SEPTIÈME PARTI  :  LA CHAÎNE DE PÂTURE

 

 

Ah, Maître, je m'émerveille de voir qu'en mer Les gros mangent les petits comme on fait à terre.

WILLIAM SHAKESPEARE Richard II

 

 

Akki

C'était un cri qui lui glaçait la moelle épinière. Seul un monstre pouvait produire un tel son. C'était presque autant devant ce cri qu'il fuyait que devant la créature qui le proférait.

Vers midi, Akki se rendit compte que la fin approchait.

Son épuisement se manifestait par des palpitations et par une difficulté de plus en plus grande à respirer mais aussi par une douloureuse desquamation de la couche externe de son épiderme. Cette réaction allergique aux flots de Kithrup semblait aggravée par la fatigue. Il avait senti le phénomène s'empirer alors qu'il zigzaguait entre les îlots de l'archipel. Sa peau en un temps si souple, si satinée, si hydrodynamique n'était plus qu'une masse de boursouflures eczémateuses. Il avait encore l'esprit plus agile que le corps.

À plusieurs reprises, il s'était tiré de pièges qui auraient dû faire de lui un cadavre. Une fois, poursuivi par une réflexion sonar, il s'était précipité droit dans la gueule de K'tha-Jon et avait viré de justesse alors que le géant brandissait son fusil-laser et dévoilait ses crocs impressionnants dans un rictus purement démoniaque.

Depuis, Akki savait que, s'il était encore en vie, il ne le devait ni à sa rapidité ni à son intelligence mais au seul fait que son adversaire jouait avec sa proie.

En se dirigeant vers le nord, il avait espéré atteindre l'île de Toshio mais, à force de fuir, il avait perdu tout sens de l'orientation. Peut-être que s'il pouvait attendre le coucher du soleil...

Non. Je ne tiendrai pas jusque-là. Il est temps d'en finir.

De nouveau, le terrifiant cri de chasse retentit. Autour du jeune midship, l'eau parut se coaguler.

L'extrême fatigue d'Akki était due pour une large part à la panique dans laquelle le jetait ce cri. A quel cercle de l'enfer appartenait donc cette créature qui était à ses trousses ?

Peu de temps auparavant, il avait perçu dans le lointain un autre cri dans lequel il avait cru reconnaître l'appel de recherche d'un Tursiops. Puis il s'était dit qu'il péchait par excès d'imagination. Quelle que fût la manière dont avaient tourné les choses à bord du Streaker, il était peu vraisemblable qu'on eût envoyé quelqu'un à sa recherche et encore moins qu'un hypothétique sauveteur eût été en mesure de retrouver sa trace dans l'immensité de l'océan.

Sa seule consolation était d'avoir rendu service au vaisseau en distrayant K'tha-Jon, détournant ainsi le monstre du lieu où il eût risqué d'être le plus néfaste.

J'espère que Gillian et Hikahi ont pu retourner là-bas et arranger les choses, se dit-il. Oui, je suis sûr qu'elles l'ont fait.

Il reprit silencieusement son souffle dans l'ombre d'une crevasse. Le bosco savait où il était, bien sûr, et tôt ou tard, il allait se lasser de jouer à cache-cache et venir chercher sa proie.

Je suis de plus en plus faible, songea le Calafiain. Je ferais mieux d'en finir pendant que je puis encore y gagner quelque chose... ne serait-ce que l'honneur de choisir moi-même à quel moment je vais mourir.

Il vérifia la batterie de son harnais. La charge serait tout juste suffisante pour deux coups de chalumeau, et encore, à condition qu'ils soient tirés de très près. En revanche, il était pratiquement sûr que K'tha-Jon n'aurait pas les mêmes problèmes avec sa carabine.

Puis, avec ses mains de harnais, Akki replaça l'appareil respiratoire sur son évent. Il lui restait dix minutes d'oxygène. C'était plus qu'assez.

Encore une fois, le cri se répercuta sur les flots, perçant, glacial, sarcastique.

D'accord, monstre. (Il serra les dents pour ne plus frémir.) Retiens tes chevaux. J'arrive.

Keepiru

Keepiru filait vers le nord-est, vers l'endroit d'où, pendant la nuit, lui étaient parvenus des bruits de combat. Il nageait au ras de la surface, courbant et détendant son corps sur un rythme accéléré, repoussant les flots à puissants coups d'ailerons et de caudale, sans cesser de maudire l'entrave que constituait son harnais bien qu'il ne pût songer à s'en débarrasser.

Mais plus encore, il maudissait la malchance qui avait fait mourir d'épuisement son traîneau ainsi que celui de Moki de sorte qu'il avait dû les abandonner.

Alors qu'il s'engageait dans le labyrinthe d'îlots, il entendit pour la première fois le cri de chasse avec netteté.

Jusqu'alors, il avait pu se dire qu'il s'imaginait des choses et que seule la distance ou quelque étrange propriété réfringente de l'eau lui faisait reconnaître quelque chose qui ne pouvait pas exister ici.

Le cri suraigu retentit de nouveau, répercuté par les tertres de métal. Keepiru fit un tour complet sur lui-même. Un instant, ce fut comme s'il avait une meute de chasseurs autour de lui.

Puis il perçut un autre son plus lointain, un héroïque et frêle hymne en ternaire. Keepiru fit osciller sa mâchoire, détermina la direction à prendre et donna toute sa valeur de nageur.

Dans un puissant jeu de muscles, il s'élança au travers du dédale et, lorsqu'une sonorité grinçante l'avertit qu'il n'y avait presque plus d'oxygène dans son appareil, il s'en débarrassa en poussant un juron et continua de bondir presque à fleur d'eau, soufflant chaque fois que son évent crevait la surface.

Il atteignit un carrefour de détroits et resta hésitant.

Quel chenal prendre ? Ce fut alors que, de nouveau, l'horrible cri se fil entendre suivi par un fracas terrifiant. Puis, dans un même couinement se mêlèrent insultes et souffrance tandis que l'on percevait la plainte étouffée d'un harnais en fonctionnement. Et, encore une fois, frêle et opiniâtre, le défi de cet hymne ternaire auquel répondirent un hurlement fébrile et un second bruit d'écrasement.

Keepiru repartit. Il ne pouvait plus être loin ! À cet instant, il entendit les derniers accents de l'hymne provocateur.

Et pour l'honneur De Calafia...

Puis la voix fut submergée par un sauvage cri de triomphe. Et ce fut le silence.

Il passa encore cinq bonnes minutes à explorer frénétiquement chaque chenal avant de découvrir l'arène où s'était déroulé le combat. Lorsqu'il emprunta enfin le bon détroit, le goût de l'eau lui apprit qu'il arrivait trop tard.

Il se figea net à l'entrée du petit vallon sous-marin que formaient les versants escarpés de trois tertres de métal. Au-dessus de lui, des herbes cuivrées flottaient depuis la surface.

Une écume rosâtre se diffusait depuis le centre de l'étroite cuvette, traversée de ruisselets franchement rouges qui suivaient les courants dominants. Au cœur de cette sinistre teinture des flots, enchevêtré dans les débris d'un harnais, le corps d'un jeune fin arnicas déjà partiellement déchiqueté dérivait ventre en l'air au gré des poussées et des tractions que lui imprimaient les mâchoires sanguinolentes d'un dauphin géant.

Un dauphin géant ? Comment expliquer que, depuis tout ce temps qu'ils avaient quitté la Terre, il n'eût pas été frappé plus tôt par l'évidence ? Il se réajusta sur l'évent un appareil neuf tiré de son harnais et se mit à respirer par bouffées saccadées tout en observant la meurtrière créature et en l'écoutant.

Ouvre donc un peu les yeux sur cette peau violemment contrastée, se dit-il. Regarde cette gueule évasée au bec pratiquement inexistant, ces grandes dents et cette dorsale effilée.

Et surtout, entends-le !

K'tha-Jon émit un grognement de satisfaction en déchirant un nouveau morceau du flanc d'Akki. Le géant ne paraissait même pas sentir la longue brûlure qu'il portait sur le côté ni l'ecchymose qui s'élargissait lentement à partir du point où le rostre du jeune midship, dans un ultime assaut désespéré, avait atteint sa cible.

Keepiru savait que le monstre était conscient de sa présence. Il le vit avaler nonchalamment le dernier lambeau de chair prélevé sur le cadavre puis remonter vers la surface pour faire de l'air. Lorsque K'tha-Jon redescendit, ses yeux se fixèrent sur Keepiru.

— Alors, pilote ? murmura-t-il d'un ton enjoué.

Bien que l'appareil assourdît les mots, Keepiru lui répondit en anglique.

— Je viens juste de m'occuper d'un monstre, K'tha-Jon, mais il était loin d'avoir atteint ce niveau de dégénérescence qui jette l'opprobre sur notre race entière.

Le bosco manifesta son mépris par une série de reniflements sarcastiques.

— Parce que tu t'imagines que j'ai régressssé comme ce minable Sténo de Moki peut-être ? Hein, pilote ?

Incapable d'amener son évent à prononcer le nom de la créature dans laquelle s'était transformé le géant, Keepiru se contenta de faire non de la tête.

— Un dauphin dégénéré parlerait-il anglique aussi bien que moi ? reprit K'tha-Jon sur un ton moqueur ou ssserait-il d'une telle logique ? Peux-tu penser une seule seconde qu'un Tursiopsss frappé de régression, ou même un pur Sténo, puisse donner la chasse à une proie dont la respiration est aérienne avec une telle détermination... un plaisir aussi manifeste ? Il est exact que la crise de ces dernières semaines a exercé sur moi son action... mais c'est ma nature profonde qu'elle a libérée. Peux-tu réellement m'entendre et me traiter ensuite de dauphin régressif ?

Keepiru fixa l'écume rosâtre qui flottait autour des mâchoires courtaudes et puissantes du monstre. Puis il reporta son regard sur le corps d'Akki dérivant avec lenteur au gré des courants.

— Je sais ce que tu es, K'tha-Jon, dit-il avant de poursuivre en ternaire :

 

: Les eaux glacées bouillonnent :

: Quand tu lances ton cri Quand la faim aux dents rouges :

: Dans ton rêve surgit Si jadis les harpons :

: Massacraient les baleines Si trop souvent Ils :

: Nous prenait dans ses serres Toi seul nous redoutions :

: Lorsqu'il se faisait tard Lorsque la nuit venait :

: Toi... Orque ou Epaulard :

 

Les mâchoires de K'tha-Jon béèrent de satisfaction comme s'il venait de se voir décerner un titre honorifique. Il remonta faire de l'air et revint avec un large sourire vers Keepiru en se rapprochant de quelques mètres.

— Cela fait déjà quelque temps que j'ai deviné la vérité. Je suis l'une des expériences clés de notre cher patron, Ignacio Metz. Pour une fois, les grands airs que se donne cet imbécile trouvent leur justification. Bon nombre de ceux qu'il s'est débrouillé pour faire admettre dans l'équipage du Streaker ont effectivement régressé — certains même sont devenus fous — mais moi, je suis une incontestable réussite...

— Tu es une calamité ! rugit Keepiru à qui son appareil respiratoire interdisait l'emploi de termes plus crus mais plus appropriés.

Le bosco se laissa dériver encore un peu plus près de Keepiru qui, involontairement, recula. Des clicks d'intense jubilation émanèrent du front du géant.

— C'est ce que tu crois, pilote ! Mais comment un vulgaire mangeur de poisson pourrait-il comprendre ceux qui lui sont supérieurs ? Oui es-tu pour me juger, moi dont les ancêtres étaient au sommet de la chaîne de pâture des océans ? Moi qui, jadis, étais pour tes semblables l'incarnation du destin ?

Keepiru écoutait à peine, tant il était préoccupé par l'inconfortable proximité du monstre.

— Tu t'arroges des privilèges qui ne sauraient t'appartenir. Ce n'est pas parce qu'on t'a greffé quelques gènes...

— Je suis un ORQUE ! hurla K'tha-Jon dont le cri se répercuta comme une sonnerie de clairon. L'apparence physique n'est rien ! C'est l'esprit et le sang qui comptent. Écoute-moi... et ose nier encore ce que je suis !

K'tha-Jon fit claquer ses mâchoires, et ce fut comme un coup de feu. Puis son cri de chasse déchira les flots, et le pilote, sur lequel la terrifiante émission sonore avait été concentrée, sentit monter des profondeurs de son être instinctif l'envie de se rouler en boule, de se cacher ou de mourir.

Keepiru résista. Il s'astreignit à prendre une posture dominatrice et cracha des paroles de défi.

— Oui, K'tha-Jon, tu représentes une dégénérescence. Pire encore, tu es un mutant dénué de toute hérédité réelle, de tout patrimoine ethnique dont tu puisses t'enorgueillir. Metz s'est planté dans son cocktail de chromosomes. Crois-tu qu'un authentique épaulard aurait fait ce que tu viens de faire ? Certes, sur la Terre, ils continuent de chasser les dauphins naturels, mais jamais lorsqu'ils sont rassasiés ! Le véritable « tueur des mers » ne tue pas gratuitement. (Sur ce, Keepiru déféqua et projeta d'un coup de caudale ses excréments vers le géant.) Tu es une expérience ratée, K'tha-Jon ! Tu prétends pouvoir toujours penser de manière logique, alors profites-en pour comprendre que tu n'as pas d'avenir. Dès que mon rapport atteindra la Terre, on s'empressera de vider ton plasma génétique dans l'égout le plus proche ! Ta lignée s'éteindra comme celle de tous les monstres !

Les yeux de K'tha-Jon lancèrent des éclairs et il balaya Keepiru d'un pinceau de sonar comme s'il prenait les mesures du prochain gibier qu'il allait s'offrir en pâture.

— Et qu'est-ce qui te fait penser que tu ne pourras jamais faire un rapport ?

Keepiru arborait un large sourire.

— Mais voyons, le simple fait que tu n'es qu'un monstre aussi débile dans ton corps que dans ta tête, avec ton rostre aplati qui ne serait même pas capable d'emboutir un bout de carton et la virilité tout juste bonne à satisfaire des conduits de vidange vu qu'il n'en sort que de l'eau croupie...

Le géant poussa un nouveau hurlement, de rage cette fois. Et, lorsqu'il chargea, Keepiru vira sur lui-même et s'élança dans un chenal latéral avec les puissantes mâchoires du monstre presque sur sa queue.

Tout en crevant un épais rideau d'algues qui pendaient depuis la surface, Keepiru se félicitait de sa ruse. En provoquant K'tha-Jon sur un sujet aussi intime, il lui avait complètement fait oublier l'existence de son harnais... et du fusil-laser. Le géant avait visiblement l'intention de laver l'injure dans le sang et d'en finir avec le pilote de manière aussi directe qu'avec le midship.

Keepiru n'avait guère qu'une longueur d'avance sur le mutant.

C'est toujours ça, se disait-il tandis que les étincelantes falaises métalliques défilaient de part et d'autre.

Mais il eut d'énormes difficultés à semer son adversaire et, tout le temps qu'il eut derrière lui ces menaçantes mâchoires, il se demanda si, après tout, sa stratégie avait été si judicieuse. La poursuite continua tout au long de cette fin d'après-midi et, lorsque le soleil se coucha, ils y étaient encore.

Dans l'obscurité, ce devint un pur combat de finesse, tant de l'intelligence que de l'ouïe.

Cette nuit-là, saisis d'épouvante, les citoyens de l'archipel abandonnèrent leurs terrains de chasse aux deux monstres étrangers qui sillonnaient le lacis de détroits séparant les îlots en laissant derrière eux des nuages de bulles. Sur leur passage, les deux créatures extra-kithrupiennes jonchèrent les abîmes et les bas-fonds de schémas sonores complexes et trompeurs où de fausses images acoustiques se faisaient d'un criant réalisme lorsqu'elles se transformaient en échos. Tous les poissons du coin, même les gros, s'empressèrent de fuir le secteur.

C'était un hallucinant tournoi d'ombres et de simulacres, une partie qui se jouait à coups de surprises et d'illusions.

Keepiru se glissa hors d'un étroit chenal à demi envasé puis écouta. Cela faisait une heure qu'il n'avait pas entendu K'tha-Jon pousser son cri de chasse mais ça ne voulait pas dire que ce dernier fût resté silencieux. Il dressa mentalement une carte des environs à partir des reflets sonores qui lui parvenaient tout en sachant que certaines de ces images n'étaient que des artifices subtilement élaborés. Le géant n'était pas loin et il usait des organes émetteurs exceptionnellement talentueux dont les hasards de la génétique l'avaient gratifié pour superposer un calque mensonger à l'échographie des lieux.

Keepiru aurait aimé se servir de ses yeux mais le ciel nocturne était couvert de nuages qui plongeaient le paysage sous-marin dans d'épaisses ténèbres toutefois ponctuées par les pâles lueurs de plantes phosphorescentes.

Il remonta en surface faire de l'air et contempla les contours légèrement argentés des nuages. Une bruine sinistre dérobait presque entièrement à ses regards le sommet des tertres de métal et leur végétation battue par les vents.

Il prit sept bouffées d'air et replongea. C'était au fond que la bataille décisive allait avoir lieu.

Des fantômes sillonnaient tous les détroits mais, plein nord, dans la direction où Keepiru tentait précisément d'entraîner son poursuivant, un écho semblait indiquer que la voie était libre. Un examen plus attentif de l'image sonore lui permit cependant de conclure qu'il s'agissait d'un leurre.

Un peu plus tôt, une fausse brèche similaire avait failli causer sa perte. Il avait viré en catastrophe, mais trop tard pour ne pas racler dans son élan la falaise couverte de lianes du tertre vers lequel il s'était précipité sur la foi de ses perceptions écho-locatrices. A moitié assommé, il ne s'était libéré que de justesse de l'enchevêtrement des plantes pour éviter la charge de K'tha-Jon. Mais si le gigantesque museau du bosco avait raté le pilote de quelques centimètres, il n'en avait pas été de même pour son fusil-laser dont le rayon avait atteint au flanc gauche la proie qui s'échappait. Keepiru sentait toujours la brûlure et elle lui faisait même fichtrement mal.

Cette fois-là, seule la rapidité de ses réactions lui avait permis de s'en tirer et de trouver un endroit où se cacher en attendant que se fussent apaisés les élancements de la douleur.

Avec le temps, il était vraisemblable que Keepiru finît par semer le monstre. Mais, justement, le temps lui était compté. K'tha-Jon, en revanche, s'adonnait à cette chasse rituelle sans accorder la moindre pensée à ce qui suivrait. N'envisageant pas de retourner à la civilisation, il lui suffisait d'empêcher Keepiru de faire son rapport et de se reposer sur Metz pour la défense, là-bas sur la Terre, de l'espèce dont il était le pionnier.

Keepiru, lui, avait une mission à remplir. Et, en outre, le Streaker ne l'attendrait pas si l'occasion se présentait de fuir.

Pourtant, se dit-il, je ne fais pas de réels efforts pour fausser compagnie à K'tha-Jon.

Deux heures auparavant, par exemple, il avait eu la quasi-certitude d'avoir semé le bosco. Au lieu d'en profiter pour accroître son avance, il s'était mis à tourner en rond sous un prétexte pseudo-rationnel dont il ne se souvenait même plus, jusqu'au moment où il avait de nouveau relevé la trace sonore du géant. Bien évidemment, l'autre aussi l'avait senti et, quelques instants plus tard, le cri de chasse avait encore une fois ébranlé les flots et la poursuite avait recommencé.

Pourquoi ai-je fait ça ?

Une idée voltigea dans son esprit... la vérité... Mais il dut la mettre de côté. K'tha-Jon arrivait. Ce fut à peine s'il perçut la décharge d'adrénaline qui triomphait de la douleur causée par ses contusions et ses brûlures.

Les illusions se dissipèrent comme un rideau de brume s'effiloche, révélant leur trame de clicks et de murmures. Dans un remous né de ses puissants battements de caudale, le géant pénétra dans le chenal sous le renfoncement où était tapi Keepiru qui vil soudain le ventre blanc du monstre se détacher sur le fond de ténèbres alors que K'tha-Jon remontait faire de l'air. Fuis il le vit redescendre et passer devant sa cachette en projetant droit devant lui les pulsations d'un sonar de recherche.

Keepiru attendit qu'il fût passé puis, à son tour, monta vers la surface. Il souffla trois fois tout bas puis, sans remuer ne fût-ce que la pointe d'une nageoire, il se laissa couler.

Dix mètres plus loin, le monstre s'éleva de nouveau vers la surface pour souffler, toujours sans que Keepiru fît le moindre bruit mais, lorsque le Sténo redescendit, le pilote émit un mince pinceau de clicks qui carambola sur deux tertres de métal de l'autre côté du chenal.

Le demi-orque vira brutalement sur lui-même et se précipita sur la gauche de Keepiru à la poursuite de l'illusion.

Lorsqu'il passa presque sous le pilote, celui-ci, tel un missile en piqué, se laissa tomber rostre en avant vers son ennemi.

Chez le bosco, le sixième sens du chasseur devait être exceptionnellement développé car, en dépit des trésors de silence accumulés par Keepiru, K'tha-Jon dut percevoir quelque chose puisqu'il pivota tel un derviche en se redressant à la verticale, à demi tourné vers son assaillant.

L'angle d'attaque devint soudain déplorable pour une charge percutante et, plus grave encore, Keepiru vit le canon du fusil se tourner vers lui. Dût-il renoncé à son assaut pour battre en retraite qu'il eût à coup sûr provoqué un nouveau tir de laser.

Brusquement, quelque chose se déchira dans sa mémoire, il se rappela une phrase de son instructeur à l'académie militaire, une phrase sur les avantages de la surprise.

« ... C'est 'a seule et unique arme appartenant à notre arsenal de Terriens cognitifs que d'autres ne peuvent reproduire... »

Keepiru accéléra et se redressa juste en face de K'tha-Jon pour venir coller son ventre contre celui de la créature abasourdie. Puis il lui décocha un grand sourire.

 

: Qui saurait repousser Un soupirant fidèle ? :

: Allons ! Dansons, ma belle ! :

 

Le harnais de Keepiru gémit et ses trois bras manipulateurs se déployèrent pour se refermer sur ceux de K'tha-Jon et les maintenir en place.

Le bosco poussa un hurlement de rage et tenta de mordre le pilote mais, tenu à distance, il ne put l'atteindre. Il essaya ensuite de se débarrasser de son indésirable cavalier en le fouettant de sa puissante caudale mais Keepiru fit mouvoir sa propre queue en parfait synchronisme avec celle de son adversaire.

Puis le Tursiops sentit monter une érection et il l'encouragea. Dans les jeux érotiques que les dauphins adolescents pratiquaient entre eux, c'était habituellement le plus fort qui s'attribuait le rôle du mâle. Keepiru pénétra K'tha-Jon et lui arracha un beuglement de consternation.

Le géant se tordit, se secoua, bomba le dos, rua, puis s'élança au hasard et prit de la vitesse en imprégnant l'eau de ses mugissements. Keepiru s'accrocha, se doutant toutefois de ce qu'allait être le prochain mouvement tactique du Sténo.

Le demi-orque fonçait à présent de biais sur la falaise d'un tertre et le pilote continua de le tenir jusqu'au moment où il allait être écrasé entre la paroi et la gigantesque masse de chair. Alors, il se cambra, puis se rejeta d'un bond sur le côté.

K'tha-Jon était peut-être un géant, mais il n'avait rien d'un véritable épaulard. Le mouvement de bascule de Keepiru suffit à le déséquilibrer. Il donna du flanc droit contre le mur de corail métallique et y abandonna des lambeaux de chair sanguinolente. Puis il s'en écarta, secoua la tête et, semblant perdre tout intérêt pour le reste, remonta faire de l'air dans un sillage de sang.

Moi aussi, je vais avoir bientôt besoin d'air, se dit Keepiru. Mais, pour l'instant, c'est le moment de frapper.

Il essaya de prendre un peu de recul afin de permettre à son chalumeau d'entrer en action. Il n'y parvint pas. Le canon de l'outil était pris dans le râtelier de K'tha-Jon. Il avait beau tirer, le bosco n'en serrait que plus fort les mâchoires préhensiles de son harnais.

— A ton tour, minus amicus, lui dit le géant en le regardant d'un œil mauvais. Tu as voulu t'accrocher à moi, parfait. Maintenant, tout ce que j'ai à faire, c'est de te tenir l'évcnt sous l'eau. Je crois que je vais apprécier de t'entendre mendier de l'air !

Keepiru aurait voulu l'agonir d'insultes mais ce n'était pas le moment de gaspiller ses forces. Il tenta désespérément d'obliger le Sténo à se retourner sur le dos, de sorte qu'il pût lui-même atteindre la surface dont un mètre à peine le séparait mais le monstre bloquait de sa masse chacun de ses mouvements.

Réfléchis ! s'ordonna Keepiru. Ce qu'il faut, c'est réfléchir. Ah, si j'avais une meilleure connaissance du Keneenk...

Sous la brûlure qui lui ravageait les poumons, il faillit émettre un appel de détresse en primal.

Il se remémora la dernière fois qu'il avait été ainsi tenté de s'exprimer en primai et repassa dans sa mémoire la voix de Toshio, patron-qui-gronde, d'abord, puis patron-qui-rassure. Il se répéta le serment qu'il s'était alors fait de mourir plutôt que de jamais se ravaler au rang de la bête.

Bien sûr ! Je ne suis qu'un imbécile, un poisson surestimé ! Comment n'y ai-je pas pensé plus tôt !

Il commença par donner à son harnais l'ordre neural de larguer le chalumeau — désormais inutile, de toute manière — puis il en fit entrer un des bras en action.

 

: Car tous ceux qui choisissent :

: Des schémas régressifs :

: Il faut bien qu'ils se passent :

: Des outils de l'espace :

 

Et la pince se referma sur le branchement neural du gigantesque Steno dont les yeux s'écarquillèrent. Mais avant que ce dernier n'eût pu réagir, le pilote arracha la prise avec un mouvement de torsion de manière à causer le maximum de souffrance et de dégâts. Pendant que son ennemi hurlait de douleur, il tira sur le câble de façon que le harnais fût définitivement hors d'usage.

Les bras manipulateurs qu'il n'avait cessé de sentir palpiter sous les siens s'immobilisèrent. Le gémissement ténu du fusil-laser se tut. K'tha-Jon poussa un cri et commença de se débattre pour lui faire lâcher prise.

Alors que, dans ses ruades, le mutant les faisait brusquement jaillir hors de l'eau, Keepiru aspira convulsivement de l'air et, lorsqu'ils retombèrent dans une gerbe d'éclaboussures, il se transféra sur le dos du monstre, continua de s'accrocher par deux pinces au harnais et brandit la troisième, prêt à lui faire mordre les chairs de son ennemi.

Mais K'tha-Jon se tordit de plus belle et réussit à désarçonner son cavalier qui vola en l'air pour retomber de l'autre côté d'une étroite bande de sables affleurant.

De part et d'autre du haut-fond, ils se regardèrent un moment en soufflant. Puis K'tha-Jon fit claquer ses mâchoires et s'ébranla pour contourner l'obstacle. La chasse était repartie.

Avec la venue de l'aube, le combat perdit toute subtilité. Oubliés les trompe-l'ouïe délicatement agencés, oubliées les savoureuses provocations qui faisaient rager l'adversaire. A présent. Keepiru avait affaire à un K'tha-Jon parfaitement obsessionnel dans sa façon de concevoir la poursuite. Le monstre paraissait inaccessible à la fatigue et le sang qu'il perdait ne semblait avoir d'autre effet que d'alimenter sa rage.

Le pilote nageait de chenal en chenal, tous plus étroits les uns que les autres et dont la profondeur, parfois, n'atteignait pas les cinquante centimètres. Il espérait ainsi exténuer son adversaire blessé avant que lui-même ne s'effondrât. Il ne songeait plus du tout à s'échapper, conscient que ce combat ne pouvait se terminer que par la victoire ou par la mort.

Mais l'endurance du monstre semblait ne pas avoir de limites.

Le cri de chasse roula de nouveau sur les hauts fonds, apparemment proféré à quelques détroits de distance.

— Pilot-t-te ! Pourquoi tu résist-t-tes ? Tu sais très bien que j'ai pour moi la chaîne de pâture !

Les yeux de Keepiru s'exorbitèrent. Comment K'tha-Jon osait-il mêler la religion à ça ?

Avant l'Élévation, l'idée que la chaîne de pâture constituait le modèle d'une hiérarchie mystique avait été le concept fondamental d'une morale qui se présentait comme l'aspect temporel du Songe Cétacé.

Keepiru répondit par une émission omnidirectionnelle.

— Tu es complètement cinglé, K'tha-Jon. Ce n'est pas parce que Metz, a fourré dans ton zygote deux ou trois malheureux gènes d'épaulards nains que ça te donne le droit de manger quiconque !

Jadis, les humains s'étaient longtemps demandé pourquoi les dauphins et la plupart des baleines continuaient à manifester des sentiments d'amitié pour l'homme après avoir fait la tragique expérience des massacres dont il était capable à leur endroit. La compréhension avait commencé à se faire jour dans leur esprit lorsqu'ils avaient, pour la première fois, tenté de loger des dauphins et des orques dans des bassins contigus de leurs marine lands. Ils avaient alors constaté, à leur grande surprise, que les dauphins sautaient par-dessus les barrières pour être avec leurs ennemis héréditaires... aussi longtemps que les épaulards n'étaient pas affamés.

En primal, un cétacé n'aurait jamais songé à reprocher à un membre d'une autre race de le tuer du moment que ladite race était située plus haut que la sienne sur la chaîne de pâture. Et, des siècles durant, présumant que l'homme en constituait le maillon supérieur, les cétacés n'avaient guère élevé de vagues protestations que dans les cas où les massacres étaient manifestement commis pour le simple plaisir de tuer.

Lorsque les humains avaient appris l'existence de ce code d'honneur, ils n'en avaient été que plus honteux de leur conduite.

Keepiru se glissa dans le détroit principal afin de changer de position, certain que K'tha-Jon ne perdait rien de ses mouvements.

Cet endroit lui paraissait étrangement familier. Keepiru n'arrivait pas à préciser ce que c'était mais il y avait aussi quelque chose de particulier dans le goût de l'eau. Une saveur qu'il associait à l'idée delphinienne de la mort.

 

: Mangeur mangé :

: Croqueur croqué :

: Rends à la mer... :

: Viens me nourrir ! :

 

Trop près. Cette voix qui braillait des blasphèmes était beaucoup trop nette, trop proche. Keepiru nagea jusqu'à une faille pour se mettre à couvert. Le relent de cadavre se fit soudain omniprésent.

Il continua de s'enfoncer avec lenteur dans la crevasse et s'immobilisa en découvrant le squelette pris dans les herbes.

Hist-t ! fit-il en un soupir.

L'astronaute delphinien avait été porté disparu depuis ce jour tout à la fois proche et lointain où le raz-de-marée avait échoué Hikahi et où lui-même s'était comporté comme le dernier des idiots. Les charognards avaient si bien fait leur office que la cause de la mort n'était plus apparente.

Je sais où je suis... se dit Keepiru.

A cet instant, le cri retentit de nouveau. Proche ! Très proche !

Il vira sur lui-même et ressortit comme une flèche dans le détroit. Il vit l'éclair d'un mouvement et sonda pour s'écarter de sa trajectoire mais celle-ci s'infléchit aussitôt ; la forme monstrueuse plongea derrière lui. Puis un énorme coup de caudale l'envoya tourbillonner.

Keepiru retrouva son équilibre et repartit droit devant lui en dépit de la douleur qui lui cisaillait le flanc comme s'il avait une côte cassée. Il cria :

 

: Alors viens, suis-moi :

: canaille dégénérée Il est temps, je crois :

: de te donner à manger. :

 

K'tha-Jon rugit en réponse et chargea.

Tantôt avec une longueur d'avance, tantôt avec deux, tantôt avec à peine la moitié, Keepiru savait que tout devait se jouer en quelques minutes. Les mâchoires béantes du monstre étaient juste derrière lui.

C'est par là, se dit-il. Ça ne peut plus être loin.

Puis il vit une autre crevasse dans la falaise et la reconnut.

K'tha-Jon poussa un cri de victoire en voyant Keepiru acculé contre le tertre.

 

: Tôt, tôt :

: Tard, tard :

: viendra l'heure de Me donner à manger :

:  manger ! :

 

—  Je vais le donner à manger, grogna Keepiru en plongeant entre les parois étroitement rapprochées de la faille.

De tous côtés, des lianes oscillaient, comme bercées par les flots.

Piégé ! Piégé !

Je vais te...

K'tha-Jon poussa un beuglement de surprise. Keepiru remonta en chandelle vers la surface dans de furieux battements d'ailerons et de caudale pour atteindre le sommet de la crevasse avant que la végétation ne refermât sur lui ses tentacules. Il réussit à émerger et se mit à souffler avec un sifflement rauque, plaqué contre la muraille.

Tout près de lui, l'eau commença de bouillonner et de se couvrir d'écume. Fasciné, Keepiru regardait, écoutait, cependant que K'tha-Jon luttait seul, sans harnais, sans rien, contre l'herbe assassine dont il déchirait à coups de mâchoires les épaisses vrilles à mesure qu'elles s'abattaient sur son grand corps.

Non que Keepiru fût inactif, mais il s'efforçait de rester calme et de se servir au mieux de son harnais. Les puissantes pinces des bras manipulateurs cisaillaient les tiges qui se tendaient vers lui et, pour s'obliger à conserver la structure mentale logique de l'anglique, il se récitait ses tables de multiplication.

Dans son combat désespéré, le demi-épaulard projetait vers le ciel des geysers d'eau saline et de végétaux déchiquetés. Bien vite, les eaux du détroit se couvrirent d'une écume verte et rosaire. Le cri de chasse continuait de retentir par intermittence, lourd de défi.

Mais les minutes passèrent. Les tentacules qui tentaient d'atteindre Keepiru se firent de plus en plus rares. Le nombre de ceux qui préféraient s'abattre sur le géant s'accrut. Le cri de chasse se faisait encore entendre, de plus en plus faible, toujours plein de défi, mais avec une nuance de désespoir.

Keepiru regardait, écoutait, cependant que diminuaient les remous et les échos du combat. Il se sentit envahi par une étrange tristesse, comme s'il regrettait que ce fût déjà fini.

 

: J'avais promis :

:  de le donner à manger :

 

Fredonna-t-il à l'intention de la créature agonisante.

 

: Sans dire à qui :

: J'allais le donner à manger... :

 

Hikahi

Depuis la tombée de la nuit, elle ne cessait de chercher ces rescapés. Elle avait commencé sans hâte et avec prudence, puis elle avait vu croître son exaspération. Au bout d'un certain temps, elle en était arrivée à ne plus prendre la moindre précaution et à émettre tous azimuts des signaux de repérage sonar.

Rien ! Il y avait pourtant des fen, là, pas très loin, mais ils ne lui accordaient pas la moindre attention !

Il lui fallut attendre de pénétrer dans le labyrinthe de détroits de l'archipel pour avoir une perception nette des sons. Elle prit alors conscience que l'un des fen était fou à lier et que tous deux se livraient un combat rituel qui, jusqu'à l'avènement d'un vainqueur, les isolerait du monde extérieur.

C'était bien la dernière chose à laquelle elle aurait pu s'attendre. Un combat rituel ? Ici ? Devait-elle y voir quelque rapport avec le silence du Streaker ?

Et, non sans malaise, elle prenait à présent conscience qu'il s'agissait d'un duel à mort.

Elle régla le sonar en automatique et laissa le canot se piloter lui-même pendant le temps qu'elle s'accordait pour sommeiller, autorisant l'un de ses hémisphères, puis l'autre, à gagner le stade alpha tandis que le petit astronef glissait de chenal en chenal sans cesser de maintenir le cap au nord-est.

Elle fut tirée de sa torpeur par le vacarme d'un avertisseur. Le canot était à l'arrêt et ses instruments révélaient une présence cétacée juste derrière l'à-pic d'un promontoire métallique. Le dauphin nageait lentement vers l'ouest.

Elle mit les hydrophones à pleine puissance.

— Qui que vous soyez, dit-elle, et sa voix se répercuta dans les Ilots, sortez tout de suite de votre cachette !

Elle perçut un murmure interrogateur, un sifflement exténué, désorienté.

— Par ici, imbécile ! Repère-toi sur ma voix !

Quelque chose bougea dans le large détroit qui s'ouvrait entre deux groupes d'îles. Elle alluma les phares. Dans l'éblouissant faisceau de lumière, une forme grise se rétracta et plissa les yeux.

— Keepiru ! hoqueta Hikahi.

Le corps du pilote n'était plus qu'une masse d'ecchymoses et son flanc portait la marque noire d'une brûlure au dernier degré. Il réussissait néanmoins à sourire.

 

: Comme une douce pluie :

: Ah, vous, gente dame, ici :

: Pour me recueillir... :

 

Son sourire s'effaça comme un feu qu'on étouffe et ses yeux se firent vitreux. Puis, par pur instinct, son corps à demi-inconscient monta vers la surface et y dériva jusqu'à ce qu'elle sortît le chercher.