QUATRIÈME PARTIE  :  LÉVIATHAN

 

 

Au phare d'Eddyston, mon père étant gardien, Par une nuit sereine, une sirène vint. De leurs amours d'alors, nous fûmes trois à naître, le dauphin, la daurade, et moi, le quartier-maître.

Hissez haut ! Toute la vie entière à bourlinguer sur les flots.

Vieux chant de manœuvre

 

 

Gillian

Comme la plupart des espèces dérivées d'ancêtres exclusivement carnivores, les Tandus furent des clients difficiles. Ils avaient des tendances cannibales et, dans les premiers temps de leur Élévation, on n'est pas sans relever des cas d'agression à l'encontre d'individus appartenant à leur race patronne, les Nghtô.

Les Tandus sont également remarquables pour leur très bas niveau d'empathie à l'égard des autres formes de vie douées de sapience. Ils sont membres d'une formation pseudo-religieuse dont la doctrine propose l'extermination finale d'espèces jugées « indignes ». Tout en observant les codes des Instituts Galactiques, les Tandus ne font pas secret de leur désir de voir l'univers moins surpeuplé ni de l'impatience avec laquelle ils attendent le jour où les lois seront balayées par une « puissance suprême ».

Selon les adeptes du dogme « légataire » auquel ils se rattachent, cela se produira lors du retour des Progéniteurs dans les Cinq Galaxies. Les Tandus tiennent pour certain que, ce jour venu, ce sont eux qui seront choisis pour donner la chasse aux races indignes.

En attendant ce millenium, les Tandus s'entraînent en se livrant à d'innombrables combats d'escarmouches et en disputant des batailles qui n'ont d'autre enjeu que l'honneur. Ils se portent également volontaires pour toute guerre exécutrice déclarée par les Instituts Galactiques, quel que soit le décret qu'ils aient à faire respecter, et sont souvent traduits en justice pour abus de pouvoir. « L'extinction accidentelle » d'au moins trois espèces astro-pérégrines a pu leur être attribuée avec certitude.

Bien que cette race ait une empathie des plus réduites pour ses pairs patrons, elle est passée maître dans l'art de l'Élévation. Sur son monde jachère d'origine et sous sa forme pré-cognitive, elle domestiquait déjà plusieurs espèces locales à des fins cynégétiques, l'équivalent de ce que les hommes ont fait sur la Terre avec les chiens. Depuis qu'ils ont été libérés de leur contrat, les Tandus ont acquis et adapté deux races qui comptent parmi les plus puissants parapsychologues de la récente fournée de clients. Ils font d'ailleurs l'objet d'une enquête à long terme pour manipulations génétiques abusives à l'encontre de ces deux espèces (Voir références : ÉPISIARCHE -cl-82f49 ; ACCEPTEUR -cl-82/50) dont ils ont fait des instruments totalement dépendants de leur amour pour la chasse...

Charmantes gens que ces Tandus, se dit Gillian.

Elle posa la plaque de lecture près de l'arbre au pied duquel elle s'était assise. L'heure qu'elle s'était accordée ce matin pour lire touchait à sa fin et deux cent mille mots, ce n'était déjà pas mal.

Cette fiche concernant les Tandus était arrivée hier soir par câble du Streaker. De toute évidence, la Niss travaillait déjà sur la mini-Bibliothèque récupérée par Tom dans l'épave thennanin. Ce résumé était trop clair et cernait de trop près le sujet pour ne provenir que de la traduction anglaise fournie par la désespérante micro-antenne du vaisseau terrien.

Bien sur, Gillian n'avait pas attendu cela pour avoir quelque teinture de ce qu'étaient les Tandus. Tout agent de la Terragens recevait une information de base sur ces cruels et perfides ennemis de l'humanité.

Ce rapport ne faisait que renforcer son sentiment qu'il y avait quelque chose de fondamentalement mauvais dans un univers capable d'abriter de tels monstres. Une fois, Gillian avait passé un été entier à lire des romans d'aventures spatiales écrits avant le Contact. Comme ces anciens univers de fiction donnaient une impression accueillante ! Même les rares descriptions qui s'étaient voulues pessimistes n'avaient approché que de fort loin cette réalité dont on était maintenant douloureusement conscient.

Penser aux Tandus l'entraînait dans des rêveries mélodramatiques où elle se voyait porter en permanence un poignard et recourir à l'ancienne et ultime prérogative d'une femme si elle venait à tomber aux ma lis de ces meurtrières créatures.

Rehaussée par l'orage de la nuit passée, la lourde senteur organique de l'humus dominait la pointe acide du métal imprégnant toute chose à proximité des flots. Le vert feuillage des arbres ondulait avec lenteur sous les molles bourrasques des incessants alizés de Kithrup.

A l'heure qu'il est, se dit-elle, Tom doit avoir trouvé son île-creuset et être déjà bien avancé dans les préparatifs de son expérience... s'il est encore en vie.

Ce matin, pour la première fois, elle n'avait plus les mêmes certitudes. Jamais auparavant elle n'avait douté d'être intuitivement avertie de la mort de Tom, quel qu'en fût le moment, quel qu'en fût le lieu. Or, aujourd'hui, tout était devenu confus. Des profondeurs bourbeuses de son esprit, elle ne tirait qu'une assurance : de terribles choses s'étaient produites au cours de la nuit.

D'abord, vers le coucher du soleil, il y avait eu cette sourde prémonition concernant Tom. Quelque chose d'indéfinissable mais de profondément dérangeant.

Puis, plus tard dans la nuit, cette série de rêves.

Des visages lui étaient apparus. Visages de Galactiques, tannés comme du cuir, couverts de plumes ou d'écaillés, dotés de crocs ou de mandibules ! Visages qui ululaient ou nasillaient tandis qu'elle, en dépit de sa formation poussée, ne pouvait saisir le moindre mot, déchiffrer le moindre glyphe sensoriel. Dans cet enchevêtrement de visages rêvés, elle en avait reconnu quelques-uns... deux pilotes xappishs qui mouraient accrochés aux commandes de leur vaisseau éventré... un Jophur qui hurlait dans un nuage de fumée, les yeux fixés sur le moignon sanguinolent qui avait été son bras... une Synthiaine qui écoutait des chants de baleines tout en bouillant d'impatience derrière un bloc de rocher gelé par le vide.

Et, dans son sommeil, Gillian avait senti son impuissance à repousser tous ces visages.

Elle s'était réveillée en sursaut, en plein milieu de la nuit, avec un frisson qui lui pinçait l'échiné comme la corde d'un arc. Respirant lourdement dans les ténèbres, elle avait perçu à l'extrême limite de son métapsychisme une conscience parente qui se tordait dans d'intolérables souffrances. Elle captait un double parfum dans ce fébrile glyphe mental. C'était trop humain pour ne provenir que d'un fin et trop spécifiquement cétacé pour être la douleur d'un homme.

Fuis tout cessa. L'assaut psychique était passé.

Elle ne savait qu'en faire. À quoi pouvait servir un pouvoir psi lorsque les messages qu'on en obtenait restaient trop opaques pour être déchiffrables ? Cette intuition que la génétique avait accrue en elle lui semblait à présent cruellement illusoire... bien pire que simplement inutile.

Elle disposait encore de quelques minutes sur l'heure qu'elle s'était accordée. Elle les passa paupières closes, attentive au flux et au reflux des sons tandis que les brisants menaient leur éternel combat contre la haute rive du couchant et que la ramure des arbres ondoyait et ployait sous le vent.

Intercalés entre les craquements des troncs et des branches, Gillian percevait les pépiements aigus des aborigènes pré-cognitifs, les Kikwis. De temps à autre, elle distinguait la voix de Dennie Sudman parlant dans une machine qui traduisait ses mots dans les hautes fréquences du dialecte kikwi.

Bien qu'elle travaillât douze heures par jour à aider Dennie dans son enquête sur les Kikwis, Gillian ne put s'empêcher d'éprouver une certaine culpabilité à l'idée du repos qu'elle prenait. Les petits indigènes, se remit-elle en mémoire, étaient d'une importance extrême.

Toutefois, l'un des visages de son rêve n'avait cessé de la poursuivre toute la matinée. Juste une demi-heure auparavant, elle s'était rendu compte qu'il s'agissait de la représentation que son propre subconscient se faisait d'Herbie, l'antique cadavre qui était à l'origine de tous leurs ennuis, tel que celui-ci avait dû être de son vivant.

Dans son rêve, peu avant qu'elle n'eût commencé à pressentir une catastrophe, le long visage vaguement humanoïde de cette créature d'un passé reculé lui avait souri puis, avec lenteur, lui avait adressé un clin d'œil.

— Gillian ! Docteur Baskin ? C'est l'heure !

Elle rouvrit les yeux puis leva le bras pour consulter sa montre. Cette dernière aurait fort bien pu être réglée sur la voix de Toshio. On peut toujours compter sur un midship, se remémora-t-elle. Dites-lui de passer vous prendre dans une heure et ce sera fait à la seconde près. Au début du voyage, Gillian avait dû recourir aux menaces pour le convaincre de ne lui donner du « monsieur » — si ce n'était de l'anachronique « madame » — que toutes les trois phrases et non pas derrière chaque mot.

— J'arrive, Toshio ! Rien qu'une petite minute !

Elle se releva et s'étira. Cette pause, après tout, n'était pas du temps perdu. Les blocages de son esprit semblaient s'être dénoués.

Elle espérait en avoir terminé sur cette île dans les trois jours afin d'être de retour à bord du Streaker au moment que Creideiki avait prévu pour déplacer le vaisseau. D'ici là, elle et Dennie devraient s'être fait une idée précise du milieu ambiant nécessaire aux Kikwis de sorte qu'ils fussent en mesure de ramener sur la Terre un groupe témoin pour le présenter au Centre de l'Élévation. Si le Streaker réussissait à s'échapper et que l'humanité fît enregistrer la première sa demande de clientèle, les Kikwis seraient probablement sauvés d'un sort bien pire.

Tandis qu'elle remontait par le sous-bois vers le camp, Gillian entrevit l'océan par une trouée tournée vers le nord-est.

Serai-je en mesure de le sentir ici, lorsque Tom appellera ? La Niss prétend que son signal sera détectable en tout point de la planète... Et que tous les E.T. l'entendront, bien sûr.

Quoiqu'elle prît soin de maintenir son activité psychique au niveau le plus bas comme Tom le lui avait recommandé avec insistance, Gillian formula oralement une prière à l'ancienne mode et l'expédia vers le nord par-dessus les flots.

— Je suis prêt à parier que le professeur Dart sera content, dit Toshio. Bien sûr, les capteurs ne sont peut-être pas du type souhaité mais le robot est tout de même opérationnel.

Gillian examina le petit écran relié à la sonde. Elle n'était pas plus experte en planétologie qu'en robotique mais elle en comprenait néanmoins les principes.

— Je pense que vous avez raison, Toshio. Le spectromètre à rayons X fonctionne. Même chose pour le flingue à laser et le magnétomètre. Mais peut-il encore se déplacer?

— Un vrai petit crabe ! Le seul truc dont il soit incapable, c'est de remonter. Ses caissons de flottaison n'ont pas résisté au bloc de corail qui s'est écrasé sur lui.

— Et où est-il pour l'instant ?

— Sur une corniche, par environ quatre-vingt-dix mètres de fond. (Toshio pianota sur le petit clavier et fil apparaître devant l'écran un relevé holo schématique.) Il vient de me donner une carte sonar de ce stade de profondeur. Je ne veux pas le faire descendre plus bas tant que je n'en ai pas parlé au professeur Dart. Vous comprenez, nous pouvons aller de corniche en corniche, mais toujours dans le même sens. Une fois que la sonde a quitté un endroit, il n'est plus question pour elle d'y revenir.

Le relevé montrait un puits légèrement conique s'enfonçant dans la silice métallifère de l'écorce kithrupienne. Les parois de cette excavation quasi cylindrique n'étaient pas lisses mais semées de saillies et de corniches, telle celle sur laquelle le robot estropié avait fini par s'immobiliser.

Une sorte de barre épaisse descendait légèrement en oblique le long de cette cheminée. C'était la grande racine pivotale que, quelques jours auparavant, Dennie et Toshio avaient fait sauter à l'endroit où elle devenait le tronc de l'arbre foreur. Son extrémité supérieure reposait à présent contre un bord du gouffre sous-marin qu'elle avait creusé au moyen de ses radicelles. Plus bas, elle disparaissait dans des régions inconnues situées sous le tronçon cartographié.

— Oui, Toshio, je crois que vous avez raison. (Gillian sourit et serra l'épaule du jeune homme.) Charlie sera content. Avec un peu de chance, ça l'empêchera de casser les nageoires à Creideiki. Voulez-vous lui annoncer vous-même la nouvelle ?

Toshio trouvait un évident plaisir à être complimenté mais il fut pris de court par l'offre de Gillian.

Euh... non... merci beaucoup, monsieur. Je veux dire... ne serait-il pas préférable que vous rajoutiez simplement cela dans le rapport quotidien au vaisseau ? Je suis certain que le professeur Dart voudra poser des questions auxquelles je ne suis pas qualifié pour répondre...

Gillian ne pouvait blâmer Toshio de cette dérobade. Apporter une bonne nouvelle à Charles Dart était à peine plus agréable que de lui en apprendre une mauvaise. Mais, tôt ou tard, le midship serait forcé d'être aux prises avec le planétologiste chimp. Mieux valait qu'il apprenne à faire face au problème dès le départ.

— Désolé, Toshio. C'est vous que ça regarde. N'oubliez pas que je m'en vais d'ici quelques jours. C'est vous seul qui allez avoir à... satisfaire Charlie quand il va vous demander de faire des journées de trente heures.

Toshio acquiesça d'un signe de tête, se forçant à garder une expression sérieuse jusqu'au moment où elle réussit à capter son regard. Elle lui fit alors un large sourire auquel il ne put s'empêcher de répondre en rougissant.

Akki

Comme il lui fallait se dépêcher d'atteindre la passerelle avant le changement de quart, Akki prit un raccourci et passa par le sas. Il était déjà au milieu de la vaste salle lorsqu'il s'aperçut de ce qu'elle avait de différent.

Il se cambra désespérément pour s'arrêter. Ses poumons-branchies l'élancèrent et il se maudit d'être assez bête pour faire de la vitesse et de la voltige alors qu'il y avait à peine assez d'oxygène pour nager normalement !

Akki promena son regard sur ce grand sas qu'il n'avait jamais vu aussi vide.

Il manquait bien sûr le youyou perdu dans les Syrtes mais d'autres emplacements vides étaient apparus depuis. Les lourds traîneaux de chantier ainsi que diverses machines avaient pris le chemin de l'épave thennanin et, pas plus tard qu'avant-hier, le lieutenant Hikahi était partie les rejoindre avec le canot.

La chaloupe — la dernière et la plus grosse des embarcations annexes du Streaker — était le centre d'une activité intense. Plusieurs fen d'équipage étaient occupés à charger des caisses dans le petit vaisseau spatial en manœuvrant des araignées. Akki en oublia combien il était pressé de prendre son service et traça de larges spirales autour de la chaloupe.

Il remonta vers l'un des conducteurs d'engin. L'araignée du fin transportait une grande boîte entre ses pinces.

— Dites-moi, Sup-peh, que se pass-se-t-il ici ?

Akki s'arrangeait toujours pour s'exprimer en phrases courtes bien que son élocution dans l'oxyeau fît de nets progrès. Mais si un Calafiain n'arrivait pas à parler correctement, qu'iraient penser les autres fen ?

Le dauphin à qui il s'était adressé leva les yeux.

— Ah, c'est vous, m'sieur Akki, bonjour. I's'passe qu'on a changé les consignes. On vérifie si la chaloupe est en bon ordre de marche. Et on est également censés charger ces caisses.

— Et que cont-t... cont-t... Qu'y a-t-il dedans ?

— M'est avis qu'il s'agit des dossiers du professeur Metz, répondit le cariste en désignant du troisième bras manipulateur de son araignée la pile de cartons étanches. À s'imaginer qu'vos aïeux et vos p'tits-enfants sont là- d'dans, marqués sur des bouts d'papier, ça vous donne-t-y pas un sentiment d'continuité ?

Sup-peh était originaire d'une communauté de l'Atlantique Sud qui tirait orgueil de son parler patoisant. Akki se demandait parfois s'il y avait là quelque velléité d'excentricité en sus de la pure et simple bêtise.

— Je croyais que vous faisiez partie de la dernière équipe de renfort qui est partie pour l'épave thennanin ?

Sup-peh se voyait d'ordinaire assigné à des tâches réclamant le minimum de finesse d'esprit.

— J'devais, m'sieur Akki. Mais on a arrêté d'faire partir ces équipes. Vous a-t-on pas dit que l'vaisseau était fermé ? Qu'on est tous obligés d'nager en rond jusqu'à c'qu'on en sache plusss sur l'état du cap'taine ?

— Quoi ? fit Akki, s'étouffant presque. Le capitaine... ?

— Oui. L'a eu un accident au cours d'une inspection à l'extérieur du vaisseau. S'est électrocuté, j'crois. D'jus- tesse on l'a trouvé ; l'avait plus d'air dans son appareil. L'a pas r'pris connaissance d'puis. C'est Takkata-Jim qu'assure l'intérim.

Akki en resta figé sur place, si abasourdi qu'il ne remarqua même pas que Sup-peh faisait brusquement volte-face pour retourner au travail à la vue d'une grande forme sombre qui montait vers lui.

— Puis-je vous être de quelque utilité, monsieur Akki ? s'enquit le géant delphin sur un ton presque sarcastique.

— Ah, K'tha-Jon ! Qu'est-ce qui est arrivé au commandant ?

Il y avait dans l'attitude du bosco quelque chose déglaçant qui n'était pas seulement dû à son respect manifestement feint pour le rang d'Akki. Il lâcha un bref trille en ternaire :

 

: L'idée me vient d'une manière :

: Pour vous D'en savoir davantage :

: Demandez à votre leader :

: Qui vous Attend sur le rivage :

 

Avec un geste nonchalant — presque insolent — d'un bras de son harnais, K'tha-Jon battit des nageoires pour aller rejoindre ses fen. Dans l'onde de choc de sa puissante caudale, Akki fut repoussé deux mètres en arrière. Le midship se garda de rappeler le quartier-maître. Quelque chose dans le ternaire à triple sens de ce dernier lui disait assez que ce serait inutile. Il résolut d'y voir une mise en garde et reprit sa nage précipitée vers l'ascenseur qui menait à la passerelle.

Il fut soudain frappé par l'absence de bon nombre des meilleurs fen de l'équipage. Tsh't. Hikahi, Marketta, S'tat et Lucky Kaa étaient tous partis pour l'épave thennanin. Du coup, des officiers subalternes restés à bord du Streaker, K'tha-Jon se retrouvait le plus haut en grade !

Et Keepiru aussi était parti. Akki n'avait jamais accordé le moindre crédit à certains ragots qui couraient sur le pilote. Il l'avait toujours considéré comme le plus courageux fin de l'équipage en sus d'en être le plus rapide à la nage. Il regrettait que Keepiru et Toshio ne fussent pas près de lui en cet instant précis. Ils l'auraient aidé à découvrir ce qui se passait !

Près de l'ascenseur, Akki tomba sur un groupe de quatre Tursiops tassés dans un coin du sas et apparemment désœuvrés. Leur visage avait une expression morose et leur attitude respirait l'apathie.

— Sus 'ta, demanda-t-il à l'un d'eux, qu'est-ce qui se passe ici ? Vous n'avez donc rien à faire, vous autres ?

Le matelot d'office leva la tête et tordit la queue dans l'équivalent delphinien d'un haussement d'épaules.

— À quoi bon. monsssieur Akki ?

— À quoi bon... mais à faire notre devoir ! Qu'est- che... qu'est-ce qui fait que vous vous terrez comme ch-ça dans un coin ?

— Le c-commandant... commença l'un des trois autres.

Akki ne le laissa pas finir.

— Le commandant serait le premier à dire que vous devez montrer de la ppp-perchévéranche !

C'en était trop ! Il poursuivit en ternaire.

 

: Concentrez-vous sur :

: L'horizon De la Terre ! :

: On nous y attend :

 

Sus 'ta cligna des yeux et fit un effort pour sortir de son abattement. Les autres en firent autant.

— Oui, monsssicur. Nous allons essssayer.

Akki hocha la tête.

— Très bien. Persistez dans l'esprit du K-k-kenecnk.

Il pénétra dans l'ascenseur et cliqueta le code de la passerelle. Alors que les portes se fermaient, il vit les fen s'éloigner à la nage, apparemment vers leur poste de travail.

Ifni ! Qu'il avait été dur de montrer une telle assurance alors qu'il n'avait eu d'autre désir que de les accabler de questions ! Mais jamais il n'aurait pu leur redonner confiance s'il n'avait pas eu l'air d'en savoir plus qu'eux !

Morsure de tortue ! Panne de moteur ! Quelle pouvait être la gravité de l'état du capitaine ? Comment leur resterait-il la moindre chance si Creideiki leur était ravi ?

Il décida de se faire particulièrement discret pour un temps... jusqu'à ce qu'il fût au courant de la nature exacte de la situation. Il n'ignorait pas qu'un midship était, de tous, le plus exposé, avec toutes les charges et tous les devoirs d'un officier sans bénéficier cependant de la protection que donnait ce titre.

Et un midship était toujours le dernier à savoir ce qui se passait !

Suessi

Le logement était pratiquement prêt. Le croiseur thennanin s'était vu alésé, étrésillonné. Bientôt, il n'y aurait plus qu'à remplir sa vaste cavité cylindrique avec la cargaison voulue... et ils pourraient partir.

Hannes Suessi bouillait d'impatience. Il en avait ras le bol de travailler sous l'eau. Et, pour être honnête, il en avait également ras le bol des fen.

Bon sang ! Que d'histoires il aurait à raconter en rentrant chez lui ! Il avait dirigé des brigades de travail sous les océans de smog de Titan, aidé à rassembler des comètes adéniniennes dans la Soupe d'Étoiles. Il avait même bossé avec ces dingues d'Amérindiens et d'Israéliens qui s'étaient mis en tête de terraformer Vénus. Mais jamais un boulot ne lui avait fait à ce point toucher du doigt les principes mêmes de la perversité.

Presque tous les matériaux sur lesquels il avait dû travailler étaient de facture radicalement étrangère, avec une ductilité bizarre et une conduction quantique défiant toute vraisemblance. Il avait dû vérifier lui-même l'impédance psionique de pratiquement chaque assemblage et il restait persuadé que leur merveille masquée laisserait probablement filtrer, lorsqu'elle prendrait son essor, assez de parasites télékinétiques pour en remplir le ciel !

Mais le plus déroutant, c'étaient encore les fen ! Ils effectuaient l'opération la plus délicate d'une manière impeccable puis, tout d'un coup, ils se mettaient à nager en rond en couinant des absurdités en primai lorsque l'ouverture d'une écoutille provoquait un schéma de réflexions sonar un peu particulier.

Et, après chaque travail dont ils s'acquittaient, ils allaient chercher le vieux Suessi. « Hannes, qu'ils disaient, vérifie si on n'a pas fait de bêtise. »

C'est qu'ils faisaient de sacrés efforts. Ils avaient d'énormes difficultés à ne pas se sentir les clients inachevés d'une race patronne de jeunes-loups isolés dans une galaxie hostile au-delà de toute mesure, et ce d'autant que c'était vrai.

Suessi devait admettre qu'il râlait plus pour entendre l'écho de ses pensées sous son propre crâne que par motif réel de se plaindre. Les gars et les filles du Streaker avaient fait du bon boulot et c'était tout ce qui comptait. Il avait sujet d'être fier de chacun.

De toute façon, tout allait beaucoup mieux depuis l'arrivée d'Hikahi. Elle constituait un exemple pour tous et sa façon de taquiner les fen avec des paraboles keneenks les aidait à se concentrer.

Suessi se redressa sur un coude. Son étroite couchette n'était qu'à un mètre du plafond et une dizaine de centimètres seulement séparaient son épaule de la fente par laquelle il s'était glissé tout à l'heure pour venir se reposer dans celle espèce de cercueil.

Ça va, j'ai assez dormi, se dit-il bien qu'il eût toujours des picotements dans les yeux et que la douleur dans ses bras ne se fût pas calmée. Tenter de retrouver le sommeil n'aurait pas eu le moindre sens à présent. Il n'eût fait que contempler l'envers de ses paupières.

Suessi poussa le volet à glissière qui fermait l'étroite écoutille horizontale et porta la main à ses yeux pour les protéger de la lumière qui baignait le couloir des cabines. Puis, tout en s'asseyant, il bascula ses jambes par l'ouverture. Elles firent plouf.

Berk ! De l'eau. Hormis sur le dernier mètre et des poussières sous plafond, le canot était plein d'eau.

Dans la lumière crue de la coursive, le corps de Suessi paraissait presque diaphane. Je me demande pour quel moment est prévu mon effacement définitif, se dit-il en se laissant glisser dans l'eau les yeux fermés. Puis il nagea jusqu'aux cabinets dont il referma la porte derrière lui. Naturellement, il lui fallut attendre que les pompes eussent fait leur office pour être à même de s'en servir.

Un peu plus tard, il gagna la cabine de pilotage du petit astronef. Il y trouva Hikahi et Tsh't en train de s'affairer autour du poste de transmissions. Elles discutaient dans une version d'anglique rapide et couinée dont il ne pouvait rien saisir.

— Eh là ! Si vous avez l'intention de me laisser en dehors de tout ça, parfait. Mais si je puis vous être utile, vous feriez mieux de repasser en trente-trois tours. Je ne m'appelle pas Tom Orley, moi. Je ne peux pas suivre un baragouin pareil.

Les deux officiers levèrent la tête hors de l'eau tandis que Suessi s'accrochait à la main courante de la plus proche cloison. Les yeux d'Hikahi s'exorbitèrent pour s'adapter à la vision binoculaire pratiquée en surface.

— Nous ne sommes pas vraiment sûres d'avoir des problèmes, Hannesss, mais il semble que nous ayons perdu le contact avec le vaisseau.

— Avec le Streaker ? (Les sourcils broussailleux du mécanicien se haussèrent.) Serions-nous attaqués ?

— Telle n'est pas notre impression, répondit Tsh't avec un léger mouvement de bascule de la partie supérieure de son corps. J'avais laissé le récepteur allumé, histoire d'être prévenue du moment où ils recevraient le signal d'Orley et seraient sur le point de déplacer le vaisseau. Je ne prêtais pas grande attention à ce qui se passait là-bas quand, soudain, j'ai entendu l'opérateur nous dire de rester en ligne... puis plus rien.

— Et ça s'est passé quand ?

— Il y a environ une heure. J'ai attendu le changement de quart en espérant qu'il s'agissait seulement d'un petit pépin technique là-bas puis j'ai appelé Hikahi.

— Et depuis, nous contrôlons magnétiquement les circuits de notre propre poste, acheva sa supérieure hiérarchique.

Suessi nagea jusqu'à l'appareil pour y jeter un coup d'œil. Évidemment, la chose à faire, c'était de l'ouvrir et de tout vérifier à la main, ce qui n'avait rien de facile avec ces boîtes étanches dans lesquelles on abritait de l'humidité tout ce qui était matériel électronique.

Si seulement nous étions en chute libre et que les l'en pussent travailler sans avoir celle satanée flotte partout !

— Bon, fit-il avec un soupir. Avec votre permission, Hikahi, je vais devoir flanquer dehors les deux gentes fems officiers que vous êtes afin d'examiner ce poste. N'en profitez pas pour aller embêter les fen qui se reposent dans la cale.

Hikahi hocha la tête.

— Je vais tout de même envoyer une équipe pour remonter le long du câble et voir s'il est intact.

— Bonne idée. Mais ne vous faites pas de bile. Ce n'est probablement pas grand-chose. Juste un coup des petits lutins.

Charles Dart

— Encore une fois, j'en ai bien peur, ils se sont contentés de faire descendre ce maudit robot d'environ quatre-vingts mètres. C'est à peine si ce gamin de Toshio y consacre quelques heures avant d'être immanquablement saisi par le besoin d'aider Dennie et Gillian il faire courir leurs nouveaux clients dans un labyrinthe ou à leur faire décrocher des bananes à l'aide de perches ou de je ne sais quoi. Ah, je vous dis, c'est rageant ! D'autant que cette espèce de sonde pourrie à moitié bousillée est essentiellement équipée de la pire sorte d'instruments concevable pour du travail géologique. Vous imaginez ce que ce sera lorsqu'on atteindra une profondeur décente ?

La représentation holographique du métallurgiste Broodika sembla fixer un moment son regard au-delà de Charles Dart. Apparemment, le savant delphinien était en train de consulter ses propres écrans au travers des lentilles correctrices pour astigmate qu'il portait sur chaque œil. Puis son regard redescendit vers son collègue chimpanzé.

— Charlie, votre assurance me surprend lorsque vous parlez d'expédier ce robot plus profond dans la croûte planétaire mais je ne vous comprends plus lorsque vous vous plaignez de ce qu'il n'est encore descendu que de cinq cents mètres. Êtes-vous bien conscient que cela représente déjà la moitié d'un kilomètre ?

Charlie se gratta ses joues duveteuses.

— Ouais ? Et alors ? La conicité de ce puits est si faible que l'on peut espérer que la chute de cette sonde se poursuivra sans obstacle sur au minimum l'équivalent de la distance déjà parcourue. C'est un extraordinaire laboratoire minéralogique. J'ai déjà découvert un tas de choses sur la zone supérieure de la lithosphère !

Broodika poussa un soupir.

— Dites, Charlie, ça ne vous a pas intrigué que ce gouffre sous l'île de Toshio atteigne même les cent mètres ?

— Hein ? Que voulez-vous dire par là ?

— Je veux dire que ce soi-disant « arbre foreur » qui en est responsable ne peut pas avoir creusé si profond dans le simple but de chercher les carbones et les silicates dont il se nourrit. Il n'est pas possible...

— Qu'est-ce qui permet de penser ça ? Avez-vous une formation d'écologiste ? (Charlie éclata d'un rire perçant.) Franchement, Broodika, sur quoi pouvez-vous fonder de telles suppositions ? Par moments, c'est vous qui me surprenez !

Broodika, patiemment, attendit que le chimp eût fini de rire.

— Je les fonde sur la connaissance des lois de la nature que peut avoir un profane bien informé ainsi que sur le principe du Rasoir d'Occam. Considérez un peu le volume de matériaux déblayé par de telles excavations ! Tout cela s'est-il trouvé dispersé par les flots ? Vous est-il venu à l'esprit qu'il existe des dizaines de milliers de ces tertres de métal le long de cette frontière tectonique, que la plupart ont leur arbre foreur... et qu'il se peut qu'il y ait eu des millions de puits d'une profondeur comparable creusés dans des temps géologiques récents ?

Dart commença de ricaner puis s'arrêta net. Il fixa un long moment l'image de son collègue cétacé puis repartit d'un rire qui, cette fois, était l'expression de son enthousiasme scientifique. Il martela son bureau du poing.

— Touché ! Je m'incline, monsieur ! Nous ajoutons « Pourquoi ces trous ? » à notre liste de questions ! Par bonheur, j'ai cultivé ces derniers mois dans notre laboratoire commun la compagnie d'une écologiste distinguée. Elle m'est redevable d'innombrables faveurs et se trouve justement sur le lieu du mystère ! Je vais demander à Dennie de s'en occuper tout de suite ! Soyez assuré que nous connaîtrons bientôt de quel bois sont faits ces arbres foreurs !

Broodika ne se donna pas la peine de répondre mais laissa un petit soupir s'échapper de son évent.

— Maintenant que cette question est réglée, reprit Charlie, revenons à l'essentiel. Pourriez-vous m'aider à convaincre le capitaine de me laisser me rendre en personne sur cette île avec un vrai robot de sondage en couches profondes pour remplacer cette boîte de conserve cabossée dont Toshio tente de tirer les derniers éclairs de conscience ?

Les yeux de Broodika s'écarquillèrent. Il hésita.

— Le capitaine est toujours sans connaissance, finit par dire Broodika. Makanee en est à sa deuxième intervention chirurgicale mais, selon son dernier rapport, les espoirs restent faibles.

De nouveau, le chimp regarda fixement le fin.

— Ah, c'est vrai. J'avais oublié. (Puis il détourna les yeux de l'image holo pour enchaîner :) Alors, peut-être Takkata-Jim accepterait-il. Après tout, personne n'utilise la chaloupe. Je vais demander à Metz d'aller lui en parler. Puis-je compter sur votre appui, Broodika ?

Les yeux de Broodika s'étaient renfoncés dans leurs orbites.

— Je vais étudier les données fournies par le spectromètre de masse, dit-il d'une voix plate. Je vous contacterai dès que j'aurai des résultats. À présent, je dois prendre congé, Charles Dart.

L'image en relief se dissipa. Charlie se retrouva seul.

Quelle façon brusque de me quitter ! se dit-il. L'aurais-je offensé sans m'en rendre compte ?

Il lui arrivait fréquemment de froisser les gens. Il le savait mais n'y pouvait rien. Ses congénères mêmes le trouvaient trop égocentrique, trop revêche ; ils prétendaient que des néo-chimps tels que lui donnaient une image négative de leur race.

Pourtant, j'ai fait des efforts, songea-t-il. Et quand une personne fait de tels efforts et continue d'échouer, lorsque ses plus louables tentatives pour être aimable tournent en gaffes monumentales, lorsqu'elle n'arrête pas de se surprendre à oublier le nom des gens, n'y a-t-il pas lieu pour elle de renoncer ? Les autres, d'ailleurs, ne décrochent pas des prix de gentillesse à mon égard.

Charles Dart haussa les épaules. Ça n'avait pas d'importance, après tout. À quoi bon poursuivre une popularité qui ne cessait de le fuir ? Il avait son propre monde de roches et de noyaux en fusion, de magma et de planètes vibrant de vie minérale.

Je pensais pourtant que Broodika au moins était mon ami...

Il s'arracha à cette pensée.

Il faut que j'appelle Metz. Il doit pouvoir m'obtenir ce dont j'ai besoin. Je vais leur montrer que cette planète est unique, si bien qu'ils... qu'ils la rebaptiseront de mon nom ! Il y a des précédents.

Et il se mit à rire tout bas en se tiraillant l'oreille d'une main tandis que, de l'autre, il formait un numéro de code.

Une pensée lui traversa l'esprit alors qu'il attendait que le dépisteur électronique du réseau de communication interne repérât Ignacio Metz. Tout le monde n'attendait-il pas le signal de Tom Orley ? Quelques jours auparavant, n'était-ce pas le principal sujet de conversation à bord ?

Et il se rappela que le rapport d'Orley était censé leur parvenir l'avant-veille, à peu près vers l'heure où Creideiki avait eu son accident.

Bof ! Tom a probablement réussi dans son entreprise, quelle qu'elle ait été, et personne ne s'est soucié de m'en informer. À moins qu'on ne me l'ait dit mais qu'une fois de plus je n'aie eu la tête ailleurs. De toute manière, je suis certain qu'il a réglé cette histoire d'E.T. Et en temps voulu, par-dessus le marché. C'est quand même bien embêtant d'avoir été pourchassé au travers de toute la galaxie au point d'avoir été forcé de remplir le vaisseau d'eau...

Le numéro de Metz apparut sur l'écran. Le récepteur du généticien était en train de sonner.

C'était bien triste, ce qui était arrivé à Creideiki. Certes, pour un fin, il était horriblement sérieux, beaucoup trop rigide, et loin d'être toujours raisonnable... mais Charlie ne parvenait pas à se réjouir de ne plus l'avoir en travers de sa route. En fait, ça lui donnait même une étrange sensation dans les entrailles de penser que le capitaine pourrait définitivement sortir du tableau.

Allez ! Cesse d'y penser, bon sang ! Ça n'a jamais servi à rien de se faire du souci !

— Ah, professeur Metz ! Je ne vous dérange pas au moment où vous alliez sortir ? Je me demandais si nous ne pourrions pas avoir un petit entretien tous les deux assez vite ? Dans l'après-midi ? Bien ! Voilà, c'est que j'ai une toute, toute petite faveur à vous demander...

Makanee

Un médecin se doit d'être un intellectuel tout autant qu'un alchimiste, un détective tout autant qu'un chaman, songeait Makanee.

Mais, à l'école de médecine, on ne lui avait jamais dit qu'il lui faudrait également être un soldat et une politicienne.

Elle avait énormément de mal à conserver un maintien digne. En fait, elle se sentait sur le point de verser dans l'insubordination. Sa queue fracassait la surface, suscitant de longues traînées d'écume dans les canaux de l'infirmerie.

— Puisssque je vous dis que je ne peux pas faire ça toute seule ! Mes assistantes n'ont pas les talents requis pour une opération aussi délicate ! Et les auraient-elles que je ne suis pas certaine, moi-même, d'en être capable ! Il me faut absolument parler à Gillian Baskin !

Soulevant avec nonchalance un œil au-dessus du niveau de l'eau tout en passant un bras de son harnais autour d'une épontille, Takkata-Jim interrogea du regard Ignacio Metz. Ce dernier lui répondit par une expression d'infinie patience. Il s'était attendu à une réaction de ce genre de la part du médecin de bord.

— Je suis sûr que vous sous-estimez, vos compétences, docteur, suggéra le second.

— Vous avez votre diplôme de chirurgien, vous, maintenant ? Est-ce que je vous demande votre avis ? C'est à Gillian que je dois parler ! Pourquoi m'en empêchez-vous ?

— Docteur, intervint Metz sur un ton conciliant, le lieutenant Takkata-Jim vient juste de vous expliquer que des impératifs militaires motivent un black-out partiel des communications. Les données fournies par l'une des bouées de détection tendent à révéler la présence d'une fuite psi dans un rayon de cent kilomètres autour du vaisseau. Nous ne savons pas encore si nous devons en rendre responsable l'équipe qui travaille sous les ordres d'Hikahi et de Suessi ou ceux qui sont sur l'île. Jusqu'à ce que nous ayons pu déterminer l'origine de la fuite...

— Et vous vous fiez à ce que raconte un détecteur ! C'est jussstement une bouée défectueuse de ce genre qui a pratiquement t-t-tué Creideiki !

Metz fronça les sourcils. Il n'avait pas l'habitude de se faire couper la parole par des dauphins. Il nota mentalement que Makanee était dans un état d'agitation extrême. Trop agitée en fait pour parler anglique avec la diction requise pour une fine de son rang. C'était à coup sûr une information à consigner dans ses dossiers... tout comme cette attitude agressive.

— Ce n'était pas le même genre de bouée, docteur Makanee. Veuillez ne pas oublier que nous en avons de trois sortes. Par ailleurs, nous ne prétendons pas que cette fuite soit réelle mais nous devons la considérer comme telle jusqu'à preuve du contraire.

— Mais ce n'est pas un black-out général ! Je me suis laissé dire que le chimp continuait de recevoir les informations de son maudit robot ! Alors, pourquoi ne veut-on pas que je parle au docteur Baskin ?

Metz réprima un juron. Il avait demandé à Charles Dart de rester discret. Quelle guigne qu'il fût indispensable de se concilier ce chimp !

— Voyez-vous, nous procédons par élimination, reprit Takkata-Jim, s'efforçant d'apaiser Makanee tout en inclinant vers elle son melon, ce qui, en langage corporel, était une expression autoritaire. Sitôt que ceux qui restent en contact avec Charlie Dart — les jeunes humains Iwashika et Sudman, ainsi que le poète Sah'ot — auront été mis hors de cause comme source potentielle de fuites, nous vous laisserons avoir un entretien avec le docteur Baskin. Vous comprenez certainement qu'elle est moins susceptible de laisser filtrer des ondes métapsychiques que ceux qui l'accompagnent, c'est donc par eux que nous devions commencer.

Metz haussa discrètement les sourcils. Bravo ! Pareille justification n'aurait pas soutenu un examen des plus attentifs mais elle avait un parfum de rationalité ! Tout ce dont ils avaient besoin, c'était d'un peu de temps ! Si cette explication pouvait faire patienter Makanee ne fût-ce que deux jours, ce serait probablement suffisant.

Manifestement, l'appréciation de l'homme n'avait pas échappé à Takkata-Jim. Il précisa le caractère dominateur de sa pose et reprit :

— Bon, maintenant, assez tergiversé, docteur. Nous sommes descendus vous voir pour être informés de l'état du capitaine. S'il n'est pas en mesure de reprendre son service, un nouveau commandant doit être désigné parmi les officiers. Nous sommes dans une situation critique excluant tout délai !

Si ces paroles avaient été conçues pour intimider Makanee, elles eurent un effet radicalement contraire. La caudale du médecin entra dans un furieux mouvement de barattage, sa tête se souleva hors de l'eau et elle tourna un œil étréci vers le dauphin pour lui jeter à la figure en vers satiriques :

 

: Un instant, j'ai bien cru :

: qu'à tous vos devoirs :

: vous songiez à manquer :

: Mais j'ai plaisir à voir :

: que sur votre attitude :

: je m'étais fort trompée :

: Loin de vous l'idée vile :

: d'un raccourci facile :

: vers la fonction suprême ? :

 

Takkata-Jim ouvrit la bouche et dévoila le double V menaçant de ses larges dents blanches. L'espace d'un instant, Metz eut l'impression qu'il allait se ruer sur la petite fine.

Mais Makanee le devança. Elle jaillit hors de l'eau et s'y laissa retomber à plat ventre dans une gerbe d'éclaboussures qui submergea Metz et Takkata-Jim. L'humain glissa du rebord sur lequel il était assis et recracha l'eau qu'il avait avalée.

Makanee vira sur elle-même et disparut derrière une rangée d'autodocs. Takkata-Jim tourna en rond pour la repérer par une rapide séquence de clicks sonar et il s'apprêtait à se lancer à sa poursuite lorsque Metz le retint par la dorsale.

— h... hum ! (Il s'agrippa de sa main libre à la rambarde.) Mais quand trouverons-nous le moyen de vous faire perdre votre sale caractère, à vous autres fen ? Docteur Makanee ? Revenez, s'il vous plaît ! Vous croyez que ça ne suffit pas d'avoir la moitié de l'univers connu à nos trousses ? Nous ne pouvons vraiment pas nous permettre de nous battre entre nous !

Takkata-Jim leva les yeux sur Metz. L'homme avait l'air grave.

— Je vous en prie, Makanee. Parlons comme des gens civilisés.

Ils n'eurent pas longtemps à attendre pour voir la tête de la fine émerger entre deux caissons. Elle avait perdu son expression méfiante et paraissait simplement exténuée. Un petit bruit cristallin émanait de son harnais de médecin dont les instruments délicats s'entrechoquaient, comme tenus par des mains tremblantes.

Elle se renfonça dans l'eau, ne laissant que son évent crever la surface.

— Je vous présente mes excuses, murmura-t-elle. Je sais très bien que Takkata-Jim n'irait pas assumer le commandement permanent du vaisseau en l'absence d'un vote du conseil.

— Évidemment ! Le Streaker n'est pas un bâtiment militaire. À bord d'un vaisseau d'exploration, les tâches d'un commandant sont essentiellement administratives et son remplacement doit être ratifié par un conseil de vaisseau dès que les circonstances le permettent. Takkata-Jim est parfaitement conscient qu'une telle passation de pouvoirs doit se dérouler en conformité avec le règlement. N'est-ce pas, lieutenant ?

— Cccertes.

— Mais jusque-là, nous devons accepter l'autorité de Takkata-Jim sous peine de sombrer dans le chaos. Autorité qui, vous devez le comprendre, restera dénuée de toute légitimité tant que vous ne nous aurez pas certifié que le capitaine Creideiki n'est plus en mesure de l'exercer.

Makanee ferma les yeux. Son souffle se fit rauque.

— Creideiki ne reprendra probablement pas conscience sssans une nouvelle intervention chirurgicale. Même après, les chances restent faibles. La secousse est remontée le long du raccord neural jusqu'au cerveau. La plupart des lésions se situent dans les Nouvelles Zones du cortex... là où la matière grise d'origine du Tursiopsss a été le plus profondément modifiée par l'Élévation. Les centres qui contrôlent tout à la fois la vision et la parole ont été particulièrement touchés. Le corps calleux s'est trouvé brûlé...

Makanee rouvrit les yeux, mais ceux-ci ne semblaient rien voir.

— Je vous remercie, docteur, fit Metz en hochant la tête. Vous nous avez dit tout ce que nous désirions savoir. Excusez-nous de vous avoir fait perdre un temps précieux. Je suis sûr que vous ferez de votre mieux.

Comme il n'obtenait pas de réponse, l'homme remit son masque et se laissa glisser dans l'eau. Puis il fit signe à Takkata-Jim de le suivre et s'éloigna. Le dauphin resta encore un moment à émettre les clicks à l'intention de Makanee et, comme elle ne bougeait pas, il rejoignit Metz en deux vigoureux coups de caudale.

À l'instant où ses visiteurs pénétraient dans le sas, le médecin tressaillit. Elle leva la tête et leur cria :

— Lorsque vous convoquerez le conseil de vaisseau, n'oubliez pas que j'en suis membre ! Tout comme Hikahi, Gillian et Tom Orley !

Alors même qu'elle leur rappelait ce détail, la porte du sas se referma en sifflant. Elle n'aurait pu dire s'ils l'avaient entendue.

Avec un soupir, elle se laissa retomber à l'horizontale.

Oui, Tom Orley aussi, se répéta-t-elle. Ne l'oubliez pas, espèces de salauds ! N'allez pas vous imaginer qu'avec lui vous emporterez ça au paradis !

Et elle secoua la tête, consciente de céder à l'irrationalité. Ses soupçons ne se fondaient sur aucune preuve. Thomas Orley ne pouvait étirer son bras sur deux mille kilomètres pour sauver la situation. Des rumeurs commençaient même à dire qu'il était mort.

Metz et Takkata-Jim la laissaient dans un état de confusion extrême. Elle avait la sensation viscérale qu'ils s'étaient efforcés de lui faire avaler un complexe panaché de vérité, de semi-vérités et de mensonges éhontés. Et elle n'avait aucun moyen de faire le tri.

Ils croient qu'ils vont pouvoir m'abuser, simplement parce que je suis une fine, vieille de surcroît et, de ce fait, avec deux générations d'Elévation de retard sur n'importe quel autre de mes congénères à bord hormis Broodika. Mais je n'en suis pas moins consciente de la raison pour laquelle ils accordent des faveurs spéciales au seul membre chimpanzé de ce conseil. Il leur faut rassembler ici et maintenant une majorité qui soutienne toutes leurs décisions, quelles qu'elles soient, l'as étonnant qu'ils ne soient pas pressés de voir revenir Gillian ou Hikahi !

Peut-être aurais-je dû leur mentir... leur dire que Creideiki pouvait d'une minute à l'autre sortir de son coma.

Toutefois, comment savoir à quel point ils étaient déterminés, jusqu'où ils pourraient aller ? L'accident avec la bouée avait-il réellement été fortuit ? Leurs mensonges pouvaient avoir pour but de dissimuler leur ignorance... ou les méandres d'une conspiration. Suis-je en mesure de protéger Creideiki avec seulement deux fines en poste à l'infirmerie ?

Makanee laissa échapper de son évent un gémissement sourd. Ce genre de choses n'était pas de son rayon ! Parfois, elle aurait souhaité n'être qu'un médecin delphinien du bon vieux temps, lorsqu'il s'agissait seulement de hisser celui que l'on voulait sauver sur son melon vers la surface et de lui maintenir la tête hors de l'eau jusqu'à ce qu'il eût recouvré ses esprits où que votre énergie vous eût fait défaut ou que votre propre cœur vous eut lâché.

Elle retourna vers la section des Soins Intensifs. La pièce était plongée dans l'ombre hormis la lumière qui brûlait en permanence au-dessus d'un grand néo-dauphin gris suspendu dans un caisson anti-grav. Makanee vérifia les courbes de l'unité de survie. Elles étaient stables.

D'imperceptibles clignements agitaient les paupières de Creideiki et, un bref instant, un frisson courut le long de son corps.

Makanee soupira et se détourna de ce spectacle. Elle nagea jusqu'au plus proche poste de communication et réfléchit.

Metz et Takkata-Jim n'ont pas encore eu le temps de regagner la passerelle, se dit-elle avant d'émettre un code sonar qui activa le poste. Presque instantanément, le visage d'un jeune dauphin aux nageoires bleues apparut devant elle.

— Transmissions. Puis-je vous être utile ?

— Akki ? Oui, fils. C'est le docteur Makanee. As-tu prévu quelque chose pour ton déjeuner ? Tu sais, je crois qu'il me reste un peu de cet octopus en gelée. Tu es libre ? Ha ! c'est merveilleux ! Tu ne tardes pas trop, donc. Au fait, pas un mot sur notre rendez-vous. C'est notre petit secret. D'accord ? Tu es un bon petit gars.

Elle quitta la section des Soins Intensifs. Un projet commençait à se former dans son esprit.

Creideiki

Dans la silencieuse grisaille du caisson anti-grav, un faible gémissement se fit entendre.

Sans espoir, il nage,

Secoué dans des vents d'orage, Et crie : « Je me noie ! »

Tant Orley

Une irritable montagne grondait au centre d'un océan d'écume et de scories.

Cela faisait un moment qu'il avait cessé de pleuvoir. Le volcan paraissait se racler la gorge avant de cracher le feu vers les nuages bas dont il teintait d'orange les marges. De fines volutes de cendres se dissipaient dans le ciel mais, là où finissaient par retomber les escarbilles ardentes, ce n'était pas pour se voir éteintes par les flots cristallins ; un tapis de plantes aquatiques paraissant s'étendre à l'infini les recueillait entre ses fibres pour constituer une couche boueuse.

Dans cet air humide et chargé de suie, Tom Orley ne cessait de tousser. Il escaladait en rampant une petite éminence d'herbes enchevêtrées et glissantes. Le poids mort de son traîneau de fortune tendait la courroie par laquelle il l'avait amarré à sa main gauche. De sa droite, il étreignait une épaisse liane émergeant non loin du sommet de ce tertre végétal.

Ses jambes n'arrêtaient pas de se dérober sous lui au cours de sa reptation. Même lorsqu'il parvenait à leur trouver une prise dans des trouées de cette niasse visqueuse, ses pieds finissaient fréquemment par sombrer dans le bourbier que les plantes retenaient entre leurs tiges. Et quand, maladroitement, il se débattait pour les en extirper, le marécage ne semblait les lâcher qu'à contrecœur et exprimait son regret par un horrible bruit de succion.

De temps à autre, il y avait des « choses » qui remontaient avec ses pieds. Ça se tortillait le long de ses jambes et s'en détachait pour se réinsinuer dans la vase fétide.

La courroie qu'il avait enroulée autour de sa main gauche lui sciait la base du poignet chaque fois qu'il ramenait à lui le traîneau, maigre vestige de son planeur solaire et de ses réserves. C'était déjà un miracle qu'il eût réussi à en sauver autant de l'accident.

Le volcan jetait des scintillements d'ocre au travers du paysage végétal que recouvrait une fine couche de poussière métallique arc-en-ciel. L'après-midi tirait à sa fin et il s'était presque écoulé une journée kithrupienne complète depuis que Tom avait mis le cap sur l'île afin de chercher un endroit propice où poser son planeur.

Il leva la tête et promena des yeux larmoyants de fatigue sur l'immense prairie de sargasses. Tous ses plans minutieusement agencés tombaient à plat devant cette plaine de visqueuses plantes marines.

Il avait espéré trouver refuge sur une île sous le vent du volcan ou, à la rigueur, se poser en mer et transformer le planeur en un vaste radeau sur lequel il aurait pu se livrer à son expérience.

J'aurais dû prévoir cette éventualité.

L'accident, ces vertigineuses minutes au cours desquelles, encore ahuri par le choc, il avait plongé à la recherche de son matériel et des débris de son appareil pour en constituer un traîneau de fortune sous les cinglantes rafales de la tempête, puis ces heures entières à ramper sur ce tapis de lianes repoussantes vers un monticule de végétation isolé... tout cela aurait pu être évité.

Les doigts crispés sur la tige qu'il tenait, il tenta de se hisser plus haut mais, dans son bras droit, une trémulation menaçait de se transformer en crampe généralisée. Il se l'était salement tordu pendant l'accident, lorsque, ses flotteurs pris dans les herbes, l'aile du planeur s'était arrachée du fuselage — qui avait continué de déraper à fleur de marais avant de piquer du nez dans les eaux libres d'un bassin isolé.

Une profonde entaille en travers de sa joue gauche avait presque failli lui faire perdre connaissance au cours de la phase critique qui avait immédiatement suivi l'accident. Elle partait du menton et s'arrêtait de justesse avant la prise neurale implantée au-dessus de l'oreille. Par-dessus le marché, la capsule de plastique protégeant la délicate interface s'était dévissée pendant la nuit et elle était irrémédiablement perdue.

Mais, pour l'heure, l'infection était bien le dernier de ses soucis.

Dans son bras droit, la trémulation ne cessait d'empirer. Il s'efforça de la dompter, le visage à demi enfoui dans les sargasses acres et caoutchouteuses. Chaque fois qu'il toussait, les scories dont était constituée la boue lui égratignaient la joue et le front.

Il lui fallait trouver quelque part l'énergie nécessaire. Il n'avait pas le loisir de recourir aux subtilités de l'auto-hypnose qui, par pure séduction, aurait persuadé son corps de se remettre au travail. Ce fut donc par la seule force de sa volonté qu'il commanda aux muscles froissés de se livrer à un dernier effort. Il ne pouvait pas grand-chose contre ce dont l'univers l'accablait mais, bon sang.

Après trente heures de lutte avec les éléments, à tout au plus quelques mètres du but, il n'allait quand même pas tolérer une rébellion de son propre corps !

Une nouvelle quinte de toux lui déchira la gorge. Tout entier secoué par la douleur, il sentit faiblir sa prise sur la plante. Juste à l'instant où il se disait que ses poumons n'allaient plus pouvoir résister, la crise cessa. Tom resta immobile dans la boue, vidé, les yeux clos.

En tête de liste

Dans les joies du mouvement : L'absence d'Ennui

Il n'avait évidemment plus le souffle nécessaire pour siffler ce haïkaï ternaire mais il en fit vibrer l'écho dans sa tête et réussit à trouver assez d'énergie pour esquisser un sourire sur ses lèvres craquelées et encroûtées de boue.

Et, de quelque part, surgit la possibilité d'un ultime effort. Il serra les dents et se hissa sur la pente visqueuse. Son bras droit se gauchit presque au point de se déboîter mais résista suffisamment pour que sa tête dépassât enfin le sommet de la petite colline.

Tom cligna des yeux pour en ôter les cendres et contempla ce qui s'étendait par-delà. Encore des herbes. Aussi loin que l'œil portait, toujours des herbes.

L'épaisse vrille d'une liane mésomorphe s'accrochait sur la cime arrondie de cette modeste éminence. Tom tira le traîneau assez haut pour pouvoir en enrouler l'amarre autour d'un crampon.

Les sensations réaffluèrent dans sa main gauche engourdie et sa bouche béate sur un muet cri de souffrance. Il se laissa retomber sur le sol gluant, le souffle rauque et court.

Les crampes revenaient en force et son corps entier se tordait sous leur loi. Il aurait voulu arracher ces milliers de mâchoires qui se refermaient sur ses bras, sur ses jambes, mais ses mains n'étaient plus que des serres immobiles autour desquelles il finit par se replier en boule.

De quelque manière, la part logique de sa conscience restait étrangère à la douleur. Ça continuait d'analyser, de projeter et de tenter de se fixer des limites de temps. Après tout, il n'était pas ici sans raison. Il lui fallait avoir eu un motif pour en passer par là... Si seulement il avait pu se rappeler pourquoi il se retrouvait dans la puanteur, la souffrance, la poussière et les démangeaisons !

La structure apaisante qu'il cherchait à former dans son esprit refusait de naître. En revanche, il sentait monter l'évanouissement.

Soudain, entre des paupières que plissait la douleur, il crut voir devant lui le visage de Gillian.

Le feuillage d'une végétation aérienne ondulait derrière elle et ses yeux gris regardaient dans sa direction comme s'ils cherchaient à distinguer un objet à l'extrême limite de leur portée. Par deux fois, ils semblèrent examiner un point au-delà de l'endroit où il gisait, secoué de tremblements, incapable de réagir. Puis enfin, ce regard rencontra le sien et Gillian sourit.

Des parasites imprégnés de souffrance menaçaient constamment d'engloutir les mots-songes.

Je l'adresse pour le souhaiter bonne bien (pie je connaisse scepticisme, mon amour, (pie tout le puisse m'entendre.

Il lutta désespérément pour se concentrer sur le message... Une hallucination, plus vraisemblablement. Il se fichait de savoir ce que c'était, y voyant une bouée à laquelle s'accrocher pendant que les crampes faisaient vibrer ses tendons comme les cordes d'un instrument.

Il y avait de la pitié dans son sourire.

Dans quel état es ! Le que j'aime est un garçon de sa personne ! Tu veux que je quelque chose pour toi ?

Méta-Orley manifesta son désaccord. Si c'était vraiment un message de Gillian, elle prenait un risque énorme.

— Moi aussi, je t'aime, sub-vocalisa-t-il. Mais je te conseille de la boucler avant que les Eatees ne t'entendent.

La projection psi — ou l'hallucination — agita la main pour lui dire au revoir et, au même instant, Tom fut saisi d'une nouvelle quinte de toux. Il s'époumona jusqu'à sentir comme une colonne de flammes à l'intérieur de sa poitrine et se laissa retomber lourdement.

Et Méta-Tom finit par renoncer à toute fausse dignité.

Oui !

Il télépsia dans la brume qui s'étendait devant son regard et tenta de rappeler l'image qui se dissipait.

Oui, mon amour, je t'en prie, reviens et fais quelque chose pour moi...

Le visage de Gillian parut se diffracter dans toutes les directions et rejoindre la miroitante poussière volcanique qui flottait dans le ciel. Que ce fût une émission réelle ou une illusion née du délire de Tom, elle se dissipa comme un portrait fait de fumée.

Toutefois, il crut encore percevoir, s'attardant, de vagues effluves de la voix intérieure de Gillian...

La vie, ainsi, ainsi... et le soulagement vient, en rêve...

Cependant qu'il restait attentif à cette voix, inconscient du temps qui s'écoulait. Tom sentit les trémulations s'apaiser. Peu à peu, son corps se dénoua de sa position fœtale.

Le volcan grondait, éclairant le ciel. Le « sol » qui s'étendait sous Tom était parcouru de légères ondulations qui le bercèrent et lui apportèrent un sommeil superficiel.

Toshio

— Non, professeur Dart, je ne puis avoir de certitude sur ces inclusions d'anastatica. À ce moment-là, il y avait un très fort brouillage de parasites sur l'écran, mais si vous le désirez, je peux revérifier tout de suite.

Toshio sentait ses paupières se fermer sous le poids de l'ennui. Il avait d'ores et déjà perdu le compte du temps passé à enfoncer des touches et à relever des données au gré des intuitions scientifiques de Charles Dart. Et le planétologiste chimp n'était jamais content ! Quelle que fût la promptitude ou la précision des réponses que lui apportait Toshio, ce n'était jamais tout à fait satisfaisant.

— Non, non, nous n'avons pas le temps, fit Charlie sur le ton revêche qui lui était coutumier depuis l'écran holo posé sur la rive du bassin. Vous n'aurez qu'à voir ce que vous pourrez faire par vous-même une fois que je ne serai plus en ligne. Vous savez. Toshio, ce ne serait pas un projet stupide pour vous que d'entreprendre des recherches personnelles sur cette paroi. Certaines de ces roches sont uniques dans l'univers ! Si vous décidiez de faire une étude minéralogique exhaustive de cette cheminée, je serais heureux de vous aider à la rédiger. Imaginez un peu le sujet de fierté que ce serait pour vous ! La publication d'une monographie scientifique faisant autorité ne saurait nuire à votre carrière, bien au contraire !

Toshio n'en doutait pas. Il apprenait effectivement un tas de choses en travaillant pour le professeur Dart. Et ce dont il était convaincu — et qui lui servirait s'il avait jamais l'occasion de préparer un doctorat —, c'était qu'il fallait apporter un soin particulier au choix de son maître de recherches.

Mais, pour l'heure, cette question de savoir s'il en aurait jamais l'occasion était parfaitement discutable compte tenu île l'existence au-dessus de leur tête d'extraterrestres prêts à les capturer. Pour la millième fois, le midship s'extirpa de l'esprit cette bataille spatiale. Une telle pensée ne faisait qu'accentuer son humeur dépressive.

— Je vous remercie, professeur Dart, mais...

— Ça ne me dérange pas du tout, grogna Charlie, incapable de se départir de son ton hargneux même lorsqu'il se voulait condescendant. Mais si vous voulez bien, nous discuterons plus tard des détails de votre projet. Pour l'heure, il nous faut faire le point sur la progression de ce robot.

Toshio leva les yeux au ciel ; ce type avait vraiment de la suite dans les idées. Si ça devait tant soit peu empirer, le midship craignait fort de perdre patience et d'envoyer promener le chimp, maître de recherches ou pas.

— Voyons... (Toshio consulta ses cadrans.) La sonde a légèrement dépassé les mille mètres, professeur Dart. Le puits ne cesse de se faire plus étroit et plus lisse à mesure que nous descendons vers des forages plus récents, aussi suis-je à présent tenu d'ancrer le robot directement sur la paroi de chaque site.

Toshio regarda par-dessus son épaule vers le nord-est dans l'espoir de voir paraître Dennie ou Gillian, ce qui lui eût procuré une distraction. Mais Dennie était avec ses Kikwis et, la dernière fois qu'il avait vu Gillian, elle était assise en lotus dans une clairière qui dominait l'océan, totalement oublieuse du monde.

Il l'avait également vue fort contrariée un peu plus tôt. Takkata-Jim venait juste de lui dire que, tout le monde étant trop absorbé par les préparatifs en vue de l'appareillage, personne ne pouvait lui parler. Même ses questions à propos de Tom Orley s'étaient vues éludées sur un mode qui, pour être resté poli, n'en avait pas moins été péremptoire. Ils la préviendraient dès qu'ils sauraient quelque chose, lui avait répondu Takkata-Jim avant de couper la communication.

Et Toshio avait vu un pli soucieux se creuser sur le front de Gillian à mesure que ses appels se heurtaient à un mur, celui du nouvel officier des transmissions qui avait remplacé Akki. Le fin ne cessait de lui répondre que toutes les personnes à qui elle désirait parler n'étaient pas disponibles. La seule personne à bord avec qui elle pouvait avoir un entretien était Charles Dart, apparemment en raison de l'urgence des recherches du chimp. Elle avait accepté qu'on le lui passât mais Charlie s'était refusé à parler d'autre chose que de son travail.

Immédiatement, elle avait fait ses préparatifs pour quitter l'île mais des ordres étaient alors arrivés du vaisseau, directement de Takkata-Jim. Il lui fallait rester ici jusqu'à une date indéterminée pour préparer avec Dennie Sudman un rapport détaillé sur les Kikwis.

Cette fois, Gillian était restée parfaitement impassible devant la nouvelle. Sans faire le moindre commentaire, elle s'était enfoncée dans la jungle pour être seule.

— ... d'autres échantillons de cette radicelle cueillie par Dennie dans la caverne. (Pendant que l'esprit de Toshio partait à la dérive, le chimp n'avait pas cessé de parler. Le midship se redressa pour prêter attention à ce que disait Charles Dart.)... Mais le plus excitant dans l'affaire, ce sont les profils isotopiques de l'iode et du potassium. Ils confirment mon hypothèse que, dans des temps géologiques récents, une race de sophontes a enfoui des déchets dans cette zone de subduction de la planète ! C'est d'une importance colossale, Toshio. Il y a dans ces roches la preuve du dépôt sur plusieurs générations de substances provenant de la surface et du recyclage accéléré de matières ramenées à l'air libre par les volcans voisins. C'est presque comme si l'on observait un rythme là-dedans, une sorte de flux et de reflux.

Quelqu'un d'horriblement méfiant a vécu ici pendant très longtemps ! Kithrup est pourtant censée être restée en jachère depuis l'époque de sa mise en réserve pour les Karrank%. Or, on a dissimulé dans sa croûte planétaire des substances ayant subi un haut degré de raffinage, et ce jusqu'à une date récente !

Toshio fut à deux doigts de faire une remarque de la dernière impolitesse. « Jusqu'à une date récente », tu parles ! L'inspecteur Dart menait l'enquête à l'échelle géologique. Alors que, d'un jour à l'autre, les Eatees allaient leur tomber dessus, le planétologiste chimp traitait le prétendu enfouissement clandestin de déchets industriels plusieurs milliers d'années dans le passé comme s'il s'agissait du dernier mystère sur lequel butaient les limiers de Scotland Yard !

— Oui, monsieur, je m'y mets tout de suite. (Toshio n'était même pas sûr de savoir ce que Dart lui avait demandé de faire mais une telle réponse couvrait ses arrières.) Et ne vous inquiétez pas, professeur, le robot sera suivi jour et nuit. Keepiru et Sah'ot ont reçu de Takkata-Jim l'ordre de rester branchés dessus à tour de rôle lorsque je ne suis pas libre. Et ils doivent m'appeler ou me réveiller dès qu'il y a le moindre changement dans les conditions du sondage.

Si cela ne satisfaisait pas le chimp, c'était à désespérer. Les fen avaient plutôt mal pris ces dernières directives venues du haut commandement du Streaker mais ils leur obéiraient, même si cela devait ralentir les travaux de Sah'ot sur les Kikwis.

Miracle entre les miracles, Charlie parut rassuré.

— Ouais, c'est très gentil, marmonna-t-il. Veillez à les remercier de ma part. Au fait ! Lorsque Keepiru sera branché, ne pourrait-il pas repérer l'origine de ces parasites intermittents qui ne cessent de perturber la liaison avec le robot ? Je n'aime pas du tout ça et c'est de pire en pire.

— Oui, monsieur. Je le lui demanderai.

Le chimpanzé se frotta l'œil droit du dos de sa main poilue et bâilla.

— Écoutez, Toshio, dit-il. Je m'en excuse mais j'ai vraiment besoin d'une pause. Ça ne vous fait rien si nous remettons la fin de cette mise au point il un tout petit peu plus tard ? Je vous rappelle juste après le dîner et je serai alors en mesure de répondre à toutes vos questions. Ça vous va ? O.K. À tout à l'heure, donc !

Charlie se pencha en avant et sa projection holo disparut.

Toshio resta un moment à fixer l'emplacement vide au-dessus de l'écran, vaguement abasourdi. Si ça me fait quelque chose ? Non, monsieur, je crois que ça ne me fait vraiment rien. Je vais juste attendre ici, patiemment, soit que vous me rappeliez, soit que le ciel me tombe sur la tête !

Il prit un air dégoûté. Comme si ça pouvait me faire quelque chose !

Il se leva et ses articulations craquèrent à la suite de cette position en tailleur qu'il avait gardée trop longtemps.

Tiens, je croyais être trop jeune pour ça. Enfin... un midship est censé faire l'expérience de tout.

Il se tourna vers la forêt. Dennie était en plein travail sur les Kikwis. Vais-je embêter Gillian si je vais lit voir ? Elle se fait probablement du souci au sujet de Tom, et qui songerait à l'en blâmer ? Depuis avant-hier déjà nous devrions avoir eu de ses nouvelles.

Mais peut-être a-t-elle envie d'avoir de la compagnie.

Ces derniers temps, il s'intéressait beaucoup à Gillian. Quoi de plus naturel, d'ailleurs ? C'était une vraie femme dont l'âge — la trentaine au moins — avait épanoui lit beauté ; suivant la plupart des critères, elle avait autrement plus d'allure que Dennie Sudman.

Non que Dennie ne fût pas séduisante à sa manière, mais Toshio ne voulait plus lui accorder la moindre de ses pensées. Le rejet implicite qu'il subissait de sa part — cette façon qu'elle avait d'ignorer sa présence lorsqu'ils étaient tous les deux seuls et une multitude de détails similaires — lui faisait trop de mal.

Non que Dennie se fût jamais montrée agressive à son égard en paroles ou en actes mais elle se renfermait trop souvent depuis quelque temps dans une humeur morose. Toshio soupçonnait Dennie d'avoir senti qu'il était attiré par elle et de réagir par un excès de froideur. Il avait beau se dire que pareille réponse était le signe d'un manque de maturité, ça ne l'empêchait pas d'en être profondément blessé.

Avec Gillian, son imagination l'emportait sur d'autres sentiers. Il lui était arrivé de se laisser aller à des rêveries — honteuses, certes, mais combien prenantes ! — dans lesquelles il se voyait être là au moment où elle avait besoin d'un homme pour l'aider à surmonter sa solitude...

Elle connaissait probablement les sentiments du jeune homme à son égard mais son attitude envers lui n'en avait pas été modifiée pour autant, et cette douce indulgence qu'elle lui témoignait ne la transformait que plus à ses yeux en un rassurant objet de vénération semi-secrète.

Peut-être tout cela ne trouve-t-il son origine que dans ma confusion extrême, songeait Toshio. Je m'efforce d'avoir l'esprit analytique dans un domaine où mon expérience est pratiquement nulle et mes propres sentiments ne cessent d'interférer.

Oh, que je voudrais ne pas être simplement un gamin maladroit ! Que j'aimerais ressembler plus à monsieur Orley !

Sa méditation sentimentale se vit interrompue par l'irrégulière tonalité électronique qui retentissait derrière lui... le récepteur holo revenait à la vie.

— Oh, non ! gémit Toshio. Pas si vite !

Le poste se mit à cracher des parasites alors que son tuner se lançait dans la recherche de la fréquence porteuse. Toshio fut brusquement saisi par le désir sauvage de se ruer sur l'appareil et de le précipiter d'un coup de pied dans les ténèbres insondables du puits laissé par l'arbre foreur défunt.

Soudain, surgit un rythme sifflé en partie noyé dans la friture.

 

: Si (friture)....

autres, midships, Venons à nous souder Qui nous arrêtera ? :

: Et de tous les midships :

: Lesquels sauront mieux voler Que ceux de Calafia ? :

 

— Akki ! s'écria Toshio en courant s'agenouiller devant le poste.

 

: Juste ! Une fois de plus ! :

: Compagnon de plongée :

: Notre chasse au homard Peux-tu te rappeler ? :

 

— Si je peux ? Ifni ! Que ne donnerais-je pour qu'en cet instant nous soyons chez nous en train de faire l'une de ces parties de chasse ! Qu'est-ce qui se passe ? Avez-vous des problèmes techniques à la passerelle ? Je ne reçois pas l'image et il y a un tas de parasites. Puis je croyais que tu n'étais plus aux transmissions. Et pourquoi parles-tu ternaire ?

 

: On dit que tout s'avise :

: À qui (friture) f

ait défaut :

: Via ma neurale prise Ceci se voit transmis :

: Je cherche à contacter :

: Haut patron version douce D'urgence, dois lui communiquer Mise:

(friture) garde :

 

Les lèvres de Toshio s'arrondirent tandis qu'il se resifflait intérieurement le message « ... Haut Patron version douce ». Rares étaient les humains auxquels les fen décernaient un tel titre. Et sur celle île, pour l'heure, il n'existait qu'une seule personne qui pût y prétendre.

— Tu veux parler à Gillian ?

D'urgence, dois lui communiquer Mise en garde

Toshio battit des paupières puis dit à son ami :

— Je vais tout de suite la chercher, Akki. Tu restes en ligne.

Il pivota sur ses talons et se précipita dans la forêt en s'époumonant à crier le nom de Gillian.

Akki

Il était pratiquement impossible de voir le câble mono-fil sur la vase et les rocailles qui tapissaient le fond de l'océan. Même dans le pinceau de lumière de la torche de harnais d'Akki, il ne se reflétait que comme un vague chatoiement çà et là au sein des sédiments accumulés sur cette ligne de crête déchiquetée.

Le câble avait été précisément conçu pour être indécelable. C'était la seule manière dont le Streaker pouvait communiquer avec ses deux équipes de travail extérieures sans révéler son emplacement. Bien qu'il se fût équipé des meilleurs instruments et qu'il n'eût pas été sans savoir où chercher, Akki était resté plus d'une heure à tourner en rond avant de localiser la ligne menant à l'île. Et, au moment où il réussit à pincer sur le câble un raccord branché sur sa prise neurale, la réserve d'oxygène de son appareil respiratoire était déjà diminuée de moitié.

Il avait toutefois perdu pas mal de temps rien que pour quitter le vaisseau, et encore n'avait-il pas l'assurance que son départ n'eût pas été remarqué. Le taciturne électricien qui était de service à l'Équipement n'aurait pas dû songer à discuter les ordres lorsqu'il lui avait demandé un appareil respiratoire. Fuis il y avait eu cet autre fin de la salle des machines étrangement peu soucieux de rogner sur son temps de pause pour suivre à distance le midship à sa sortie du magasin. Akki avait été forcé de faire d'innombrables détours dans le sas pour ne plus l'avoir dans sa caudale.

En moins de deux jours, un subtil changement s'était abattu sur l'équipage du Streaker. Une nouvelle répartition du pouvoir s'était vue instaurée. Des fen qui, jusqu'alors, n'avaient eu que peu d'influence bousculaient à présent tout le monde pour venir se placer au premier rang des files d'attente à l'heure des repas. On les voyait arborer des postures autoritaires cependant que les autres vaquaient à leurs occupations les yeux baissés, la queue tombante.

Le grade ou la position officielle dans la hiérarchie du vaisseau n'avait pratiquement rien à voir là-dedans, d'autant que de telles notions, à bord du Streaker, n'avaient jamais eu force de loi. Les dauphins étaient plus portés à prêter attention à de subtiles modifications dans les attitudes qu'aux manifestations conventionnelles du pouvoir.

Dans la situation présente, même le facteur racial semblait être déterminant. Un nombre disproportionné de ces nouvelles figures dominantes appartenait au sous-groupe génétique Sténo.

Tout cela ressemblait fort à un coup d'État. Officiellement, Takkata-Jim prenait toujours ses décisions au nom du capitaine, et ce jusqu'à ce que le conseil de vaisseau pût être réuni, mais il flottait dans les eaux du Streaker la saveur d'une bande qui vient de changer de grand mâle. Les proches de l'ancien chef étaient mis à l'écart tandis que les vieux copains du nouveau nageaient à l'avant-garde.

Akki trouvait ça profondément illogique et quelque peu dégoûtant. Ça lui faisait sentir à quel point des fen — même soigneusement sélectionnés comme l'avait été l'équipage du Streaker — pouvaient retomber dans d'anciens modes de comportement sous l'effet du stress. Il voyait à présent ce que voulaient dire les Galactiques lorsqu'ils affirmaient que trois cents ans d'Élévation n'étaient pas suffisants pour permettre à une race de voyager dans l'espace.

C'était une prise de conscience brutale, et Akki s'en retrouvait plus client qu'il ne s'était jamais senti dans l'égalitaire et mixte société coloniale de Calafia.

Toutefois, pareille constatation n'était pas totalement négative. Elle lui apportait une justification grossière de son acte de mutinerie. Car, d'un point de vue strictement légal, on ne pouvait donner un autre nom au fait d'abandonner son poste pour prendre contact avec Gillian Baskin contre les ordres formels du commandant en exercice.

Mais, à présent, Akki avait le sentiment de connaître la vérité : l'équipage dont il était membre se composait de simulacres d'astronautes. À moins d'une guérison miraculeuse du capitaine, nulle voie ne s'offrait à eux pour sortir de cette situation catastrophique sans l'intervention de leurs patrons.

En pareille matière, il tenait pour négligeable la compétence d'Ignacio Metz, d'Emerson d'Anile ou même de Toshio. Il était tombé d'accord avec Makanee pour voir leur seul espoir dans le retour du docteur Baskin ou de monsieur Orley.

D'ores et déjà, il s'était rangé à l'évidence qu'Orley devait être porté disparu. Cette conviction, partagée par tout le restant de l'équipage, constituait la raison majeure pour laquelle le moral était tombé si bas depuis l'accident de Creideiki.

Dans un silence absolu, le câble transmettait directement sa tonalité porteuse au nerf stato-acoustique du midship qui commençait à s'impatienter d'attendre que Toshio revînt avec Gillian. La ligne avait beau ne servir à nul autre usager depuis que Charles Dart avait cessé d'émettre, il n'en restait pas moins que chaque seconde qui passait augmentait le risque de voir l'actuel opérateur du bord détecter une résonance sur son appareil. Akki s'était arrangé pour qu'il fût impossible de surprendre sa conversation avec Toshio mais le plus bouché des agents de transmissions n'aurait pas manqué d'en remarquer à la longue les effets secondaires.

Mais qu'est-ce qu'ils foutent ? se demanda-t-il. Ils doivent pourtant se douter que ce n'est pas l'air qui m'étouffe ! Sans compter qu'avec cette eau bourrée de métal ça me gratte partout !

Akki ralentit le rythme de sa respiration pour retrouver son calme. Un poème didactique keneenk lui trotta dans la tête.

 

: Est « passé » ce qui un temps fut Vestige nommé souvenir... :

: En lui, cherche la cause Du maintenant. :

: Est « futur » ce qui va se faire Envisagé, rarement vu... :

: En lui, cherche l'effet Du maintenant. :

: Est « présent » cet infime point :

: Qui passe et sans cesse vacille... :

: Preuve est-il de la farce Du maintenant :

 

Le passé, le futur et le présent faisaient partie des notions les plus difficiles à exprimer de manière explicite en ternaire. Ce poème se proposait d'illustrer la causalité telle que la concevaient les patrons humains ainsi que la plupart des autres sophontes tout en restant fidèle à la vision cétacée de l'existence.

Akki, lui, n'avait jamais rien vu d'obscur dans tout ça. Il se demandait parfois pourquoi certains de ces dauphins de la Terre avaient de si gros problèmes avec de telles notions. On pensait, on imaginait des actes et leurs conséquences, on considérait la saveur des différents résultats possibles, la sensation qu'ils vous donnaient, puis on agissait ! Et si l'avenir restait vague, on faisait de son mieux, et l'on espérait.

Ainsi les humains s'étaient-ils débrouillés tout au long de cette horrible succession de siècles où ils étaient restés des orphelins ignorants. Akki ne voyait pas pourquoi ce devrait être plus dur pour son peuple qui, lui, se verrait épargner les errances de l'humanité.

— Akki. C'est Toshio. Gillian arrive. Elle a dû s'arrêter en chemin pour quelque chose d'important, aussi ai-je couru te prévenir. Ça va pour toi ?

Akki soupira.

 

: Dans ces profondeurs :

: J'ai l'évent qui me démange Mais je prends patience:

: Puisque tel est mon devoir Là-haut, dans le cycloïde Roule sans... :

 

— Ne quitte pas, cria Toshio, l'interrompant au beau milieu d'un vers. (Akki fit la grimace ; son ami resterait-il donc à jamais dénué de toute sensibilité poétique ?) Gillian est à mes côtés, acheva le midship humain. Au revoir, Akki, et ne prends pas trop de risques !

La ligne grésilla de parasites.

 

: Toi non plus :

: Compagnon de vol et de plongée :

 

 — Akki ?

C'était la voix de Gillian Baskin, toute petite à cause de la faiblesse du branchement mais immensément satisfaisante à entendre.

— De quoi s'agit-il, mon ami ? Est-ce que vous pouvez me dire ce qui se passe sur ce vaisseau ? Pourquoi Creideiki ne m'appelle-t-il pas ?

Akki n'aurait jamais pensé qu'elle commencerait par demander ça. Pour une raison ou une autre, il s'était attendu à ce que sa première question concernât Tom Orley. Bon, si elle n'abordait pas ce sujet, ce n'était pas à lui de le faire.

 

: Makanee :

: Notre guérisseuse M'envoie vous dire :

: Qu'il y a danger Muet, inerte :

: Git Creideiki Et du Streaker Pâlit l'étoile :

: Du goût infect De l'atavisme :

: Ses eaux se souillent

 

À l'autre bout de la ligne, un silence s'éternisa. Nul doute que Gillian ne fût en train de travailler la formulation de sa prochaine question de manière à permettre une réponse en ternaire dépourvue de toute ambiguïté. C'était un talent qui, hélas, faisait parfois défaut à Toshio.

Akki leva brusquement la tête. N'avait-il pas entendu un bruit ? Non pas sur la ligne mais dans les eaux sombres qui l'entouraient.

— Akki, commença Gillian, je vais vous poser des questions de façon à obtenir des réponses à triple niveau. Mais je vous en prie, soyez concis, même au détriment de la richesse artistique.

Avec plaisir, et j'y arrive, se dit Akki. Il s'était souvent demandé pourquoi il était si difficile de tenir une conversation en ternaire sans tourner autour du pot avec des allusions poétiques. C'était sa langue maternelle, tout autant que l'anglique, mais il ne cessait de se sentir frustré par la résistance qu'elle opposait à tout raccourci.

— Akki, Creideiki continue-t-il à ne prêter aucune attention aux Poissons-de-Rêve, les pourchasse-t-il, ou leur sert-il de nourriture ?

Gillian lui demandait si le capitaine avait encore un comportement de manipulateur d'outils, ou si, grièvement blessé, il dérivait, inconscient dans un rêve de chasse, ou, pire encore, s'il était mort. Gillian était tout de suite entrée dans le vif du sujet. Et Akki connut la bénédiction de pouvoir lui faire une réponse des plus brèves :

 

: C'est le calmar qu'il chasse Au plus profond des flots :

 

Et, de nouveau, ce bruit ! Un cliquetis rapide qui ne provenait pas de très loin. Maudite obligation de garder sa prise neurale branchée sur ce câble qui fourmillait de parasites ! Les clicks étaient trop proches pour autoriser le moindre doute. Il y avait quelqu'un dans les parages qui le cherchait.

— D'accord, Akki. Question suivante. Hikahi apaise-t-elle tous les esprits de ses rythmes keneenks, se fait-elle l'écho de la loyauté de la bande, ou chante-t-elle un silence d'absence ?

Le sonar delphinien est un instrument hautement directionnel. Akki sentit le lobe d'un rayon sonique passer juste au-dessus de lui sans même l'effleurer par le travers. Il se colla de son mieux contre le fond de l'océan et s'efforça de dissiper ses clicks nerveux dans l'épaisseur des sédiments. Il aurait bien voulu déployer l'un des bras de son harnais afin de s'accrocher à un rocher pour être sûr de ne pas bouger mais il craignait que la petite plainte des moteurs ne trahît sa présence.

 

: Un silence d'absence :

: Dans nos mémoires estompe Les rythmes d'Hikahi :

: Silence d'absence aussi De la part de Tsh't Et de Suessi :

 

En l'occurrence, il aurait bien aimé pouvoir lui aussi instaurer le silence de son absence en ces lieux et retrouver la tranquillité de sa cabine à bord du Streaker.

— Maintenant, leur silence est-il celui d'être pris dans les filets, celui de l'attente craintive des épaulards, ou est- ce le silence de servir de nourriture aux poissons ?

Akki était sur le point de répondre lorsque, soudain, comme s'il était brusquement ébloui par un projecteur puissant, il se sentit baigné dans un violent faisceau de son puisé qui venait d'un point situé sur sa gauche et au-dessus de lui. Il n'était plus question de douter qu'il y eût là-haut un dauphin parfaitement conscient de sa présence.

 

: Takkata-Jim a fait :

: Sur les câbles dent basse Et tandis qu'à mon poste :

: Un autre me remplace Ses fen se font l'écho :

: De ses chants mensongers :

 

Akki était dans un état d'agitation tel qu'une partie de sa réponse lui avait échappé sous forme de sons au lieu d'être directement transmise sur le mono-fil. De toute façon, la discrétion n'était plus nécessaire. Il se tint prêt à larguer la ligne et, tournant son melon vers l'intrus, lui décocha un jet sonar assez puissant, espérait-il, pour l'étourdir momentanément.

Les échos lui revinrent porteurs d'une image effroyablement nette cependant que, dans un fracas de nageoires, un très gros dauphin se déportait pour éviter son rayon.

Akki reconnut immédiatement son adversaire. K'tha-Jon !

— Akki ? Qu'est-ce qui se passe ? N'êtes-vous pas en structure de combat ? S'il vous faut couper la communication, faites-le. Je serai de retour aussi vite que...

Son devoir accompli, Akki se débrancha de la ligne et fit un tonneau pour s'en écarter.

Il n'avait pas réagi trop vite. L'éclair bleu-vert d'un laser grésilla sur l'endroit où il s'était tenu quelques secondes auparavant.

C'est donc ça, se dit-il en plongeant dans le canyon qui s'ouvrait le long de la crête sous-marine. C'est carrément le marteau-pilon qu'ils ont envoyé à mes trousses. Et il n'a pas l'air de vouloir le faire avec ménagement.

Il fit un second tonneau sur sa droite et sonda vers les ténèbres.

Les dauphins étaient connus pour leur réticence à tuer toute créature à respiration aérienne mais c'était une race qui savait ne pas se limiter à ses instincts. Avant même l'Élévation, des hommes avaient été témoins de cas de meurtre d'un fin par un autre fin. En donnant aux cétacés la possibilité de voyager dans l'espace, les humains leur avaient également fourni les moyens d'être plus efficaces lorsqu'ils choisissaient de tuer.

Le (rail brillant d'un laser jaillit en sifflant à moins d'un mètre devant lui et Akki, les mâchoires crispées, plongea dans le sillage d'ébullition du rayon. Un autre pinceau brûlant grésilla entre ses pectorales. Il vira sur le flanc et piqua vers la longue ombre sonique portée par une saillie déchiquetée de la paroi du canyon.

La carabine laser de K'tha-Jon pouvait faire mouche à grande distance tandis que le chalumeau dont était muni le harnais du midship n'était à la rigueur utilisable, comme tout autre outil, qu'en combat rapproché. De toute évidence, Akki n'avait d'autre chance de salut que dans la fuite ou dans la ruse.

Il faisait très sombre à cette profondeur. Tous les rouges avaient été gommés et, de la lumière du jour, il ne restait que les bleus et les verts pour s'accrocher aux reliefs de ce paysage sous-marin. Tirant avantage du terrain, Akki se glissa entre les murs verticaux d'une étroite crevasse. Là, il s'immobilisa et attendit, la mâchoire inférieure aux aguets.

Les échos qu'il recueillit par cette écoute passive lui apprirent seulement que K'tha-Jon était là, quelque part dans les alentours, en train de le chercher. Il formula le souhait que son souffle accéléré ne fût pas aussi bruyant qu'il le percevait.

Akki émit une question neurale à l'adresse de son harnais et le micro-ordinateur inséré dans la charpente de ce dernier l'informa qu'il ne lui restait pas même une demi- heure d'air dans l'appareil respiratoire. Voilà qui posait une limite précise au temps qu'il pourrait encore passer au fond de cette crevasse.

Il se mit à grincer des dents, brûlant du désir de les sentir se refermer sur les longs ailerons du bosco bien qu'il lut conscient de n'être ni de taille ni de force à tenir tête au gigantesque Sténo.

Akki n'avait aucun moyen de savoir si K'tha-Jon était sorti de son propre chef à sa recherche ou sur ordre de Takkata-Jim. Il avait en revanche la certitude que, s'il se tramait réellement un complot Sténo, ils n'hésiteraient pas à profiter de l'impuissance de Creideiki pour l'achever si cela devait assurer la réussite de leur plan. Si inconcevable que cela pût paraître, il n'était même pas impossible qu'ils se missent en tête de s'attaquer à Gillian si elle manquait de prudence en retournant au vaisseau. La simple pensée qu'un fin pût être ne fût-ce que mêlé à de tels crimes suffisait à soulever le cœur d'Akki.

Il faut que je retourne au vaisseau pour aider Makanee à protéger Creideiki jusqu'à l'arrivée de Gillian. C'est une priorité absolue qui prend le pas sur toute autre considération.

Il se glissa hors de la crevasse et, dans une série de zigzags au ras du fond, nagea vers une petite vallée qui s'ouvrait au sud-est. C'était une direction tout à la fois opposée à celle du Streaker et à celle de l'île ou de l'épave thennanin. Il était peu probable que K'tha-Jon songeât à surveiller ce secteur.

Il pouvait percevoir les émissions sonar que le géant lançait à sa recherche. Jusqu'à présent, les puissants rayons passaient loin de lui. Il y avait de grandes chances pour qu'il pût prendre une confortable avance avant d'être repéré.

Toutefois, le plaisir qu'il éprouvait à s'échapper était loin d'avoir la saveur de celui qu'il aurait pris s'il avait pu remonter en chandelle vers le bosco et lui enfoncer son rostre dans les parties avec toute la violence due à la vitesse acquise !

Gillian se détourna du poste pour découvrir Toshio, le visage ravagé par l'angoisse. Il en paraissait soudain considérablement plus jeune. Envolé le masque du mel solide et coriace qui avait les pieds bien sur terre. Toshio n'était plus qu'un midship à peine sorti de l'adolescence qui venait d'apprendre que son capitaine était dans le coma et prenait conscience qu'en ce moment même son meilleur ami était peut-être en train de se battre pour rester en vie. Le regard qu'il posait sur elle était une prière pour qu'elle le rassurât.

Gillian prit la main du jeune homme et l'attira dans ses bras. En dépit de ses protestations, elle le serra contre elle jusqu'au moment où elle sentit se relâcher la tension dans les épaules de Toshio qui, à son tour, la serra en enfouissant son visage contre son cou.

Lorsqu'il se détacha d'elle, il la regarda pas mais se détourna pour s'essuyer l'œil du revers du poignet.

— Je crois que je vais emmener Keepiru, lui dit Gillian. Pensez-vous que Sah'ot et Dennie puissent se passer de lui ?

La gorge nouée, Toshio ne put d'abord répondre que par un hochement de tête puis il reprit le contrôle de sa voix.

— Oui, monsieur, Sah'ot aura peut-être quelques petits problèmes lorsque je serai amené à lui confier des tâches qui, jusqu'à présent, ont été celles de Keepiru. Mais j'ai observé la façon dont vous vous y preniez et je crois pouvoir me débrouiller.

— Très bien. Voyez également si vous pouvez éviter qu'il soit sans cesse en train de tourner autour de Dennie. Vous allez avoir le commandement militaire de cette expédition, maintenant. Je suis certaine que vous vous en tirerez à merveille.

Gillian s'éloigna vers le petit campement qu'elle s'était installé à l'écart sur la rive du bassin et commença de rassembler ses affaires. Toshio s'approcha de l'eau, alluma l'ampli de l'hydrophone et le régla sur la tonalité continue qui avertirait les dauphins qu'on avait besoin d'eux. Une heure auparavant, Keepiru et Sah'ot étaient partis attendre les aborigènes sur leur terrain de chasse nocturne.

— Je peux repartir avec vous, si vous le désirez, Gillian.

Sans cesser de rassembler notes et outils, elle secoua la tête.

— Non, Toshio. Le travail que fait Dennie sur les Kikwis est sacrement important et vous êtes le seul à pouvoir éviter qu'elle ne fiche le feu à la forêt en jetant n'importe où ses allumettes lorsqu'elle a trop de choses en tête ; par ailleurs, j'ai besoin de vous pour donner le change et faire croire que je n'ai pas quitté l'île. Pensez-vous pouvoir me rendre ce service ?

Elle referma le zip de sa sacoche étanche et entreprit d'ôter son chemisier et son short. Tout d'abord. Toshio détourna les yeux en rougissant.

Puis il s'aperçut qu'elle ne semblait pas se soucier s'il la regardait ou non. Peut-être ne la reverrai-je plus jamais, se dit-il. Se doute-t-elle de ce qu'elle fait pour moi ?

— Oui, monsieur, dit-il, la bouche affreusement sèche. Je continuerai d'avoir l'air aussi agacé ou distrait qu'à l'ordinaire avec le professeur Dart. Et si Takkata-Jim vous demande, je... je lui répondrai que vous êtes quelque part... euh... en train de bouder.

Gillian avait déplié sa combinaison de plongée et la tenait devant elle, se préparant à y entrer. Elle s'interrompit et leva les yeux sur le midship, surprise par le côté mi-figue mi-raisin de sa remarque. Puis elle éclata de rire.

En deux pas de ses longues jambes fuselées, elle fut à ses côtés puis, de nouveau, elle le serra contre elle. Sans même réfléchir à ce qu'il faisait, Toshio glissa les bras autour de sa taille nue.

— Tu es un type bien, Tosh, lui dit-elle en l'embrassant sur la joue. Et, je ne sais pas si tu t'en es rendu compte, mais tu es plus grand que moi ! Tu vas mentir à Takkata-Jim, tu feras ça pour moi, hein ? Et je te promets qu'en un rien de temps nous ferons de toi un vrai mutin.

Toshio hocha la tête et ferma les yeux.

— Oui, madame, dit-il en la serrant de toutes ses forces contre lui.

Creideiki

Ça le démangeait de partout. Il n'avait jamais cessé de sentir sa peau le démanger depuis l'époque imprécise où il nageait encore dans le sillage de sa mère... depuis ces temps où il avait reçu d'elle sa première initiation au toucher lorsqu'il se serrait contre elle pour téter ou qu'elle le bousculait gentiment du museau pour lui rappeler la nécessité de remonter faire de l'air.

Très vite, il avait appris l'existence d'autres formes du toucher. Il y avait eu les murs, les plantes et les façades de tous les bâtiments du quartier, à Catalina-Bas ; il y avait eu les caresses, les luttes front contre front et, bien sûr, les morsures auxquelles on s'adonnait en jouant avec ses semblables ; puis il y avait eu le toucher si doux, et si savoureusement varié, des mels et des fems — des humains — qui nageaient tout autour, tels des pinnipèdes, et qui riaient et jouaient avec lui sous l'eau comme en surface.

Et il y avait eu cette sensation de l'eau, toutes ces sensations diverses que l'on trouvait dans l'eau.

Le plouf ou le floc selon la manière dont on s'y laissait retomber ! La douceur du flux laminaire lorsqu'on la fendait à une vitesse que personne avant vous n'avait jamais pu atteindre ! Sa douce manière de vous laper, juste sous l'évent, lorsqu'on y somnolait en se fredonnant une berceuse.

Hou la la ! Qu'est-ce que ça le démangeait !

Très tôt, il avait appris à se frotter contre les choses... et découvert ce que cela lui faisait. Depuis, il n'avait jamais hésité à se masturber lorsqu'il s'en sentait l'envie, tout comme n'importe quel fin en bonne santé...

Creideiki avait envie de se gratter, envie de se masturber.

Seulement, il n'y avait pas le moindre mur à proximité contre lequel se frotter. Il semblait incapable de se mouvoir ou même d'ouvrir les yeux pour voir ce qui l'entourait.

Il flottait dans l'air, sans rien pour soutenir son poids... ou plutôt si, quelque chose, une magie familière... l'anti-gravité. Ce mot — comme le souvenir d'avoir flotté d'innombrables lois de cette manière — lui paraissait mystérieusement étranger, presque dénué de sens.

Il se posa des questions sur son extrême lassitude. Pourquoi n'ouvrait-il pas les yeux pour voir ? Pourquoi ne cliquetait-il pas un rayon sonore pour écouter la forme et la texture des lieux ?

À intervalles réguliers, il sentait un jet de brume lui réhumidifier la peau. Et cette sensation de moiteur fraîche lui semblait provenir simultanément de partout.

Il en vint à la conclusion que sa situation n'était pas normale, peut-être même très grave. Il devait être malade.

Un soupir involontaire lui fit cependant prendre conscience qu'il était encore en mesure d'émettre des sons. Il chercha les bons mécanismes, les soumit à des essais, et parvint à répéter le même bruit.

On doit être en train de me soigner, se dit-il. Je dois avoir été blessé. C'est drôle parce que je ne sens rien, pas de douleur, rien qu'un vide. J'ai perdu quelque chose. Qu'est-ce que ça peut être ? Qu'importe. Les gens travaillent à me le faire retrouver.

Je fais confiance aux gens, se dit-il joyeusement. Et la pointe de son bec se retroussa sur un petit sourire.

 

: La pointe de son bec fit quoi ? :

: Ah ! Sourire. Ce nouveau truc. :

: Nouveau truc ? J'ai toujours fuit ça ! :

: Pourquoi ? :

: C'est expressif, non ? C'est un je-ne-sais-quoi de plus ! :

: Ça... ça fait comme une redondance. :

 

Creideiki laissa échapper un faible gazouillis de perplexité.

 

: Sous l'éclat du soleil :

: Surgissent les réponses En nombre comparable :

: À des bancs de poissons :

 

La mémoire commençait à lui revenir. Juste avant, il avait rêvé. Quelque chose de terrible lui était arrivé ; il s'était retrouvé plongé dans un cauchemar ahurissant. Des ombres s'étaient précipitées vers lui, des ombres l'avaient fui, et il avait senti d'anciens chants prendre forme neuve et fantastique.

Il prit conscience qu'il devait encore être en train de rêver dans un synchronisme total de ses deux hémisphères. Peut-être était-ce là l'explication de son incapacité à se mouvoir, il tenta de s'amener à l'éveil par un chant.

 

: Des fonds ne sont connus Que du seul cachalot Physcter, qui chasse :

: Dans l'abîme du rêve Et combat le calmar :

: Dont le bec est une île Et dont les bras immenses Ceignent les océans :

 

Ce n'était pas le poème idéal pour créer une atmosphère sereine tant il évoquait la part ténébreuse de l'existence. Horrifié, Creideiki s'efforça d'y mettre un terme, craignant ce que ce chant risquait de susciter. Mais il ne put empêcher les sons-glyphes de se former dans son esprit.

 

: Descends jusqu'à ces fonds :

: Où tout n'est que ténèbres Où tes chers « cycloïdes » :

: Jamais ne parviendront Où toutes les musiques :

: Pour finir se déposent Où les sédiments gardent :

: En strates successives Les chœurs de hurlements De ces anciens orages Et des ouragans :

: Qui jamais ne moururent... :

 

Une présence grandit aux côtés de Creideiki. Une vaste, une énorme silhouette qu'il pouvait sentir naître, tout près, du tissu même de son chant. Il perçut les lentes impulsions sonar qui, progressivement, remplissaient de leurs répercussions cette petite pièce dans laquelle il flottait... une pièce trop exiguë pour qu'il fût concevable qu'un tel monstre pût s'y former.

 

: Nukapaï ? :

: L'orchestre de séismes :

: Mille fois millénaires Et les chants de fusion :

: Des roches primordiales... :

 

À chaque vers qui passait, la créature-son prenait un peu plus corps. Il émanait une puissance foncièrement musculaire de cette présence qui se formait à ses côtés. Les battements de caudale de l'être, tout de lenteur et d'amplitude, menaçaient de l'envoyer bouler tête par-dessus queue. Lorsqu'il soufflait, c'était le fracas d'une tempête qui se brise sur une côte sauvage.

Ce fut la peur qui, finalement, lui donna la volonté d'ouvrir les yeux. Un muscle humide roula sur ses pupilles cependant qu'il luttait contre ses paupières pour les séparer. Et il lui fallut du temps pour adapter son regard à la vision aérienne tant il avait eu les yeux encastrés au plus profond des orbites.

Tout ce qu'il vil d'abord, ce fut un banal caisson de suspension d'hôpital, un espace exigu, confiné. Il y était seul.

Mais au bruit, il se savait dans un océan immense avec un Léviathan qui nageait à ses côtés ! Il sentait sa fantastique puissance.

Il battit des paupières et, soudain, sa vision se modifia. La vue adopta le son comme cadre de référence. Le caisson disparut, et il Le vit.

 

L'être qui nageait près de lui ne pouvait jamais avoir vécu dans aucun des océans qu'il avait connus. Creideiki en étouffa presque de terreur.

Il se mouvait avec la puissance des tsunamis, avec l'irrésistible élan des marées.

C'était un être des ténèbres et des profondeurs.

C'était un Dieu.

K-K-Kph-kree !

Ce nom, Creideiki n'avait jamais eu conscience de l'avoir connu. C'était jailli de nulle part, tels les dragons d'un cauchemar.

Un œil noir riva sur Creideiki le fer brûlant de son regard. Il aurait voulu détourner les yeux... ou se cacher... ou mourir.

Puis l'être lui parla.

Il ne souffrit pas de le faire en ternaire, comme Creideiki n'en avait jamais douté. Il rejeta le primal, dédaigneux d'une langue pour animaux savants. Il chanta un hymne que Creideiki sentit passer comme un souffle immense, comme une force matérielle qui l'enveloppa et l'emplit d'une terrible compréhension.

 

: Tu As Nagé Loin De Nous, Creideiki :

: Tu Commençais D'Apprendre :

: Puis Ton Esprit A Nagé Loin De Nous :

: Mais Nous N'Avons Pas Terminé :

: Pas Encore :

: Longtemps Nous En Avons Attendu Un Tel Que Toi :

: Nous Te Sommes Maintenant Nécessaires Autant Que Tu Nous Es Nécessaire :

: Il N'Est Pas Question De Revenir En Arrière :

: Tel Que Tu Es :

: Tu Ne Serais Qu'Une Coquille Vide :

: De La Viande Morte :

: Un Vide Dénué De Tout Chant :

: Plus Jamais Rêveur ou Manipulateur Du Feu :

: Inutile Creideiki :

: Ni Capitaine :

: Ni Cétacé :

: Viande Inutile :

: Pour Toi Il N'Est Qu'Un Chenal :

: Par Le Ventre Du Songe Cétacé :

: Là Tu Trouveras Peut-Être Une Voie :

: Une Voie Difficile :

: Mais Une Voie Vers Ton Devoir :

: Là Tu Trouveras Peut-Être Une Voie Qui T'Apportera La Vie Sauve :

 

Creideiki gémit. Il battit faiblement des nageoires et appela Nukapaï. Puis il se souvint, Elle était des leurs. Elle attendait, dessous, en compagnie de tous ses bourreaux, ces anciens dieux qu'il connaissait par les sagas, et ces autres dont jamais il n'avait entendu parler, pas même par les baleines à bosse. K-K-Kph-kree était venu pour le ramener à eux. Comme il avait perdu l'usage de l'anglique, il présenta sa défense dans une langue qu'il ne s'était jamais su connaître.

 

: J'Ai Subi D'Irréparables Dommages :

: Je Ne Suis Qu'Une Coquille Vide ! Je Devrais Être De La Viande Morte ! :

: J'Ai Perdu La Parole ! J'Ai Perdu Les Mots ! :

: Qu'Où Me Laisse Mourir ! :

 

Et il lui fut répondu dans un roulement tumultueux qui semblait naître sous terre, sous l'épaisseur des sédiments abyssaux.

 

: Tu Vas T'Enfoncer Dans Le Songe Cétacé :

: Tu Vas Aller Où Tes Cousins N'Ont Jamais Été :

: Du Temps Même Qu'ils Jouaient Comme Des Animaux Sans Bien Connaître L'Homme :

: Plus Profond Que Ne Vont Les Jubartes :

: Dans Leurs Indolentes Méditations :

: Plus Profond Que Physcter :

: Dans Sa Chasse D'Enfer :

: Plus Profond Que Les Ténèbres Mêmes... :

: Là Tu Seras Libre De Décider Ta Mort Si Le Vrai Ne Parvient À Naître... :

 

De nouveau, les parois du caisson s'estompèrent à mesure que se rematérialisait différemment le persécuteur de Creideiki. Il se dotait de l'énorme tête et des dents étincelantes d'un cachalot mais avec des yeux qui brillaient comme des phares et des flancs striés d'argent. Il s'entourait d'un nimbe de chatoiements... identique aux champs de stase qui protégeaient les vaisseaux.

Le caisson disparut complètement et Creideiki se retrouva soudain au sein d'un océan d'apesanteur illimité. L'antique dieu partit en avant à puissants coups de caudale et Creideiki lâcha un petit cri d'impuissance lorsqu'il se sentit aspiré dans le sillage du monstre. Leur nage s'accéléra... plus vite... toujours plus vite...

En dépit d'une absence totale de points de repère, Creideiki savait obscurément que leur course les menait vers le BAS.

— Vous avez entendu ?

L'assistante de Makanee leva les yeux vers le caisson dans lequel flottait le commandant. La rampe diffusant une lumière tamisée à l'intérieur de la petite chambre anti-grav faisait ressortir en clair sur la peau grise les points de suture qui témoignaient d'interventions chirurgicales répétées. Toutes les quelques secondes, des gicleurs insérés dans les cloisons enveloppaient d'un nuage de brume le dauphin sans connaissance.

Makanee suivit le regard de son aide-soignante.

— Peut-être. J'ai déjà cru entendre quelque chose, tout à l'heure, comme un soupir. C'était quoi, d'après vous ?

La jeune fine fit osciller sa tête de gauche à droite.

— Je ne suis pas très sûre... Ça m'a donné l'impression qu'il parlait à quelqu'un... mais pas en anglique. J'ai cru reconnaître des bribes de ternaire puis... puis c'est passé à autre chose. Des sons bizarres ! (Un frisson la parcourut.) Vous ne pensez pas qu'il est en train de rêver ?

Makanee regarda longuement le capitaine et soupira.

— Je n'en sais rien. Je ne sais même pas si, dans son état, il faut lui souhaiter de rêver ou prier pour qu'il n'en soit rien.

Tom Orley

Une brise marine glaciale soufflait de l'ouest et, au beau milieu de la nuit, il grelottait si fort qu'il en fut réveillé. Il ouvrit les yeux et promena son regard sur les ténèbres.

Il n'arrivait pas à se rappeler où il était.

Un peu de patience, se dit-il. Ça va revenir.

Les frissons l'avaient surpris alors qu'il rêvait de la planète Garth où les mers étaient petites et les cours d'eau innombrables. Il y avait vécu quelque temps au milieu des colons humains et chimps dans cette colonie mixte sociologiquement aussi riche et surprenante que pouvait l'être Calafia où c'était avec les dauphins que cohabitaient les hommes.

Garth était un monde hospitalier bien qu'il fût à l'écart de tout autre établissement terrien.

Dans son rêve, Garth était envahie. De gigantesques forteresses volantes planaient à basse altitude au-dessus des villes et répandaient des nuages de gaz sur les vallées fertiles, provoquant une panique qui se traduisait en mouvements d'exode désordonnés. Le ciel était strié d'éclairs en permanence.

Éprouvant une certaine difficulté à distinguer du réel les bribes de son rêve, Tom fixa le dôme de cristal de la nuit kithrupienne. Il restait noué — les genoux repliés sous le menton, les bras en croix sur la poitrine, les mains crispées sur les épaules — tout autant du fait de l'épuisement que du froid. Avec une lenteur patiente, il persuada ses muscles de se détendre. Alors qu'il leur rapprenait à se mouvoir, ses tendons tressautèrent et ses articulations gémirent.

Sur l'horizon nord, le volcan s'était calmé jusqu'à n'être plus décelable que par la faible rougeur qui coiffait sa cime. Il y avait de longues déchirures dans la couverture de nuages et, par ces fentes aux lèvres effilochées, Tom contempla l'œuvre du douteur de ciel.

Il aimait à méditer sur les étoiles. Il avait fait de l'astronomie sa méthode personnelle de concentration mentale.

Rouge égale refroidissement, se dit-il. Cette rouge là-bas est soit une petite étoile proche d'un certain âge, soit une géante lointaine dans les affres de l'agonie. Et celle-là, juste un peu plus haut, doit être une super-géante bleue. C'est très rare. Il y en a donc dans ce secteur de l'espace ?

Il tenta de se le rappeler.

Puis il se frotta les yeux. L'« étoile » bleue bougeait.

Il la regarda se déplacer sur le champ des vraies étoiles jusqu'à la voir rencontrer une autre tête d'épingle brillante, celle-là d'un vert cru. Il y eut une étincelle entre les deux points de lumière lorsqu'ils se croisèrent. Puis il vit le bleu qui poursuivait sa trajectoire. Le vert avait disparu.

Maintenant, songea-l-il, quelles étaient statistiquement mes chances d'être témoin de ça ? Par quel concours de circonstances me suis-je réveillé pour regarder le ciel juste au bon endroit, juste au bon moment ? Ça doit encore sacrement chauffer là-haut. Cette bataille n'est pas près d'être terminée.

Tom tenta de se lever mais son corps retomba lourdement sur le lit de lianes.

D'accord. On fait un nouvel essai.

Il roula sur le flanc, se souleva sur son coude, fit une pause pour rassembler ses forces et se redressa. Les petites lunes pâles de Kithrup étaient absentes mais la lumière îles étoiles était suffisante pour qu'il pût distinguer l'étrange paysage marécageux avec ses suintements d'eau claire entre ses mouvants paquets d'herbes et de boue. Il percevait des coassements, des bruits de reptation. Une fois, il entendit un petit cri vite étranglé... une proie qui venait de rencontrer son destin, supposa-t-il.

Il ne cessait de se féliciter d'avoir eu assez d'obstination pour gagner cette éminence, si modeste fût-elle. Deux mètres suffisaient à faire une différence. Jamais il n'aurait pu survivre une nuit entière dans cet infect bourbier qu'il dominait.

Non sans maudire ses courbatures, il se retourna et commença de fouiller dans le mince quoique hétéroclite tas d'affaires, de provisions et de matériel qu'il avait réussi à empiler sur son traîneau bricolé. Tout d'abord, se dit-il, ne plus avoir froid. Il dénicha son haut de combinaison de plongée et s'empressa de l'enfiler.

Tom se rendait bien compte que ses blessures méritaient aussi quelque attention, mais cela pourrait encore attendre un peu. Même chose pour un vrai repas — il avait réussi à sauver assez de nourriture pour s'en offrir deux ou trois.

Tout en mâchonnant une nutribarre et en s'octroyant de parcimonieuses goulées sur sa gourde, il continua de fouiller dans ses maigres réserves. Pour l'heure, l'important c'étaient les trois psi-bombes.

Son regard se leva vers le ciel. Hormis la vague brume violacée qui flottait à proximité d'une étoile, il ne percevait plus d'autre signe de la bataille. Mais l'aperçu qu'il en avait eu suffisait. Il savait à présent quelle bombe utiliser.

Avant de quitter le Streaker pour venir le retrouver sur l'île, Gillian avait passé quelques heures avec la Niss qu'elle avait branchée sur la micro-antenne de la Bibliothèque récupérée à bord de l'épave thennanin. Elle et l'ordinateur tymbrimi avaient alors élaboré la charge sémique des trois bombes.

L'essentiel était l'appel au secours thennanin qui, s'il plaisait aux caprices d'Ifni, serait pour Tom l'expérience décisive puisqu'il lui permettrait de vérifier si son plan pouvait marcher.

Tout le travail accompli par Suessi, Tsh't et les autres sur le « Cheval Marin de Troie » se verrait en effet réduit à néant si les Thennanins n'étaient plus au nombre des belligérants encore en lice. A quoi bon glisser le Streaker dans l'épave creuse et s'élever dans l'espace sous ce déguisement si tous les croiseurs engagés dans la bataille devaient ouvrir le feu sur cet ultime rescapé d'une faction d'ores et déjà défaite ?

Tom prit l'une des psi-bombes. C'était un globe qui tenait dans le creux de sa main et dont la surface lisse n'était rompue sur l'hémisphère supérieur que par une minuterie et par un cran de sécurité. Gillian avait soigneusement étiqueté chaque bombe avec du ruban adhésif. Sur celle-ci, elle avait en outre gravé sa signature et dessiné un cœur traversé d'une flèche.

Tom sourit et porta la bombe à ses lèvres.

Il s'était senti coupable de machisme lorsqu'il avait insisté pour être celui qui accomplirait cette mission et qu'il l'avait laissée derrière. À présent, il se rendait compte qu'il avait eu raison. Si solide et compétente que fût Gillian, elle était moins bon pilote que lui et elle aurait probablement péri dans l'accident. Eut-elle survécu qu'elle n'aurait certainement pas eu la force physique de tirer le traîneau sur une aussi longue distance.

C'est tout con, se dit-il, mais le seul fait qu'elle soit en sécurité avec des amis pour veiller sur elle suffit à me réjouir. Après tout, même si je sais qu'elle est capable de casser la figure à une dizaine de lézards des cavernes blenchuqs en ayant une main attachée, ce n'en est pas moins la femme de ma vie et je ne permettrai pas qu'elle soit en danger si je puis l'éviter.

Tom porta une dernière fois la gourde à ses lèvres pour faire glisser la fin de sa barre de protéines puis, soupesant la bombe, il tourna ses pensées vers des préoccupations d'ordre stratégique. Son projet primitif avait été d'atterrir à proximité du volcan, d'attendre que le planeur eût rechargé ses batteries, puis de déposer la bombe et de décoller avant son explosion. Grâce aux thermiques, il n'aurait pas manqué de prendre rapidement de l'altitude puis se serait trouvé une autre île d'où observer le résultat de son expérience.

À défaut d'île, il aurait pu se contenter de mettre une distance correcte entre lui et la bombe puis d'amerrir et de sortir sa longue-vue pour voir ce que ça donnait.

C'était un plan superbe mais qui n'avait pas résisté à un orage doublé d'une jungle imprévisible d'herbes marines délirantes. La longue-vue avait rejoint les dépôts métalliques naturels des fonds kithrupiens, tout comme le gros du planeur accidenté.

Tom se leva en évitant de faire des mouvements trop brusques. Le fait d'avoir chaud et de s'être calé l'estomac réduisait quand même le contrôle de la douleur au rang de simple exercice.

Il farfouilla de nouveau dans son petit tas d'affaires et en extirpa une bande de tissu étroite et longue qu'il avait prélevée sur son sac de couchage avant de l'abandonner à son destin de loque. La texture de l'iso-soie lui avait paru convenir.

Dans sa main, la psi-bombe donnait, de par son poids, l'impression de contenir une matière substantielle : on imaginait mal qu'elle fût simplement chargée d'illusions puissantes — d'un décor d'événements créés de toutes pièces, prêt à se déployer sur commande au moment voulu.

Il régla la minuterie pour un retard de deux heures puis, du pouce, fil glisser le cran de sécurité. La bombe était armée.

Alors, il la déposa soigneusement dans sa fronde de récupération. Tom était conscient de frimer. La distance ne changerait pas beaucoup les choses. Tous les capteurs disséminés dans le système de Kithrup allaient voir leur lampe rouge s'allumer lorsque l'engin sauterait. En l'occurrence, il aurait pu se contenter de la déposer à ses pieds.

Mais sait-on jamais, se dit-il. Il allait tout de même la lancer le plus loin possible.

Il fit tourner deux ou trois fois la fronde à bout de poignet, simplement pour l'avoir bien en main, puis il commença de tracer de grands cercles en levant progressivement le bras. Son moulinet, lent d'abord, s'installa peu à peu dans une vitesse acquise et il eut l'étrange impression d'avoir son corps entier aspiré vers l'extérieur par l'extrémité de ses jambes et de ses bras, il se mit à chanter :

 

C'est vrai que mon papa vivait dans des cavernes,

Qu'il s'baladait toujours en ch'mise et cal'çon d'peau.

Mais il rêvait du ciel et de ses p'tit's lanternes,

En grattant la poussier' jusqu'à s'en briser l'dos.

Et vous tous, les E.T., là-haut dans vos étoiles...

C'est vrai que mon papa aimait sacrément s'battre, Que ça ne l'gênait pas de tuer jusqu'à ses frères. Mais il rêvait pourtant d'une paix opiniâtre Même s'il mourait cloué par une lance à terre.

Et vous tous, les E.T., là-haut dans vos étoiles...

C'est vrai qu'pour mon papa l'amour c'était que'qu'chose, Mais il battait sa femme pour un non pour un oui. Il rêvait pourtant de rapports un peu plus roses. Et souvent ça l'prenait de regretter sa vie.

Et vous tous, les E.T., là-haut dans vos étoiles...

C'est vrai que mon papa, au grand chef aimait jouer. Rêver n'l'empêchait pas d'raconter des bobards Et d'fair'trembler les gens devant ses volontés En leur montrant au ciel des engins de cauch 'mar.

Et vous tous, les E.T., là-haut dans vos étoiles...

C'est vrai que mon papa manquait de connaissances, On n'peut pourtant pas dire qu'c'était faute d'essayer. Ça, il la détestait, sa maudite ignorance ! Avec son amour-propre il lui fallait lutter.

Un jour, i's'prit les pieds dans un d'ses bouts d'ficelle Ce tragique orphelin, bricoleur comme pas deux. Il fît de moi son légataire universel ; J'eus son esprit, son cœur, et il mourut heureux.

Alors, si ça vous chant', traitez-moi d'jeune-loup, Riez qu'j'aie pu conc'voir des astronefs à voile ! Mais dit'un peu, les mecs : ET VOTRE EXCUSE À VOUS ?

À vous tous, les E.T., là-haut dans vos étoiles ?

Allez-y, répondez, du haut de vos étoiles !

 

Tom fit un pas en avant, son bras se détendit et il libéra une extrémité de sa fronde improvisée. La bombe s'envola dans la nuit, tournoyant comme une toupie. Un court instant, sans cesser de grimper dans le ciel, la sphère capta quelque lumière et scintilla. Puis elle disparut. Tom prêta l'oreille, mais ne l'entendit pas retomber.

Il resta un long moment debout, immobile et silencieux, l'esprit vidé de toute pensée, concentré sur sa seule respiration.

Eh oui, songea-t-il enfin. Ça creuse, tout ça. J'ai deux heures pour m'offrir à manger, soigner mes blessures et me construire un abri. Chaque seconde que Tu voudras bien m'octroyer en plus. Seigneur, je l'accepterai avec une infinie gratitude.

Il posa la bande de tissu en travers de son épaule et se proposa le menu d'un dîner aux étoiles.