CINQUIÈME PARTIE  :  COMMOTION

 

Dans un monde plus vieux et plus complexe que le nôtre, ils finissent par atteindre la complétude, leurs sens dotés d'extensions que nous avons perdues si nous les avons jamais acquises, guidés par des voix que nous n'entendrons jamais... ils forment des nations autres, prises toutefois comme nous-mêmes dans les reis de la vie et du temps...

HENRY BATHSON

 

Sah'ot

C'était le soir et les Kikwis partaient pour leurs terrains de chasse. Comme ils se regroupaient dans une clairière à l'ouest de l'arbre foreur abattu. Sah'ot perçut leurs couinements excités puis, quand ils se mirent en route vers la falaise méridionale de l'île où une cheminée leur permettait d'accéder à la mer, il les entendit passer à proximité du bassin dans un concert de jacassements et dans le bruit de pompe de leurs vésicules aériennes.

Sah'ot écouta soigneusement jusqu'à ce que les aborigènes se fussent enfoncés dans la forêt, puis il se laissa couler à un mètre environ sous la surface et souffla des bulles déprimées. Rien n'allait comme il l'aurait voulu.

Dennie avait changé et ça ne lui plaisait pas du tout. À son comportement délicieusement frivole s'était substituée une façon tout à fait désagréable de ne pas lui prêter la moindre attention. Lorsqu'il lui avait sifflé deux de ses meilleurs limericks, elle lui avait fait une réponse sérieuse comme si les sous-entendus subtils de ses poèmes lui étaient passés au-dessus de la tête.

En dépit de l'importance de son enquête sur les Kikwis, Dennie avait dû se soumettre aux ordres de Takkata-Jim qui l'avait chargée de résoudre le mystère de l'arbre foreur pour le compte de Charles Dart. Par deux fois, déjà, elle avait plongé dans le bassin pour collecter des échantillons sous le tertre de métal. Et, par deux fois, elle n'avait pas paru se rendre compte des coups de bec coquins dont Sah'ot l'honorait ou, pire encore, elle y avait fait réponse en le caressant distraitement.

Sah'ot se rendait compte qu'en dépit de toutes les manœuvres auxquelles il avait eu recours précédemment pour la faire céder à ses avances il n'avait pas vraiment eu le désir qu'elle modifiât son attitude. Du moins, pas dans ce sens.

Malheureux comme les pierres, il se laissa dériver jusqu'à se sentir retenu par le câble qui le reliait à l'un des traîneaux. La toute dernière mission qu'il s'était vu confier le tenait en effet branché sur cette obscénité électronique, coincé dans ce bassin minuscule alors que son vrai travail l'attendait dans la mer sans limites au milieu des pré-cognitifs !

Lorsque Gillian et Keepiru étaient partis, Sah'ot avait présumé que leur absence se traduirait pour lui par la liberté d'organiser son temps à sa guise. Mais, hélas, à peine le pilote et la fem médecin avaient-ils quitté l'île que Toshio — oui, Toshio et pas un autre — était entré en scène pour jouer le personnage du commandant de section.

J'aurais pourtant dû être en mesure de l'embobiner, se dit l'ethnolinguiste-poète delphinien. Par les Cinq Galaxies, comment ce gamin a-t-il réussi à me tenir la dragée haute ?

Il éprouvait une certaine difficulté à se remémorer le processus exact de cette prise de pouvoir par le jeune midship. Mais le résultat était là, dans cette présence qu'il lui fallait assurer, la prise neurale collée sur les circuits d'une machine pour le compte d'un chimp égocentrique et pédant qui n'avait pas d'autre passion dans la vie que les cailloux. Et, pour comble de malheur, cette saleté de sonde n'était même pas munie d'un cerveau avec lequel il pût converser. À des microprocesseurs de ce type, il fallait se contenter de donner des instructions puis assister impuissant au désastre qui s'ensuivait lorsqu'ils vous prenaient au pied de la lettre.

Un carillon résonna sur son harnais. C'était l'heure de relever les données transmises par la sonde. Dans un ricanement. Sah'ot dit à la machine :

 

: Oui, mon cher embarqué ! :

: Oui, mon Seigneur et Maître ! :

: Demeuré de métal. :

: Catastrophe assurée ! :

: Susurre encore un bip, :

: Pour me faire activer ! :

 

Sah'ot haussa l'œil gauche au niveau de l'écran du traîneau puis émit une impulsion de code à l'intention du robot. En retour, il fut gratifié d'un flot de données.

De toute évidence, la sonde avait digéré les derniers fragments de roche qu'elle s'était mis sous la puce. Sah'ot lui enjoignit donc de déverser dans le traîneau le contenu de sa minuscule mémoire. Toshio lui ayant fait répéter cette manœuvre jusqu'à la nausée, il l'exécutait à présent par pur automatisme.

Puis il donna l'ordre à la sonde d'ancrer l'extrémité du câble mono-fil au rocher et de descendre encore d'une cinquantaine de mètres.

La vieille explication donnée pour les gouffres qui s'ouvraient sous les tertres de métal avait été définitivement écartée. L'arbre foreur ne pouvait pas avoir eu la nécessité de creuser une galerie de plus d'un kilomètre dans le seul but de chercher des éléments nutritifs. Il n'était même pas envisageable qu'il eût eu la possibilité matérielle de le faire. La masse de la racine foreuse était manifestement trop importante pour avoir été mise en rotation par l'arbre somme toute modeste qui, en un temps, avait poussé sur l'île.

Quant aux déblais par lesquels s'était nécessairement soldée une telle excavation, dix tertres de métal n'auraient pu les absorber à leur surface. Ils ne pouvaient qu'avoir été déposés tout autour sous forme de sédiments au sommet des anticlinaux sur lesquels les créatures simili-coralliennes avaient érigé les tertres.

Aux yeux de Sah'ot, de tels mystères n'avaient rien de bien alléchant. Ils ne faisaient que prouver à quel point l'univers était étrange et que, peut-être, humains, dauphins et chimps feraient mieux d'attendre encore un peu avant de vouloir à tout prix lui arracher ses secrets les plus jalousement gardés.

Le robot arrivait au bout de ses cinquante mètres de descente. Sah'ot lui fit tendre les membres vers la paroi du puits pour y river ses griffes de diamant, puis il lui fit rétracter celui qui le reliait encore à sa station précédente.

Ainsi continuerait-il à descendre par étapes. Jamais il n'y aurait pour lui de remontée. Sah'ot avait parfois la même impression en ce qui le concernait, surtout depuis qu'ils étaient sur Kithrup. Il ne s'attendait pas vraiment à jamais pouvoir quitter ce monde mortel.

Par bonheur, une fois mise en route, la sonde exécutait automatiquement tout le travail routinier de prélèvement des échantillons. Même Charles Dart n'aurait vraisemblablement pas le moindre motif de se plaindre. À moins que...

Sah'ot poussa un juron Voilà que ça recommençait, justement, ces saletés de parasites qui troublaient la liaison avec le robot depuis qu'il avait passé le niveau des cinq cents mètres. Keepiru et Toshio avaient travaillé sur le problème mais sans pouvoir le régler.

Bien qu'il ne fût pas spécialiste en la matière, Sah'ot était frappé par l'originalité de ces parasites. Jamais il n'en avait entendu de pareils. Ils formaient une sorte de rythme syncopé en fait, même, ce n'était pas du tout désagréable à entendre. Sah'ot s'était laissé dire que certaines personnes prenaient plaisir à écouter un bruit blanc. A coup sûr, rien ne laissait l'esprit plus libre.

Tandis que la montre de son harnais égrenait les minutes, Sah'ot écouta la friture en se laissant assaillir par des pensées perverses, des pensées d'amour, des pensées de solitude.

 

: Je nage et trace des cercles        comme les autres :

: Et découvre        déçu que je suis :

: Dans ma cécité Désespérément seul :

 

Peu à peu, Sah'ot se rendit compte qu'il avait épousé le rythme du « bruit » montant des profondeurs. Il secoua la tête mais lorsqu'il écouta de nouveau, c'était toujours là.

Un chant. Oui, c'était un chant.

Sah'ot se concentra. C'était comme d'essayer de suivre parallèlement toutes les parties d'une fugue pour sextuor. Les structures sonores s'enchevêtraient avec une incroyable complexité.

Pas étonnant qu'ils eussent tous cru n'avoir affaire qu'à un bruit de fond ! Lui-même avait bien failli s'en tenir à cette explication !

La minuterie de son harnais carillonna mais Sah'ot ne s'en aperçut même pas. Il était trop occupé à écouter ce que lui chantait la planète.

Streaker

Moki et Haoké s'étaient tous deux portés volontaires comme sentinelles, mais pas pour les mêmes motifs. Ils éprouvaient bien sûr la même satisfaction à pouvoir se changer les idées en sortant pour une fois du vaisseau et, pas plus l'un que l'autre, ils ne trouvaient particulièrement gênant d'avoir à rester branchés sur un traîneau dans les eaux sombres et silencieuses qui entouraient le Streaker.

Mais la ressemblance n'allait pas plus loin. Haoké était là parce qu'il estimait nécessaire que la garde fût assurée. Moki, en revanche, espérait qu'elle lui donnerait l'occasion de tuer.

— Ah, pourquoi n'est-ccce pas moi que Takkata-Jim a chchchargé de poursssuivre Akki ! fit Moki d'une voix grinçante. Je me ssserais tout aussssi bien débrouillé que K'tha-Jon pour retrouver la traccce de ce petit morveux !

Le traîneau de Moki était posté à une vingtaine de mètres de celui d'Haoké sur le rebord de la haute falaise sous-marine qui dominait le vaisseau. Les lampes à arc éclairaient toujours la coque du Streaker mais les alentours étaient déserts maintenant que hormis quelques sentinelles, tout l'équipage avait été consigné à bord sur ordre du second.

Au travers de la bulle flexible de son traîneau, Moki jeta un regard sur Haoké. L'autre ne disait rien, comme d'habitude. Il faisait délibérément semblant de ne pas avoir entendu sa remarque.

Arrogante engeance de calmar puant ! Cet Haoké n'était encore qu'un de ces petits malins de Tursiops à mettre dans le même filet qu'un Creideiki ou qu'Akki, ce poseur de midship !

Moki élabora dans son esprit une petite sculpture sonore. Il se vit foncer sur l'adversaire et lui faire éclater les viscères sous le choc de son bec pour le déchirer ensuite à pleines dents. En d'autres temps, Creideiki avait tenu le rôle de la victime lorsqu'il s'adonnait à de tels phantasmes. Mais ce maudit commandant qui l'avait si souvent surpris en train de tirer au flanc et qui le couvrait de honte avec cette manie qu'il avait de lui reprendre ses fautes d'anglique avait enfin connu le sort qu'il méritait. Moki ne songeait pas à s'en plaindre mais il lui fallait maintenant une autre cible. Ce n'était pas drôle de s'imaginer en train de massacrer un fin sans identité précise.

Il avait bien cru trouver un nouvel interprète pour remplacer le capitaine lorsqu'il s'était avéré que le jeune midship calafiain, Akki, avait trahi le second. Moki avait espéré être celui qu'on enverrait à sa poursuite mais Takkata-Jim avait désigné K'tha-Jon à sa place, alléguant que cette sortie avait pour but de ramener Akki au vaisseau pour le faire passer en conseil de discipline et non de commettre un meurtre.

Le géant, toutefois, n'avait guère paru sensible à ce distinguo subtil lorsqu'il était passé au magasin prendre une carabine laser à longue portée. Il se pouvait que Takkata-Jim n'eût pas un contrôle parfait sur K'tha-Jon et qu'en désignant le bosco pour cette mission à l'extérieur il se préoccupât essentiellement de sa propre sécurité. Moki revit la lueur qu'il avait surprise dans l'œil du géant et, une fois de plus, se répéta qu'il n'enviait pas le sort du jeune Calafiain.

Laissons donc Akki à K'tha-Jon ! se dit Moki. La perte d'un petit plaisir n'allait guère se faire sentir dans cet océan de bonheur où il nageait.

Que c'était bon d'être à son tour IMPORTANT ! À présent, lorsqu'il se promenait en dehors de ses heures de service, tout le monde s'écartait de son chemin comme s'il était un chef de banc ! Déjà, il avait des vues sur une ou deux de ces pimpantes petites fines qui aidaient Makanee à l'infirmerie. Certains jeunes fen n'avaient pas l'air mal non plus... Moki n'était pas exigeant.

Tous ne tarderaient pas à se précipiter spontanément dans son sillage lorsqu'ils verraient dans quel sens allait le courant. Un court instant, il lutta contre une impulsion dont il sentait la montée mais n'y résista pas. Son évent cessa de réprimer l'hymne triomphant qui venait de surgir en lui sous une forme interdite.

 

: Gloire ! Oui, c'est, c'est :

: la Gloire ! :

: Mordre c'est :

: Gloire c'est ! :

: Toutes les soumettre ! :

: Etre un nouveau grand mâle ! :

 

Il vit enfin Haoké réagir. L'autre sentinelle sursauta vaguement et leva la tête pour poser un œil sur Moki. Il garda cependant le silence et Moki soutint son regard avec une expression de défi avant de concentrer un bref jet de sonar dans sa direction pour lui montrer que lui aussi le surveillait !

Arrogant petit calmar puant ! Takkata-Jim finirait par avoir fermement la situation entre les mâchoires et Haoké ne perdait rien pour attendre. Et l'on n'avait pas à redouter le jugement des hommes de la Terre puisque Grand-Humain Metz était du côté de Takkata-Jim et le soutenait dans toutes ses décisions.

Moki laissa échapper un nouveau couinement de primai, savourant avec délices ce primitivisme prohibé. Ça éveillait quelque chose au plus profond de lui. Le goût de chaque son émis dans cette langue le mettait en appétit pour en prononcer d'autres.

Qu'Haoké cliquetât de dégoût si ça lui faisait plaisir ! Moki mettait même les Galactiques au défi de se dresser entre lui et son nouveau commandant !

Haoké supportait stoïquement les cris bestiaux de Moki mais ils ne faisaient que lui remettre en mémoire qu'il avait à présent partie liée avec une bande de crétins et d'inadaptés.

En l'occurrence, hélas, c'étaient les crétins et les inadaptés qui représentaient la voix de la raison tandis que l'élite du Streaker se précipitait aveuglément dans une aventure désastreuse.

Haoké se sentait désespéré de ce qui était arrivé au capitaine. De toute évidence. Creideiki avait compté parmi les plus brillantes réussites de l'Élévation delphinienne. Mais l'accident avait permis de modifier sans violence et dans le respect de la légalité les orientations stratégiques du vaisseau. Or, c'était une chose qu'il n'avait pas lieu de regretter. Takkata-Jim, au moins, trouvait stupide de s'obstiner dans la poursuite d'un projet aussi condamné d'avance que l'était le Cheval Marin de Troie.

De fait, quand bien même le Streaker fût-il parvenu à se déplacer en silence jusqu'à l'épave thennanin et en admettant que l'équipe de Tsh't eût miraculeusement tout prévu pour que le vaisseau pût sans difficulté se glisser dans la coque évidée comme dans un gigantesque déguisement pour réussir ensuite à décoller dans de telles conditions, en auraient-ils été plus avancés pour cela ?

Car même si Thomas Orley leur avait confirmé que les Thennanins participaient toujours à la bataille, il n'en serait pas moins resté douteux qu'ils pussent être abusés au point de venir au secours d'un soi-disant croiseur égaré loin de ses lignes et de l'escorter jusqu'à l'arrière.

De toute façon, la question était désormais sans objet puisque, de toute évidence, Orley était mort. Cela faisait plusieurs jours maintenant qu'on était sans nouvelles de lui et le pari de départ s'était transformé en prière désespérée.

Après tout, pourquoi ne pas donner ce qu'ils voulaient à ces trois fois maudits Galactiques ! Pourquoi s'obstiner dans le romantisme absurde de garder les informations que nous avons pu recueillir pour le seul Conseil de la Terragens ? En quoi sommes-nous concernés par un ramassis d'épaves dangereuses dont tout le monde avait perdu le souvenir ? Ce n'est manifestement pas notre affaire si les Galactiques éprouvent le besoin de se battre pour cette flotte abandonnée ! Même les aborigènes de Kithrup ne valent pas la peine que l'on meure pour eux.

C'était l'évidence même pour Haoké. Apparemment, c'en était une aussi pour Takkata-Jim dont il respectait l'intelligence.

Alors, pourquoi des gens tels que Creideiki, Orley ou Hikahi n'étaient-ils pas du même avis ?

C'était son embarras devant des mystères de ce genre qui avait maintenu Haoké au rang de simple chef de subdivision dans la salle des machines au lieu de lui permettre de devenir l'officier que les tests d'incorporation avaient pressenti en lui.

Moki lança une nouvelle vantardise en primai. Encore plus fort cette fois. Le Sténo tentait vraiment de le faire sortir de ses gonds.

Haoké soupira. Bon nombre de fen d'équipage commençaient à se comporter ainsi... pas aussi mal que Moki mais assez mal quand même. Et, pour être honnête, pas seulement des Sténo dont certains étaient mieux élevés que des Tursiops de sa connaissance. À mesure que le moral baissait, on voyait disparaître toute motivation de garder une conscience keneenk et de livrer un combat de chaque jour contre l'animal qui, en chacun, ne demandait qu'à resurgir. Une semaine auparavant, il avait été pratiquement impossible de prévoir lesquels seraient le plus enclins à régresser.

Il fallait également considérer le fait que les meilleurs fen étaient au loin avec Suessi et Hikahi.

Heureusement, se dit Haoké non sans méditer sur l'ironie du destin qui transformait le bien en mal et faisait surgir le juste de l'erreur. Takkata-Jim, au moins, semblait comprendre sa façon de sentir les choses et jamais il ne cherchait à le faire revenir sur ses opinions, se contentant d'accepter avec gratitude le soutien qu'il lui apportait.

De son traîneau, Haoké pouvait percevoir les furieux battements de caudale de Moki mais, avant que le nerveux petit Sténo n'ait eu le temps de proférer une nouvelle obscénité, les haut-parleurs de leurs deux engins s'éveillèrent ensemble.

Moki et Haoké ? Ici Heurka-pete... Vous me recevez ?

Le fin qui les appelait servait tout à la fois d'opérateur de transmissions et de détection. Le fait qu'un même agent cumulât les deux fonctions était assez révélateur du marasme régnant à bord.

Reçu. Ici Haoké. Pour l'instant, Moki ne peut pas répondre ; il est souffrant. Qu'est-ccce qu'il y a ?

Il entendit Moki s'étrangler dans une tentative de protestation. Il était clair qu'il resterait encore un certain temps incapable de réadapter ses pensées à l'anglique.

Nous détectons une ombre sonique en secteur est, Haoké... on dirait un traîneau. Si c'est l'ennemi, destruction immédiate. Si c'est quelqu'un de l'île, les ordres sont de lui faire rebrousser chemin. En cas de refus, tirez dans le moteur du traîneau.

Compris. Nous partons immédiatement. Moki et Haoké. Terminé. Alors, grand bavard, fit-il en se tournant vers son collègue au sifflet toujours coupé pour lui lancer un sourire narquois, on va voir ce que c'est ? Et mollo sur la gâchette ! Nous sommes seulement chargés de faire respecter une quarantaine. Pas question de tirer sur les camarades à moins d'être dans l'obligation absolue de le faire !

D'une impulsion neurale, il lança le moteur de son traîneau et, sans même jeter un regard en arrière, quitta la vase de l'escarpement pour prendre lentement de la vitesse vers l'est.

Moki le regarda un moment s'éloigner avant de démarrer à son tour.

Tenté, tenté... tenté, Moki, est, est Tentation, délice, délice est... est... est !

Les traîneaux tombèrent l'un après l'autre dans les ténèbres. Sur l'écran du sonar passif, ils n'avaient été que deux points imprécis qui avaient dérivé lentement le long de la masse d'ombre du tertre avant de disparaître derrière.

Ouvrant la pince droite de son harnais, Keepiru lâcha le poste d'écoute portatif qui roula jusqu'à l'épais matelas de vase. Fuis il se tourna vers Gillian.

 

: C'est fait, ils sont partis :

: Intercepter nos ombres. :

: Ils n'apprécieront pas :

: De tomber sur un leurre. :

 

Gillian s'était attendue à ce qu'il y eût des sentinelles. A plusieurs kilomètres d'ici, ils avaient abandonné leur traîneau réglé sur le redémarrage automatique et avaient nagé, vers le nord d'abord, puis vers l'ouest. Du temps où le dispositif à retardement avait réactivé le moteur de leur engin, le large détour qu'ils avaient fait les avait amenés à quelques centaines de mètres à l'ouest du grand sas.

Gillian effleura le flanc de Keepiru. La peau extraordinairement sensible du dauphin frémit sous sa main.

— Tu as le plan bien en mémoire, Keepiru ?

Est-ce une question ?

Surprise, Gillian ne put s'empêcher de hausser un sourcil. Un quadruple trille suivi d'un click interrogatif ! C'était une réponse exceptionnellement directe et concise pour du ternaire. Le pilote savait se montrer plus subtil qu'elle ne l'aurait cru.

— Bien sûr que non, cher chevaucheur de vague d'étrave. Excuse-moi. Je vais m'occuper de ma partie et ne pas songer un instant à la façon dont tu t'acquittes de la tienne.

Keepiru la regarda comme s'il aurait voulu ne pas avoir l'évent gêné par un appareil. Comme s'il aurait voulu lui parler dans sa langue à elle. Par la douce télémpathique du contact, elle percevait des bribes de ce qu'il voulait lui dire.

Elle serra contre elle le torse lisse et gris du fin.

— Sois prudent, Keepiru. Rappelle-toi qu'on t'admire et qu'on t'aime. Très fort.

Le pilote rejeta la tête en arrière.

 

: Pour nager — ou :

: Se battre Prévenir — ou :

: Sauver Mériter — cette Confiance :

 

Ils s'élancèrent du bord de la falaise et descendirent d'une nage rapide vers le grand sas externe du vaisseau.

Takkata-Jim

Il était impossible de se reposer.

Takkata-Jim enviait aux humains cette totale perte de connaissance qu'ils appelaient sommeil. Lorsqu'un homme s'allongeait pour la nuit, sa conscience du monde disparaissait et les nerfs de ses muscles se désactivaient. Et, en admettant qu'il rêvât, cela n'exigeait pour ainsi dire jamais de lui la moindre participation physique.

Même un néo-dauphin ne pouvait se contenter de se débrancher ainsi. L'un ou l'autre hémisphère de son cerveau se devait de rester en sentinelle pour veiller à la bonne marche de la respiration. Pour un fin, le sommeil était conjointement quelque chose de plus anodin et de considérablement plus sérieux que pour un homme.

Takkata-Jim nageait de long en large dans la vaste cabine du capitaine en regrettant de ne pouvoir retrouver ses propres quartiers, fussent-ils moins spacieux. Hélas, pour l'équipage dont il avait hérité, le symbolisme avait son importance. Ceux qui le suivaient ne pouvaient se satisfaire de la logique légale pour se faire une idée nette de la place qu'il occupait à présent au sommet de la hiérarchie du vaisseau. Plus qu'un commandant galonné, c'était un nouveau grand mâle qu'ils avaient besoin de voir en lui. Ce qui impliquait qu'il dut adopter le cadre de vie de celui qui, naguère, avait mené la nage de la bande.

Il prit une longue bouffée d'air en surface et diffusa des clicks pour éclairer la pièce de sons-images.

Creideiki avait à coup sûr des goûts éclectiques. Ifni seule savait ce qui, dans les biens de l'ex-maitre à bord après Elle, avait dû être rangé à l'abri de l'humidité avant que le Streaker ne se posât sur Kithrup. Les objets n'ayant pas nécessité de telles précautions restaient d'une abondance et d'une variété sidérantes.

Les œuvres d'artistes appartenant à une douzaine de races cognitives étaient exposées derrière des vitrines étanches et les murs disparaissaient sous des photographies phonoscopiques représentant d'étranges mondes et d'aberrants paysages stellaires.

La chaîne de Creideiki était impressionnante, tant par sa taille que par sa sophistication. Les enregistrements se comptaient par milliers, des chants et des... choses bizarres qui faisaient courir des frissons sur l'échine de Takkata-Jim lorsqu'il en passait les aisselles sur la platine. La collection de ballades cétacées avait une valeur inestimable et bon nombre d'entre elles semblaient être des enregistrements personnels.

Sur le pupitre des transmissions, il y avait une photo représentant Creideiki au milieu de l'état-major du James Cook. Le capitaine Hélène Alvarez la lui avait dédicacée de sa main. La célèbre exploratrice avait le bras passé autour du large dos lisse de son second delphinien et tous deux s'amusaient à faire des grimaces devant l'objectif.

Takkata-Jim avait servi sur de gros vaisseaux, tels les cargos qui approvisionnaient les lointaines colonies d'Aalst et de Calafia, mais jamais il n'avait pris part à des missions comparables à celles du légendaire Cook. Jamais il ne lui avait été donné de voir de tels spectacles, de percevoir de tels sons.

Jusqu'à leur arrivée dans les Syrtcs... jusqu'à la découverte de ces nefs à l'abandon vastes comme des lunes.

La frustration qu'il en ressentait se traduisit par de violents battements de caudale. À plusieurs reprises, il s'en cogna douloureusement au plafond. Son souffle se fit rauque.

Ça n'avait pas d'importance. Rien de ce qu'il avait pu faire ou ne pas faire précédemment n'aurait d'importance s'il réussissait ! S'il parvenait à ramener à bon port le Streaker avec son équipage ! S'il réussissait à faire ça, il pourrait à son tour accrocher une photo dans sa cabine. Et le bras posé sur son dos serait celui du président de la Confédération terrienne.

Un chatoyant assemblage de particules commença de se former sur sa droite. Puis les minuscules étincelles se coagulèrent en image holographique à quelques centimètres de son œil.

— Oui, qu'est-ccce que c'est ? aboya-t-il.

Un dauphin fébrile dont les bras du harnais ne cessaient de se fléchir et de se tendre hocha nerveusement la tête. C'était Suppeh, le cambusier du vaisseau.

— Commandant ! Il sss'est passssé quelque chch-chosc de bizarre. Nous n'étions pas sssûrs de devoir vous réveiller, mais...

Takkata-Jim n'avait pratiquement rien saisi de l'anglique subaquatique du fin dont la voix remontait incontrôlablement dans des trilles suraigus.

— Calmez-vous, et parlez plus lentement ! fit-il d'un ton sec.

Le fin sursauta mais s'efforça d'obéir.

— Je... je... j'étais dans le sasss. J'avais entendu parler d'une alert-te. Heurka-pete avait chargé Moki et Haoké d'aller vérifier l'origine d'un bruit de traîneau...

— Pourquoi ne m'en a-t-on pas informé ? (Suppeh se fit tout petit. L'espace d'un instant, la terreur parut l'avoir rendu muet. Takkata-Jim soupira et poursuivit en s'efforçant de ne pas hausser le ton :) Qu'importe. Ce n'est pas votre faute. Continuez.

Visiblement soulagé. Suppeh reprit :

— Au bout de quelques minut-tes. j'ai vu le voyant s'allumer à l'entrée du petit sasss. Lorsssque la porte s'est ouverte sur Wattacéti, je n'ai p-p-pas vraiment prêté attention mais lorsque j'ai vu derrière Clarificatricc du Vital et Guide Vermiculaire...

Takkata-Jim écumait de rage. Seul le besoin pressant d'entendre la suite le retint de tout casser dans la pièce.

— ... essayé de les arrêter comme vous en avez donné l'ordre mais Wattacéti et Hiss-Kaa se sssont mis à faire les fous en sss'interposant continuellement entre eux et moi.

— Où sont-ils, maintenant ? beugla Takkata-Jim.

— Bassskin est entrée dans l'entrepont avec Wattacéti. Hiss-Kaa est je ne sssais où dans le vaisseau en train de répandre des rumeurs. K-k-kecpiru est passssé prendre un traîneau, un appareil, puisss il est part-ti.

— Parti où ?

— De-de-de-dehors ! gémit Suppeh, dont la maîtrise de l'anglique partait ù la débandade, si bien que Tak- kata-Jim s'empressa de tirer parti de ce qui en restait avant que le cambusier ne fût complètement sourd à cette langue.

— Dites à Heurka-pete de réveiller le professeur Metz. Que Metz me retrouve à l'infirmerie avec trois gardes. Vous, prenez Sawtoot avec vous et allez-vous poster dans le vestiaire de la roue sèche. Que personne n'y entre ! Compris ?

Suppeh hocha vigoureusement la tête puis son image disparut.

Takkata-Jim émit le souhait qu'Heurka-pete eût l'intelligence de rappeler Moki et Haoké pour les lancer à la poursuite de Keepiru. Ensemble, la sagacité d'Haoké complétant à merveille l'impitoyable férocité de Moki, peut-être seraient-ils en mesure d'intercepter le pilote avant qu'il n'atteignît l'épave thennanin.

Comment se fait-il que K'tha-Jon ne soit pas encore rentré ? se demanda-t-il. Je l'ai choisi pour partir à la recherche du midship afin de l'éloigner pour un temps du vaisseau. Je craignais fort qu'il ne finît par devenir dangereux, même pour moi. J'avais besoin de pouvoir organiser les choses sans l'avoir sans cesse dans mes nageoires. Mais à présent que cette Baskin est de retour plus tôt que prévu, je me demande si je n'ai pas eu tort de me séparer du géant. Les talents particuliers de K'tha-Jon pourraient se révéler fort utiles maintenant.

Il siffla l'ouverture de la porte et nagea dans le couloir. Il s'apprêtait à faire face à ce qu'il avait bien cru pouvoir encore repousser d'une quarantaine d'heures, si ce n'était indéfiniment.

Peut-être aurais-je dû m'occuper de Creideiki avant ? Ça n'aurait pas été trop difficile... une panne de courant lire si vite à conséquence dans ces caissons anti-grav... tout comme une canule mal placée... évidemment, Metz n'aurait pas été d'accord, mais il y avait déjà tant de choses que Metz ne savait pas... tant de choses que Takkata-Jim souhaitait qu'il ne sût pas.

Il força la nage pour atteindre au plus vite l'ascenseur.

Après tout, je n'ai peut-être pas besoin de K'tha-Jon pour m'occuper de Gillian Baskin, se dit-il. Que peut un homme lorsqu'il est seul ? Et que c'est une fem, de surcroît ?

La psi bombe

Ce monticule de végétation partiellement aérienne formait un dôme surplombant un océan de lianes. À l'aide de bouts d'étrésillons issus de l'ossature du planeur via le traîneau bricolé, Tom y avait étayé un toit bas pour se constituer une sorte de caverne à l'entrée de laquelle il s'était assis dans la grisaille précédant l'aube, prélevant de temps à autre pour les mâcher longuement des fragments de l'une de ses rares nutribarres.

Tout à l'heure, il avait nettoyé ses plaies du mieux qu'il avait pu et les avait enduites d'une couche de mousse chirurgicale autodurcissante. Avec quelque chose dans l'estomac et ses douleurs vaguement atténuées, il se sentait presque redevenu un homme.

Il examina son petit alambic à osmose. La partie supérieure de l'appareil, un sac de décantation terminé par un filtre, contenait une épaisse couche d'eau saumâtre et bourbeuse. Sous le filtre, l'une des gourdes de Tom était aux trois quarts pleine.

il consulta sa montre. Il restait encore cinq minutes mais ce n'était pas assez pour songer à descendre au marais remplir une nouvelle fois l'alambic. Peut-être même n'aurait-il pas eu le temps de nettoyer le filtre avant l'explosion de la bombe.

Il ramassa la gourde, en vissa le bouchon et l'enfouit dans une poche de son pantalon. Puis il dégagea le filtre de son cadre pour le vider et racla au mieux la boue logée entre ses mailles avant de le plier sous le plus petit volume possible et de le ranger dans sa ceinture. Il était probable que ce filtre ne parvenait pas à retenir tous les sels métalliques en suspension dans l'eau car il n'avait pas été conçu pour une planète telle que Kithrup ; il n'en restait pas moins pour Tom son bien le plus précieux.

Plus que trois minutes, lui indiquèrent les chiffres lumineux de sa montre.

Tom leva les yeux vers le ciel. Il se parait à l'est d'une brillance aux contours encore vagues et les étoiles commençaient de s'éteindre. Le matin s'annonçait clair et, par conséquent, glacial. Il frissonna et remonta plus haut le zip de sa combinaison de plongée avant de ramener les genoux sous son menton.

Une minute.

Quand ça se produirait, ce serait comparable au plus fort bruit qu'il eût jamais entendu. Comparable à la plus aveuglante lumière. Et sans aucun moyen de s'en protéger.

Il aurait voulu se couvrir les oreilles et les yeux comme pour une explosion réelle mais, au lieu de céder à cette impulsion absurde, il fixa un point sur l'horizon et se mit à compter en réglant le rythme de sa respiration. Délibérément, il se laissait glisser dans une sorte de transe.

— ... sept... huit... neuf... dix...

Une clarté naquit dans sa poitrine et s'y répandit. Puis la sensation gagna le pourtour de son corps, y créant un écran de sérénité, d'engourdissement.

Les rares étoiles qui, vers l'ouest, résistaient encore au jour naissant accrochèrent les toiles d'araignées de leurs rayons diffractés entre ses cils presque joints cependant qu'il attendait l'inaudible explosion.

— Sah'ot, vous m'avez entendu ? Je vous ai dit que j'étais prêt à prendre le relais.

Sah'ot se tortilla et leva un œil sur Toshio.

— Rien qu'une petite minute, d'accord ? J'écoute quelque chose !

Un pli barra le front de Toshio. Jamais il ne se serait attendu à cela de Sah'ot. S'il était venu relever plus tôt le linguiste delphinien, c'était précisément parce qu'il savait à quel point ce dernier avait horreur de travailler sur le robot !

— Que se passe-t-il ?

Dennie s'assit dans son sac de couchage et se frotta les yeux en sondant la grisaille annonciatrice de l'aube.

— Je n'en sais rien, Dennie. Je viens de proposer à Sah'ot de m'occuper du robot pour lui éviter de supporter la mauvaise humeur de Charlie quand celui-ci appellera... et il refuse.

Dennie haussa les épaules.

— Moi, je dirais que c'est son affaire. De quoi vous mêlez-vous, après tout ?

Toshio sentit une réponse cinglante lui monter aux lèvres mais il les serra et se détourna. Mieux valait ne pas faire attention à Dennie tant qu'elle n'était pas complètement sortie des brumes du sommeil et décidée à se comporter poliment.

Après le départ de Gillian et de Keepiru, Toshio avait été fort surpris de la voir accepter sans discussion l'autorité qu'il avait à présent sur l'expédition. Ces deux derniers jours, elle n'avait guère montré d'intérêt pour autre chose que ses microscopes et ses échantillons, ne prêtant même pas garde aux sous-entendus sexuels dont Sah'ot émaillait ses propos et ne répondant que par des monosyllabes aux questions qu'on lui posait.

Toshio s'agenouilla près du poste de transmissions qu'un câble reliait au traîneau de Sah'ot et composa sur le clavier du moniteur une demande dont il n'eut pas l'air d'apprécier le résultat.

— Sah'ot ! fit-il, le plus sévèrement qu'il pût. Venez ici !

— Une seconde ... répondit le dauphin, visiblement distrait.

Les lèvres de Toshio s'arrondirent.

 

: Tout de suite Ici :

: Toute écoute Cessante ! :

 

Dans son dos, Toshio entendit Dennie étouffer un cri. Le détail de cette injonction ternaire lui avait probablement échappé mais pas son sens général. Il se sentait dans son bon droit. Et c'était un test. Certes, ses ordres n'avaient pas la subtilité de ceux que donnait une Gillian Baskin mais, sous peine de n'avoir d'officier que le nom, il lui fallait exiger l'obéissance.

Sah'ot le regarda fixement puis cligna des yeux éblouis, soupira et nagea vers le bord du bassin.

— Sah'ot, reprit Toshio en anglique, en quatre heures, vous n'avez pas procédé à un seul relevé géologique alors que, dans le même temps, la sonde est descendue de deux cents mètres. Qu'est-ce qui vous a pris ?

Le Sténo marqua son hésitation en roulant d'un flanc sur l'autre puis finit par répondre d'une petite voix :

— Je capte un chant...

Le dernier mot se perdit avant que Toshio n'eût pu être sûr d'avoir bien entendu. Ce fut néanmoins avec l'air de n'en pas croire ses oreilles qu'il regarda le civil néo-delphinien.

— Vous captez un quoi ?

— Un chant... je crois.

Toshio leva les mains et les laissa retomber en un geste d'impuissance. Ça y est, se dit-il. Il a fini par craquer. D'abord Dennie, et maintenant Sah'ot. Voilà que je me retrouve avec deux cas pathologiques sur les reins !

Il sentit Dennie se lever et s'approcher du bassin.

— Voyons, Sah'ot, dit-il, le professeur Dart va bientôt nous appeler. Que croyez-vous qu'il dira lorsque...

— Je m'occuperai de Charlie lorsqu'il appellera, l'interrompit Dennie sans que la moindre inquiétude fût décelable dans sa voix.

— Vous ?

Ces quarante dernières heures, Dennie les avait passées à maudire cet arbre foreur sur lequel elle était obligée de plancher à la requête de Charles Dart et sur l'ordre de Takkata-Jim. Son travail sur les Kikwis s'en était trouvé pratiquement abandonné. Toshio avait peine à imaginer qu'elle put vouloir parler avec le chimpanzé.

— Oui, moi. Ce que j'ai à lui apprendre lui fera complètement oublier son robot. Vous pouvez donc fiche la paix à Sah'ot. S'il prétend avoir entendu un chant, c'est peut-être qu'il en a entendu un.

Toshio la regarda fixement, puis il haussa les épaules.

Parfait. Mon boulot, c'est d'assurer la protection de ces deux-là, pas de redresser leurs divagations scientifiques. J'espère seulement que Gillian a pu remettre les choses en ordre au vaisseau de sorte que je puisse faire mon rapport sur ce qui se passe ici.

Dennie s'agenouilla près de l'eau pour parler à Sah'ot. Elle articulait soigneusement chaque mot, pleine de patience pour la lenteur d'esprit que le dauphin manifestait en conversation anglique après ses longues séances de travail sur le robot.

Dennie voulait plonger pour aller jeter un coup d'oeil sur la face inférieure du tertre de métal et Sah'ot était d'accord pour l'accompagner si elle voulait bien attendre qu'il eût transcrit quelques mesures de plus de sa « musique ». Dennie accepta, de toute évidence pas le moins du monde effrayée de se mettre à l'eau avec le fin.

Toshio s'assit et attendit l'inévitable bourdonnement qui allait surgir du poste pour annoncer qu'ils étaient en ligne avec le vaisseau. En l'espace d'une nuit, les gens étaient devenus différents et il n'avait pas la plus petite idée de ce qui les avait fait changer.

Il se sentit un picotement dans les yeux et se les frotta, mais ça eut l'air de ne rien arranger.

Il battit alors des paupières et se tourna vers Sah'ot et Dennie. La difficulté qu'il éprouvait à concentrer son regard parut encore empirer. Un brouillard commençait de se répandre entre lui et le bassin. Soudain, une sensation d'attente terrifiée surgit en lui. C'était comme une pulsation qui, de sa nuque, gagnait un point situé entre ses omoplates.

Il porta les mains à ses oreilles.

— Dennie ? Sah'ot ? Est-ce que vous... ?

Il hurla les derniers mots mais ce fut à peine s'il perçut le son de sa propre voix.

Les autres regardèrent dans sa direction. Dennie se leva et fit un pas vers lui, la sollicitude peinte sur son visage.

Et, brusquement, l'expression de la jeune femme changea. Ses yeux s'écarquillèrent de surprise. En bordure de son champ de vision, Toshio vil bouger une tache imprécise. Puis il y eut des Kikwis plein la forêt... des Kikwis qui les chargeaient, piétinant les buissons sur leur passage !

Toshio voulut dégainer son pistolet à aiguilles, conscient néanmoins qu'il était déjà trop tard. Les aborigènes étaient sur eux, agitant leurs bras courtauds et hurlant de leur petite voix haut perchée. Trois le renversèrent et deux bousculèrent Dennie. Il en sentit d'autres passer sur lui tandis qu'il se débattait pour protéger son visage de leurs griffes et que son cerveau entrait en éruption dans un vacarme déchirant.

Puis, un instant plus tard, les Kikwis n'étaient plus là.

Au sein du rugissement grinçant qui s'enflait dans sa tête, Toshio s'astreignit à se retourner et à regarder autour de lui.

Dennie se tordait à terre en gémissant, les mains crispées sur les oreilles. Il craignit d'abord qu'elle n'eût été blessée par les griffes des Kikwis mais s'aperçut vite, lorsqu'elle roula plus près de lui, qu'elle n'avait guère que des égratignures.

De ses deux mains tremblantes, il parvint à dégainer son arme. Toutefois, les rares Kikwis encore visibles ne se précipitaient pas sur eux mais droit vers le bassin où ils plongeaient dans un concert de couinements.

Confusément, il lui vint à l'esprit qu'un tel comportement était étranger à leurs habitudes.

Et il reconnut ce qu'était ce bruit d'un milliard de craies crissant sur un tableau noir.

Une attaque psionique ! Nous devons nous mettre à couvert ! I.'eau peut amortir l'impact. Il nous faut plonger dans le bassin comme ont fait les aborigènes.

Le crâne vrillé par le rugissement suraigu, il commença de ramper vers l'eau puis s'arrêta.

Je n'aurai jamais la force de traîner Dennie et, avec un tel tremblement dans les mains, nous ne pourrons jamais revêtir notre équipement de plongée.

Il se dirigea vers un arbre qui poussait en bordure du bassin et parvint à se hisser en position assise, le dos contre le tronc. Il tenta de se concentrer en dépit du tumulte qui pénétrait jusqu'au tréfonds de son cerveau.

Rappelle-toi ce que t'a expliqué monsieur Orley, midship ! Pense à ta propre conscience et absorbe-toi en elle. Perce à jour les illusions de l'ennemi... prête une oreille distraite à ses mensonges... aie recours au Yin et au Yang... la double voie du salut... la logique pour déchirer le voile de Mara... et la foi pour te soutenir...

Dennie poussa un gémissement et roula dans la poussière à quelques mètres de Toshio. Il posa le pistolet à aiguilles sur ses cuisses pour l'avoir à portée de la main lorsqu'apparaîtrait l'ennemi puis, hurlant pour couvrir le vacarme, il dit à Dennie :

— Dennie ! Écoute les battements de ton cœur !

Écoute chaque bouffée d'air que tu inspires ou que tu expires. Ce sont des bruits réels ! Le reste non !

Il la vit se tourner légèrement vers sa voix, la souffrance dans les yeux tandis qu'elle crispait des mains exsangues sur ses oreilles. Le cri se fit encore plus perçant.

— Compte tes pulsations cardiaques, Dennie ! Dis-toi qu'elles sont... qu'elles sont comme un océan, comme des vagues déferlantes, Dennie ! lui hurla-t-il. As-tu jamais entendu un bruit qui puisse surpasser celui des vagues ? Se peut-il... se peut-il que quelque chose ou quelqu'un parvienne à crier assez fort pour empêcher les vagues de noyer son cri dans leur rire ?

Elle riva son regard sur lui et tenta de suivre son conseil. Il la voyait inhaler profondément et remuer les lèvres en comptant.

— Oui, Dennie ! C'est ça ! Compte ! Chaque respiration, chaque battement de cœur ! Existe-t-il un bruit dont les flux et les reflux de ton être ne puissent se rire ?

Elle s'accrochait à ses yeux comme il s'ancrait dans les siens.

Et, tandis que, sous son crâne, le hurlement abordait un crescendo, il la vu hocher imperceptiblement la tête et lui adresser un faible sourire de gratitude.

Sah'ot aussi vivait cet assaut métapsychique. En outre, au moment où le raz de marée psionique avait déferlé sur lui, le bassin s'était soudain rempli de Kikwis affolés. Dans le pandémonium au sein duquel Sah'ot s'était retrouvé plongé, le vacarme extérieur semblait renchérir sur celui qu'il sentait en lui. C'était pire que d'être pris dans l'éblouissant faisceau d'un projecteur.

Pour échapper à cette cacophonie, sa première idée fut de sonder mais, luttant à belles dents contre la panique, il s'astreignit à l'immobilité.

Il s'efforça de faire la part des bruits, en commençant par la contribution humaine. Dennie et Toshio semblaient être en pire état que lui. Peut-être étaient-ils plus sensibles à celle forme d'assaut. Il ne pouvait guère compter sur leur aide.

Les couinements de terreur des Kikwis qui s'écrasaient autour de lui dans les eaux du bassin n'étaient pas dénués de sens.

 

: Fuyons ! Fuir... :

: très loin de ces malheureux grands êtres :

: Quelqu'un Secourir :

: les malheureux grands êtres blessés ! :

 

La vérité sort de la bouche des enfants. Lorsqu'il se concentrait sur elle. Sah'ot sentait effectivement la vague ressemblance de cette « attaque psionique » avec un appel au secours. C'était une torture digne de l'Enfer des Abysses, mais il lui fit face et tenta de la circonscrire.

Il commençait à se dire qu'il faisait des progrès — à coup sûr, il reprenait le dessus — lorsqu'une autre voix se joignit au chœur démoniaque... et celle-là, il la percevait par le biais de sa prise neurale ! Le chant d'en bas, celui qu'il avait passé la nuit à tenter en vain de déchiffrer, venait de reprendre. Ça mugissait, ça montait des entrailles de Kithrup, et sa simplicité forçait la compréhension.

 

: QUI appelle ? :

: qui ose troubler :

 

Dans un gémissement, Sah'ot se débrancha de la sonde. Trois sortes de hurlements, tous à des niveaux différents de sa conscience, c'était largement suffisant. Un murmure de plus, et il était bon pour l'asile.

Buoult des Thennanins avait peur, bien qu'un officier au service des Grands Esprits n'eût pas la moindre considération pour la mort ou pour les ennemis vivants.

La navette à bord de laquelle il avait pris place achevait son cycle de sortie du vaisseau-amiral, Flamme de Oueg. Le gigantesque portail du sas — rassurant par sa masse et par sa résistance — referma derrière eux ses battants et le pilote de la navette programma la trajectoire vers la nef-amirale tandue.

Les Tandus.

Buoult, en signe extérieur d'assurance, fléchit sa crête. Il en résulterait une énorme déperdition de chaleur par sa voilure de nerfs et de vaisseaux sanguins dans l'atmosphère glaciale du vaisseau tandu mais il était essentiel de maintenir les apparences.

Il eût peut-être été légèrement moins déplaisant de conclure une alliance avec les Soros. Ces derniers, du moins, étaient plus thennaninoïdes que les arthropodes tandus et ils vivaient sous une température décente. Par ailleurs, les clients des Soros étaient des gens intéressants, le genre de peuples que les congénères de Buoult auraient aimé avoir à élever.

Et, pour eux, c'eût été préférable, se dit-il, car nous sommes de bons patrons.

Car si les Soros au cuir épais étaient des êtres insensibles et manipulateurs, les chitineux Tandus constituaient la race la plus horrifiante des Cinq Galaxies. Et leurs clients étaient des créatures inquiétantes qui suscitaient d'incoercibles crispations à la base de la queue de Buoult chaque fois qu'il pensait à eux.

Buoult grimaça de dégoût. La stratégie imposait parfois des associations contre nature. Les Soros étaient à présent les plus forts de toutes les factions survivantes, et les Thennanins, les plus faibles de toutes les grandes puissances. Quoique l'idéologie tandue fût la plus repoussante de toutes celles qui s'opposaient au Credo Abdicateur, cette race était à présent la seule qui fût un obstacle à la victoire des Soros. Subséquemment, les Thennanins étaient dans l'obligation de s'allier avec eux... pour le moment du moins.

Que les Tandus en vinssent à devenir la faction dominante et l'occasion se présenterait toujours de retourner sa veste. Cela s'était déjà produit un bon nombre de fois et il n'existait pas de raison pour qu 'il en fût autrement dans l'avenir.

Buoult s'endurcit pour la rencontre qui l'attendait. Il était déterminé à ne rien laisser paraître de la terreur que lui inspirait le simple fait de monter à bord d'un vaisseau tandu.

Ces derniers ne semblaient pas se rendre compte des risques qu'ils prenaient avec leur délirante propulsion probabiliste dont ils ne comprenaient même pus les bases. Certes, les malsaines manipulations du réel que leurs clients Épisiarches effectuaient pour leur compte leur permettaient souvent de se déplacer plus vite que leurs adversaires mais, parfois, les altérations de l'espace-temps qui en résultaient engloutissaient des groupes entiers de vaisseaux, rayant à jamais en toute impartialité les Tandus et leurs ennemis de cet univers ! C'était pure Jolie !

Faites qu'ils ne s'avisent pas d'utiliser leur mode de propulsion pervers lorsque je serai à bord de leur nef ! sub-vocalisèrent les organes-de-prière de Buoult. Faites que nous dressions vite un plan de bataille et que c'en soit fini !

Ils étaient en vue des nefs tandues, excentriques bâtiments fusiformes qui dédaignaient les structures défensives au profit d'un spatio-dynamisme centré sur la vitesse et la puissance.

Bien sûr, même ces vaisseaux peu ordinaires n'étaient que de simples variations d'anciens plans consignés dans la Bibliothèque. Les Tandus ne manquaient certes pas d'audace mais, à la liste de leurs crimes, ils n'ajoutaient pas celui d'originalité.

À bien des égards, les Terriens manifestaient un mépris des traditions autrement plus grand que les Tandus, en particulier par leur goût du bricolage et des combines, habitude vulgaire qui leur venait de ce qu'ils avaient été mal élevés.

Buoult se demandait ce que les « dauphins » étaient en train de faire dans l'instant présent. Triste serait le sort de ces malheureuses créatures si les Tandus — ou même les Soros — venaient à s'emparer d'elles ! Ces mammifères marins primitifs, fussent-ils même les clients d'une race grossière et poilue de jeunes-loups, méritaient qu'on les protégeât... si possible.

Evidemment, il y avait certaines priorités. On ne pouvait, entre autres, leur permettre de s'accaparer de précieuses données !

Buoult prit conscience que, dans son émoi, il avait dégainé ses doigts-serres. Il les rentra et cultiva la sérénité tandis que la navette approchait de l'escadre tandue.

Soudain, sa méditation se vit rompue par une sensation glaciale qui fit frémir su crête... une perturbation sur l'une des bandes psi.

— Opérateur ! Contactez le vaisseau-amiral ! Veillez à ce qu'ils vérifient l'origine de cet appel !

— Tout de suite, Général-Protecteur !

Buoult se contrôla. Les énergies métapsychiques qu'il venait de percevoir pouvaient n'avoir été qu'une ruse. Pourtant, il avait senti un net parfum d'authenticité dans cette image qu'elles lui avaient transmise du Flamme de Krondor, un vaisseau que nul d'entre eux n'aurait jamais pensé revoir !

La détermination l'envahit. Au cours des entretiens qui allaient avoir lieu, il négocierait l'obtention d'une faveur supplémentaire. En échange de l'aide thennanin, les Tandus devraient apporter leur coopération à un mouvement lactique de plus.

— Confirmation, Général-Protecteur. Il s'agit bien du croiseur Flamme de Krondor, lui annonça le pilote d'une voix blanchie par l'émotion.

La crête de Buoult se dressa pour accuser réception du message puis son regard se riva sur les mantes de métal à présent toutes proches. Il se forgea une volonté d'acier pour faire face à la confrontation, aux négociations et à l'attente.

Beie Chohooan écoutait des chants de haleines — enregistrements d'une extrême rareté qui, il y avait quelque temps déjà, lui avaient coûté plus d'un mois de salaire — lorsque les détecteurs repérèrent le signal. À contrecœur, elle repoussa son casque pour prendre note de sa direction et de son intensité. Il y en avait tant et de tant de sortes... des bombes, des mines, des pièges... Ce fut l'un des petits Wazoons qui lui fît remarquer que celui-ci avait la particularité d'émaner du monde aquatique lui-même.

Beie se lissa les moustaches et réfléchit.

— Ma foi, je crois qu'il va y avoir du changement, mes jolis petits. À votre avis, devons-nous quitter cette ceinture de rocaille spatiale et nous rapprocher quelque peu du centre de l'action ? N'est-il pas temps de faire savoir aux Terriens qu'ils n'ont pas que des ennemis au-dessus de leur tête ?

Les Wazoons lui pépièrent en réponse que ce genre de décision était de son ressort. En vertu des règles de l'union, ils étaient des espions, pas des stratèges.

Beie ne put qu'approuver cette savoureuse pointe d'ironie à l'égard de la race patronne.

— Très bien, dit-elle. Tentons donc de nous rapprocher.

Hikahi s'empressa d'interroger l'ordinateur de combat du canot.

— C'est une arme parapsychique, annonça-t-elle sur les hydrophones aux équipes qui travaillaient sur l'épave extraterrestre. (Elle s'exprimait dans un anglique tout de calme et de précision, riche de ces nuances flegmatiques apportées par le Keneenk.) Comme je ne détecte nul autre signe qui permette de conclure à un assaut, je pense que nous avons simplement senti des répercussions de la bataille qui se déroule là-haut. Il y a eu des précédents, même s'ils n'ont pas eu cette intensité. Par ailleurs, nous sommes en eau profonde et, de ce fait, partiellement protégés des psi-ondes. Serrez les dents, Sillonneurs. Efforcez-vous de n'y pas prêter garde et attachez-vous à vos tâches en trilogismes clairs.

Alors même qu'elle coupait les hydrophones, Hikahi savait que Tsh't était déjà en train de nager d'une équipe à l'autre en racontant des blagues pour maintenir le moral au plus haut.

Le bruit psionique leur faisait un peu l'effet d'une crise de démangeaison mais avec des pointes qui semblaient obéir à un rythme étrange. Manifestement, ces pulsations correspondaient à un code mais elle n'arrivait pas à mettre la mâchoire dessus.

Elle se tourna vers Haïmes Suessi qui était assis sur la main courante d'une cloison voisine et qui semblait exténué. Il avait été sur le point de s'octroyer quelques heures de sommeil lorsque l'assaut parapsychique s'était déclenché. Il en était apparemment bien plus affecté que les dauphins et comparait ce qu'il sentait à l'insupportable crissement de craies sur un tableau noir.

— Je n'entrevois que deux hypothèses, Hikahi. La première est une très bonne nouvelle, et l'autre est la pire que nous puissions imaginer.

Elle hocha la tête, accrochant des reflets sur sa peau lisse.

— Nous n'avons pas cessé de revérifier nos circuits, trois courriers sont retournés au vaisseau porteurs d'un message, et c'est toujours le silence. Je suis forcée d'envisager le pire.

— Que le Streaker soit tombé ? dit Suessi en fermant les yeux.

— Oui. Cette déflagration parapsychique vient d'un point situé à la surface de cette planète. Il se peut que les Galactiques soient en ce moment même en train de se battre juste au-dessus du vaisseau... ou de ce qu'il en reste. Je vais prendre cette embarcation pour retourner au Streaker en retardant néanmoins mon départ jusqu'à ce que vous ayez aménagé des quartiers pour l'équipage à l'intérieur de l'épave. Vous devez également avoir besoin du canot pour recharger les accumulateurs thennanin, n'est-ce pas ?

Suessi fit oui de la tête. Il était clair qu'Hikahi avait hâte de partir.

— Je m'y attaque tout de suite, alors.

— Je ne puis le permettre. Vous venez juste de vous arrêter.

— Écoutez, Hikahi, dès que nous nous serons construit un espace habitable dans ce croiseur, nous pourrons y infuser de l'eau filtrée en la surchargeant d'oxygène de sorte que les fen puissent correctement se reposer. Par ailleurs, cette épave constitue un bouclier idéal contre les psi-ondes. Et, le plus important, c'est que j'y pourrai disposer d'une chambre à moi, d'un endroit entièrement sec où je n'aurai pas à supporter cette couinante bande de garnements prêts à me faire des farces dès que j'ai le dos tourné.

Il y avait une lueur d'indulgence amusée dans son regard.

La mâchoire d'Hikahi traça un petit cercle de pure gentillesse.

— Alors, attendez, une minute. Fabricant de Jouets Merveilleux. Je vais m'y mettre avec vous. Le travail nous distraira de ces craies que les E.T. font crisser sur leur tableau noir.

Krat, la Soro, ne sentait ni frissons ni grincements. Sa nef était imperméable à toute perturbation parapsychique. Ce fut donc son élut-major qui lui apprit l'existence de celle-ci et, d'abord, elle ne s'intéressa guère au rouleau de données que lui remettait le Pila  Cullalbera.

Ils avaient délecté tant de signaux divers au cours de celle bataille ! Aucun, toutefois, n'avait encore émané de la planète, seules quelques escarmouches ayant jusqu'alors porté les combats dans les alentours immédiats de Kithrup.

En temps ordinaire, elle aurait ordonné le lancement d'une torpille à tête chercheuse et se serait empressée d'oublier la question. D'autant qu'à proximité de la planète gazeuse géante on assistait à un regroupement des forces tandues et thennanin et que cette alliance prévisible contre les Soros exigeait qu'elle élaborât de nouveaux plans. Mais il y avait dans ce signal quelque chose qui l'intriguait.

— Déterminez son origine exacte sur une carte planétaire, dit-elle au Pila. Incluez dans votre relevé les points de chute de tous les vaisseaux ennemis abattus.

— C'est qu'ils doivent se compter maintenant par douzaines et que ces positions sont très vagues, aboya le statisticien.

Il avait une voix aiguë et sèche et sa bouche s'ouvrait en grand derrière chaque syllabe tandis que ses cils broussailleux ondulaient au-dessus de ses petits yeux noirs.

Krat ne l'honora pas même d'un regard.

— Lorsque les Soros sont intervenus pour mettre fin au contrat qui liait les Pilas aux Kisas, siffla-t-elle, venimeuse, ce n'était tout de même pas pour faire de vous des Grands Aînés. Dois-je voir mes ordres discutés comme ceux d'un humain par son client gâté de chimpanzé ?

Cullalbera tressaillit. Il fit une brève révérence et détala au plus vite vers son centre de données.

Krat ronronna de joie. Oui, les Pilas étaient si près de la perfection ! Tout arrogants et dominateurs qu'ils fussent avec leurs propres clients et leurs voisins, ils s'empressaient de servir le moindre caprice des Soros. Quelle chose merveilleuse c'était d'être un Grand Aîné !

Sur ce point, elle n'était pas sans devoir quelque chose aux humains. En quelques siècles, ils avaient presque remplacé les Tymbrimis dans la fonction d'un spectre à évoquer en présence de clients récalcitrants. Ils symbolisaient tout le mal qu'on pouvait attendre d'une Elévation libérale.

Lorsqu'on aurait finalement rabattu le caquet à la Terre et que les hommes « adoptés » auraient été soumis au statut de client qui leur convenait, il faudrait trouver un autre mauvais exemple dont agiter l'épouvantail.

Krat enfonça la touche d'une de ses lignes privées. L'écran s'alluma sur l'image de la Soro Pritil, la jeune commodore de l'une des nefs de sa flottille-amiral.

— Oui, Mère de la Flotte, fit Pritil dont la révérence, outre qu'elle se fit attendre, se réduisit au minimum. J'écoute.

Les langues de Krat voltigèrent devant l'insolence de la jeune Soro.

— Le vaisseau numéro seize s'est montré lent au cours de la dernière escarmouche, Pritil.

— C'est une opinion, répondit Pritil en examinant son ergot nuptial, puis elle le cura devant l'écran, inconvenance destinée à montrer son peu d'intérêt.

Les jeunes comprenaient rarement qu'une véritable insulte se devait d'être plus subtile et se devait d'exiger un certain temps pour que sa victime la perçût. Krat décida de faire l'éducation de Pritil.

— Vous avez besoin de faire un séjour à l'arrière pour réparations. Sinon, lors du prochain affrontement, le vaisseau numéro seize risquerait fort d'être rapidement hors de combat. Quoi qu'il en soit, une voie s'ouvre pour cette nef de se comporter honorablement et peut-être même d'être celle qui capturera notre proie.

Pritil leva les yeux, piquée dans sa curiosité.

— Oui, Mère de la Flotte ?

— Nous avons capté un signal qui présente toutes les apparences d'un appel au secours ennemi. Toutefois, je suspecte qu'il pourrait s'agir d'autre chose.

Manifestement, ce parfum de mystère fit succomber Pritil.

— Je choisis d'écouter, Mère du Groupe.

Le caractère hautement prévisible de cette réponse arracha un soupir à Krat. Elle savait que les jeunes capitaines de vaisseau ajoutaient secrètement foi aux légendes qui couraient sur son intuition et n'avait jamais douté que Pritil ne mordit à l'hameçon.

Tu as encore beaucoup à apprendre, Pritil avant de pouvoir me renverser et prendre ma place. Maintes cicatrices de formation devront d'abord déparer ce jeune cuir. Mais, jusqu'à ce jour, ma fille, j'aurai plaisir à être ton professeur.

Gillian Baskin

Gillian et Makanee levèrent les yeux lorsque Takkata-Jim et le professeur Ignacio Metz pénétrèrent dans l'infirmerie escortés par trois robustes Sténo en harnais de combat et au visage dur.

Wattacéti poussa un couinement d'indignation indéchiffrable et s'élança pour faire un rempart de son corps tandis que les assistantes de Makanee se réfugiaient en pépiant derrière cette dernière.

Gillian échangea un regard avec le médecin de bord. L'heure de la confrontation avait sonné. On allait enfin savoir si Makanee s'était seulement fait des idées. Gillian gardait encore l'espoir que Takkata-Jim et Metz pussent justifier leurs actes et que l'état de Creideiki fût réellement dû à un accident.

Makanee, en revanche, avait dépassé ce stade. Elle attendait toujours le retour à bord du jeune midship calafiain, Akki, et le regard qu'elle rivait sur Takkata-Jim n'aurait pas été différent si elle avait eu affaire à un requin-tigre. L'expression qui se lisait sur le visage du dauphin ne permettait d'ailleurs pratiquement pas de faire mentir une telle comparaison.

Gillian disposait d'une arme secrète mais elle avait juré de ne s'en servir qu'en cas d'extrême nécessité.

Laissons-leur l'initiative, se dit-elle. Qu'ils abattent leur jeu puis, éventuellement, nous sortirons ce dernier as d'atout.

Ce début de partie risquait d'être un peu périlleux. Elle avait à peine eu le temps de passer par son bureau pour faire un brin de conversation avec la Niss avant de se précipiter à l'infirmerie. Elle pouvait se retrouver en position difficile si elle avait mal évalué le degré de régression à bord du Streaker. Après tout, peut-être aurait-elle dû garder Keepiru.

— Docteur Baskin ! commença Ignacio Metz qui avait attendu pour s'approcher de pouvoir se tenir à la main courante et d'être précédé par un Sténo en armes. Nous sommes bien contents de vous revoir mais pourquoi ne nous avez-vous pas annoncé votre retour ?

— Cccertes, docteur, c'est là une grave violation des règles de sécurité, renchérit Takkata-Jim.

C'est donc sur ce terrain qu'ils attaquent, se dit-elle. Et ils vont s'arranger pour monter la chose en épingle de sorte que je me retrouve aux arrêts.

— Enfin, messieurs fin et mel, je ne suis venue que pour assister au conseil de vaisseau comme me l'a demandé le docteur Makanee dans son message. C'est bien dommage que votre personnel de liaison ait égaré ma réponse, mais je me suis laissé dire que, là-haut, c'étaient pour la plupart des nouveaux sans expérience.

Takkata-Jim se renfrogna. Le pire, c'était qu'elle pouvait avoir effectivement appelé pour prévenir de son retour et que, dans la confusion qui régnait sur la passerelle, personne ne lui en eût rien dit.

— Toujours est-il que le message de Makanee, lui, allait à l'encontre de mes ordres ! Et que j'avais donné des instructions spécifiques s'opposant à votre retour !

Gillian affecta de tomber des nues.

— Comment, le docteur ne faisait-elle pas que me transmettre votre convocation pour la réunion du conseil ? Le règlement est pourtant formel. On doit y procéder dans les vingt-quatre heures qui suivent la mort ou l'invalidité du commandant.

— Les préparatifs de cette réunion sont en cours ! Mais je vous rappelle qu'en cas d'urgence l'officier assurant le commandement par intérim peut se passer de l'avis du conseil. Or, en présence d'une désobéissance flagrante à mes ordres, je suis en droit...

Gillian se raidit. La manière dont elle avait prévu de mener les choses ne donnerait rien de bon si Takkata-Jim versait carrément dans l'irrationalité. Il lui fallait se ménager une pause en sautant sur le rang d'autodocs pour, de là, gagner la galerie. Son bureau ne serait plus qu'à quelques pas.

—... d'ordonner que vous soyez détenue jusqu'à votre comparution devant une commission disciplinaire dès que les circonstances le permettront.

Gillian jeta un œil sur les gardes. Accepteraient-ils vraiment de lever la nageoire sur un être humain ? Au vu de leur expression, elle conclut qu'ils en étaient parfaitement capables.

Elle se sentait la bouche sèche mais n'en laissa rien paraître.

— Je crains que vous ne soyez dans l'erreur quant à votre statut légal, lieutenant, répondit-elle prudemment. Peu de fen à bord seraient surpris d'apprendre que...

Et ses mots restèrent bloqués dans sa gorge. Gillian sentit un souffle glacial passer dans son dos tandis que l'air autour d'elle semblait se mettre à onduler et à palpiter. Puis, alors qu'elle s'accrochait à la main courante pour ne pas perdre l'équilibre, un grondement puissant naquit de l'intérieur de sa tête.

Les autres la regardaient, perplexes devant son changement d'attitude. Puis, eux aussi commencèrent à sentir.

Takkata-Jim vira sur lui-même et hurla :

— Une arme psionique ! Makanee, passez-moi vite la passerelle ! Nous sommes attaqués !

Surprise par la réaction instantanée de Takkata-Jim, la fine médecin s'écarta pour le laisser se ruer vers le poste. Gillian plaqua les mains sur ses oreilles et vil Metz faire de même alors que le grondement montait dans les aigus, se transformait en un grincement de plus en plus intense. Les gardes étaient complètement désemparés ; ils avaient les pupilles dilatées par la peur et poussaient de petits cris angoissés.

Dois-je en profiter pour leur fausser compagnie ? essaya de se demander Gillian. Mais s'il s'agit d'une attaque, il nous faut oublier nos querelles pour unir nos forces.

—... incapables ! beuglait Takkata-Jim dans les micros. Qu'est-ce que ça veut dire « pas plus de mille cinq cents kilomètres » ? Je veux l'emplacement exact ! Et en quel honneur les capteurs actifs ne marcheraient-ils pas ?

— Attendez ! s'écria Gillian, puis elle claqua dans ses mains. (Au travers d'un brouillard d'émotion croissant, elle se mit à rire. Hormis Takkata-Jim qui continuait de houspiller son état-major, tout le monde tourna vers elle des yeux étonnés.)

Elle riait, elle soulevait des gerbes d'éclaboussures, elle martelait de ses poings le plus proche autodoc, elle passait le bras autour des flancs tremblants de Wattacéti pour le serrer contre elle. Même Takkata-Jim finit par se retourner et resta captivé par ces transports de joie apparemment psychotiques au point d'en oublier les couinements frénétiques de la passerelle.

— Tom ! cria-t-elle, aussi fort que s'il pouvait l'entendre. Je te l'avais bien dit que tu ne pouvais pas mourir ! Bon sang, je t'aime, espèce de fils de... Et si c'était moi qui étais partie à ta place, il y a longtemps que je serais rentrée !

Les fen la regardaient avec des yeux qui se firent de plus en plus ronds à mesure qu'ils comprirent de quoi elle parlait.

Elle riait, et des larmes roulaient sur ses joues.

— Tom, dit-elle, tout doucement cette fois, ne te l'avais-je pas dit que tu ne pouvais pas mourir ?

Et, indistinctement, elle serra dans ses bras tout ce qui était à sa portée.

Des sons parvinrent à Creideiki alors qu'il dérivait en apesanteur.

C'était comme d'écouter du Beethoven, ou d'essayer de réellement comprendre une baleine à bosse.

On avait maintenu la liaison acoustique entre le caisson et l'extérieur pour le cas où il viendrait à émettre des sons. Personne n'avait pensé que le circuit fonctionnait dans les deux sens. Depuis l'infirmerie, des mots pénétraient dans la petite chambre anti-grav.

C'était un supplice de Tantale, comme ces fantômes de sens qui transparaissaient dans les grandes symphonies — indices que le compositeur avait entraperçu quelque chose que les notes ne pouvaient que vaguement traduire et dont jamais les mots ne constitueraient même une approche.

Takkata-Jim bredouillait et marmonnait. Des menaces, c'était clair dans le ton de sa voix. Tout aussi claire, la prudence dans celle de Gillian Baskin. Si seulement il avait pu comprendre ces mots ! Mais, pour lui, l'anglique n'était même plus un souvenir.

Creideiki savait que son vaisseau était en péril, et il n'était rien qu'il pût faire. Les anciens dieux n'en avaient pas fini avec lui, et ils ne consentiraient pas à le laisser partir. Ils avaient encore tant de choses à lui montrer avant qu'il ne fût prêt pour servir leurs desseins.

Il avait fini par se résigner à ces périodiques épisodes de terreur comme de sonder pour livrer bataille à un gigantesque octopus puis de remonter se reposer un moment avant de replonger vers le chaos. Lorsqu'ils venaient pour l'entraîner EN BAS, il se retrouvait chaque fois pris dans un maelstrom d'idées-glyphes, de rêves lancinants qui s'acharnaient sur son cerveau d'ingénieur en lui présentant avec insistance des impressions autres.

Pareil assaut n'eût jamais été possible si ses centres de la parole n'avaient été détruits. Creideiki était au désespoir d'avoir perdu les mots. Il écoutait ces sons parlés qui lui venaient du monde extérieur et se concentrait de toutes ses forces sur cette insolite et familière musique.

Tout n'a pas disparu, conclut-il au bout d'un moment. Il pouvait encore reconnaître certains mots çà et là. Des mots simples, principalement des noms d'objets ou de gens ou d'actes qui leur étaient associés.

À peu près ce dont ses lointains ancêtres avaient été capables.

Mais il lui était impossible de garder en mémoire plus de trois ou quatre mots d'affilée si bien qu'il n'aurait jamais pu suivre une conversation. Parvenait-il à déchiffrer laborieusement une phrase qu'il l'oubliait entièrement lorsqu'il passait à la suivante. C'en était une torture tant c'était difficile, et il finit par renoncer à ce vain effort.

Ce n'est pas la bonne méthode, décida-t-il.

A la place, pourquoi ne pas essayer la Gestalt ? songea-t-il. Reprendre à son profit les astuces auxquelles les anciens dieux avaient eu recours avec lui. Enveloppement. Imprégnation... comme tenter de ressentir ce que sentait Beethoven en s'absorbant dans le mystère du concerto pour violon.

Des murmures de sophontes en colère grondèrent dans les haut-parleurs. Les bruits rebondirent tout autour du caisson et s'y éparpillèrent en gouttelettes amères. Après la terrible beauté d'EN BAS, ces bruits lui inspiraient une réelle répugnance. Il s'obligea pourtant à écouter, à chercher un moyen — si modeste fût-il — un moyen d'aider son Streaker, son équipage.

En lui crût ce besoin à mesure qu'il se concentrait. Il se mit en quête d'un centre, d'un foyer dans ce chaos sonore.

 

: Rancœur :

: Turbidité :

: Dans le raz de courant :

: Ignorer :

: Les requins ! :

: Lutte où l'on s'extermine... :

: Inviter :

: Les requins ! :

: Opportunisme absurde... :

 

Il s'aperçut que, bien malgré lui, il commençait à émettre des clicks. Il voulut s'en empêcher, sachant où ça le menait, mais les clicks émergeaient d'eux-mêmes de son front et, bientôt, furent rejoints par une série de gémissements sourds.

Les rumeurs de la discussion qui lui parvenaient de l'infirmerie dérivèrent dans la distance à mesure que son propre chant fredonné tissait autour de lui une toile de plus en plus dense. Les échos bourdonnants ou crépitants firent s'estomper les cloisons et une nouvelle réalité prit forme aux alentours. Avec lenteur, une sombre présence grandit à ses côtés.

Sans un mot, il lui dit de partir.

 

: Non :

: Nous Sommes De Retour :

:Tu Dois En Apprendre Plus :

 

Pour ce que j'en sais, vous êtes le fruit de mon délire ! Nul d'entre vous n'a jamais émis le moindre son de lui-même ! Vous ne vous exprimez qu'au travers des réflexions de mon sonar !

 

: Tes Échos Ont-Ils Jamais Eu Cette Complexité ? :

 

Oui sait ce que mon inconscient peut faire ? J'ai dans ma mémoire de plus étranges sons qu'aucun autre cétacé vivant n'en a jamais entendus ! J'ai visité des mondes où des nuages vivants sifflent pour dompter des ouragans ! J'ai entendu les détonations-de-fatalité des trous noirs et je suis resté des jours entiers à écouter les chants des étoiles.

 

: Autant De Raisons D'Être Celui Que Nous Voulons :

: Celui Dont Nous Avons Besoin :

: On a besoin de moi ici ! :

: Certes. :

Viens, Creideiki ! :

 

L'ancien dieu, K-K-Kph-kree, se rapprocha. Sa forme soniquement translucide se mit à luire. Ses dents pointues jetèrent des éclairs. Fictif ou pas, le grand être s'ébranla, l'entraînant irrésistiblement comme auparavant.

: EN BAS :

 

Puis, à l'instant précis où la résignation le submergeait, il perçut un son. Par miracle, ce n'était pas l'un de ceux qu'il émettait et qui se diffractaient contre les murs de son rêve dément. C'était un son venu d'ailleurs, tout de puissance et d'urgence.

 

: N'Y Prête Pas Garde :

: Viens :

 

L'esprit de Creideiki bondit à la poursuite de ce son comme derrière un banc de mulets, alors même que le bruit s'enflait jusqu'à en devenir assourdissant.

 

: Tu Es Sensibilisé :

: Tu As Un Psi Qu'Auparavant Tu Ne Te Connaissais Pas :

: Tu Ne Sais Pas Encore À Quoi Il Sert :

: Renonce Aux Récompenses Immédiates :

: Viens Sur La Voie Difficile... :

 

Creideiki éclata de rire et s'ouvrit au bruit de l'extérieur qui déferla en lui, dissolvant les ténèbres luisantes de l'immémoriale divinité en particules miroitantes qui, lentement, disparurent.

 

: Cette Voie T'Est Fermée :

: Creideiki... :

 

Le dieu au large front n'était plus là. Creideiki redoubla de rire dans sa joie d'avoir échappé à l'illusion cruelle, dans sa reconnaissance envers ce son neuf qui l'avait libéré.

Mais le bruit ne cessait de croître. Le sentiment de triomphe se mua en panique à mesure qu'il s'enflait et devenait une pression insupportable à l'intérieur de sa tête, qu'il pesait contre les parois de son crâne et leur portait des coups de bélier pour sortir. Le monde se fit le tourbillon grinçant d'un appel au secours étranger.

Creideiki s'entendit pousser un trille de désespoir alors qu'il tentait de se maintenir à la surface de ce flux déferlant.

Streaker

Les vagues de pseudo-son diminuaient enfin.

— Creideiki ! s'écria Makanee qui, aussitôt, s'élança vers le caisson du capitaine.

Les autres se retournèrent et prirent conscience de l'agitation qui s'était emparée du dauphin blessé.

— Qu'est-ce qui lui arrive ? demanda Gillian en nageant jusqu'aux côtés de Makanee. (Elle pouvait voir le commandant se débattre faiblement en émettant une série de gémissements de plus en plus sourds.)

— Je n'en sais rien. Personne ne surveillait le caisson lorsque l'effet de la psi-bombe a culminé ! Je viens seulement de m'apercevoir de son état.

La grande silhouette gris sombre paraissait à présent plus calme. Une dernière crispation remonta lentement le long de son dos alors qu'un trille presque imperceptible s'échappait de son évent.

Ignacio Metz rejoignit Gillian.

— Voilà, Gillian... commença-t-il. Je veux que vous sachiez combien je suis heureux que Tom soit encore en vie bien que ce retard soit plutôt de mauvais augure. Je donne toujours ma tête à couper que ce Cheval Marin de Troie est un plan bancal.

— En ce cas, professeur Metz, nous en rediscuterons lors du conseil de vaisseau, d'accord ? lui dit-elle froidement.

Metz s'éclaircit la gorge.

— Je ne suis pas sûr que le commandant en exercice permettra...

Incapable de soutenir le regard de Gillian, il détourna la tête.

Elle jeta un œil sur Takkata-Jim. Que le second prît la moindre décision irréfléchie et cela risquait d'être le coup de grâce pour le moral du Streaker. Elle devait absolument lui faire sentir ce qu'il avait à perdre s'il entrait en contestation avec elle. Et il fallait aussi lui laisser une porte de sortie sous peine que continue de planer à bord le risque de la guerre civile.

Takkata-Jim lui rendit son regard avec un mélange de calcul et de pure hostilité. Elle vit la pointe phonosensible de sa mâchoire inférieure osciller d'un fin à l'autre pour jauger leur réaction. La nouvelle que Thomas Orley était toujours vivant allait vraisemblablement être proclamée à son de trompe dans le vaisseau. Déjà, l'un de ces deux gardes Sténo censés avoir été choisis avec le plus grand soin par le second manifestait un enthousiasme proche de la mutinerie en échangeant des propos pleins d'espoir avec Wattacéti.

Il faut que j'agisse vite, se dit Gillian. Sinon, il va se sentir acculé.

Elle accrocha un sourire sur son visage et nagea vers Takkata-Jim. À son approche, il recula et l'un des Sténo qui lui étaient restés fidèles foudroya Gillian du regard.

Elle parla doucement afin de n'être pas entendue des autres.

— Ce n'est même pas la peine d'y songer, Takkata-Jim. Les fen qui sont à bord de ce vaisseau ont repris conscience de l'existence de Tom Orley. Si, tout à l'heure, vous avez pensé pouvoir user de violence à mon égard, je sais qu'en ce moment même vous êtes en train de vous raviser. (Les yeux de Takkata-Jim s'écarquillèrent et Gillian sut qu'elle avait tapé dans le mille en misant sur la légende de ses pouvoirs télépathiques.) Par ailleurs, je vais attacher mes brasses à celles d'Ignacio Metz. Certes, il est prêt à tout gober, mais s'il assiste à une tentative de me faire du mal, vous le perdrez. Et vous avez, besoin d'un humain qui soit votre garant, n'est-ce pas ? Faute d'en avoir ne serait-ce qu'un seul, même vos Sténo vous lâcheraient.

Takkata-Jim fit claquer bruyamment ses mâchoires.

— N'essayez pas de m'intimider ! Je n'ai nullement envie de recourir à la violence avec vous. Je représente l'autorité légale à bord de ce vaisseau. Je puis vous faire consigner dans vos quartiers !

Gillian contempla ses ongles.

— En êtes-vous si sûr ?

— Iriez-vous jusqu'à inciter l'équipage à se rebeller contre le commandant légitime du Streaker ? (L'exclamation outrée du second semblait jaillir du fond du cœur. Il n'ignorait pas, bien sûr, que bon nombre des Tursiops, sinon la grande majorité d'entre eux, se rangeraient derrière elle en dépit de toute considération légale. Mais c'eût été de la mutinerie et les conséquences d'une pareille division eussent été catastrophiques.) J'ai la loi pour moi !

Gillian soupira. Elle allait devoir sortir son atout maître malgré les ravages qui en résulteraient si les dauphins de la Terre venaient à l'apprendre. La mort dans l'âme, elle chuchota ces deux mots qu'elle n'aurait jamais voulu avoir à prononcer :

— Consignes secrètes.

Takkata-Jim la regarda fixement puis poussa un cri perçant. Il se dressa sur sa queue et se rejeta en arrière d'un coup d'ailerons tandis que, dans sa perplexité, le garde à ses côtés clignait furieusement des paupières.

Gillian se retourna et vit que Metz et Wattacéti les regardaient avec des yeux ronds.

— Je ne vous crois pas ! bredouilla Takkata-Jim dans des gerbes d'éclaboussures. Sur la Terre, on nous a juré que le Streaker était à nous, rien qu'à nous !

Gillian haussa les épaules.

— Demandez donc à vos fen de la passerelle si les commandes de combat fonctionnent, lui proposa-t-elle. Que quelqu'un tente de sortir par le sas. Essayez un peu d'ouvrir la porte de l'arsenal...

Takkata-Jim vira sur lui-même et se précipita vers l'écran de communication situé à l'autre bout de la salle. Avant de se décider à le suivre, le garde qui restait dans son sillage posa sur Gillian un regard insistant, un regard où se lisait le sentiment d'avoir été trahi.

Gillian savait bien que tout l'équipage ne réagirait pas de cette manière. Que la plupart, même, seraient enchantés que les hommes eussent repris les choses en main. Toutefois, à un niveau plus profond, les implications feraient leur chemin. L'un îles objectifs principaux de la mission du Streaker avait été de doter les néo-dauphins d'un sentiment d'indépendance et d'affermir leur confiance en eux-mêmes. C'était à présent bien compromis.

Avais-je le choix ? Avais-je un autre moyen de m'en tirer ?

Elle secoua tristement la tête, regrettant l'absence de Tom. Lui aurait sans doute pu tout arranger avec l'une de ses sarcastiques petites chansonnettes en ternaire qui les aurait tous mis sur un pied d'égalité dans la honte.

Oh, Tom, se dit-elle. C'est vraiment moi qui aurais dû y aller.

— Gillian !

La caudale de Makanee brassait l'eau et son harnais tintinnabulait. De l'un de ses bras de métal, elle désignait le dauphin blessé qui flottait dans le caisson anti-grav.

Et Creideiki lui rendait son regard.

— Joshua H. Bar... mais ne nous avez-vous pas dit qu'il avait eu le cortex grillé ? fit Metz, fasciné par ce spectacle.

Une expression de profonde concentration s'installa sur les traits de Creideiki. Son souffle se fit plus pesant puis un cri désespéré jaillit de son évent.

— Sortir !

— Mais ccc'est impossssible ! fit Makanee à mi-voix. Ses centres de la parole...

Dans l'effort, tout le visage de Creideiki se crispa.

 

: Sortir :

: Creideiki ! :

: Nager :

: Creideiki ! :

 

C'était du ternaire enfantin mais doté d'inflexions étranges et contredit par l'intelligence mûre qui se lisait dans ses yeux sombres. Et il y avait autre chose qui faisait vibrer le sens télémpathique de Gillian.

Sortir ! : répéta-t-il en faisant le tour du caisson pour abattre sa caudale sur la vitre épaisse qui résonna bruyamment. Le mot avait beau être anglique, son glissando évoquait une phrase en primal.

— Sort-t-tir ! :

— Aidez-le à sortir ! ordonna Makanee à ses assistantes. En douceur mais vite !

Takkata-Jim revenait à grande vitesse de l'autre bout de la salle, le visage tordu par la colère. Il s'immobilisa brusquement devant le caisson et regarda fixement l'œil vif du capitaine.

C'était la goutte qui faisait déborder le vase.

Il resta un moment à tanguer, incapable d'arrêter son choix sur une posture ou une autre du langage corporel. Puis il se tourna vers Gillian.

— J'ai fait ce que j'ai cru devoir être dans l'intérêt du vaisseau, de son équipage et de sa mission. Je puis prouver ma bonne foi et je n'hésiterai pas à porter plainte lors de notre retour.

Gillian haussa les épaules.

— Espérons que vous en aurez l'occasion.

Takkata-Jim eut un rire sec.

— Très bien. Nous allons donc tenir cette mascarade de conseil de vaisseau. Je vais convoquer tout le monde pour dans une heure. Mais laissez-moi vous avertir, docteur Bassskin, ne poussez pas le bouchon trop loin. J'ai encore un certain pouvoir et le mieux serait que nous trouvions un compromis. Essayez de me clouer au pilori et vous creuserez un fossé au sein de l'équipage. Auquel cas, ajouta-t-il à voix basse, ce serait entre nous la guerre à outrance.

Gillian hocha la tête. Elle était parvenue à ses fins. Même si Takkata-Jim avait réellement commis les forfaits dont Makanee le soupçonnait, il n'existait pas de preuves. La situation se résumait donc à un choix entre un modus vivendi et la guerre civile. Pour éviter cette dernière, il suffisait de laisser une porte de sortie au second.

— Je m'en souviendrai. Takkata-Jim. À dans une heure, donc.

Takkata-Jim fil demi-tour pour quitter l'infirmerie. .Sur les trois gardes qui l'avaient escorté en entrant, deux seulement le suivirent.

Gillian remarqua le regard qu'Ignacio Metz fixait sur le lieutenant delphinien.

— La situation vous échappe, n'est-ce pas ? lui dit-elle lorsqu'elle passa près de lui.

Le généticien redressa brusquement la tête.

— Qu'est-ce qu'il y a, Gillian ? Que voulez-vous dire ?

Mais son visage l'avait trahi. Comme tant d'autres, Metz, avait tendance à surestimer les pouvoirs de Gillian. À présent, il devait se demander si elle avait réellement pu lire dans ses pensées.

— Qu'importe, fit Gillian avec un sourire pincé. Allons plutôt être témoins de ce miracle.

Elle nagea jusqu'à l'endroit où Makanee, anxieuse, attendait la sortie de Creideiki. Metz l'accompagna un moment d'un regard hésitant puis la suivit.

Thomas Orley

D'une main tremblante, il écarta les lianes qui bouchaient l'entrée de la caverne puis rampa hors de son abri et plissa les yeux dans la brume du petit matin.

Le ciel était couvert de nuages bas et l'on n'y voyait pas encore de vaisseaux extraterrestres ; ce qui n'était pas plus mal. Il avait craint que leur arrivée ne coïncidât avec le moment où, occupé à lutter contre les effets de la psi-bombe, il s'était retrouvé totalement sans défense.

Ça n'avait rien eu d'une partie de plaisir. Dès les toutes premières minutes, la déflagration parapsychique s'était jetée à l'assaut de ses digues hypnotiques et n'avait pas tardé à les franchir, submergeant son cerveau sous les hurlements étrangers. Pendant deux heures — qui lui avaient semblé une éternité —, il s'était vu aux prises avec des images délirantes, des lumières et des sons qui palpitaient directement au niveau de ses synapses. Il en subissait encore les séquelles sous forme de crises de tremblements.

J'espère qu'il y a toujours des Thennanins, là-haut, et qu'ils vont tomber dans le panneau. Je ne voudrais pas avoir vécu ça pour rien.

Selon Gillian, la Niss avait eu la certitude d'avoir trouvé les bons codes dans la Bibliothèque récupérée sur l'épave thennanin. Et si cette faction n'avait pas déjà déserté le système, elle devait au moins tenter de répondre à rappel. On avait dû pouvoir détecter la bombe à des millions de kilomètres dans toutes les directions.

Il racla dans la trouée qui s'ouvrait entre les herbes une grosse poignée de boue nauséabonde qu'il jeta plus loin. Une eau saumâtre mêlée de vase et d'écume monta dans le trou qu'elle remplit presque à ras bord. Il devait y avoir une autre « clairière » similaire, à quelques mètres seulement, derrière le mamelon voisin — ce paysage végétal ne cessait de se modifier, comme animé par une gigantesque respiration — mais ce que voulait Tom, c'était l'accès le plus direct possible à la couche d'eau qui s'étendait sous les herbes.

Il élargit le bassin, l'éclaircit au mieux de sa vase, puis s'essuya les mains et s'installa sur le seuil de son abri pour regarder le ciel. Il prit les psi-bombes restantes et les disposa devant lui.

Fort heureusement, celles-ci ne risquaient pas de déclencher, par leur explosion, le même pandémonium que le signal de détresse thennanin car c'étaient de simples vecteurs de communications préenregistrées conçus pour transmettre sur une distance d'environ mille kilomètres un message codé.

N'étant parvenu à sauver que trois de ces sphères messagères lors de l'accident du planeur, l'éventail de faits qu'il était en mesure de communiquer s'était nettement rétréci. Selon les bombes qu'il ferait exploser, Gillian et Creideiki pourraient néanmoins savoir quelle sorte d'extraterrestres était descendue enquêter sur l'appel au secours.

Bien sûr, il pouvait se produire un événement qui n'entrerait dans aucun des scénarios dont ils avaient discuté. En ce cas, il lui faudrait décider soit d'émettre un message ambigu, soit de ne rien faire et d'attendre.

Peut-être aurais-je mieux fait de prendre une radio, se dit-il. Mais n'importe quel croiseur passant dans les parages aurait presque instantanément pu localiser l'origine d'une émission hertzienne et aurait ouvert le feu sur lui avant même qu'il n'eût pu prononcer trois mots. Un message par bombe parvenait à destination en une seconde et quelque et il était nettement plus difficile d'en repérer précisément l'émetteur.

Tom se mit à penser au Streaker. Il avait l'impression de l'avoir quitté depuis une éternité. Tout ce dont il éprouvait le désir se trouvait là-bas... de vrais repas, un lit pour dormir, des douches chaudes, sa femme.

Il sourit de l'ordre dans lequel ces priorités lui étaient venues à l'esprit. Bof, Gillian aurait compris.

Il risquait de devoir être abandonné sur Kithrup par le Streaker si le résultat de son expérience ne laissait au vaisseau qu'un bref délai pour quitter la planète. De toute manière, ce n'aurait rien d'une mort déshonorante.

Il n'avait pas peur de mourir, seulement de n'avoir pas fait tout ce qu'il pouvait, et de n'avoir pas consciencieusement craché dans l'œil de la Camarde lorsqu'elle viendrait le prendre. Cet ultime geste était d'une importance capitale.

Une autre image se présenta, de loin plus déplaisante... celle d'un Streaker déjà capturé, d'une bataille de l'espace déjà terminée, d'une totale inutilité de ses efforts.

Tom frissonna. Il était préférable d'imaginer un sacrifice autrement que vain.

Une forte brise poussait les nuages. Ils s'amalgamaient et se séparaient en épaisses traînées gorgées d'humidité. Tom s'abrita les yeux pour les tourner vers la flaque de lumière du ciel oriental. A près d'un radian au sud du soleil matinal voilé de brume, il crut voir bouger quelque chose. Il se replia dans les profondeurs de sa caverne improvisée.

D'un des lambeaux d'ouate qui s'étiraient à l'est, il vit descendre un objet sombre dont la forme et les dimensions restaient difficilement appréciables dans les tourbillons de vapeur qui montaient de cet océan d'herbes qu'il surplombait.

Tom perçut comme un roulement de tambour estompé. Du fond de sa cachette, il plissa les yeux, regrettant d'avoir perdu ses jumelles. Puis les volutes de brume divergèrent un court instant et il vit avec netteté le vaisseau spatial suspendu dans le ciel. On aurait dit quelque monstrueuse libellule dont la nature venimeuse et perverse eût été trahie par la forme exagérément effilée.

Peu de races fouillaient systématiquement les plus obscurs recoins de la Bibliothèque à la recherche de modèles bizarres comme ces maniaques de la singularité qu'étaient les impitoyables Tandus. Cette étroite coque hérissée de saillies constituait une véritable marque de fabrique.

Toutefois, à l'une de ses extrémités, un appendice trapu, une sorte de cône émoussé, tranchait avec cette impression générale de finesse cruelle, comme s'il s'agissait d'une pièce rapportée issue d'un autre plan.

Avant que Tom ne pût se faire la moindre idée sur la nature de l'anomalie, les nuages se refermèrent, dérobant le croiseur à sa vue. Le vrombissement des puissants moteurs se fit néanmoins, quoique avec lenteur, de plus en plus distinct.

Tom se frotta une barbe de cinq jours qui commençait à sérieusement le gratter. Les Tandus constituaient en eux-mêmes de mauvaises nouvelles. S'ils étaient les seuls à se montrer, il n'avait plus qu'à faire exploser sa bombe numéro trois pour dire au Streaker de se préparer pour un combat à outrance !

C'était un adversaire avec lequel l'humanité n'avait jamais été en mesure de négocier. Lors de ces accrochages qui se produisaient sur les marches galactiques, les Terriens avaient rarement pu s'emparer de vaisseaux tandus, même lorsque les chances étaient de leur côté. Et, du moment qu'ils pouvaient le faire sans témoins, les Tandus ne résistaient jamais au plaisir de s'offrir une petite bataille. La consigne permanente était de les éviter à tout prix, et ce jusqu'au jour où des conseillers tymbrimis pourraient transmettre aux équipages humains leur don rarissime de battre ces maîtres de l'attaque surprise.

Si nulle autre force n'apparaissait dans le ciel de Kithrup, Tom pourrait aussi se dire qu'il venait vraisemblablement d'assister à son dernier lever de soleil. Car, en lançant sa bombe, il révélerait presque à coup sûr sa position. Les Tandus avaient des clients capables de psi-flairer ne fût-ce qu'une pensée une fois qu'ils étaient lancés sur une piste psychique.

Tu veux que je te dise, Ifni... faut que tu m'en envoies un autre. Je n'insisterai pas pour qu'il soit thennanin. Un planétoïde de combat jophurien suffira. Mais arrange-moi un peu les choses ici et je te promets de dire en rentrant cinq sutras et dix ave plus le kaddish in extenso. D'accord ? J'irai même jusqu'à glisser quelques crédits dans une machine à sous, si tu y liens.

Il se représenta une flotte de guerre humano-synthiano-tymbrimie surgissant des nuages pour faire voler en éclats le croiseur tandu sous un tir nourri et débarrasser le ciel de toute trace de fanatiques. C'était une vision charmante quoiqu'il eût parallèlement en tête une bonne douzaine de raisons de la trouver hautement invraisemblable. D'abord, les Synthiains, si favorablement disposés qu'ils fussent envers eux, ne seraient jamais intervenus dans un combat dont l'issue fût incertaine. Quant aux Tymbrimis, s'il était probable de les voir participer à la défense de la Terre elle-même, on ne pouvait compter sur eux pour risquer leur adorable tête humanoïde trop loin dans l'espace à seule fin de sauver une bande de jeunes-loups égarés.

O.K., Ifni, Dame de Fortune et de Hasard. (Il promena les doigts sur la bombe numéro trois.) Je suis d'accord pour un seul vieux croiseur thennanin promis à la ferraille.

L'Infinité ne lui donna pas de réponse immédiate. Il ne s'était d'ailleurs pas attendu à en recevoir une.

Le vrombissement parut passer juste au-dessus de sa tête et il sentit ses poils se hérisser alors que le champ de force du vaisseau balayait le secteur. Si modestes que fussent ses facultés métapsychiques, il percevait à présent le crissement des écrans.

Puis, lorsqu'il entendit que le bruit des moteurs allait en diminuant sur sa gauche, il porta ses regards vers l'ouest. La couverture de nuages se déchira juste assez longtemps pour lui permettre de voir le croiseur tandu — un destroyer léger, en fait, plutôt qu'un cuirassé d'escadre — à guère plus de trois kilomètres de l'endroit où il était.

A cet instant précis, l'appendice trapu se détacha de la nef mère et dériva lentement vers le sud. Tom fronça les sourcils. Il n'y reconnaissait pas l'un de ces patrouilleurs tandus dont le modèle lui était pourtant familier. Cet appareil était d'une conception totalement différente. Sa silhouette courtaude, solide, faisait plutôt penser...

De nouveau, frustrants, les nuages se refermèrent sur les deux vaisseaux. Leurs grondements mêlés n'en continuèrent pas moins de couvrir celui du volcan pourtant tout proche.

Soudain, trois brillants traits de lumière verte transpercèrent les nuages derrière lesquels Tom avait aperçu pour la dernière fois la nef tandue, éclaboussant la mer de leur incandescence. Puis éclata le fracas d'un tonnerre supersonique.

Sa première pensée fut que les Tandus ouvraient le feu sur la surface de la planète puis une éblouissante explosion dans les nuages lui démontra que le croiseur lui-même était la cible. Quelque chose d'invisible, très haut dans le ciel, tirait sur les Tandus !

Il fut soudain trop occupé à ramasser en toute hâte ses affaires pour laisser libre cours à sa joie. Comme il n'accordait plus même un regard à ce qui se passait dans le ciel, il évita d'être aveuglé lorsque le destroyer répondit à son assaillant par une salve de rayons actiniques d'antimatière. Il sentit néanmoins que les ondes de chaleur avaient tout de même le temps de lui déshydrater la nuque et le bras gauche pendant qu'il achevait ses préparatifs et fourrait les psi-bombes dans sa ceinture tout en relevant sur son visage le masque de plongée.

Sous un ciel strié de rayons destructeurs d'une intensité thermique comparable au soleil, il saisit son sac et se précipita dans le trou qu'il avait précédemment ménagé au sein de l'enchevêtrement de plantes semi-aquatiques.

Le fracas du tonnerre se fit brusquement plus sourd mais les violents flamboiements de lumière de la bataille poursuivirent Tom dans la pénombre de son boueux refuge sous forme de traits étincelants qui perçaient par les trouées de l'épaisse couche végétale.

Il se surprit à retenir son souffle par pur automatisme. C'était absurde, le masque était conçu pour laisser échapper le minimum d'oxygène tout en permettant l'évacuation du gaz carbonique. Il saisit une épaisse racine pour s'ancrer au fond du marais et s'astreignit à respirer normalement.

Il s'aperçut alors qu'il éprouvait d'énormes difficultés à le faire. Avec toutes les plantes qui l'entouraient, il s'était attendu à trouver un taux élevé d'oxygène dans son bourbier salvateur. Mais, au bord du masque, la minuscule aiguille de l'indicateur affirmait le contraire. Comparée aux riches flots de l'océan kithrupien, cette eau était épuisée. Les ailettes branchiales de l'appareil n'y puisaient que le tiers de l'oxygène nécessaire à sa survie, et encore, à condition qu'il gardât une parfaite immobilité.

D'ici quelques minutes, il allait se sentir pris d'étourdissements et, peu après, c'en serait fini de lui.

La bataille continuait. Il en percevait toujours les détonations assourdies et, en dépit de leur dispersion, les rais de lumière qui filtraient par les imperfections de son toit végétal restaient assez, violents pour lui faire mal aux yeux. Juste au-dessus de la surface, il vit des feuilles qui avaient récemment survécu à des retombées de cendres volcaniques se racornir et virer au brun.

Je peux faire mon deuil de ce que je n'ai pas eu le temps de prendre, se dit-il.

Idem de la possibilité de remonter respirer.

Il enroula ses jambes autour de l'épaisse racine et ôta son sac à dos dans lequel il se mit à fouiller à la recherche d'un expédient. Dans l'ombre épaisse qui succédait à chaque éclair, il ne pouvait compter que sur sa mémoire tactile pour en inventorier le contenu.

Là, c'était le radar de poursuite inertiel que lui avait donné Gillian. Là, une pochette contenant ses nutribarres. Puis ses deux gourdes d'eau « douce », des rubans d'amorces pour son pistolet à aiguilles et une trousse à outils.

Le voyant d'air virait vers un orange inquiétant. Tom bloqua le sac entre ses genoux et ouvrit la trousse à outils pour y prendre un petit rouleau de tuyau en caoutchouc de calibre huit. Alors qu'il en taillait une longueur avec son couteau, des taches violacées dansèrent aux limites de son champ de vision.

Puis il en fourra l'un des bouts dans la valve à bouffe du masque. Pour l'étanchéité, pas de problème, mais le contenu du tube se répandit autour de sa bouche et lui donna des haut-le-cœur.

Ce n'était pas le moment de faire le raffiné. Il tira sur la racine jusqu'à pouvoir, sans la lâcher, être à portée de main de la trouée dans les herbes.

Tom pinça le tuyau sous l'autre extrémité mais, de nouveau, un jet d'eau visqueuse jaillit dans le masque. Cette fois, il en avala. Elle avait un goût infect.

La soupape du masque serait en mesure d'évacuer le liquide, à condition, bien sûr, qu'il n'en rentre pas trop.

Il tendit le bras et fit dépasser le tube à la surface du petit bassin, là où les éclairs de la bataille lançaient de longs traits de lumière jusque dans les profondeurs. Puis, tour à tour, il aspira et recracha pour tenter de nettoyer le tuyau.

Soudain, comme une lumière aveuglante s'abattait par la trouée, sa main gauche, qui tenait le tuyau, fut comme ébouillantée. Il lutta contre la réaction instinctive de la rétracter et de pousser un cri. Il se sentit sur le point de perdre conscience et, avec elle, la volonté de maintenir ses doigts dans la vase brûlante.

Il n'en pompa que plus fort sur le tuyau et fut enfin récompensé par un filet d'air humide. Tom aspira cet air avec l'énergie du désespoir. C'était une vapeur chaude, et qui avait un goût de fumée, mais elle nourrissait ses poumons. Il l'exhala dans le masque, faisant confiance à ce dernier pour en retenir l'oxygène durement gagné.

Dans sa poitrine, la douleur s'atténua et celle de sa main passa sur le devant de la scène. À l'instant même où il se disait qu'il n'allait pas pouvoir la supporter plus longtemps, la fournaise en surface perdit de son intensité jusqu'à n'être plus qu'une lueur vacillante dans le ciel.

A quelques mètres seulement s'ouvrait une autre trouée dans le tapis végétal ; peut-être parviendrait-il à y coincer le tube entre deux racines, évitant ainsi de s'exposer. Tom prit encore quelques inspirations puis pinça le tuyau. Mais avant qu'il n'ait pu poursuivre plus loin l'exécution de son projet, une lumière bleue parut exploser dans l'eau, plus aveuglante que jamais. Elle s'accompagna d'une effroyable détonation et il sentit que la mer commençait à le ballotter comme une poupée de chiffon.

Quelque chose d'énorme venait de s'abattre dans l'océan, soulevant des vagues gigantesques. La racine à laquelle il était encore accroché par les pieds se libéra de son support et Tom fut emporté dans un maelström de lianes qui le fouettaient au passage.

Le tourbillon lui arracha son sac à dos. Il le rattrapa de justesse par une courroie mais quelque chose le frappa violemment derrière la tête, l'assommant à moitié. Le sac lui échappa de nouveau et disparut dans un torrent de vacarme et d'ombres contrastées.

Tom se roula en boule, les avant-bras plaqués sur les bords du masque pour le protéger des plantes cinglantes.

Sa première pensée lorsqu'il reprit ses esprits fut la vague surprise d'être toujours en train de respirer.

Il crut d'abord que la bataille continuait mais finit par s'apercevoir que les secousses qu'il ressentait étaient celles de son propre corps. Que le rugissement qu'il percevait n'existait que dans ses tympans.

Il avait le bras gauche passé sous une épaisse souche horizontale et de l'eau jusqu'au menton. L'écume verdâtre léchait doucement les ailettes de son masque. Ses poumons lui faisaient mal et l'air sentait le renfermé.

Il parvint à maîtriser le tremblement de sa main droite et ôta le masque qu'il laissa pendre autour de son cou. Quoique nul filtre ne s'opposât plus à la puanteur de l'ozone, ce fut avec un sentiment de reconnaissance qu'il fit pénétrer l'air dans ses narines.

Au dernier moment, il devait avoir privilégié l'immolation en surface sur la mort par suffocation. Par chance, la bataille s'était terminée juste avant qu'il ne remontât.

Il dut toutefois résister à la tentation de frotter ses yeux qui le picotaient ; la vase dont il avait les mains enduites n'était sans doute pas le meilleur des collyres. Obéissant d'ailleurs à quelque injonction bio rétroactive, ils se remplirent de larmes qui évacuèrent le gros du mucus qui les aveuglait.

Dès qu'il eut retrouvé la vue, il regarda autour de lui.

Au nord, le volcan continuait d'agiter dans un ciel où les nuages s'étaient quelque peu dissipés les bannières torturées et multicolores de ses fumerolles. Juste sous ses yeux, de petites créatures rampantes resurgissaient de la végétation roussie et reprenaient leur train-train : manger ou être mangées. Et dans les hauteurs, on ne décelait plus la moindre trace de ces forteresses volantes qui s'étaient décoché des traits d'une chaleur et d'une brillance comparables au rayonnement d'une nova.

Pour la première fois, Tom fut heureux que ce tapis végétal s'étendant à l'infini fût d'une telle monotonie. Il eut à peine à se soulever au-dessus de la surface pour distinguer les lourdes volutes de fumée que déversaient des épaves qui, lentement, s'enfonçaient dans le marais.

Alors qu'il contemplait ce spectacle, l'un des cadavres de métal explosa dans les lointains. Le son ne lui parvint que plusieurs secondes plus tard sous forme d'une série de toussotements et de bruits secs ponctués de fulgurants éclairs asynchrones. La silhouette imprécise continuait de sombrer. Tom détourna les yeux de l'ultime déflagration et lorsqu'il les ramena sur ce point, il ne vit rien d'autre que des nuages de vapeur accompagnés d'un sifflement qui céda bientôt la place au silence.

D'autres débris flottaient sur cette morne plaine d'herbes. Vaguement impressionné, Tom commença de promener un regard circulaire sur ce paysage de mort. Il y avait assez d'épaves pour témoigner d'une escarmouche de belle envergure.

L'ironie de la situation lui arracha un rire en dépit de la douleur qui lui vrillait les poumons. En se précipitant en masse pour voir à quoi correspondait un appel de détresse — ou plutôt son simulacre —, les Galactiques avaient entraîné leur vendetta meurtrière dans le sillage de ce qu'ils avaient conçu comme une mission de sauvetage. À présent, ils étaient tous morts et lui était vivant.

Plus que l'impartial et hasardeux caprice d'Ifni, on sentait là l'œuvre mystérieuse et retorse de Dieu lui-même.

Dois-je en conclure que je suis de nouveau tout seul ? se demanda-t-il. Ce serait vraiment impayable ! Un tel feu d'artifice et, pour unique survivant, une humble créature humaine ?

Peut-être pas pour longtemps, toutefois. La bataille avait provoqué la perte de presque toutes ces provisions qu'il avait eu tant de mal à sauver. Tom fronça les sourcils. Les bombes à messages ! Il porta la main à sa taille et le monde parut se dérober sous lui. Il n'en restait qu'une ! Les autres avaient dû tomber pendant qu'il se débattait dans le tourbillon.

Lorsque le tremblement de sa main eut cessé, il glissa délicatement les doigts sous sa ceinture pour en extraire la psi-bombe, son ultime lien avec le Streaker... avec Gillian.

C'était la confirmation... celle qu'il avait à lancer s'il estimait que le Cheval Marin de Troie devait prendre son envol. À présent il n'avait d'autre choix que de faire exploser cette bombe ou de ne rien faire. De dire oui ou de dire non.

J'aimerais seulement savoir à qui appartenaient ces vaisseaux qui ont tiré sur les Tandus.

Il rangea de nouveau la bombe et reprit son examen panoramique des lieux. Sur l'horizon nord-ouest, il vit une épave évoquant une coquille d'œuf à demi écrasée. Il s'en élevait encore de la fumée mais l'incendie semblait avoir cessé. Plus aucune explosion ne la secouait et elle ne paraissait pas devoir sombrer plus profond.

Tics bien, se dit-il. Voilà qui constitue un objectif. Ce vaisseau me semble assez intact pour offrir des possibilités. Peut-être pourrai-je y récupérer du matériel et de la nourriture. En tout cas s'il n'est pas trop radioactif, il me servira d'abri.

L'épave paraissait tout au plus distante d'environ cinq kilomètres mais cette estimation visuelle pouvait se révéler trompeuse. De toute façon, un tel but lui donnait quelque chose à faire, sans compter qu'il avait besoin d'un surcroît d'informations. Peut-être apprendrait-il là-bas ce qu'il voulait savoir.

Il se demanda s'il allait y aller par « voie de terre » en se fiant à ses jambes cotonneuses pour progresser sur ces herbes visqueuses ou tenter de faire ce trajet sous l'eau en nageant de trouée en trouée pour respirer et en affrontant les créatures inconnues qui pouvaient hanter le fond de ce marais.

Soudain, il perçut derrière lui une sorte de plainte continue et, lorsqu'il se retourna, il vit, à un kilomètre environ, un petit véhicule spatial qui se dirigeait lentement vers le nord à quelques mètres seulement au-dessus de la surface de l'océan. Le miroitement de ses champs vacillait parfois au bord de l'extinction et il ne cessait de se cabrer ou de faire des écarts.

Tom remit aussitôt son masque et se préparait à plonger lorsqu'il prit conscience que l'appareil ne venait pas dans sa direction. Il passait largement à l'ouest, environné d'étincelles qui jaillissaient de ses ailerons de stase courtauds. De vilaines traînées noires maculaient sa coque qui, en un point, n'était plus qu'un trou bordé par des cloques tic métal fondu.

Tom retint son souffle. Jamais auparavant il ne lui avait été donné de voir un modèle de patrouilleur semblable à celui-ci mais il pouvait penser à plusieurs races dont le style correspondait à la structure d'ensemble.

Le petit vaisseau piqua du nez tandis qu'une quinte de toux semblait s'emparer de ses moteurs moribonds. La plainte aiguë du générateur de gravité se fit de plus en plus faible.

Manifestement, son équipage savait qu'il n'en avait plus pour longtemps. Tom vit l'appareil infléchir sa course vers l'île et ne put s'empêcher d'éprouver un sentiment de sympathie pour le pilote étranger qui allait tenter une manœuvre désespérée. Le patrouilleur zigzaguait à présent au ras des plantes. Bientôt, il disparut derrière la masse du volcan.

Puis le fracas étouffé de son atterrissage domina le sifflement des alizés.

Tom attendit. Au bout de quelques secondes, les champs de stase du vaisseau lâchèrent dans une violente secousse. Des débris incandescents se dispersèrent tout autour sur l'océan, certains se voyant éteints par les flots tandis que d'autres continuaient de couver dans l'enchevêtrement des herbes.

Tom doutait que quiconque eût pu s'en échapper à temps.

Il modifia ses projets. A long terme, il avait toujours pour objectif cet astronef ovoïde qui flottait à quelques milles d'ici mais, auparavant, il désirait passer au crible l'épave de ce patrouilleur. Peut-être y trouverait-il de quoi l'aider à décider s'il lui fallait ou non lancer la psi-bombe. Peut-être y trouverait-il quelque chose à manger.

Il tenta de se hisser sur le tapis végétal mais c'était trop dur. Il continuait à trembler de tous ses membres.

Très bien. Je passerai donc par en dessous. De toute façon, c'est le but en lui-même qui est d'un intérêt discutable.

Je pourrais aussi bien rester ici à jouir du paysage.

Akki

Ce fils de lamproie gorgée de sang ne voulait pas le lâcher !

Akki était exténué. L'acidité métallique de l'eau se mêlait dans sa bouche à l'amertume de remontées biliaires tandis qu'il nageait de toutes ses forces vers le sud-est. Il aurait désespérément voulu se reposer mais il savait qu'il ne pouvait se le permettre sous peine de perdre le peu d'avance qu'il avait sur son poursuivant.

De temps à autre, il entrevoyait K'tha-Jon à guère plus de deux kilomètres derrière lui, et qui comblait le fossé. Le géant à la peau violemment contrastée semblait infatigable. Son souffle jaillissait à la verticale, telles des fusées de brume, du sillon qu'il traçait dans l'eau.

Le souffle d'Akki, en revanche, s'effilochait de plus en plus et la faim accentuait sa faiblesse. Les chapelets de jurons qu'il débitait en anglique n'arrivaient pas à le satisfaire. Il puisait un petit peu plus de cœur au ventre dans l'obscénité qui ne cessait de rouler dans sa tête en delphinien primai.

Il aurait quand même dû être capable de distancer K'tha-Jon mais il y avait quelque chose dans l'eau qui affectait les propriétés hydrodynamiques de sa peau, une substance qui allait même jusqu'à provoquer des réactions allergiques. Son épidémie, en temps ordinaire si lisse et si souple, était à présent rêche et bosselé. Il avait l'impression de nager dans un sirop et non dans de l'eau. Akki se demandait pourquoi personne n'avait jamais fait état de cette particularité des flots kithrupiens. Peut-être les Calafiains étaient-ils les seuls à l'éprouver ?

C'était la dernière en date d'une série de calamités déloyales qui s'étaient abattues sur lui dès sa sortie du vaisseau.

Échapper à K'tha-Jon s'était révélé aussi simple qu'il s'y était attendu. Mais, se dirigeant vers le sud-est, il avait pensé être en mesure de virer ultérieurement à droite ou à gauche pour aller quérir l'aide d'Hikahi et des fen qui travaillaient sur l'épave thennanin ou celle des gens de l'île, or, chaque fois qu'il avait voulu changer de cap, K'tha-Jon avait également obliqué de façon à lui couper la route. Akki ne pouvait plus se permettre de perdre quoi que ce fût de son avance.

Un faisceau d'ondes sonar le balaya et, comme chaque fois, sa première impulsion fut de se rouler en boule. Il n'était pas naturel pour un dauphin d'en fuir un autre aussi longtemps. Certes, dans des temps reculés, il avait pu arriver qu'un petit jeune encourut la colère d'un de ses aînés — en essayant par exemple de copuler avec l'une des femelles du harem d'un grand mâle — et qu'il se vît en conséquence poursuivi. Toutefois, il avait été fort rare qu'on lui en tînt rancune. Akki devait réprimer cette constante impulsion qu'il avait de s'arrêter et de tenter de raisonner le géant.

Car il ne pouvait rien en attendre. K'tha-Jon était, de toute évidence, en proie à la démence.

En raison de cette mystérieuse affection dermique, il ne pouvait compter sur la vitesse pour semer K'tha-Jon. Quant à tenter de parvenir à ce résultat en sondant, c'était également illusoire. Les Sténo Bredanensis étaient des dauphins pélagiques. K'tha-Jon plongeait probablement plus profond que n'importe qui à bord du Streaker.

Il jeta de nouveau un regard derrière lui et s'aperçut que le bosco avait encore grignoté du terrain. Moins d'un kilomètre les séparait à présent. Akki émit un petit soupir tremblotant et redoubla d'efforts.

Presque contre l'horizon, à peut-être quatre ou cinq kilomètres devant lui. s'étendait un chapelet de tertres couronnés de verdure. Il fallait absolument qu'il tînt assez longtemps pour les atteindre.

Moki

Moki conduisait le traîneau cap au sud au maximum de sa vitesse en se faisant précéder par de furieux jets de sonar qui résonnaient comme un clairon.

— ... appelle Haoké, appelle Moki. Ici Heurka-pete. Confirmez réception, sss'il vous plaît !

Moki rejeta nerveusement la tête en arrière. Le vaisseau cherchait de nouveau à le contacter. Il enfonça la touche de l'émetteur et s'efforça de parler clairement.

— Ouais ! Ou'est-ccce que vous voulez ?

Il y eut un silence, puis la voix reprit :

— Moki, pourriez-vous me passer Haoké ?

Moki eut peine à contenir un rire.

— Haoké... il est mort ! J'sssuis à la poursssuite des sssalauds qui l'ont eu ! Dit-tes à Takkata-Jim que j'les aurai !

Son anglique était pratiquement indéchiffrable. Il le savait mais n'osait répondre en ternaire de peur de glisser au primal, ce qu'il n'était pas encore prêt à faire en public.

Cette fois, le silence se prolongea sur la ligne sonar-vox. Moki se prit à espérer qu'il fût définitif.

Lorsque lui et Haoké avaient découvert le traîneau delà fem Baskin vide, dérivant lentement vers l'ouest, ses moteurs réglés au minimum, Moki avait senti quelque chose se rompre en lui. Il était entré dans un état trouble mais exalté, une espèce de brouillard d'action, comme un rêve de violence.

Peut-être étaient-ils réellement tombés dans une embuscade ; peut-être n'avait-il fait que se l'imaginer. Toujours fut-il que lorsque était retombée la fièvre du combat, Haoké était mort et Moki n'en éprouvait aucun regret.

Après quoi, son sonar avait repéré un objet qui se dirigeait vers le sud. Un autre traîneau. Sans se donner la peine d'y réfléchir à deux fois, il lui avait donné la chasse.

Le récepteur de transmissions sonar grésilla de nouveau.

— Moki, c'est encore moi, Heurka-Pete. Vous êtes à la limite de portée du laser et nous ne pouvons toujours pas nous servir de la radio. Je vous transmets donc tout de suite deux ordres. Primo, relayez par sonarvox ce message pour K'tha-Jon : Ordre de rentrer ! Mission annulée ! Secundo, dès que c'est fait, rentrez vous aussi au vaisseau ! C'est un ordre formel !

Sur les écrans du traîneau, points et lumières ne présentaient plus grand sens pour Moki. Ce qui importait, c'étaient les schémas sonores que les capteurs lui transmettaient. Ce sens acoustique accru lui donnait l'impression d'être un dieu, de faire partie des Grands Rêveurs. Il s'imaginait dans la peau d'un gigantesque catodon, d'un cachalot, seigneur des eaux profondes, à la poursuite d'une proie qui s'enfuyait au moindre indice de son approche.

Plus très loin vers le sud, il percevait le bruit étouffé d'un traîneau, celui qu'il poursuivait depuis déjà quelque temps. Moki avait la certitude de gagner du terrain.

Beaucoup plus loin, et sur sa gauche, c'étaient deux minuscules signaux rythmiques, échos caractéristiques de la nage rapide des cétacés. Il ne pouvait s'agir que de K'tha-Jon et de ce parvenu de Calafiain.

Moki aurait adoré souffler la proie de K'tha-Jon sous le nez du géant, mais cela pouvait attendre. Son principal ennemi n'avait que trop d'avance.

— Moki, est-ce que vous me recevez ? Répondez ! Je viens de vous transmettre les consignes ! Vous devez...

Moki eut un claquement de mâchoires dégoûté. Il coupa la communication sonar au beau milieu des jérémiades d'Heurka-pete. De toute manière, il avait du mal à comprendre l'anglique de ce petit poseur de sous-off qui n'avait jamais rien eu d'un Sténo, cette espèce de minable toujours fourré avec les Tursiops pour étudier le Keneenk et tenter de « s'améliorer ».

Moki résolut de s'occuper du gars dès qu'il aurait réglé leur compte à ses ennemis de l'extérieur du vaisseau.

Keepiru

Keepiru savait qu'il était suivi. Il s'était attendu à ce que l'on lançât quelqu'un derrière lui pour l'empêcher de rejoindre Hikahi.

Mais son poursuivant devait être un imbécile patenté. Rien qu'au gémissement lointain des moteurs, il pouvait deviner que le fin poussait le traîneau bien au-delà de sa vitesse normale. Qu'est-ce qu'il s'imaginait, ce type ? Keepiru avait assez d'avance pour parvenir à portée de sonar de l'épave thennanin bien avant que l'autre ne le rattrapât. Il n'aurait pas besoin de trop faire mordre les gaz dans le rouge.

En plus, ce crétin devait avoir bloqué la touche de son sonar comme pour répandre à son de trompe la nouvelle de son arrivée. Avec un pareil boucan, Keepiru avait beaucoup de mal à distinguer ce qui se passait au sud-est. Il se concentra et tenta de faire mentalement obstruction au bruit qui venait de derrière.

Sur sa gauche, il semblait s'agir de deux dauphins, l'un pratiquement hors d'haleine et l'autre encore plein de vigueur. Ils nageaient tous deux vers une ligne d'ombres sonar que Keepiru estimait être à une cinquantaine de kilomètres de son propre traîneau.

Qu'est-ce qui se passait là-bas ? Qui pourchassait qui ?

Il était si tendu dans l'écoute qu'il dut virer brusquement pour éviter d'entrer en collision avec une butte sous-marine. Il la contourna par l'ouest au plus près de la masse rocheuse qui, temporairement, jeta sur lui son ombre de silence.

Gare aux bas-fonds Fils de Tursiops !

Puis après ce trille d'un poème didactique, il se siffla un petit haïkaï ternaire.

 

: Échos du rivage, :

: Éparses phones perdues Par des pélicans ! :

 

C'était une réprimande qu'il se faisait à lui-même. Les dauphins n'étaient-ils pas censés être des pilotes hors pair — ce qui leur avait valu, près d'un siècle auparavant, leur premier poste à bord d'un vaisseau spatial — et n'avait-il pas lui-même la réputation d'être l'un des meilleurs ? Alors, comment se faisait-il qu'il se débrouillât moins bien à quarante nœuds sous l'eau qu'à cinquante fois la vitesse de la lumière le long d'un trou de ver ?

Le traîneau sortit de l'ombre du monticule et retrouva la pleine mer. De l'est-sud-est revint l'image-Gestalt d'une course de cétacés.

Keepiru se concentra. Oui, celui qui poursuivait l'autre était un Sténo, et un gros. Son sonar de recherche était d'un type séquentiel fort étrange.

Quant à celui qui était devant...

... Ce ne peut être qu'Akki, se dit Keepiru. Ce gosse a des ennuis. De sacrés ennuis.

Soudain, une décharge sonore en provenance du traîneau qui le suivait faillit le laisser pour sourd. L'autre l'avait pris directement dans un étroit pinceau directionnel. Keepiru caqueta un glyphe d'insulte et secoua la tête pour se remettre de l'ordre dans les idées.

Il fut à deux dents de virer de bord pour aller s'occuper de ce petit saligaud mais son devoir l'attendait devant.

Devoir qui n'était déjà que trop source de torture puisque, normalement, il lui imposait d'aller directement porter un message à Hikahi. Or, tout en lui se révoltait contre l'idée d'abandonner le jeune midship dont il percevait avec netteté l'épuisement. Et il était manifeste que le gros Sténo ne tarderait pas à le rattraper.

Mais s'il obliquait vers l'est, il donnerait à son propre poursuivant une chance de le rattraper...

Toutefois, il pouvait aussi distraire K'tha-Jon, le forcer à dévier de sa course.

Ce n'était pas conforme à ce qu'on attendait d'un officier de la Terragens. Ce n'était pas non plus le reflet d'une réflexion keneenk. Mais il lui était impossible d'asseoir son choix sur des bases logiques.

Il aurait voulu que l'un de ses lointains arrière-petits-enfants fut là pour apporter à son primitif aïeul à peine sorti de l'animalité les conseils d'une génération de fen ayant atteint la pleine maturité logique de l'espèce.

Keepiru soupira.

De toute façon, qu'est-ce qui me fait croire qu'on me laissera jamais avoir des arrière-petits-enfants ?

Il décida d'être honnête avec lui-même et fit virer le traîneau sur la gauche en montant les gaz d'un cran de plus dans le rouge.

Charles Dart

L'un des deux Terriens qui se trouvaient dans la pièce — l'humain — fouillait dans les tiroirs d'une commode pour en tirer divers objets qu'il jetait pêle-mêle dans une valise ouverte sur le lit tout en écoutant ce que disait le chimpanzé.

— ... la sonde a maintenant franchi le seuil des deux kilomètres. La radioactivité ne cesse de croître, et le gradient de température aussi. Je ne suis pas certain que ce robot tienne le coup au-delà des deux ou trois cents prochains mètres, et pourtant, la cheminée descend beaucoup plus bas. De toute façon, je suis maintenant en mesure d'affirmer qu'il y a bien eu enfouissement de déchets par une civilisation technologique, et à date récente ! De l'ordre de quelques siècles en arrière, tout au plus !

— C'est très intéressant, professeur Dart. Oui, vraiment.

Ignacio Metz tentait de ne rien laisser paraître de son exaspération. Il fallait être très patient avec les chimpanzés, tout spécialement avec Charles Dart. C'était néanmoins très difficile de faire ses valises avec un chimp qui n'arrêtait pas de discourir perché sur une chaise de votre cabine.

Indifférent à tout. Dart poursuivit :

— S'il est quelque chose qui me fasse apprécier Toshio, si peu efficace que puisse être ce garçon, c'est d'avoir été contraint de travailler avec ce dauphin linguiste, Sah'ot ! J'avais pourtant réussi à tirer de lui des informations intéressantes jusqu'à ce qu'explose cette foutue bombe de Tom Orley et que ce Sah'ot se mette à débiter des absurdités à propos de « voix » qu'il aurait entendues surgir d'en dessous ! Ce maudit fin...

Metz en était à trier ses affaires.

Bon, maintenant, où ai-je mis mon costume bleu ? Ah, oui, dans cette valise que j'ai bouclée tout à l'heure. Voyons. Les duplicata de mes notes sont déjà chargés. Que peut-il rester ?

—... vous ai-je dit, professeur Metz !

— Hein ? (Il s'empressa de lever les yeux vers Charlie.) Je vous prie de m'excuser, professeur Dart. Ce sont ces changements de programme soudains, et tout et tout. Je suis sûr que vous comprenez. Qu'étiez-vous en train de me dire ?

Dart poussa un grognement exaspéré.

— Je vous disais que je voulais partir avec vous. Vous considérez peut-être ce voyage comme un exil mais, pour moi, ce serait l'occasion de m'échapper d'ici ! Enfin, je pourrais me rendre là où mon travail m'appelle !

Il ponctua celle dernière affirmation en martelant avec vigueur la cloison et en déployant deux superbes rangées de dents jaunâtres.

Metz resta un moment songeur. Un exil ? Peut-être Takkata-Jim envisageait-il ainsi les choses ? Lui et Gillian étaient le jour et la nuit. Elle était déterminée à mener à son terme le plan d'Orley et de Creideiki, le Cheval Marin de Troie. Et, de son côté, Takkata-Jim montrait tout autant de fermeté à le refuser.

Metz était d'accord avec Takkata-Jim, et il avait été fort surpris lorsque le lieutenant avait renoncé à sa fonction de commandant par intérim au profit de Gillian jusqu'au retour d'Hikahi. Il en résultait que le Cheval Marin continuait de galoper à sa perte. Le Streaker allait commencer dans quelques heures son voyage sous les flots.

Si cette ruse vouée à l'échec devait réellement être tentée, Metz était tout à fait satisfait de se désolidariser du vaisseau. La chaloupe était spacieuse, offrait un confort acceptable, et ses notes y seraient à l'abri, tout comme lui. Ainsi, le résultat d'expériences capitales pour l'avancement des sciences terriennes ne serait pas perdu lorsque... si le Streaker était abattu quand il tenterait de s'échapper.

Par ailleurs, il avait à présent la possibilité de se joindre à Dennie Sudman pour enquêter sur les Kikwis. Il avait peine à contenir son impatience de jeter un œil sur ces pré-cognitifs.

— Si vous désirez nous accompagner, Charlie, répondit-il au chimp en secouant la tête, il vous faut en parler directement à Gillian. Elle nous a déjà permis de prendre votre nouveau robot pour l'emmener sur l'île. Il n'est pas impossible qu'elle vous donne aussi l'autorisation pour ça.

— Mais vous et Takkata-Jim, vous m'aviez promis que si je me montrais coopératif, si je tenais ma langue avec Toshio, si j'acceptais de vous donner ma voix lors du conseil...

Il s'interrompit en voyant l'expression de Metz. Les lèvres serrées, il descendit de sa chaise.

— Merci quand même ! grogna-t-il en se dirigeant vers la porte.

— Écoutez, Charlie...

Dart était déjà dans le couloir. Le sifflement de la porte qui se refermait noya les derniers mots de Metz.

Dans la coursive en pente de la roue sèche, le chimp marchait tête baissée, l'air résolu.

Je sortirai d'ici ! grognait-il. Il doit exister un moyen !

Sah'ot

Lorsque Gillian l'appela pour lui demander de parler à Creideiki, sa première pensée fut de se rebeller contre ce surcroît de travail.

— Je sais bien, lui concéda le minuscule simulacre de l'humaine, mais vous êtes le seul qui me semble avoir les qualifications requises. Non, je m'exprime mal. Vous êtes l'unique personne qui puisse obtenir des résultats. Creideiki est parfaitement conscient, en pleine possession de ses moyens, à cela près qu'il ne peut parler ! Nous avons besoin de quelqu'un qui l'aide à communiquer en usant des parties de son cerveau qui n'ont pas été lésées. Et vous êtes notre spécialiste ès communication.

Sah'ot n'avait jamais vraiment apprécié Creideiki. Et le type d'invalidité dont souffrait le capitaine était de ceux qui lui donnaient la nausée. Toutefois, Gillian chatouillait une corde sensible : sa vanité.

— Et Charles Dart ? Lui qui n'a pas cessé de nous faire marner, Toshio et moi, au point que nous en avons la caudale raplapla ! Je croyais que ses recherches avaient la priorité absolue.

L'extrême fatigue de Gillian était sensible, même dans sa réduction holographique.

— Non, c'est fini tout ça. Takkata-Jim et Metz vont apporter sur l'île un nouveau robot que Dart sera en mesure de contrôler directement par le monocâble. Jusque-là, ses recherches passent au dernier plan. Au dernier ! Compris ?

Sah'ot acquiesça d'un vigoureux claquement de mâchoires. Que c'était bon d'entendre de nouveau des paroles pleines d'autorité. Le fait que la voix qui les prononçait fût celle d'une humaine qu'il respectait n'était d'ailleurs pas négligeable.

— Et cette histoire à propos de Metz et de Takkata-Jim...

— J'ai tout raconté à Toshio en détail, répondit-elle avant qu'il n'ait pu achever sa phrase. Il vous mettra au courant lorsque l'occasion s'en présentera. A présent, votre groupe est sous son entière responsabilité. Vous devez lui obéir avec une extrême diligence. Est-ce bien clair ?

Quelle que lût la pression des circonstances, Gillian n'était jamais à court de vocabulaire, et Sah'ot aimait ça.

— Certes. Éminemment clair. Maintenant, à propos de ces résonances que j'ai perçues dans la croûte planétaire. Que dois-je faire ? À ma connaissance, c'est un phénomène sans précédent ! Pourriez-vous déléguer quelqu'un pour effectuer des recherches à mon profit dans la Bibliothèque ?

Un pli perplexe apparut sur le front de Gillian.

— Vous voulez dire que des résonances d'origine apparemment intelligente montent des profondeurs de Kithrup ?

— Précisément.

— Ifni ! s'exclama Gillian en levant les yeux au ciel. Même en toute quiétude, explorer ce monde demanderait au moins dix ans de travail à une douzaine de vaisseaux d'exploration ! (Elle secoua la tête.) Pour les recherches, c'est non. Toutefois, au débotté, mon hypothèse est que certaines formations rocheuses du sous-sol pourraient avoir une sensibilité probabiliste et réverbérer des émanations originaires de la bataille qui se déroule là-haut. Quoi qu'il en soit, cela passe après nos autres priorités : la sécurité, les Kikwis et parler avec Creideiki. Vous avez déjà du boulot à ne plus savoir par où le mordre.

Sah'ot se garda de protester. En insistant, il aurait simplement amené Gillian à lui donner explicitement l'ordre de ne plus s'occuper de la sonde. Elle ne l'avait pas encore fait, autant de gagné.

— Maintenant, lui rappela-t-elle, il vous faut réfléchir au choix que vous allez faire. Si le Streaker tente sa chance, nous essayerons de sortir le canot et de passer ramasser Tom ainsi que ceux de l'île qui voudront se joindre à nous. Les termes de l'alternative sont donc de risquer avec nous cette évasion ou d'attendre dans la chaloupe avec Metz et Takkata-Jim. Vous informerez Toshio de votre décision.

— Je comprends. J'y réfléchirai.

Par un fait étrange, cette question n'avait plus la même importance pour lui que seulement deux ou trois jours en arrière. Les sons d'en bas commençaient à produire leur effet sur Sah'ot.

— Si je reste, ajouta-t-il, je n'en souhaite pas moins bonne chance à vous tous.

— À vous aussi, mel fin, lui répondit Gillian avec un sourire. Vous êtes un drôle de zigoto mais si j'ai la chance de rentrer sur la Terre, je ferai des recommandations pour que vous ayez des tas de petits-enfants.

Son image disparut alors qu'elle coupait la communication.

Sah'ot resta un long moment à fixer l'écran vide. Ce compliment parfaitement inattendu le laissa d'abord abasourdi. Puis quelques Kikwis qui fourrageaient dans les parages eurent la surprise de voir un gros dauphin se dresser sur sa queue et se mettre à danser dans le petit bassin.

 

: Me voir remarqué par :

: Une baleine à bosse Me voir :

: Quant même apprécié Pour ce que je suis :

Dennie et Toshio

— J'ai peur.

Presque sans y penser. Toshio prit Dennie par l'épaule et la serra contre lui pour la rassurer.

— Je ne vois pas ce qui peut vous faire peur.

Dennie leva les yeux des brisants pour voir s'il parlait sérieusement. Lorsqu'elle s'aperçut qu'il la taquinait, elle lui tira la langue.

Toshio humait l'air marin et il était heureux. Non qu'il eût une idée claire de la manière dont allaient évoluer ces nouvelles relations qu'il avait avec Dennie. Ce n'était pas physique, en tout cas. Ils avaient dormi ensemble, la nuit dernière, mais tout habillés. Il avait cru que ce serait frustrant, et ça l'avait été en quelque sorte, mais pas autant qu'il ne l'avait craint.

Ça finirait par porter ses fruits, d'une façon ou d'une autre. Pour l'instant, Dennie avait besoin de sentir quelqu'un près d'elle et Toshio se satisfaisait de combler ce besoin.

Lorsque tout cela serait terminé, peut-être se remettrait-elle à le considérer comme un gamin de quatre ans son cadet. Toutefois, il en doutait. Alors même que l'épisode de la psi-bombe s'estompait dans les mémoires, elle continuait à s'accrocher à son bras ou à le boxer en feignant de se mettre en colère.

— Quand sont-ils censés arriver avec la chaloupe ? lui demanda-t-elle en reportant une fois de plus son regard sur l'océan.

— Demain, en fin de journée, lui répondit-il.

— Takkata-Jim et Metz avaient l'intention de négocier avec les ET. Qu'est-ce qui pourra les arrêter s'ils décident de passer outre aux ordres et de faire quand même une tentative ?

— Sur les instructions de Gillian, la chaloupe ne dispose que de l'énergie nécessaire pour faire le trajet jusqu'à l'île. Toutefois, ils ont un régénérateur qui leur permettra, dans un mois et quelque, d'envisager une sortie dans l'espace. Mais d'ici là, d'une manière ou d'une autre, le Streaker ne sera plus là. (Elle eut un petit frisson et il se maudit d'avoir la langue si prompte à fourcher.) Takkata-Jim, en outre, n'a pas de radio et j'ai ordre de ne pas le laisser se servir de la nôtre jusqu'à ce que le canot vienne nous prendre. D'ailleurs, que pourrait-il offrir aux Galactiques ? Il ne dispose pas même d'une carte où soit porté l'emplacement de la flotte abandonnée. À mon avis, lui et Metz vont attendre que tout le monde soit parti puis s'empresser de retourner sur la Terre avec les bandes de Metz et une chiasse carabinée.

Dennie leva les yeux sur les premières étoiles du long crépuscule kithrupien.

— Et vous, que comptez-vous faire ?

— Le Streaker est mon vaisseau. Dieu merci, Creideiki n'est pas mort. Et même s'il n'est plus officiellement le commandant, je dois me comporter comme l'un de ses officiers.

Dennie lui jeta un bref regard, hocha la tête, puis se tourna de nouveau vers la mer.

Elle croit que nous n'avons pas une seule chance, se dit Toshio. Et il se peut qu'elle n'ait pas tort. En endossant l'apparence d'un char d'assaut thennanin, le Streaker va être aussi lourd à la manœuvre qu'un dragueur calafiain. Peut-être même notre ruse a-t-elle été mal choisie ? Car si les Galactiques tiennent à s'emparer de nous vivants, je ne vois pas ce qui les retiendra d'ouvrir le feu sur un ennemi qu'ils croyaient K.O., et qui se relève pour un nouveau round. Pour que ce plan marche, il y a intérêt à ce qu'il reste des Thennanins là-haut.

Pourtant, nous ne pouvons pas nous contenter d'attendre sans rien faire. Adopterions-nous cette attitude que les Galactiques s'imagineraient que l'on peut impunément marcher sur les pieds des Terriens. Nous ne pouvons nous permettre de laisser quiconque tirer profit d'avoir traqué l'un de nos vaisseaux d'exploration.

Dennie semblait soucieuse. Toshio changea de sujet.

— Comment va votre enquête ?

— À merveille, je crois. Il est clair que les Kikwis sont des pré-cognitifs au plein sens du terme, et ce d'autant qu'ils ont bénéficié d'une jachère particulièrement longue. En fait, certains hérétiques darwinistes pourraient même estimer qu'ils sont mûrs pour nouer eux-mêmes leurs bouts de ficelle.

Des iconoclastes humains continuaient en effet à prétendre qu'une race pré-cognitive était en mesure d'accéder au niveau d'intelligence requis pour le voyage spatial par le simple jeu de l'évolution et sans l'intervention d'une race patronne. La plupart des Galactiques trouvaient évidemment cette idée tout aussi saugrenue qu'absurde mais l'impuissance à découvrir quel avait été le mystérieux bienfaiteur de l'humanité valait à cette théorie quelques adhérents.

— Et les recherches sur le tertre de métal ? demanda Toshio à propos du travail que Dennie avait entrepris sur la requête de Charlie Dart à l'époque où le chimp avait la priorité absolue mais qu'elle poursuivait à présent par simple curiosité scientifique.

— Oh ! fit Dennie en haussant les épaules. C'est sûr, à présent, le tertre est vivant. La biologiste en moi donnerait volontiers son bras gauche pour avoir la possibilité de rester un an sur cette île avec tout le matériel nécessaire pour l'étudier. Le pseudo-corail mangeur de métal, l'arbre foreur, le noyau vivant de cette île, tout cela est en symbiose. En fait, ce ne sont que les organes d'une entité géante. Serais-je en mesure de tout noter par écrit à mon retour que ma célébrité serait assurée... à condition, bien sûr, qu'on me croie.

— On vous croira, lui certifia Toshio. Et vous serez célèbre.

Il fit un geste pour montrer qu'il leur fallait rentrer au camp. Ils arrivaient à l'issue de ce court laps de temps dont ils disposaient pour se promener et pour parler après le second repas. A présent qu'il était le commandant de ce groupe, il se devait de faire respecter les horaires.

Alors qu'ils s'engageaient sur le chemin du retour, Dennie le prit par le bras. Dominant par intermittence l'incessant bruissement du feuillage dans le vent leur parvenaient les couinements des indigènes qui s'éveillaient de leur sieste et se préparaient pour leur chasse nocturne.

En silence, ils remontèrent l'étroit sentier.

Galactiques

Krat se léchait avec lenteur l'ergot nuptial en évitant délibérément de regarder les créatures qui s'empressaient de nettoyer la sanglante bouillie qui souillait un coin delà passerelle.

Sans nul doute, elle venait de s'attirer des ennuis. Le Haut Conseil Pila n'allait pas manquer d'élever une protestation.

Certes, en tant que Grande Amirale, elle était en droit de traiter à sa convenance n'importe quel membre de sa flotte. Toutefois, de telles prérogatives ne s'étendaient traditionnellement pas jusqu'à l'embrochage d'un Bibliothécaire doyen pour la seule raison qu'il était porteur de mauvaises nouvelles.

Je me fuis vieille, se dit-elle. Et la fille que j'espérais voir bientôt assez forte pour me renverser est morte à présent. Qui, maintenant, saura me faire honneur avant que l'excentricité ne me gagne et que je ne devienne un péril pour le clan ?

Le petit cadavre velu fut évacué puis un robuste Pahas épongea toute trace de sang. Tendant tout ce temps, Krat ne cessa de sentir le regard des autres Pilas posé sur elle.

Qu'ils me regardent... lorsque nous aurons capturé les Terriens, tout cela n'aura plus la moindre importance. Grand sera mon renom et cet incident sera oublié de tous, et surtout des Pilas.

Si nous sommes les premiers à nous présenter devant les Progéniteurs avec une offrande, la Loi tombera en désuétude. Les Pilas cesseront de n'être pour nous que des clients liges adultes et redeviendront entièrement nôtres. De nouveau, nous pourrons nous immiscer dans leurs gènes, les reconcevoir, les remodeler à notre guise.

— Retournez à vos postes ! Tous !

Elle fit claquer son ergot nuptial et la vibration eut pour effet de précipiter les membres de son état-major vers leurs secteurs respectifs. Certains se réattaquèrent aux avaries fumantes qui résultaient du dernier combat contre les Tandus.

A présent, Mère soro, réfléchis bien. Peux-tu réserver des vaisseaux pour une nouvelle mission de reconnaissance à la surface de cette planète ? Vers ce damné volcan où chaque flotte en lice a déjà envoyé un détachement à sa perte ?

Qui aurait pu penser qu'il restait des Gubrus ? Pourtant, un patrouilleur de cette faction était apparu au-dessus du point d'où l'on avait lancé l'appel de détresse. Il avait à présent rejoint dans un cimetière d'épaves fumantes un destroyer tandu, la nef seize de Pritil et deux autres vaisseaux (que les ordinateurs de combat de Krat n'avaient pas été en mesure d'identifier. Peut-être l'un d'eux avait-il été une pointe-nef des Frères de la Nuit qui avait trouvé refuge sur l'une des lunes de Kithrup.

Entre-temps, ici, la bataille « décisive » contre la blasphématoire alliance Tandue s'était soldée par un sanglant match nul. Les Soros conservaient un léger avantage et, de ce fait, les vestiges de la flotte thennanin restaient « fidèles » aux Tandus.

Devait-elle tout risquer dans la prochaine rencontre ? Tout pour éviter l'horreur d'une victoire tandue. Car si le pouvoir venait à tomber entre leurs mandibules, ils détruiraient un nombre incalculable d'espèces susceptibles d'appartenir aux Soros.

Il fallait également tenir compte du fait que, si les choses se réduisaient à un simple problème de choix, les Thennanins changeraient vraisemblablement de bord une fois de plus.

— Section stratégique ! dit-elle, péremptoire.

— Oui, Mère de la Flotte ? répondit un guerrier pila qui s'avança vers elle mais s'immobilisa juste hors de portée de son bras. (Il regarda sa maîtresse avec une expression nettement circonspecte.)

Qu'on lui en donnât l'occasion et elle inscrirait si profondément le respect dans les gènes pahas que plus rien ne pourrait jamais extirper de l'espèce ce trait de caractère.

Pour l'heure, toutefois, le Paha ne put s'empêcher de reculer lorsqu'il la vit déployer son ergot.

Déterminez quels sont les vaisseaux les plus sacrifiables dans la situation présente et regroupez-les de façon à former une petite escadrille. Nous allons de nouveau examiner cette planète.

Le Paha salua puis repartit promptement vers son poste. Krat se lova plus au fond de son coussin de vletoor.

Il ne sera pas inutile de semer la confusion, se dit-elle. Une nouvelle expédition vers ce volcan risque de rendre nerveux les Thennanins et de laisser croire aux Tandus que nous savons quelque chose.

Évidemment, se remit-elle en tête, les Tandus peuvent très bien savoir ce que nous ne savons pas.

Creideiki

: Très loin :

: Ils Appellent :

: Les Géants :

: Les Esprits de l'OCÉAN Les Léviathans :

: Creideiki commence à comprendre :

: oui, oui, commence :

 

Les anciens dieux sont pour une part imaginaires, pour une part issus de la mémoire ethnique, pour une part des fantômes... et pour une part quelque chose d'autre... quelque chose qu'un ingénieur n'aurait jamais dû permettre à ses oreilles d'entendre, ou à ses yeux de voir...

 

: Très loin :

: Ils Appellent :

: Léviathans... :

 

Pas encore. Pas encore, non. Creideiki a encore un devoir à remplir, a encore un devoir.

N'est plus ingénieur, Creideiki, n'a plus rien d'un ingénieur... mais reste un fin de l'espace. Pas inutile, Creideiki vu faire ce qu'il peut, peut faire, peut faire pour aider.

Peut faire pour aider à sauver son équipage, à sauver son vaisseau...

Gillian

Elle aurait voulu se frotter les yeux mais la vitre du masque s'interposait. Et il restait tant à faire.

Les fen allaient et venaient, tournoyaient autour d'elle, la bousculaient presque dans leur hâte de lui faire leur rapport et de repartir ensuite transmettre ses ordres.

J'espère qu'Hikahi va bientôt revenir. Je ne crois pas me débrouiller trop mal mais je ne suis pas un officier de l'astro-navale. C'est elle qui a la formation nécessaire pour diriger un équipage.

Hikahi ne sait même pas qu'elle est à présent le commandant, songea-t-elle. J'espère qu'ils vont bientôt remettre la ligne en service mais je n'en redoute pas moins le moment où je vais avoir à lui annoncer la nouvelle.

Elle rédigea un bref message pour Emerson d'Anite et le dernier courrier qui passait par l'entrepont repartit comme une flèche vers la salle des machines. Puis elle rebroussa chemin vers le grand sas et Wattacéti l'accompagna en réglant son allure sur la sienne.

Il y avait deux petits attroupements de dauphins dans la salle, l'un à proximité du sabord de sortie et l'autre qui s'activait autour de la chaloupe.

Le nez du petit vaisseau spatial touchait presque l'un des diaphragmes de sortie alors que sa partie postérieure disparaissait dans une gaine de métal ménagée à l'arrière du sas.

Lorsque la chaloupe sera partie, se dit-elle, cet endroit paraîtra joliment vide.

L'un des fen qui travaillaient près du panneau l'aperçut et se précipita vers elle. Il s'arrêta net en arrivant devant elle et resta suspendu dans l'eau au garde-à-vous.

— Éclaireurs et flanc-gardes sont prêts à prendre le départ dès que vous en donnerez l'ordre, Gillian.

Je vous remercie, Zaa'pht. Ça ne saurait tarder. Avons-nous des nouvelles de l'équipe qui est partie rétablir la ligne ou de Keepiru ?

Non, commandant. Toutefois, le courrier que vous avez dépêché derrière Keepiru ne doit plus être loin de l'épave.

C'était particulièrement agaçant. Takkata-Jim avait fait couper le câble reliant le vaisseau à l'épave thennanin et on semblait être à présent dans l'impossibilité de retrouver l'emplacement exact du sabotage. Pour une fois, elle ne pouvait que déplorer qu'il fût si simple de dissimuler un mono-fil.

En l'occurrence, sans qu'ils en eussent rien su, l'endroit où ils avaient l'intention de mener le Streaker avait pu devenir le théâtre d'une catastrophe terrible.

Gillian se rassurait en se répétant que les détecteurs n'avaient pas observé le moindre signe de relâchement dans les combats qui, là-haut, déchiraient l'espace. La bataille semblait n'avoir presque rien perdu de sa fureur initiale.

Mais qu'est-ce qui pouvait retenir Tom ? Il était censé faire exploser l'une des bombes à messages dès que les E.T. auraient mordu à l'hameçon. Or, depuis le faux appel de détresse, il ne s'était rien passé.

Par-dessus le marché, cette maudite Niss manifestait le désir de lui parler. Elle n'avait pas été jusqu'à déclencher le signal d'alarme secret du bureau de Gillian pour indiquer à l'humaine qu'il s'agissait d'une urgence mais chaque fois que cette dernière se servait d'un poste de communication, elle percevait un cliquetis étouffé montrant que la machine voulait lui parler.

C'était largement suffisant pour que n'importe quelle fem eût envie de se réfugier dans son lit pour n'en plus décoller.

Une agitation s'empara soudain du groupe qui se trouvait près de la sortie. D'un haut-parleur jaillit un bref couinement de ternaire négligé immédiatement suivi par un rapport plus long dans un anglique sommaire et suraigu.

— Commandant ! s'écria Zaa'pht, tout excité. Ils disent...

— J'ai entendu. La ligne est rétablie. Félicitez pour moi l'équipe de réparation et faites-les rentrer pour qu'ils prennent une ou deux heures de repos. Puis veuillez, avoir l'obligeance de demander à Heurka-pete de contacter immédiatement Hikahi. Qu'il s'assure que tout se passe bien là-bas et qu'il la prévienne que nous comptons appareiller à vingt et une heures zéro zéro sauf objection de sa part. Qu'il lui dise aussi que je la rappellerai.

— Bien, commandant !

Zaa'pht vira sur lui-même et bondit vers l'ascenseur.

Wattacéti attendait sans rien dire, les yeux fixés sur elle.

— Parfait, reprit-elle en se tournant vers lui. Occupons-nous maintenant du départ de Metz et de Takkata-Jim. Avez-vous bien vérifié si l'équipage a déchargé tout ce qui n'était pas porté sur notre liste et si les bagages des exilés ne contenaient rien de prohibé ?

— C'est fait. Ils n'ont ni lance-fusées ni radio et juste la réserve de combustible minimum pour atteindre l'île.

Quelques heures auparavant, alors que Metz et Takkata-Jim étaient encore en train d'empaqueter leurs affaires, Gillian avait fait sa propre inspection de la chaloupe et avait pris quelques précautions supplémentaires sans en informer personne.

— Qui les accompagne ?

— Trois volontaires. Tous des Sténo « spéciaux ». Et tous des mâles. Nous les avons fouillés, jusqu'à leur étui pénien. Rien à signaler. Ils sont tous à bord, maintenant, prêts pour le départ.

Gillian hocha la tête.

— Bon. Pour le meilleur ou pour le pire, nous allons régler cette affaire et passer à autre chose.

Dans sa tête, elle avait déjà entamé la répétition générale de ce qu'elle allait dire à Hikahi.

Hikahi et Suessi

Surtout, n'oubliez pas, dit-elle à Tsh't et à Suessi. Quoi qu'il arrive, ne pas se servir de la radio. Et tâchez d'éviter que ces dingues de fen ne viennent à bout des vivres dans les deux ou trois premiers jours.

Tsh't manifesta son accord par un claquement de mâchoires bien que son regard fût lourd de réserves. Suessi prit la parole :

— Etes-vous certaine de ne pas vouloir que l'un de nous vous accompagne ?

— Certaine. Si c'est un désastre qui m'attend là-bas. Je ne tiens pas à ce que d'autres vies soient sacrifiées. Et si je trouve des survivants, j'aurai besoin du maximum de place dans le canot. Par ailleurs, cet appareil fonctionne presque entièrement en pilotage automatique. J'aurai juste à le surveiller.

— Ce sera toutefois suffisant pour vous empêcher de vous battre, lui fit remarquer Suessi.

— Justement, si j'emmenais un canonnier, je serais tentée de me battre tandis que, seule, il me faudra fuir. Si je trouve le Streaker détruit ou prisonnier, je dois obligatoirement revenir ici avec le canot, sinon vous serez tous condamnés.

Suessi se renfrogna mais s'aperçut qu'il ne pouvait rien opposer au raisonnement d'Hikahi. Il lui était déjà reconnaissant d'avoir à ce point retardé son départ, leur permettant ainsi de se servir du bloc d'alimentation du canot pour achever l'habitacle à l'intérieur de l'épave.

Nous nous faisons tous du souci pour le Streaker et pour le capitaine, songea-t-il, mais ce n'est rien auprès du supplice qu'elle doit endurer.

— Parfait, donc. Au revoir et bonne chance, Hikahi. Oue le patron d'Ifni vous protège.

— Qu'il en soit de même pour vous deux, répondit Hikahi en prenant avec délicatesse la main de Suessi entre ses mâchoires.

Puis elle en fit autant avec l'aileron gauche de Tsh't.

Tsh't et Suessi ressortirait du canot par le petit sas et reprirent leur traîneau pour retourner vers l'ouverture béante du croiseur extraterrestre englouti.

Un gémissement sourd rayonna du canot lorsque ses moteurs se mirent à tourner et l'écho leur en fut renvoyé par la gigantesque falaise sous-marine qui dominait le site de l'accident.

Lentement, le petit vaisseau spatial s'ébranla vers l'est puis il prit de la vitesse et, dans l'eau, son sillage se fit plus net. Hikahi avait décidé de faire un grand détour qui la maintiendrait hors de contact pendant deux jours au moins mais qui aurait l'avantage d'interdire à tout ennemi éventuellement aux aguets à bord du Streaker de repérer d'où elle était partie.

Ils restèrent les yeux fixés sur le canot jusqu'à ce qu'il eût disparu dans les ténèbres et longtemps après que Suessi eut cessé de percevoir tout bruit, la mâchoire de Tsh't continua d'osciller à l'écoute du gémissement qui allait diminuant.

Deux heures plus tard, alors qu'Hannes allait s'accorder son premier roupillon dans ses nouveaux quartiers secs, la sonnerie de l'interphone bricolé placé près de sa couchette retentit.

Allons donc ! Encore des mauvaises nouvelles ! se dit-il en soupirant.

Étendu dans le noir, il enfonça la touche de l'appareil.

— Quoi ? se borna-l-il à dire.

Il reconnut la voix de Lucky Kaa. Le jeune électronicien qui était également le second pilote du Streaker ne semblait pouvoir contenir son excitation.

— Monsieur ! Tsh't vous demande de venir tout de suite ! C'est le vaisseau !

Suessi se redressa sur le coude.

Le Streaker ?

— Oui ! La ligne vient de se rétablir ! Et ils veulent parler à Hikahi !

Sous le coup de la surprise, Suessi eut l'impression que ses bras se vidaient de leurs forces. Son coude se déroba sous son poids et il retomba lourdement sur le dos.

Quelle journée de dingues ! gémit-il en lui-même. À l'heure qu'il est, elle doit être hors de portée du sonar vox !

C'est en des moments pareils que j'aurais envie de pouvoir aussi bien baragouiner le delphinien que Tom Orley. Peut-être le ternaire me permettrait-il d'exprimer avec l'humour et la vulgarité qui conviennent mon sentiment sur la marche de l'univers

Exilés

La chaloupe franchit en douceur le diaphragme et glissa dans le bleu crépusculaire de l'océan kithrupien.

— Vous vous trompez de chemin, fit remarquer Ignacio Metz lorsque les lamelles se furent refermées derrière eux.

Au lieu d'obliquer vers l'est, l'embarcation remontait en spirale vers la surface.

— Rien qu'un petit détour, professeur Metz, le rassura Takkata-Jim. Sneekah-jo, dites au Streaker que j'ajuste la pesée.

Le dauphin qui avait pris place sur la rampe du copilote commença de siffler à l'intention de son homologue à bord du vaisseau. Il n'avait pas terminé que des glapissements furieux surgirent du sonar vox. Le Streaker, lui aussi, n'avait pas été sans remarquer le changement de cap.

Metz était assis au-dessus de Takkata-Jim et légèrement en retrait. Il avait de l'eau jusqu'à la taille.

— Mais qu'est-ce que vous faites ? demanda-t-il au fin.

— Rien, je m'habitue seulement aux commandes...

— Ah bon. Mais faites attention ! Vous foncez droit sur les bouées de détection !

Sous le regard éberlué de Metz, l'appareil continua d'accélérer vers l'équipe de fen qui démantelait les écoutes. Dans un concert de trilles insultants, les ouvriers s'éparpillèrent au plus vite loin de l'alignement de bouées que la chaloupe remontait à présent en les percutant l'une après l'autre systématiquement. Le petit astronef résonna du fracas des plaques de métal déchiquetées qui heurtaient sa coque avant de sombrer dans les ténèbres.

Takkata-Jim ne parut même pas s'en rendre compte. Il vira tranquillement de bord et ramena le vaisseau à une allure modérée pour mettre le cap à l'est et prendre la direction de l'île.

Le sonar vox déversait à présent des torrents de jurons. Metz rougit. Un tel langage était indigne de gens fen bien élevés.

— Racontez-leur qu'il s'agissait d'un accident, dit Takkata-Jim au copilote. Nous n'arrivions pas à équilibrer l'appareil mais, maintenant, le problème est réglé.

Conformément aux instructions, nous allons gagner l'île par voie sous-marine.

La chaloupe s'engagea dans une étroite gorge et laissa derrière elle le vallon brillamment éclairé où reposait le Streaker.

Accident ! Tiens ! Le scrotum poilu de l'oncle red ! (Et cette exclamation fut suivie d'un rire cynique qui, tout comme elle, jaillit du fond de la cabine de pilotage.) Vous savez, Takkata-Jim, je me figurais bien que vous ne partiriez pas d'ici sans avoir auparavant détruit les pièces à conviction.

Lorsqu'il eut triomphé des courroies de sécurité, Metz se retourna et ouvrit des yeux ronds.

— Charles Dart ! Que faites-vous donc ici ?

Juché sur l'étagère d'un placard dont la porte était à présent grande ouverte, un chimpanzé en tenue spatiale lui souriait de toutes ses dents.

— Ma foi, je vous donne un tout petit aperçu de mon esprit d'initiative, professeur Metz ! Maintenant vos hypothèses deviennent des certitudes et vous allez vraisemblablement nous pondre un chapitre entier sur cette anecdote. Mais je tiens à ce que mon nom soit cité dans les remerciements aux collaborateurs.

Sur ce, il éclata d'un rire perçant qui fut amplifié par les micros de la combinaison.

Takkata-Jim se tordit sur sa rampe et posa un long regard sur le chimp avant d'émettre un reniflement de mépris et de retourner à ses commandes.

Charlie prit visiblement son courage à deux mains pour se glisser au bas du placard et se mettre progressivement à l'eau bien que pas une goutte ne pût le mouiller au travers de la tenue spatiale. Il finit par y barboter, immergé jusqu'à la base du casque.

— Mais comment... ? fit Metz en laissant sa question en suspens.

Charlie prit un énorme sac étanche dans le placard et le traîna jusqu'au fauteuil pour homme voisin de celui de Metz.

— J'ai fait appel à un raisonnement déductif, commença-t-il en grimpant sur le siège. Je me suis dit que les petits gars de Gillian allaient surtout se méfier des agissements de quelques rouspéteurs de Sténo. Alors, ai-je pensé, pourquoi ne pas gagner la chaloupe par un chemin qu'il ne leur viendrait même pas à l'esprit de surveiller ?

Les yeux de Metz s'écarquillèrent.

— La manche à air ! Vous vous êtes glissé dans l'un des conduits d'entretien scellés qui ont servi lors de la construction du vaisseau sur la Terre puis vous vous êtes frayé un chemin jusqu'aux panneaux d'accès de la chaloupe en passant par les impulseurs.

— Précisément !

Charlie rayonnait de joie en bouclant sa ceinture.

— Et vous avez probablement dû faire sauter quelques plaques sur la paroi de la manche à l'aide d'un cric. Nul dauphin n'aurait eu la possibilité de faire ça dans un espace clos, aussi n'y a-t-on pas pensé.

— Non, on n'y a pas pensé.

Metz promena son regard sur Charlie.

— Vous êtes passé sacrément près des impulseurs. Vous ne vous êtes pas fait griller ?

— Bof ! Si j'en crois le compteur de ma combinaison, il ne doit pas rester grand-chose de moi qui ne soit au moins saignant.

Et, dans un geste ironique, il se souffla sur le bout des doigts.

Le visage de Metz se fendit d'un large sourire.

— À coup sûr, professeur Dart, je vais consigner dans mes notes cette rare démonstration d'ingéniosité ! Et bienvenue à bord. De toute façon, avec le travail qui m'attend sur les Kikwis. Je n'aurais pas eu le temps de m'occuper correctement de votre robot. Comme ça, vous allez pouvoir le diriger vous-même.

Dart hocha vigoureusement la tête en signe d'acquiescement.

— C'est exactement pour ça que je suis là.

— Parfait. Peut-être pourrons-nous en profiter pour faire quelques parties d'échecs ?

— Ça ne me déplairait pas.

Ils se carrèrent dans leur fauteuil et contemplèrent le défilé des chaînes sous-marines. Toutes les quelques minutes, l'un des deux se retournait vers l'autre et ils éclataient de rire. Les Sténo, eux, gardaient un silence morose.

— Qu'est-cc qu'il y a là-dedans ? demanda Metz en désignant le gros sac que Dart tenait sur ses genoux.

Charlie haussa les épaules.

— Quelques affaires, des instruments. Rien que le plus strict, le plus sommaire, le plus Spartiate des nécessaires.

Metz hocha la tête et s'absorba de nouveau dans ses pensées. À coup sûr, ce serait bien agréable d'avoir le chimpanzé comme compagnon de voyage. Les dauphins étaient évidemment des gens très bien mais il avait toujours été frappé par la richesse des conversations que l'on pouvait avoir avec l'aînée des races clientes de l'humanité. En outre, les dauphins n'appréciaient guère les échecs.

Ce ne fut qu'une heure plus tard que Metz repensa aux premières paroles prononcées par Charlie lorsqu'il avait révélé sa présence à bord. Qu'avait bien pu vouloir dire le chimp en accusant Takkata-Jim de « détruire les pièces à conviction » ? C'était tout de même bizarre.

Il demanda des éclaircissements à Dart.

— Posez donc la question au lieutenant, lui suggéra ce dernier. Il m'a paru savoir ce dont je parlais. En fait, je vous dirais que nous ne sommes pas dans les meilleurs termes.

— Je vais lui poser cette question, fil Metz en appuyant ses paroles d'un vigoureux hochement de tête.

Oui, sitôt que nous nous serons installés sur l'île, je la lui poserai. C'est sûr.

Tom Orley

Dans le treillis d'ombres que surplombait le tapis de plantes aquatiques, il progressait prudemment de trouée en trouée. Le masque lui servait à tenir plus longtemps sur les profondes inspirations qu'il prenait chaque fois qu'il remontait à l'air libre, ce qui lui fut particulièrement utile lorsque, à l'approche de l'île, il dut chercher une ouverture qui lui permît d'accéder au rivage.

Tom finit par se hisser sur la terre ferme à l'instant même où Kthsemenee, l'orange soleil de ce monde, achevait de se glisser à l'ouest derrière une vaste barrière de nuages. Le long jour kithrupien durerait encore un bon moment mais Tom ne bénéficierait plus directement des chauds rayons de l'astre. Un premier frisson dû au glacial phénomène de l'évaporation le traversa d'ailleurs lorsqu'il s'extirpa de l'eau par une solution de continuité entre les herbes et les rochers de la côte. Puis, à quatre pattes, il grimpa sur un mamelon qui dominait la mer de quelques mètres et s'assit lourdement sur le basalte rugueux avant de tirer le masque sur sa gorge.

L'île semblait animée d'un léger mouvement de bascule, tel un bouchon qui eût flotte sur la mer. Il allait mettre un certain temps à s'habituer à la terre ferme — juste assez de temps, il en prit conscience avec humour, pour venir à bout de ce qu'il avait à faire ici et reprendre sa progression subaquatique.

11 retira les paquets de vase verdâtre qui lui maculaient les épaules et frissonna de nouveau tandis que les gouttelettes dont il était couvert s'évaporaient avec lenteur.

Il y avait aussi la faim... bien sûr !

Il commença par se sortir de l'esprit la sensation de froid et d'humidité. Puis il envisagea d'entamer sa dernière nutri-barre mais décida que cela pouvait attendre. A moins de trouver quelque chose dans l'épave E.T., il avait encore un bon millier de kilomètres à faire sans rien d'autre à manger.

De la fumée continuait de monter de l'endroit où le petit patrouilleur s'était écrasé, juste derrière l'épaulement de la montagne. La mince colonne allait rejoindre dans le ciel les traînées cendreuses qui prenaient leur source dans le cratère du volcan. De temps à autre, Tom entendait gronder la montagne.

O.K. Allons-y.

Il ramena les pieds contre ses fesses, fit basculer sur eux le poids de son corps et se dressa.

Le monde vacilla dangereusement autour de lui mais il eut toutefois l'agréable surprise de se retrouver debout sans trop de problèmes.

Jill a peut-être raison, se dit-il. Je dois avoir des réserves sur lesquelles je n'ai jamais puisé auparavant.

Il se tourna sur sa droite, fit un pas, et trébucha presque. Lorsqu'il eut retrouvé son équilibre, il en fit un autre, puis un autre, tous aussi pesants et incertains. Chaque fois qu'il devait s'aider de ses mains pour escalader quelque saillie rocheuse tranchante comme du silex éclaté, il remerciait les gants palmés de sa combinaison de plongée. Peu à peu, il vit se rapprocher la colonne de fumée.

Au sommet d'un petit escarpement, l'épave lui apparut.

Le patrouilleur s'était brisé en trois morceaux. L'arrière avait sombré dans le marais et seule sa section déchiquetée dépassait encore des herbes calcinées. Tom consulta le compteur sur le rebord de son masque. La radioactivité restait assez faible pour qu'il pût la supporter quelques jours, si nécessaire.

La partie antérieure de l'épave s'était fendue sur toute sa longueur, déversant le contenu de la carlingue le long de la grève rocheuse. Des faisceaux de câblage ultrafin s'agitaient dans le vent, telles des bannières, au-dessus de cloisons métalliques qui s'étaient vues tordues et déchirées comme de la guimauve.

Il envisagea de sortir son pistolet à aiguilles mais se ravisa. Il était préférable qu'il gardât les deux mains libres pour parer à une chute éventuelle.

La pente n'a pas l'air trop raide, se dit Tom. Je vais donc aller examiner ça de plus près.

Pas à pas, il descendit, et s'en tira sans catastrophe.

Il ne restait pas grand-chose du patrouilleur E.T.

Dans les fragments éparpillés qui jonchaient le sol, il reconnut des pièces appartenant à différentes machines mais aucune d'elles ne lui apprit ce qu'il voulait savoir.

Et il n'y avait pas la moindre trace de nourriture.

On voyait un peu partout de grandes plaques de métal tordues. Tom s'approcha de l'une d'entre elles qui semblait s'être refroidie et tenta de la soulever. Mais elle était trop lourde et tout au plus put-il la faire bouger d'une dizaine de centimètres avant d'être obligé de la relâcher.

Plié en deux, les mains accrochées au bas de ses cuisses, Tom resta un moment haletant, le souffle rauque.

À quelques mètres de là, il vit un gros tas de bois d'épave. Il s'y traîna pour y choisir les plus épaisses de ces tiges de plantes marines desséchées. Bien qu'elles fussent solides, leur flexibilité excluait qu'on pût s'en servir comme levier.

Tom se mit à réfléchir en se grattant la barbe. Son regard embrassa la mer et l'infecte végétation visqueuse qui la couvrait jusqu'à l'horizon. Puis il commença de trier le bois de flottage en en faisant deux tas.

La tombée de la nuit trouva Tom assis près d'un feu qu'il alimentait de souches prélevées sur le premier tas cependant qu'il tressait les lianes du second pour en faire une paire de grands plateaux ronds, des sortes de raquettes de tennis équipées d'une bride sur le côté. Il n'était pas sûr de l'efficacité de son bricolage et avait hâte d'être au lendemain pour l'essayer.

Il s'efforçait d'oublier sa faim en sifflotant une berceuse ternaire dont l'écho assourdi lui était renvoyé par la falaise voisine.

 

: Les mains, le feu ? Les mains, le feu ! :

: Sers-t'en, sers-t'en :

: Pour sauter haut ! :

: Rêve ou chanson ? Rêve ou chanson ! :

: Sers-t'en, sers-t'en :

: Pour sauter loin ! :

 

Il s'interrompit et leva brusquement la tête. Un temps de silence suivit. Puis il dégaina son arme.

Ce son, l'avait-il entendu ? Ou simplement imaginé ?

Il roula sans bruit hors de la clarté des flammes et s'accroupit dans l'ombre. Sondant les ténèbres du regard, il tenta, parallèlement, d'écouter comme un dauphin la forme des choses. Puis, tel un chasseur à l'approche, il passa de couvert à couvert sans se relever et fit lentement le tour de la grève jonchée d'épaves.

— Barkeemkleph Annatan P'Klenno. V'hoominph ?

Tom s'aplatit derrière un fragment de coque et, bouche ouverte pour respirer sans bruit, tendit l'oreille.

— V'hoomin Kent'thoon ph ?

La voix lui parut amplifiée comme par une caisse de résonance métallique... comme si elle provenait de sous l'un des plus grands morceaux de l'épave. Un survivant ? Oui aurait pu croire ?

— Birkech'kleph. V'humain ides'k. V'Thennan'kleph ph ? dit Tom à haute voix.

Il attendit. Puis dès qu'il entendit dans l'ombre la voix lui répondre, il se releva et courut.

— Idutess. V'Thennun'kleeph...

De nouveau il se plaqua sur le sol contre une autre cloison de métal et la contourna en rampant sur les coudes. Puis il jeta un bref coup d'œil de l'autre côté de la paroi.

Il braqua son arme droit sur un visage reptiloïde dont un mètre à peine le séparait. Dans la clarté diffuse des étoiles, il vit une grimace tordre ce visage.

Il n'avait rencontré qu'une fois des Thennanins auparavant et n'avait passé qu'une semaine à les étudier à l'université sur Cathahennin. Toute une partie du corps de la créature disparaissait sous le massif pan de coque qui l'écrasait. En dépit du peu de connaissances qu'il avait sur cette race, Tom devinait que l'expression du spationaute reflétait son intense souffrance. Il avait eu le bras et le dos littéralement broyés par la paroi blindée.

V'hoom'm t'barrchit pu... (Tom adapta sa pensée au dialecte que parlait le Thennanin. Il s'agissait d'une variante du Galactique Six.)... Je ne vous tuerai pas, en aurais-je même les moyens. J'aimerais seulement vous convaincre de converser un peu avec moi et de m'occuper l'esprit pour un temps.

Tom rengaina le pistolet à aiguilles et vint s'asseoir en tailleur en face du pilote. La plus élémentaire des politesses exigeait qu'il écoutât la créature et se tînt prêt à mettre un terme à ses misères si elle en exprimait le souhait.

— Je suis sincèrement chagriné d'être dans l'incapacité de vous secourir, répondit Tom en Galactique Six. Quoique vous soyez nos ennemis, je n'ai jamais été homme à considérer les Thennanins comme radicalement mauvais.

Une nouvelle grimace tordit les traits de l'extraterrestre. Par intermittence, sa crête en se dressant allait cogner le métal et il tressaillait à chaque fois.

— Pas plus que nous ne considérons comme totalement désespéré le cas des Itoomin'vlech, bien qu'ils soient rétifs, sauvages et irrespectueux.

Tom s'inclina, acceptant comme un tout ce demi compliment.

— Je suis à votre disposition pour vous rendre l'ultime service si tel est votre désir, proposa-t-il au Galactique.

— Vous êtes bien aimable, mais telle n'est pas notre coutume. Je vais attendre tant que la douleur reste encore en balance avec ma vie. Les Grands Esprits apprécieront ma bravoure.

Tom baissa les yeux.

— Puissent-ils apprécier votre bravoure.

Le Thennanin ferma les yeux et son souffle se fit convulsif. Presque sans y penser, Tom porta la main à sa ceinture et tâta la bosse qu'y faisait la bombe à messages.

Sont-ils toujours en train d'attendre, là-bas, à bord du Streaker ? Quelle décision Creideiki va-t-il prendre s'il n'entend plus parler de moi ?

Je dois absolument savoir où en est cette bataille là-haut.

— Et si, pour le plaisir de converser et de nous distraire, nous échangions des questions ? proposa-t-il.

Le pilote rouvrit les yeux

— Superbe. Superbe idée. Puisque je suis l'aîné, c'est moi qui vais commencer. J'éviterai de vous poser des questions difficiles afin de ne pas réclamer de vous de trop grands efforts.

Tom haussa les épaules.

Voilà près de trois siècles que nous avons accès à la Bibliothèque, six mille ans que nous pouvons nous targuer de posséder une civilisation complexe, et personne n'accepte encore de croire que les humains puissent être autre chose que des sauvages.

— Lorsque vous vous êtes enfui de Morgran, demanda le pilote, pourquoi n'avez-vous pas cherché à gagner un asile plus sûr ? Certes, vous ne pouviez compter sur l'aide de la Terre, pas plus que sur celle de ces canailles de Tymbrimis qui vous ont entraînés dans des voies scélérates. Mais les Abdicateurs sont puissants. Pourquoi ne vous êtes-vous pas réfugiés dans nos bras ? Nous vous aurions protégés.

À l'entendre, c'était d'une telle simplicité ! Si seulement la réalité pouvait être conforme à la façon dont le Thennanin la présentait ! Si seulement il avait existé une faction assez puissante pour qu'on ait pu songer à trouver asile dans ses rangs, une faction qui n'eût pas en retour exigé du Streaker ou de la Terre plus qu'ils ne pouvaient se permettre de payer. Comment expliquer à ce pilote que ses Abdicateurs étaient à peine moins écœurants que la plupart des autres fanatiques ?

— Nous avons pour principe de ne jamais céder devant des manœuvres d'intimidation, lui expliqua Tom. Jamais. Et notre histoire est riche d'enseignements concernant la valeur de cette tradition... plus que ne peuvent l'imaginer ceux qui ont tout appris des annales de la Bibliothèque. Notre découverte, nous ne la communiquerons qu'aux Instituts Galactiques, et ce seront les leaders de notre Conseil de la Terragens qui se chargeront de la leur remettre.

À la mention de cette « découverte », les traits du Thennanin trahirent un indéniable intérêt. Toutefois, il attendit son tour et laissa Tom poser la question suivante.

— Les Thennanins sont-ils victorieux là-haut ? s'enquit Tom sans dissimuler son impatience de connaître la réponse. J'ai vu des Tandus... Qui domine dans cette bataille ?

Dans les évents respiratoires du pilote, l'air se mit à siffler.

— La Gloire nous fuit. Les meurtriers tandus prospèrent, et les païens soros sont partout. Nous harcelons l'ennemi dès que l'occasion s'en présente mais la Gloire nous a fuis. Ce seront les hérétiques qui ramasseront l'enjeu du combat.

Faire une telle remarque alors qu'on était en présence d'un élément dudit « enjeu » témoignait d'un certain manque de tact qui suscita de la part de Tom un chapelet de jurons à voix basse.

Mais que faire ? se demanda-t-il ensuite. Certes, il reste encore des Thennanins mais faudrait-il dire à Creideiki d'aller de l'avant sur cette base ? Doit-il tenter une ruse qui, quand bien même elle réussirait, ne nous apporterait que des alliés trop faibles pour en espérer du bon ?

La respiration du pilote était de plus en plus hachée.

Quoique ce ne fût pas son tour, Tom posa la question suivante.

— Vous avez peut-être froid ? Je vais déplacer mon feu jusqu'ici. Par ailleurs, j'ai un travail à faire et je pourrai le continuer pendant que nous parlons. Si vous y voyez quelque offense, veuillez la pardonner à votre humble cadet en patronat.

Le Thennanin posa sur lui le regard félin de ses yeux irisables.

— Voilà qui est d'une exquise politesse. On nous a toujours dit que vous autres, humains, manquiez de manières. Il se peut que vous soyez seulement mal élevés, encore que bien intentionnés...

Le sifflement réapparut dans la respiration du pilote et des grains de sable s'échappèrent de ses fentes nasales.

Tom eut vite fait de déplacer son camp et, lorsqu'ils furent tous deux baignés dans la clarté dansante des flammes, le Thennanin soupira et reprit :

— Sans doute est-il approprié que, pris au piège et mourant sur un monde primitif, je sois réchauffé par les talents d'astucieux faiseur de feu d'un jeune-loup. Je vais vous demander de me laisser emporter dans l'au-delà quelque chose qui ait trait à votre découverte. Oh, non, pas de secrets, rien qu'une histoire... une histoire sur le miracle du Grand Retour...

Tom fit resurgir un souvenir en lui, un souvenir qui continuait à le faire frémir.

— Imaginez des vaisseaux, commença-t-il. Pensez à des nefs spatiales... immémoriales, rongées par le temps, et vastes comme des lunes...

Lorsqu'il se réveilla près des braises encore chaudes de son feu, l'aube ne faisait que poindre et projetait de longues ombres diffuses sur la grève.

Tom se sentait beaucoup mieux. Dormir lui avait fait le plus grand bien et son estomac semblait s'être résigné au jeûne. Certes, il était encore faible, mais néanmoins d'attaque pour la prochaine étape de sa course au salut.

Il se leva, se débarrassa de toute trace de sable multicolore et porta son regard vers le nord. L'épave ovoïde était toujours là, espoir flottant sur l'horizon.

A sa gauche, sous l'énorme paroi de métal, le pilote thennanin respirait doucement, rendait lentement ses derniers souffles. Il s'était endormi en écoutant l'histoire de Tom, celle des gigantesques vaisseaux suspendus dans les Syrtes telles de brillantes perles et des mystérieux symboles gravés sur leurs flancs. Tom doutait que la créature dût jamais se réveiller.

Il était sur le point de se retourner pour ramasser les sandales qu'il avait tressées la veille au soir lorsqu'il fronça les sourcils et mit sa main en visière pour mieux scruter l'horizon oriental.

Si seulement il avait pu sauver ses jumelles !

Il plissa les yeux et finit par distinguer une file d'ombres qui se déplaçaient avec lenteur contre la pâleur éblouissante du ciel, des silhouettes aux jambes fuselées précédées par une autre, plus trapue, qui avançait d'un pas traînant. Et cet alignement de minuscules traits verticaux se dirigeait vers le nord.

Tom frémit. C'était vers l'épave que marchaient ces ombres et, à moins qu'il ne fit rapidement quelque chose, elles allaient lui interdire d'accéder à sa seule chance de survie.

Car il avait déjà la certitude qu'il s'agissait de Tandus.