seraient à connaître les détails de l'affaire, mieux cela vaudrait. Surtout s'ils venaient à être faits prisonniers. Si ses instructions étaient correctement suivies, l'unité serait branchée dans sa cabine sur le réseau de communication interne et aurait l'apparence anodine d'un organe de transmission classique.

Il s'imaginait déjà la stupeur de la Niss. Il aurait bien aimé être là lorsque la machine tymbrimie découvrirait à quoi elle avait brusquement accès. Cette chose imbue d'elle-même en aurait probablement le sifflet coupé pendant une bonne demi-journée.

Il espérait néanmoins qu'elle ne serait pas trop abasourdie, souhaitant en tirer quelque chose au plus vite.

Suessi dormait encore, assujetti par des courroies au sommet de sa précieuse cargaison. Tom s'assura que ses directives ne pouvaient se détacher en route puis nagea jusqu'à la corniche surplombant l'épave étrangère.

Cette dernière pullulait de fens qui s'activaient à prendre les mesures précises de la coque tant de l'extérieur que de l'intérieur. Sur un ordre de Creideiki, des charges d'explosif seraient mises à feu, entamant un processus qui ne laisserait du vaisseau qu'une carcasse vide.

À l'heure actuelle, le messager qu'ils avaient dépêché devait avoir atteint le Streaker et, déjà, un traîneau devait être en roule, déroulant le long du raccourci qu'ils avaient découvert un monocâble qui les relierait à leur point d'attache. Normalement, ce traîneau croiserait celui de Suessi à mi-chemin.

Tout cela supposait évidemment que le « point d'attache » fût toujours lit. Selon Tom, néanmoins, il y avait de grandes chances pour que la bataille fît encore rage au-dessus de Kithrup. Une guerre spatiale n'était pas un feu de paille, surtout lorsqu'elle était le fait de Galactiques coutumiers des stratégies à longue échéance. Elle pouvait encore durer un an ou deux, quoiqu'il en doutât. Une telle prolongation des hostilités aurait permis l'arrivée de renforts et entraîné une guerre d'usure. Il était peu probable que les fanatiques en vinssent là.

De toute manière, l'équipage du Streaker devait agir comme si les combats allaient cesser d'un jour à l'autre mais, aussi longtemps que la confusion régnait là-haut, ils avaient encore une chance.

Il réexamina son plan et aboutit encore une fois aux mêmes conclusions. Ils n'avaient pas d'autre choix.

Il existait en effet trois moyens concevables par lesquels ils pouvaient s'échapper du piège où ils étaient : des secours, la négociation ou une ruse.

L'idée d'être secourus était certes plaisante, mais la Terre elle-même ne disposait pas de forces suffisantes pour venir les délivrer. Même avec ses alliés, elle n'aurait pu aligner autant de vaisseaux qu'une seule des factions pseudo-religieuses qui s'affrontaient au-dessus de Kithrup.

On aurait également pu espérer une intervention des Instituts Galactiques puisque, normalement, la loi exigeait que le Streaker s'en référât exclusivement à eux. Mais le problème était que les Instituts n'avaient en eux-mêmes guère de pouvoir. Tout comme ces balbutiements de gouvernement mondial qui, sur la Terre du vingtième siècle, ne voyaient le jour que pour s'éteindre aussitôt, les administrations galactiques dépendaient étroitement de l'opinion des masses et ne pouvaient compter que sur des troupes de volontaires. La majorité «< modérée » était éventuellement susceptible de décider que la découverte du Streaker appartenait au domaine public mais Tom supposait que l'indispensable constitution de groupes de pression prendrait plusieurs années.

Quant à la négociation, elle semblait être un espoir aussi ténu que des secours. Quoi qu'il en fût. Creideiki avait Gillian. Hikahi et Metz pour l'assister si l'on en venait à parlementer avec celui qui sortirait vainqueur de la bataille. Pour ce faire, ils n'avaient pas besoin de Tom.

Restaient les plans astucieux et les ruses subtiles... restait à trouver un moyen de déjouer les projets de l'ennemi lorsque les secours ne viendraient pas et que les négociations auraient échoué.

Et ça, c'est mon boulot, se dit-il.

Ici, l'océan était plus profond et plus sombre que dans cette région, distante de cinquante kilomètres à peine vers l'est, où les tertres de métal s'étaient érigés sur les hauts fonds vallonnés d'une frontière de plaques. Dans le secteur où ils avaient secouru l'expédition d'Hikahi, l'eau était exceptionnellement enrichie de métal par une chaîne de volcans en semi-activité.

Ici, il n'y avait pas de tertres de métal proprement dits et les îlots formés par des volcans éteints depuis longtemps s'étaient vus ramenés par l'érosion sous le niveau de l'océan.

Lorsqu'il détourna les yeux de l'épave thennanin et du sillage de dégâts qu'elle avait laissé avant de s'immobiliser, Tom découvrit un décor d'une beauté paisible dominé par un rideau mouvant d'algues jaune sombre qui flottaient depuis la surface, telles des barbes de maïs, et lui rappelaient la nuance des cheveux de Gillian.

Orley se fredonna un petit air sur un mode impraticable pour la plupart des humains. Réverbérée à l'intérieur de ses sinus génétiquement modifiés, la mélodie se diffusa en sourdine dans les eaux environnantes.

 

: Quand je dors, Ton cœur :

: Émeut Ce qu'éveillé je défendrais De très loin, c'est moi qui :

: T'appelle Et te caresse en ton sommeil :

 

Bien sûr, Gillian ne pouvait pas réellement entendre ce poème qu'il lui dédiait. Les pouvoirs psi de Tom étaient par trop limités. Toutefois, elle pourrait en saisir des bribes. Elle avait déjà fait des choses qui l'avaient autrement surpris.

Les dauphins s'étaient rassemblés autour du traîneau où Suessi, à présent réveillé, vérifiait l'arrimage avec l'aide du lieutenant Tsh't.

Tom s'élança de son aire et plongea vers le groupe. Lorsque Tsh't le vit, elle prit une rapide bouffée d'air sous un dôme et monta à sa rencontre.

J'aimerais que vous reconsidériez votre décision, le supplia-t-elle lorsqu'elle fut à sa hauteur. Je vais être franche. Votre présence est bonne pour le moral. Si vous veniez à disssparaître, ce serait un coup terrible pour nous.

Tom sourit et posa la main sur le flanc de la fine. Il s'était déjà résigné à ses faibles chances d'en revenir.

Je ne vois pas comment je pourrais m'en dispenser, Tsh't. Tout le restant de mon plan peut être mis en œuvre par d'autres mais je suis le seul à pouvoir appâter l'hameçon, vous le savez. Par ailleurs, ajouta-t-il en souriant, Creideiki a encore une chance de me rappeler s'il n'apprécie pas mon idée. Je lui ai demandé d'envoyer Gillian me rejoindre sur l'île avec le planeur et tout ce dont j'ai besoin. Si elle me transmet sa réponse négative, je serai de retour au vaisseau bien avant vous.

Évitant son regard, Tsh't siffla de façon presque inaudible :

Je dout-te que le capitaine dise non.

Hein ? Qu'entendez-vous par là ?

Tsh't fit une réponse évasive en ternaire :

 

: Creideiki nous commande :

: Nous lui obéissons Tout en imaginant :

: D'occultes décisions :

 

Tom soupira. Voilà que ça recommençait, ces doutes sur le fait que la Terre ait pu laisser partir le premier astronef à commandement delphinien sans le placer officieusement sous surveillance humaine. Naturellement, c'était lui que la plupart des rumeurs désignaient comme tête secrète de l'expédition. C'était d'autant plus embarrassant que Creideiki était un commandant hors pair et cela portait atteinte à l'un des objectifs de leur mission : asseoir la confiance en soi de toute une génération de fen.

 

: De ma présence ici :

: Tirez la foi certaine Qu'à bord du Streaker est:

: Votre seul capitaine:

 

Tsh't devait être pratiquement au bout de sa réserve d'air à en juger par les bulles qui filtraient de son évent. Elle porta néanmoins sur Tom un regard résigné puis lui dit en anglique :

D'accord. Lorsque Suessi sera parti, nous vous ferons un brin d'escorte avant de revenir ici travailler en attendant les ordres de Creideiki.

Bien, fil Tom en hochant la tête. Et vous approuvez toujours le reste de mon plan ?

Tsh't se détourna et ses yeux s'enfoncèrent dans leurs orbites.

 

: Keneenk et logique :

: Se rejoignent Dans sa musique :

: Il est le chemin Tracé vers Notre destin :

: Tous auront soin d'y bien tenir leur rôle :

 

Tom la prit dans ses bras pour la serrer contre lui.

— Je sais que je puis compter sur vous, ma douce terreur des poissons. Je n'ai pas la moindre inquiétude à ce propos. Maintenant, allons voir Hannes pour lui souhaiter bon voyage de sorte que je puisse me mettre en route sans tarder. Je ne tiens pas à ce que Jill arrive sur cette île avant moi.

Il plongea vers le traîneau mais Tsh't s'attarda encore un moment derrière. Bien que l'air dans ses poumons commençât d'être vicié, elle restait immobile et le regardait s'éloigner.

Ses clicks sonar accompagnèrent l'homme dans sa descente. Elle le caressa de ses sens auditifs et entonna un doux requiem.

 

: Lorsqu'ils jettent sur nous leurs filets :

: Ceux d'Iki, Tu es là :

: Pour couper les mailles Bon Marcheur, :

: Toujours là :

: Pour couper les mailles Bien qu'ils aient promis De se payer Sur ta vie... :

Creideiki

L'anglique le plus par, articulé avec un soin extrême par un néo-dauphin, serait néanmoins resté pratiquement incompréhensible pour une oreille humaine exclusivement habituée à l'anglais classique. Bien que la syntaxe et bon nombre de racines fussent les mêmes, un Londonien d'avant l'expansion dans l'espace en eût trouvé les phonèmes aussi étranges que les voix qui les prononçaient.

L'évent modifié des fen leur permettait d'émettre des sifflements, des couinements, des voyelles et quelques consonnes. Les clicks sonar et un certain nombre d'autres sons provenaient du complexe jeu de caisses de résonance qu'ils avaient à l'intérieur de leur boîte crânienne.

Dans le discours, ces diverses quotes-parts pouvaient être en phase ou ne pas y être. Au mieux, les sifflantes n'en restaient pas moins exagérément prolongées, les t bégayés et les voyelles longues systématiquement éludées. La parole était un art.

Le Ternaire constituait une forme d'expression plus détendue liée à l'imagerie poétique et aux préoccupations intimes. Il remplaçait le delphinien primai dont il avait considérablement élargi le domaine. Mais l'anglique restait le lien du néo-dauphin avec un monde régi par les rapports de cause à effet.

L'anglique était la langue du compromis entre les aptitudes vocales de deux races... entre le monde de l'Homme, symbolisé par la complémentarité man/fen et les mouvantes légendes du Songe Cétacé. En s'exprimant ainsi, un dauphin pouvait rivaliser en pensée analytique avec la plupart des humains, envisager l'avenir et le passé, concevoir des projets, se servir d'outils et se livrer à des guerres.

Certains sages parmi les hommes se demandaient toutefois si l'on n'avait pas fait un cadeau empoisonné aux cétacés en leur apportant l'anglique.

Deux néo-dauphins conversant entre eux pouvaient user de cette langue afin de mieux cerner leur pensée mais sans se soucier de sa ressemblance sonore avec l'anglais. Ils ne se gênaient pas pour dériver dans des fréquences inaudibles pour une oreille humaine ni pour gommer la plupart des consonnes.

Le Keneenk autorisait de telles libertés. L'essentiel était la structure sémantique. Du moment que la grammaire, la logique à deux niveaux et le vecteur temporel de l'anglique étaient respectés, seul comptait le résultat pratique.

Lorsque Creideiki demanda à Hikahi de lui présenter son rapport, il s'exprima à dessein dans une forme très détendue d'anglique delphinien. Il voulait ainsi montrer que leur entretien ressortait du domaine privé.

Il l'écouta tout en dénouant ses muscles à force de plongeons et de parcours sur toute la longueur du bassin.  Hikahi lui résuma les derniers points abordés au cours de la réunion d'information planétologique en appréciant au plus haut point la douce fragrance de l'air réel dans ses vrais poumons. De temps à autre, elle s'interrompait dans son compte rendu pour rivaliser de vitesse à la nage avec son commandant.

Pour l'heure, ce qu'elle disait n'avait phoniquement presque rien à voir avec un discours humain quoiqu'un interprète particulièrement compétent eût été en mesure de le transcrire.

— ... vraiment, commandant, ça lui tient à cœur. Charlie va jusqu'à suggérer que nous laissions sur ce monde une petite équipe même si le Streaker tentait de s'échapper. Ce qui n'est pas le moins surprenant, c'est que Broodika soit également tenté par cette idée.

Creideiki obliqua brusquement devant elle pour lui poser une question en une rapide succession de voyelles couinées.

Et que comptent-ils faire si, après les avoir laissés sur la planète, nous sommes faits prisonniers ?

Puis il plongea et nagea sous l'eau jusqu'au mur opposé.

Charlie estime que lui et son équipe, tout comme le groupe Sah'ot-Sudman, pourraient se prévaloir du statut de non-combattant. Il prétend qu'il existe des précédents. Ainsi, que nous réussissions ou non à nous échapper, cette part de notre mission serait préservée.

La salle d'exercice se trouvait dans l'anneau île centrifugation du Streaker à environ dix degrés-arc au-dessus du point le plus bas de la roue sèche. De ce fait, les cloisons partaient en oblique et Creideiki devait prendre- garde à ne pas s'échouer sur le fond tribord exhaussé du bassin. À bâbord, en revanche, flottait un amas île balles, d'anneaux et de jouets.

Creideiki passa en trombe sous un paquet de balles et jaillit hors de l'eau. Après une pirouette en vol, il se reçut sur le dos dans une gerbe d'éclaboussures, replongea à la renverse et se rétablit debout sur sa caudale au-dessus de la surface. Le souffle court, il posa un œil sur Hikahi.

J'ai déjà eu cette idée, dit-il. Nous pourrions également laisser Metz avec ses notes. Ne plus l'avoir dans nos nageoires serait aussi satisfaisant qu'un bon repas de treille harengs terminé par un dessert aux anchois. (Il se laissa retomber en position normale.) Dommage que cette solution soit immorale et impossible à mettre en pratique.

Hikahi le considéra d'un œil perplexe, s'efforçant de comprendre ce qu'il avait voulu dire.

Creideiki se sentait beaucoup mieux. Le découragement qui avait atteint chez lui un sommet lorsque le message d'Orley lui avait été transmis commençait à se dissiper. Pour un temps, il arrivait à surmonter cette impression de vide qui l'avait assailli lorsqu'il avait donné son accord au projet de l'homme.

Il ne lui restait plus qu'à réunir le conseil du vaisseau pour que cette décision devînt officielle et il souhaitait de tout cœur qu'un meilleur plan fût alors proposé. Sans grand espoir, toutefois.

Réfléchissez, lieutenant, reprit-il. Se déclarer comme non-combattant pourrait marcher si nous étions faits prisonniers ou abattus, mais que se passera-t-il si nous parvenons à nous échapper en entraînant nos petits copains d'E.T. à nos trousses ?

Hikahi laissa légèrement pendre la mâchoire inférieure, expression qu'elle avait empruntée aux humains.

Évidemment, commandant, j'entends bien. Kthsemenee est particulièrement isolée. Il existe fort peu de routes pour y accéder ou pour en sortir et la chaloupe serait probablement incapable de retourner à la civilisation par ses propres moyens.

Ce qui implique ?

Que ceux que nous aurions laissés deviendraient des naufragés sur un monde vénéneux tout en ne disposant que d'un équipement médical restreint. Veuillez pardonner mon inconséquence.

Et elle se tourna légèrement sur le flanc pour présenter sa ventrale. C'était la version civilisée d'une ancienne attitude de soumission, geste en tout point comparable à celui d'un élève humain baissant la tête devant son professeur.

Si la chance lui souriait, Hikahi commanderait un jour des vaisseaux supérieurs au Streaker par leur importance. En Creideiki, le capitaine et le pédagogue étaient pleinement satisfaits d'une aussi remarquable combinaison d'intelligence et de modestie, néanmoins, une autre part de lui-même avait pour la fine des projets plus immédiats.

Nous allons toutefois réfléchir à leur proposition et, pour le cas où ce plan devrait être adopté précipitamment, veillez à ee que des provisions soient chargées dans la chaloupe. Mais placez-la également sous bonne garde.

Tous deux savaient combien c'était mauvais signe d'avoir à prendre les mêmes précautions dedans que dehors.

Un anneau de caoutchouc rayé de couleurs vives dériva non loin d'eux et Creideiki se sentit pressé par l'envie de nager à sa poursuite... tout comme par celle qu'il avait déjà depuis un bon moment de pousser Hikahi dans un coin et de lui fourrer son museau tout partout jusqu'à... Il se reprit.

Quant à pousser plus loin les recherches tectoniques, il n'en est absolument pas question. Gillian Baskin vient de partir pour votre île afin d'apporter du matériel à Thomas Orley et d'assister Dennie Sudman dans son enquête sur les aborigènes. Elle pourra en rapporter des échantillons rocheux pour Charlie et il devra s'en contenter. Quant à nous autres, je crois que nous serons pas mal occupés dès que Suessi sera revenu avec ses pièces de rechange.

Suessi est-il certain d'avoir trouvé ce qu'il nous faut dans l'épave ?

Pratiquement sûr.

Ce nouveau plan prévoit que nous allons devoir déplacer le Streaker. En faisant tourner nos moteurs, nous risquons de révéler notre présence, mais je suppose que nous n'avons pas le choix. Enfin, il va tout de même falloir que je m'habitue à cette idée de bouger le vaisseau.

Creideiki s'aperçut qu'il était mal parti. Tout au plus restait-il quelques heures avant l'arrivée de Suessi et il en était encore à parler anglique à Hikahi... obligeant ainsi la fine à mouler ses pensées dans un cadre rigide ! Pas étonnant qu'il n'obtînt d'elle nul indice, nulle mimique, rien qui lui permît de juger si des avances de sa part avaient une chance d'être bien accueillies ou seraient rejetées.

Il passa donc au ternaire pour lui répondre.

 

: Il bougera :

: Mais sous la mer Et, dans l'épave :

: Creuse, attendra Sous les clameurs :

: Calamaresques Dont la bataille :

: Emplit l'espace Qu'Orley, Fléau :

: Des filets puisse Très loin de lui :

: Diversion Faire :

: Très loin de là :

: Transmettre en Clair Détournant sur :

: Lui les requins:

 

Hikahi le regardait fixement. C'était la première fois qu'il faisait allusion à cette partie du plan d'Orley. Comme bon nombre de fines à bord, elle vouait à l'homme une passion platonique.

J'aurais dû montrer plus de douceur, se dit-il, pour lui apprendre la nouvelle. Ou même attendre encore un peu.

Les paupières d'Hikahi battirent, une fois, deux fois, puis se fermèrent et, lentement, elle se laissa couler tandis qu'un gémissement sourd émanait de son melon.

 

: Ne te désole pas :

: Pour qui marche et voit loin Le dit d'Orley sera :

: Chanté par les baleines :

: Ce à quoi Hikahi répondit tristement :

: Moi, Hikahi, j'honore :

: Monsieur Thomas Orley Mon fin le capitaine :

: Mes fen de l'équipage Que soit ce qui doit être ! :

: Mais pour une, je souffre — Pour (Gillian Baskin :

: Qui Redonne Vie Saine Pour son abandon, pour :

: Le tourment de sa chair :

 

Pris de honte, Creideiki se sentit enveloppé d'un voile de mélancolie. À son tour, il ferma les yeux et laissa les flots lui renvoyer l'écho de leur chagrin partagé.

Longtemps, ils restèrent ainsi côte à côte, ne remontant en surface que pour mieux s'immerger ensuite après avoir refait de l'air.

Les pensées du capitaine dérivaient déjà dans des régions lointaines lorsqu'il sentit Hikahi s'éloigner mais, l'instant suivant, elle fut de nouveau là, se frottant avec douceur contre son flanc tout en le mordillant de ses petites dents acérées.

Presque en dépit de lui-même au début, il sentit son enthousiasme revenir en force. Il roula sur le côté puis laissa échapper un long soupir de bulles alors que les titillations de la fine se faisaient de plus en plus provocantes.

Autour d'eux, l'eau commença de prendre la ronde saveur du bonheur et Hikahi se mit à fredonner un chant familier tiré de l'un des plus anciens jeux de signaux du primai. Ce refrain semblait dire, entre autres : « La vie continue. »

L'île

Un calme profond régnait sur la nuit.

Les nombreuses petites lunes de Kithrup avaient beau lancer de vagues marées contre les falaises de métal à guère plus d'une centaine de mètres, les vents omniprésents qui balayaient sans frein la planète-océan s'accrocher aux arbres en agitant leur feuillage, le silence n'en demeurait pas moins pesant comparé à ce qu'ils avaient connu pendant des mois. Il n'était pas meublé par ces bruits de moteur qui les avaient suivis depuis la Terre avec l'incessant mélange de vrombissements et de cliquetis des fonctions mécaniques qu'entrecoupait l'occasionnel hurlement grinçant d'une panne.

Le bourdon tour à tour grondé ou couiné des conversations delphiniennes avait également disparu car Keepiru et Sah'ot eux-mêmes s'étaient absentés pour accompagner comme toutes les nuits les aborigènes kithrupiens dans leur expédition de chasse en mer.

Lit surface du tertre de métal était presque trop paisible. Les quelques bruits qu'on y percevait semblaient porter à l'infini ; la mer, et le roulement sourd d'un volcan lointain...

Soudain, la nuit fut déchirée par un doux gémissement suivi d'un cri particulièrement peu angoissant.

— Les voilà qui remettent ça, soupira Dennie sans vraiment se soucier d'être entendue par Toshio.

Ces bruits provenaient d'une clairière située dans la partie méridionale de l'île. Les troisième et quatrième créatures humaines séjournant sur l'île s'étaient efforcées de préserver leur intimité en restant le plus loin possible du village aborigène et du bassin qui avait remplacé le tronc de l'arbre foreur. Dennie aurait néanmoins souhaité qu'ils se fussent encore plus éloignés.

Un rire retentit, clair en dépit de la distance.

Vraiment, soupira-t-elle, je n'ai jamais rien entendu de tel !

Toshio rougit et rajouta une autre bûchette dans le feu. Le couple qui s'ébattait dans l'autre clairière avait largement mérité un tel moment d'intimité. Il envisageait d'en faire la remarque à Dennie.

Ce n'est pas possible, s'exclama Dennie. Ils sont pires que des lapins ! (Ce qui, manifestement, se voulait ironique sonnait dans sa bouche comme l'amère expression de l'envie.)

Toshio le remarqua et, en dépit de ce qu'il pensait réellement, dit :

Voyons, Dennie, nous savons tous que les humains sont parmi les créatures qui sont le plus portées sur la chose dans toute la galaxie, quoique certains de nos clients nous disputent ce titre.

Et, sur ce, il remit une autre branche dans le feu. Sa précédente remarque était pour le moins dénuée de tact mais il se sentait enhardi par la nuit et n'avait pu résister au désir de rompre la tension qui régnait autour du feu.

Qu'est-ce à dire ? fit Dennie en lui jetant un regard dur.

Euh... fit Toshio en tripotant sa branche. Je repensais simplement à une réplique dans une ancienne pièce de théâtre... « N'était-ce pas le dauphin le plus libidineux ?» En fait, Shakespeare n'était pas le premier à comparer la vigueur sexuelle des deux mammifères cérébraux que vous savez. Je ne crois pas que quiconque ait jamais considéré le problème chiffres en main mais je me demande s'il n'y a pas là un préalable à l'éveil de l'intelligence. Bien sûr, ce n'est qu'une hypothèse parmi d'autres car si l'on se réfère à ce que disent les Galactiques...

Et il poursuivit ainsi, s'écartant peu à peu de son point de départ et remarquant à quel point Dennie avait été proche de sortir de sa réserve avant de se résoudre à regarder ailleurs.

C'était réussi ! Il venait de disputer un premier round et en était sorti vainqueur. Sa première victoire dans un jeu dont il s'était demandé s'il serait jamais capable de le pratiquer.

Car Toshio n'avait jamais pu considérer l'art des taquineries que d'un seul point de vue ; et manifestement pas du bon. Tirer le meilleur d'une femme séduisante qui était votre aînée simplement par le charme d'une conversation intelligente et d'une perspicacité psychologique était un assez joli coup.

Il n'estimait pas s'être montré cruel, quoiqu'une cruauté de bon ton lui semblât faire partie du jeu. Ce dont il avait la certitude, c'est que c'était le seul moyen d'amener Dennie Sudman à ne plus le traiter comme un gosse. Et si la sympathie naturelle qu'ils avaient toujours éprouvée l'un pour l'autre devait en souffrir, c'était simplement bien dommage.

Quant à Sah'ot, pour autant qu'il s'en souciât, Toshio était tout bonnement content que le fin lui eût fourni l'instrument dont il avait besoin pour percer la carapace de Dennie.

Il s'apprêtait à sortir un nouveau bon mot lorsqu'elle l'interrompit.

Je suis désolée, Tosh, j'aimerais vraiment continuer de vous écouter mais il faut que j'aille me coucher. Nous avons une journée fort chargée demain : lancer le planeur de Tom, montrer les Kikwis à Gillian et essayer ce sacré robot pour Charlie. Je vous suggère d'ailleurs de dormir un peu, vous aussi.

Puis elle s'éloigna vers l'autre bout du camp où était son sac de couchage.

Certainement, lui répondit Toshio, avec peut-être un peu trop de chaleur dans la voix. Je ne vais pas tarder à faire de même, Dennie. Bonne nuit. Faites de beaux rêves.

Elle garda le silence et Toshio se demanda, en contemplant le dos de la jeune femme dans la faible lueur du feu, si elle dormait déjà.

J'aimerais vraiment que nous ayons un meilleur psi, nous autres humains, songea-t-il. On a beau dire que la télépathie a ses inconvénients, il doit quand même être parfois bien agréable de savoir ce qu'une personne a dans la tête.

Je ne serais pas en train de me tourmenter comme ça si je pouvais savoir ce qu'elle pense en cet instant précis... même si c'était pour m'apercevoir qu'elle me considère simplement comme un gosse un peu trop excité.

Il leva les yeux vers le ciel. Dans les longues déchirures de son voile de nuages, on pouvait distinguer les étoiles.

En deux points, il remarqua de petites nébuleuses qu'il n'avait pas vues la nuit précédente, témoins d'une bataille qui continuait de faire rage. Les minuscules pseudo-constellations miroitaient dans toutes les couleurs visibles du spectre et, probablement, dans des bandes de fréquence autres que lumineuses.

Il prit une poignée de poussière silico-métallique qu'il laissa couler entre ses doigts sur les braises. Les paillettes de métal scintillèrent en tombant, tels d'incandescents confettis, un clignotement d'étoiles.

Il s'épousseta les mains et, à son tour, se glissa dans son sac de couchage. Étendu là, les yeux fermés, peu désireux d'observer le ciel ou de disséquer le pour et le contre de- son propre comportement, Toshio prêta l'oreille au duo nocturne des vagues et du vent. C'était un rythme reposant, évoquant celui d'une berceuse, évoquant les mers de son monde natal.

A ceci près qu'une fois, aux limites de l'audible, il crut saisir des bruits de soupirs et de rires étouffés en provenance du sud. Et cet autre duo, complexe orchestration du bonheur, déversa en lui la mélancolie d'un vain désir.

— Les voilà qui remettent ça, soupira-t-il à mi-voix. Vraiment, je n'ai jamais rien entendu de tel !

Dans la moiteur de l'air, leur corps restait gainé d'une luisante pellicule de sueur.

Gillian lécha la moustache saline qui s'était déposée sur sa lèvre supérieure et Tom, de la même manière, lui ôta un peu du lustre de ses seins. Sur leur pointe et sur leur aréole, une sensation de fraîcheur suivit l'humide caresse lorsque la bouche du mel s'en détacha.

Elle étouffa un cri et saisit à pleines mains les boucles de Tom, derrière la nuque, là où elle pouvait tirer sans mettre plus en péril une vanité masculine qu'inquiétait un début de calvitie. Il y répondit par une amoureuse morsure qui fit courir des frissons tout le long des mollets et des cuisses de Gillian, et jusqu'au bas de son dos.

Puis elle cala ses talons dans le creux des genoux de son partenaire et souleva de nouveau son bassin à la rencontre du sien. Sa respiration se fit légèrement sifflante lorsqu'il leva la tête pour la regarder dans les yeux.