PREMIÈRE PARTIE  :  ALLANT

 

Les meilleurs de vos vies seront inscrits sur l'onde...

PRANCIS ULAUMONT ET JOHN PLITCHER

Toshio

 

 

Chez les fins, l'habitude de sortir des astuces à propos des hommes remontait à des millénaires. De tout temps ils les avaient trouvés d'une drôlerie irrésistible et l'humanité avait eu beau mettre son grain de sel dans leurs gènes, leur ouvrir les voies de la technique, cela n'avait pratiquement rien modifié dans leur attitude.

Foncièrement, les fins étaient restés de petits malins.

Toshio riva son regard sur l'étroit tableau de bord de son traîneau de mer, affectant d'en consulter le bathymètre. L'engin évoluait en ronronnant à une profondeur constante de dix mètres et, bien qu'il ne fût pas nécessaire d'effectuer le moindre réglage, Toshio n'en continua pas moins de se concentrer sur le cadran tandis que Keepiru remontait sur sa gauche dans l'intention manifeste de réitérer ses taquineries.

— Allez, P'tites Mains ! Sssiffle-nous quelque chose ! (Et le cétacé lisse et gris fit un tonneau pour se transférer sur la droite du garçon puis il se rapprocha et l'observa d'un œil faussement indifférent.) Sssiffle-nous donc un petit air sur les nefs, sur l'espace et sur la douceur du retour au pays !

La voix de Keepiru, répercutée dans le complexe agencement de chambres d'écho de sa boîte crânienne, évoquait le timbre plaintif et sourd d'un basson. Elle aurait aussi bien pu imiter celui d'un hautbois ou d'un saxophone ténor.

— Alors, P'tites Mains ? Cette chanson ?

Keepiru s'arrangeait pour être entendu de tous, et les autres fen avaient beau continuer de nager en silence, Toshio les sentait aux écoutes. Il s'estimait d'ailleurs heureux qu'Hikahi, qui commandait le détachement, fût partie loin devant en éclaireur. Eût-elle été présente que c'eût été bien pire car elle n'aurait pas manqué d'ordonner à Keepiru de le laisser tranquille. Or, ce que pouvait dire le dauphin n'était rien auprès de la honte qu'il eût ressentie à être protégé comme un gosse incapable de se défendre.

Keepiru roula nonchalamment sur le dos contre le traîneau et se maintint avec aisance à sa hauteur par de lents battements de queue. Dans les flots cristallins de Kitlirup, tout paraissait étrangement réfracté. Les sommets simili-coralliens des tertres de métal miroitaient comme des montagnes au travers d'une brunie de chaleur s'élevant du fond d'une longue vallée, tandis que les vrilles jaunes d'algues flottantes se balançaient mollement depuis la surface.

Des reflets phosphorescents couraient sur la peau grise de Keepiru et, dans son étroite et longue bouche en V, des dents pointues comme des aiguilles brillaient avec une expression moqueuse et cruelle qui devait être exagérée... si ce n'est par l'eau, du moins par l'imagination de Toshio.

Était-il concevable qu'un fin fût si méchant ?

— Tu ne vas pas chanter pour nous, P'tites Mains ? Allez, sors-nous une chanson qui nous vaudra une tournée générale de bière de poisson lorsque nous finirons par nous arracher à cette soi-disant planète pour trouver un port hospitalier ! Siffle-nous donc un truc qui fasse rêver les Rêveurs de la terre ferme !

Par-dessus le gémissement ténu de son recycleur d'air, Toshio sentit ses oreilles bourdonner tant il devait être rouge de confusion. Sous peu, à coup sûr, Keepiru allait cesser de l'appeler P'tites Mains pour inaugurer le dernier sobriquet qu'il lui avait trouvé : « Grand Rêveur ».

Ce n'était déjà pas très drôle d'être en butte aux sarcasmes pour avoir commis l'erreur de siffloter alors qu'il s'était joint à un groupe d'exploration exclusivement composé de fen — ils avaient accueilli son lyrisme distrait par un concert de brocards et de pépiements moqueurs —, mais se voir ironiquement décerné un titre auquel n'avaient pratiquement jamais droit que les baleines à bosse et les musiciens accomplis... c'était presque au-delà de ce qu'il pouvait endurer.

— Pour l'instant, Keepiru, je ne me sens vraiment pas d'humeur à chanter. Pourquoi ne t'acharnes-tu pas sur quelqu'un d'autre ? (Et Toshio éprouva une vague sensation de triomphe pour être parvenu à contenir le tremblement de sa voix.)

À son grand soulagement, Keepiru se contenta de lancer une brève exclamation en ternaire argotique, presque en delphinien primaire — ce qui, en soi, était une forme d'insulte —, puis il se cambra et bondit vers la surface pour refaire de l'air.

Dans l'omniprésent éclat bleuté de l'eau, de chatoyants poissons kithrupiens scintillaient, les écailles de leur dos accrochant la lumière qui s'y décomposait comme sur le givre des feuilles mortes soulevées par la bise. Partout, c'était le règne du métal dans la variété de ses nuances et de ses textures, et le soleil matinal pénétrait cette mer limpide et tranquille pour enluminer les formes de vies particulières de ce monde étrange inéluctablement mortel.

Toshio n'accordait pas le moindre regard à l'aquatique beauté de Kitlirup. N'éprouvant que haine pour cette planète, pour la nef estropiée qui les y avait amenés, lui et les fens, ses compagnons d'infortune, il s'abandonnait au poignant et jouissant peaufinage des cinglantes reparties qu'il aurait dû lancer à Keepiru.

« Si tu es si fort, Keepiru, pourquoi ne nous siffles-tu pas quelques pépites de vanadium ? » Ou bien : « Je ne vois vraiment pas la nécessité de gâcher une chanson humaine pour un public delphinien. »

En tant que vues de l'esprit, ces réponses étaient d'une efficacité satisfaisante mais Toshio savait très bien qu'il n'aurait jamais rien pu formuler de tel dans le monde réel.

Tout d'abord, dans un bon quart des spatioports de la galaxie, c'étaient les chants des cétacés qui avaient cours et non ceux des anthropoïdes. Et même si la faveur réelle allait aux mélancoliques ballades de leurs massives cousines les baleines, les congénères de Keepiru se faisaient payer à boire sur une douzaine de mondes, rien qu'en lançant des vocalises.

De toute manière, tenter de se prévaloir de son appartenance à l'humanité pour en imposer à n'importe quel membre de l'équipage eût constitué une erreur fatale. Le vieil Hannes Suessi, l'un des six autres humains qui étaient à bord, l'en avait averti au début du voyage, juste après leur départ de Neptune.

— Essaye et tu verras ce qui se passera, lui avait suggéré le mécanicien. Ils vont se tordre de rire, et moi, je ferai pareil si j'ai la chance d'être là quand tu feras la boulette. Tout à parier même que, pour faire bonne mesure, l'un d'entre eux te pincera un peu fort. S'il est une chose pour laquelle les fen n'ont aucun respect, c'est de voir un homme se donner des airs de patron sans avoir rien fait pour en être digne.

— Mais le Protocole... tenta de se récrier Toshio.

— Le Protocole, mon genou ! Ces règles n'ont d'autre utilité que de permettre aux hommes, aux chimps et aux fens de savoir se tenir lorsque des Galactiques sont dans les parages. Si le Streaker est arrêté par une patrouille soro ou si, quelque part, nous sommes obligés de consulter un Bibliothécaire pila pour obtenir des données, alors, le professeur Metz ou monsieur Orley — ou même toi ou moi — nous aurons à faire semblant d'être les maîtres sur ce vaisseau... car pas une seule de ces vieilles badernes d'Eatees ne consentirait à donner ne serait-ce que l'heure à quelqu'un d'une race aussi jeune que celle des fens. Mais, le reste du temps, nous n'avons d'ordres à recevoir que du capitaine Creideiki. Merde ! C'est déjà assez pénible de se voir piétiné par un Soro et de faire semblant d'aimer ça parce que ce fichu E.T. vous fait la grâce d'admettre que les humains, au moins, sont légèrement au-dessus du niveau des mouches. Tu t'imagines comme ce serait dur si nous devions réellement commander ce vaisseau ? Qu'est-ce qui se serait passé si nous avions essayé de faire des dauphins une race cliente servile qui sache rester à sa place ? Tu aurais aimé ça, toi ?

Sur le moment, Toshio avait vigoureusement fait non de la tête. La simple idée de traiter les fen comme les clients l'étaient ordinairement dans toute la galaxie lui avait paru répugnante. Akki, son meilleur ami, était un fin.

Et cependant, en de tels moments, Toshio aurait bien aimé qu'il existât des compensations pour le fait d'être un jeune adolescent humain isolé sur un vaisseau dont l'équipage se composait essentiellement de dauphins adultes.

Un vaisseau qui, pour l'heure, ne se rendait plus nulle part, se remémora Toshio, et le vif ressentiment qu'il éprouvait à l'égard de Keepiru et de ses agaceries se vit remplacé par une sourde angoisse autrement plus tenace, celle de ne plus jamais pouvoir redécoller de la planète océan Kitlirup, celle de ne plus jamais revoir son monde natal.

 

: Modère ta course :

: humain garçon Plus loin, le banc :

: fait sa jonction Hikahi vient :

: nous l'attendons:

 

Toshio leva les yeux. Broodika, le vieux dauphin métallurgiste, était remonté sur la gauche du traîneau et se maintenait à sa hauteur. Toshio lui siffla une réponse en ternaire.

 

: Hikahi vient :

: donc je m'arrête :

 

Et il relâcha la commande des gaz.

Sur son écran sonar, il remarqua la convergence d'infimes échos en provenance de l'avant et des régions latérales. Les éclaireurs étaient de retour. Son regard se porta vers la surface et il y vit batifoler Hikahi et Keepiru.

Broodika reprit la parole en anglique. Si bégayante et stridente que fût son élocution, elle n'en était pas moins plus claire que le ternaire de Toshio. Après tout, c'étaient des dauphins qui. sur plusieurs générations de manipulations génétiques, avaient été modifiés pour acquérir des fonctions humaines, pas le contraire.

— As-tu repéré des t-traces de ces matières qui nous sont nécessaires, T-Toshio

Le garçon jeta un œil sur le crible moléculaire.

— Non, monsieur. Rien jusqu'à présent. Cette eau est d'une pureté à peine croyable si l'on considère la richesse métallifère de l'écorce planétaire. Sa teneur en sels de métaux lourds est pratiquement nulle.

— Qu-que donne le balayage à longue portée ?

— Pas le moindre effet de résonance sur aucune des bandes que j'ai consultées quoique la friture soit atroce. J'ignore si je serai même capable de distinguer du nickel saturé mono-polaire, sans parler des autres trucs que nous recherchons. C'est comme d'essayer de trouver une aiguille dans une meule de foin.

Cela tenait du paradoxe. Cette planète regorgeait de métal, et c'était une raison pour laquelle le capitaine Creideiki avait choisi d'y chercher asile. Cependant, l'eau était relativement pure... assez, du moins, pour permettre aux dauphins d'y nager en toute liberté quoique certains eussent à se plaindre de démangeaisons et que tous fussent astreints il des cures de chélation dès leur retour au vaisseau.

L'explication résidait autour d'eux, dans les plantes et dans les poissons.

L'ossature des formes de vies kithrupiennes n'était pas constituée de calcium mais d'autres métaux prélevés dans le milieu liquide ambiant par l'entremise de filtres biologiques. Il en résultait que cette mer offrait aux regards l'étincelante gamme de coloris des métaux et de leurs oxydes. Ainsi, la rutilance des nageoires dorsales des poissons, les inflorescences argentées des zostères y contrastaient avec le vert chlorophyllien plus banal des frondes et de la végétation aérienne.

Mais l'élément dominant du décor restait les tertres de métal, vastes îles spongieuses élaborées sur des millions de générations par des créatures simili-coralliennes dont les exosquelettes métallo-organiques accumulés avaient fini par former d'énormes montagnes au sommet aplati surplombant de quelques mètres le niveau moyen des eaux.

De telles îles étaient le domaine des arbres foreurs qui vrillaient les extrémités métalliques de leurs racines dans l'épaisseur de chaque monticule pour y puiser les silicates et les micro-organismes nécessaires à leur croissance, créant ainsi de larges cavités dans un sol qu'ils recouvraient par ailleurs d'une couche d'humus exemple de métal. Il s'agissait là d'une étrange structure botanique sur laquelle la Bibliothèque de bord du Streaker était restée muette.

Quant aux instruments de Toshio, s'ils avaient détecté des blocs d'étain natif, de fortes concentrations de chrome sous forme de frai de poisson, des colonies coralliennes entièrement constituées d'une sorte de bronze, ils n'avaient pas jusqu'alors révélé la présence de vanadium commode à ramasser ni du plus petit échantillon de ce nickel spécial qu'ils recherchaient.

Ce dont ils avaient besoin, en fait, c'était d'un miracle... de ce genre de miracle qui permettrait à un équipage de dauphins aidés par sept humains et par un chimpanzé de réparer leur vaisseau pour décamper au plus vite de ce secteur de la galaxie avant que leurs poursuivants ne les aient rejoints.

Au mieux, ils disposaient de quelques semaines pour repartir sous peine de tomber aux mains de l'une ou l'autre d'une douzaine de races extraterrestres loin d'être entièrement rationnelles. Au pire, ils risquaient simplement de déclencher une guerre interstellaire sur une échelle jamais vue depuis des millions d'années.

Et Toshio en retirait le sentiment d'être tout petit, parfaitement impuissant et terriblement jeune.

Faiblement, le garçon commençait à percevoir les échos sonar suraigus des éclaireurs qui rentraient, chaque couinement lointain suscitant son minuscule contrepoint coloré sur l'écran du traîneau.

Puis deux formes grises parurent à l'est et remontèrent en chandelle vers le rassemblement de la surface pour s'y livrer à des cabrioles et à de badins assauts de mâchoires.

Au bout d'un moment, l'un des dauphins s'arqua et plongea droit sur Toshio.

— Hikahi revient. Elle veut que le traîneau s-soit en s-surface, caqueta Keepiru en écorchant les mots jusqu'à rendre sa phrase presque incompréhensible. Et t- tâche de ne pas te perdre pendant la remontée.

Toshio lâcha du lest non sans faire la grimace. Keepiru aurait pu se passer d'en rajouter ; même en parlant normalement l'anglique, les fen donnaient toujours l'impression de débiter à leur interlocuteur des chapelets de quolibets méprisants.

Le traîneau s'éleva dans un nuage de petites bulles et, lorsqu'il eut crevé la surface, l'eau continua de dégouliner sur ses flancs dans un gargouillis de longs ruisselets. Toshio coupa les gaz, se renversa sur le dos et ôta son masque.

Le soudain silence fut un soulagement. Le bourdon geignard du traîneau, le staccato du sonar, les couinements des fen, tout s'était évanoui. Une brise fraîche courait dans ses cheveux noirs et trempés, calmant un peu la sensation de chaleur qu'il avait dans les oreilles. Elle lui apportait les parfums d'une planète étrangère — l'âcre senteur du regain venue d'une île de formation plus ancienne ; la puissante et huileuse fragrance d'un arbre foreur en pleine activité.

Et, nuançant l'ensemble de cette palette olfactive, la pointe acide du métal.

Ils ne couraient pas le moindre danger, leur répéterait-on lorsqu'ils seraient de retour au vaisseau. Et Toshio moins que quiconque puisqu'il avait sa combinaison étanche. La chélation ferait disparaître de leur organisme tous les éléments lourds qu'ils auraient été raisonnablement susceptibles d'absorber au cours d'une simple mission de reconnaissance... quoique, en fait, personne ne sût avec exactitude quelle dose d'imprévisible ce monde leur réservait.

Mais s'ils étaient forcés d'y rester pendant des mois ? pendant des années ?

Dans cette éventualité, les installations médicales du vaisseau ne seraient plus en mesure de lutter contre la lente accumulation des métaux. En temps voulu, les naufragés commenceraient à prier pour qu'un croiseur jodhpur, thennanin ou soro vînt les chercher, même si c'était pour les soumettre à un interrogatoire ou pour leur faire subir un sort plus terrible... qu'importe s'ils pouvaient ainsi quitter cette belle planète qui les tuait à petit feu.

De telles pensées n'étaient guère agréables à ruminer, aussi Toshio fut-il content de voir Broodika se laisser dériver jusqu'au flanc du traîneau.

— Pourquoi Hikahi m'a-t-elle fait monter en surface ? demanda-t-il au vieux dauphin. N'étais-je pas censé rester à couvert sous l'eau pour le cas où des satellites espions seraient déjà en orbite ?

Broodika soupira.

— Elle a dû estimer que tu avais besoin d'une pause. Et puis, comment veux-tu qu'on repère un engin minuscule comme ton traîneau dans toute cette masse de métal ?

— Bon, fit Toshio en haussant les épaules. De toute façon, c'est gentil de sa part. Ce temps de repos n'est pas du luxe.

Broodika se dressa dans l'eau et se maintint en équilibre par une série de mouvements tournants de sa caudale.

— J'entends Hikahi, annonça-t-il. Et la voilà.

Deux dauphins venaient d'apparaître sur l'horizon nord et approchaient à grande vitesse, l'un d'un gris très clair et l'autre presque noir avec une robe tachetée. Dans son casque, Toshio reconnut la voix de celle qui était à leur tête.

 

: Je vous appelle :

: moi, Hikahi Dorsale écoute :

: ventrale agit Oui, riez :

: mais obéissez. Tous au traîneau :

: pour m'écouter !:

 

Hikahi et Wattacéti firent une fois le tour du groupe puis s'immobilisèrent devant les fen rassemblés.

Au nombre des dons que les néo-dauphins avaient reçus de l'humanité se trouvait un répertoire accru d'expressions faciales. Certes, cinq malheureux siècles de manipulations génétiques n'avaient pu apporter aux cétacés ce qui, pour l'homme, était le résultat d'une évolution sur plusieurs millions d'années et les l'en continuaient d'exprimer la plupart de leurs sentiments par des mouvements ou par des cris ; mais ils n'étaient plus figés dans ce que les humains avaient longtemps pris (sans être totalement dans l'erreur) pour une hilarité perpétuelle. Les fen étaient à présent capables d'avoir une mine soucieuse et l'expression actuelle d'Hikahi aurait pu être choisie par Toshio pour illustrer ce que pouvait être un chagrin delphinien.

— Phip-pit a disparu, annonça Hikahi. Je l'ai entendu crier au sud de l'endroit où j'étais... puis plus rien. Il venait de partir à la recherche de Ssassia qui avait précédemment disparu dans la même direction. Nous allons abandonner les relevés cartographiques et la prospection de matières premières afin de faire l'impossible pour les retrouver. Que l'on procède à la distribution des armes !

Cet ordre fut accueilli par un murmure de mécontentement général car il impliquait que les fen allaient devoir réendosser le harnais qu'ils avaient eu tant de plaisir à quitter au sortir du vaisseau. Néanmoins, Keepiru lui-même reconnut qu'il s'agissait là d'un cas d'urgence.

L'espace d'un moment, Toshio déploya une activité intense pour sortir les harnais et les jeter dans l'eau. Ces derniers étaient conçus pour prendre d'eux-mêmes une forme dans laquelle un fin pouvait aisément se glisser mais, inévitablement, il y en avait toujours un ou deux qui avait besoin d'aide pour connecter son équipement au petit amplificateur neural implanté juste au-dessus de son œil gauche.

Toshio s'acquitta rapidement de cette tâche qu'une longue pratique lui permettait d'exécuter par pur automatisme. Il était très inquiet pour Ssassia, une gentille fine qui s'était toujours montrée aimable et qui lui parlait avec douceur.

— Hikahi, dit-il lorsque le chef du détachement passa près de lui, voulez-vous que j'appelle le vaisseau ?

— Négatif, Grimpeur d'échelles. Nous respectons les ordres. Peut-être y a-t-il déjà des sat-esps là-haut. Brandie votre véloce engin sur le retour automatique pour le cas où la rencontre avec ce qui se trouve au sud-est se solderait par notre mort à tous.

— Mais personne n'a jamais vu d'animaux de grande taille...

— Ce n'est là qu'une éventualité parmi d'autres. Mais, quel que soit le sort qui nous attend, je veux que l'on sache ce qui s'est passé... quand bien même nous aurions tous été frappés par la fièvre des secours.

Toshio se sentit parcouru d'un frisson à l'évocation de cette « fièvre des secours ». C'était un phénomène dont il n'avait nul désir d'être témoin.

Ils mirent le cap sur le sud-est en formation dispersée. Tour à tour, les dauphins progressaient en rasant la surface ou plongeaient pour nager aux côtés de Toshio. Le lit de l'océan évoquait des traces de serpents prolongées à l'infini et trouées de temps à autre de sombres alvéoles pareils à des cratères tout aussi menaçants qu'insondables. Mais, dans l'ensemble, Toshio n'avait aucun mal à distinguer le fond de ces vallées dont il dominait d'une centaine de mètres le lugubre tapis d'algues bleu nuit.

Quant aux crêtes qui les bordaient, elles étaient coiffées, à intervalles réguliers, par la masse brillante des tertres de métal, telles de gigantesques forteresses blindées d'une matière spongieuse et chatoyante. La plupart disparaissaient à demi sous une épaisse végétation proche du lierre dans laquelle nichaient et frayaient les poissons kithrupiens. L'un des tertres se révéla même être en équilibre instable sur le bord d'un véritable précipice, la caverne creusée par son propre arbre foreur et qui s'apprêtait à l'engloutir dès que serait achevé le travail de sape des racines.

Le moteur du traîneau engendrant par son ronron monotone une sorte d'hypnose, et la surveillance des instruments n'étant pas une tâche assez complexe pour lui tenir l'esprit occupé, Toshio se retrouva, sans l'avoir réellement voulu, perdu dans ses pensées, dans ses souvenirs.

Un banal parfum d'aventure, voilà ce qu'il avait senti lorsqu'ils lui avaient proposé de les accompagner pour un voyage dans l'espace. Comme il avait d'ores et déjà prononcé le Serment du Bondisseur, ils l'avaient su prêt à laisser derrière lui son passé... et à bord de ce nouveau vaisseau delphin, la présence d'un midship naturellement doté d'habileté manuelle et visuelle leur était nécessaire.

Le Streaker était une petite nef d'exploration unique en son genre. Les races pourvues de nageoires et respirant de l'oxygène n'étaient en effet guère nombreuses, et ces rares exceptions se bornaient à rester des passagers, recourant, pour leur confort, à la gravité artificielle, et laissant aux membres d'espèces clientes le soin de piloter les nefs et d'effectuer les manœuvres.

Mais le premier vaisseau spatial à équipage delphinien se devait d'être différent. Sa conception même relevait d'un principe qui n'avait cessé de guider les Terriens depuis deux siècles : Rester simple, autant que faire se peut, et ne pas utiliser la science des Galactiques lorsqu'elle vous dépasse.

Deux cent cinquante années après le contact avec la civilisation galactique, l'humanité continuait à se démener pour rattraper son retard. Les races extraterrestres qui se servaient de l'immémoriale Bibliothèque depuis des temps bien antérieurs à l'apparition des premiers mammifères sur terre — manifestant d'ailleurs une lenteur toute glaciaire pour mettre à jour cet universel compendium du savoir — avaient presque fait figure de dieux aux yeux des Terriens primitifs qui se traînaient à bord des pesants mastodontes qu'étaient leurs premiers astronefs. Puis la Terre s'était vu accorder une antenne de la Bibliothèque censée lui donner accès à toutes les connaissances accumulées au cours de l'Histoire galactique, mais il avait fallu attendre une date récente pour que celle-ci cessât d'être une source de perplexité pour devenir d'une aide quelconque.

Avec son complexe agencement de bassins tenus par centrifugation et d'ateliers en apesanteur, le Streaker devait avoir donné une impression incroyable d'archaïsme aux étrangers venus l'inspecter juste avant son lancement. Il n'en était pas moins un grand sujet de fierté pour les communautés néo-delphiniennes de la Terre.

À l'issue de sa croisière d'essai, le vaisseau avait fait escale sur la petite colonie humano-delphinienne de Calafia pour y recruter l'élite des diplômés de sa minuscule Académie. Ce devait être la première et, peut-être, la dernière visite de Toshio à « cette chère vieille Terre ».

« Cette chère vieille Terre » était encore le domicile de quatre-vingt-dix pour cent de l'humanité, sans parler des autres espèces terrestres douées de sapience. Les touristes galactiques y venaient encore en foule béer d'admiration devant le monde de ces enfants terribles qui avaient tant défrayé la chronique dans le bref espace de quelques siècles, mais ils ne se gênaient pas pour prendre des paris sur le temps que mettrait l'humanité à disparaître si elle ne se plaçait pas sous la protection d'un patron.

Car, bien sûr, toutes les espèces avaient un patron. Nulle n'accédait au niveau d'évolution exigé par l'astronautique sans l'intervention d'une autre race ayant auparavant atteint ce stade. Ce rôle, les hommes ne l'avaient-ils pas tenu pour les chimpanzés et pour les dauphins ? Tout au long des millions de millénaires qui s'étaient écoulés depuis l'époque des Progéniteurs — la mythique race des origines — chaque espèce douée de parole et apte à voyager dans l'espace avait reçu l'éducation d'un prédécesseur. Les races de ces temps reculés s'étaient toutes éteintes mais, grâce à son encyclopédique Bibliothèque, la civilisation fondée par les Progéniteurs restait toujours vivante.

Quant au destin des Progéniteurs eux-mêmes, il était à l'origine de nombreuses légendes et même de religions violemment contradictoires.

Toshio se demandait, comme tout un chacun depuis trois cents ans, à quoi pouvaient avoir ressemblé les patrons de l'homme... en admettant qu'ils aient jamais existé. Le comble eût été que ce fût l'une des espèces fanatiques qui avaient tendu l'embuscade dans laquelle le Streaker s'était précipité sans méfiance et qui, présentement, couraient sur sa piste comme une meute derrière sa proie.

Ce fil de pensées n'était guère agréable à suivre si l'on considérait ce que le Streaker avait découvert.

Le Conseil de la Terragens l'avait envoyé en renfort d'une flotte d'exploration dispersée sur toute la galaxie et qui avait pour mission de vérifier l'exactitude des données fournies par la Bibliothèque. Jusqu'alors, le sérieux de cette dernière n'avait été pris en défaut que sur d'infimes détails. Une erreur dans les coordonnées d'une étoile par-ci, une espèce mal répertoriée par-là. C'était, à vrai dire, comme de revoir le travail de quelqu'un qui a fait une description exhaustive des grains de sable d'une plage ; même en y consacrant l'existence de mille générations, on ne pouvait espérer vérifier l'ensemble de la liste mais il était toujours possible d'en contrôler des points pris au hasard.

Et le Streaker venait précisément de porter son choix sur une petite bâche gravitationnelle située à cinquante mille parsecs du plan de la galaxie lorsqu'il avait découvert la Flotte.

Toshio soupira en repensant au tour pendable que le hasard leur avait joué. Cent cinquante dauphins, sept humains et un chimpanzé... comment aurions-nous pu nous douter de ce que nous allions trouver ?

Pourquoi a-t-il fallu que ce soit nous qui le trouvions ?

Cinquante mille vaisseaux, tous de la taille d'une lune. Voilà sur quoi ils étaient tombés. Les dauphins avaient été enthousiasmés par cette découverte... le plus gigantesque cimetière d'épaves jamais rencontré... et, selon toute apparence, d'une incroyable ancienneté. Le capitaine Creideiki avait alors télépsié à la Terre pour demander les consignes.

Pourquoi diable avait-il appelé la Terre ? N'aurait-il pu attendre leur retour pour faire son rapport ? Pourquoi claironner dans les oreilles indiscrètes de toute la galaxie qu'un échouage de très vieux tas de ferraille avait été découvert dans le milieu de nulle part ?

Le Conseil de la Terragens avait immédiatement répondu en code : « Cachez-vous. Instructions suivront. Ne répondez pas. »

Creideiki avait obéi, bien sûr, mais pas avant que la moitié des races patronnes de la galaxie n'eussent lancé leur flotte de guerre aux trousses du Streaker.

Toshio cligna des yeux.

Quelque chose. Une résonance, enfin ? Oui. Le détecteur de minerai indiquait un faible écho vers le sud. Il se concentra sur le récepteur, soulagé d'avoir enfin quelque chose à faire. Ça devenait assommant de s'apitoyer sur son sort.

Oui, et ça prenait même l'allure d'être un gisement d'importance. Devait-il prévenir Hikahi ? Certes, la recherche des fen d'équipage disparus était prioritaire, mais...

Une ombre l'enveloppa. L'expédition longeait à présent un énorme tertre de métal dont les parois couleur de cuivre étaient tapissées par les rameaux verts et charnus de quelque plante retombante.

— Ne passe pas si près, P'tites Mains, siffla Keepiru sur sa gauche. (Ils étaient les seuls à s'être tant approchés du monticule. Les autres fen avaient fait un large détour.) Nous ignorons tout de cette flore, poursuivit le dauphin, et c'est par ici que Phip-pit a été vu pour la dernière fois. Tu serais plus en sécurité avec le gros de la troupe.

Keepiru roula nonchalamment devant Toshio et se maintint à sa hauteur par de languides coups de caudale. Les bras proprement croisés de son harnais accrochaient les reflets cuivrés du tertre de métal.

— Alors, il n'en est que plus important de faire des prélèvements ! lança Toshio, rageur. Et, de toute façon, c'est pour ça que nous sommes là !

Puis, sans laisser à Keepiru le temps de réagir, il vira de bord et dirigea le traîneau vers le tertre.

Il pénétra de ce fait dans une région de ténèbres où les rayons du soleil d'après-midi étaient occultés par la masse de l'île. Alors qu'il abordait de biais l'épaisse et fibreuse végétation sous-marine, un banc de poissons à dos argenté parut exploser devant lui.

Dans son dos, il entendit Keepiru couiner en primal un juron parfaitement révélateur de la surprise angoissée du dauphin. Il sourit.

Le tertre se dressait à présent, telle une falaise, juste à la droite du traîneau dont le ronronnement paraissait encourager Toshio. Il amorça son virage inverse et saisit le plus proche éclair de verdure. Avec une intense satisfaction, il éprouva dans sa main la résistance puis l'arrachement de la plante qui se libérait de son support. Pas un fin n'aurait pu faire ça ! Et il fléchit les doigts dans un geste appréciateur avant de se retourner pour fourrer la touffe dans un sac à échantillons.

Ce fut alors qu'il s'aperçut que la masse verte, au lieu de s'éloigner, semblait s'être rapprochée. Keepiru, lui, poussait des cris de plus en plus perçants.

Espèce de pleurnichard ! pensa Toshio. Je vais même me payer le luxe de lâcher un instant les commandes et je n'en serai pas moins de retour dans ton fichu gros de la troupe avant que tu n'aies fini de composer ton poème d'insultes.

Tout en accentuant sa bande sur la gauche, il régla les volets de profondeur avant sur la remontée mais, en un quart de seconde, il comprit qu'il venait de commettre une erreur tactique ; la chute de vitesse du traîneau fut en effet suffisante pour que le faisceau de lianes à sa poursuite pût le rattraper.

Il devait exister sur Kithrup des créatures marines de taille plus importante que celles rencontrées jusqu'alors par l'expédition, car les tentacules qui s'abattirent autour de Toshio étaient manifestement adaptés à la capture de grosses proies.

— Kino-Anti ! Ça y est ! J'ai décroché le pompon !

Il poussa les gaz à fond et se plaqua sur son engin pour résister à l'accélération brutale qui allait inévitablement suivre ce passage au régime maximum. L'augmentation de régime se produisit... mais elle n'entraîna pas d'accélération. Le traîneau gémit. Les longues liges fibreuses se distendirent mais n'en continuèrent pas moins d'interdire tout mouvement vers l'avant. Le moteur finit par caler. Toshio sentit une reptation autour de ses jambes, puis une autre. Les lianes commencèrent à se rétracter et à tirer.

Haletant, il réussit à se mettre sur le dos et, à tâtons, chercha sur sa cuisse la gaine de son couteau. Les liges serpentines étaient couvertes de renflements qui s'accrochaient à tout ce qu'ils touchaient et, lorsque l'un de ces nœuds entra en contact avec la main nue de Toshio, le garçon ne put réprimer un cri de douleur.

Les fens se lançaient à présent des appels suraigus et, à courte distance. Toshio perçut les remous d'une violente agitation. Mais, hormis son souhait fugitif d'être la seule victime de la plante, il n'eut guère le loisir de penser à autre chose qu'au combat qu'il avait à livrer.

La lame jaillit de sa gaine et jeta une lueur d'espoir. Espoir qui fut porteur d'effet car deux minces tiges se virent tranchées sous les premiers coups de taille du garçon. Il lui fallut en revanche un certain temps pour venir à bout d'une troisième, plus épaisse, qui fut aussitôt remplacée par deux autres.

Il vit alors le lieu vers lequel la végétation l'entraînait.

Une profonde crevasse verticale s'ouvrait dans la paroi du tertre. À l'intérieur, une masse de filaments attendaient en se contorsionnant. Tout au fond, une douzaine de mètres plus haut, quelque chose de lisse et de gris était déjà entortillé dans une forêt de ramures qui oscillaient avec une trompeuse nonchalance.

Sur la vitre de son masque. Toshio vit l'haleine émanant de sa bouche béante voiler le reflet de ses propres yeux écarquillés d'horreur en superposition sur la silhouette inerte de Ssassia. Avec la douceur qui avait caractérisé sa vie, sinon sa mort, les flots la berçaient.

Dans un cri de rage, Toshio reprit son charcutage. Il aurait voulu appeler Hikahi pour l'informer du sort de Ssassia mais les seuls sons qui se formèrent sur ses lèvres furent îles rugissements de haine à l'égard du monstre végétal kithrupien. De menus morceaux de rameaux et de feuillage s'éparpillaient au gré des tourbillons à mesure que la colère du garçon s'assouvissait en violents coups de tranchant qui n'empêchaient pas les lianes de s'abattre autour de lui en nombre croissant pour le tirer vers la faille.

 

: Grimpeur d'échelles :

: faiseur de vers Lance un appel :

: qu'on te repère Trille en sonar :

: dans l'écran vert :

 

C'était Hikahi.

Derrière le tohu-bohu de sa lutte sauvage et le sifflement rauque de sa respiration, Toshio perçut les échos de la bataille que livrait le reste du détachement. Aux trilles accélérés d'un ternaire qui, à l'exception de l'ordre bref qu'il venait de recevoir, n'avait nul besoin d'être ralenti pour une oreille humaine, se mêlait le crissement des harnais.

— Là ! Je suis là !

Il sabra un tentacule qui menaçait son tuyau d'air et fut à deux doigts de le trancher du même coup. Il s'humecta les lèvres et tenta de siffler en ternaire :

 

: Contre la pieuvre :

: je peux tenir Mais comme Ssassia :

: piètre avenir Sous ses ventouses :

: crains de périr :

 

La métrique était peut-être bancale mais les fen comprendraient ça mieux qu'un appel en anglique. Quarante générations de contact avec la pensée logique n'empêchaient pas leur esprit de fonctionner tout de même plus vite en cas d'urgence lorsqu'on leur parlait en vers siffles.

Toshio entendit se rapprocher le combat que ses camarades livraient à la plante mais, comme pressés par cette menace, les tentacules n'en ramenaient que plus vite leur proie vers la crevasse. Soudain, une liane couverte de ventouses s'enroula autour de son bras et, avant qu'il n'ait pu changer son arme de main, cette dernière fut effleurée par l'une des ventouses brûlantes. Avec un hurlement de douleur, le garçon parvint à se débarrasser de son assaillant mais le couteau avait déjà disparu dans l'eau noire.

D'autres appendices végétaux continuaient de pleuvoir autour de lui lorsqu'il prit conscience que quelqu'un lui parlait, lentement, et en anglique.

— ... dit qu'il y a des vaisseaux là-haut ! Le lieutenant Takkata-Jim aimerait savoir pourquoi Hikahi n'a pas transmis de mono-pulsion confirmant... (C'était la voix d'Akki ; il appelait du vaisseau ! Mais Toshio était dans l'impossibilité de répondre à son ami. Quand bien même n'aurait-il pas eu des préoccupations plus sérieuses, il se trouvait que le bouton de la radio était hors de sa portée.) Ne te fatigue pas pour me répondre oralement, poursuivit Akki. (Et Toshio accueillit par un gémissement cette involontaire pointe d'ironie car, en cet instant précis, il s'efforçait de décoller un tentacule de son masque en veillant à ne pas se laisser de nouveau blesser les mains.) Contente-toi d'émettre une mono-pulsion et dépêche-toi de rentrer... rentrez tous. On pense qu'une bataille spatiale est sur le point de se déclencher au-dessus de Kitlirup. Ces dingues d'extraterrestres nous ont probablement suivis jusqu'ici et ils vont se disputer comme à Morgran le privilège de notre capture. Maintenant, je suis obligé de te quitter. Black-out total sur les liaisons radio. Reviens dès que possible. Akki. Terminé.

Toshio sentit que la plante s'agrippait à son tuyau d'air. Solidement cette fois.

— Bien sûr, vieux frère, grogna-t-il en tentant de faire lâcher prise à la liane. Je serai de retour dès que l'univers y consentira.

Broyé, le tuyau d'air s'obstrua... et il n'y avait rien que Toshio pût faire. Son masque s'emplit de brouillard. Et, tandis que lui-même se sentait dériver dans les ténèbres, il crut apercevoir les fen qui venaient à sa rescousse, mais il n'avait aucun moyen de savoir si c'était réel ou s'il s'agissait d'une hallucination. Il ne se serait jamais attendu par exemple à ce que ce fût Keepiru qui menât la charge ni à ce que ce fin-là manifestât une telle ardeur combative et un tel mépris de la douleur provoquée par les ventouses venimeuses.

En fin de compte, il opta pour la thèse du rêve. Les éclairs des lasers étaient trop vifs, le timbre des lasers trop clair... et le détachement s'avançait vers lui avec des drapeaux flottant dans son sillage, à l'instar de cette cavalerie que cinq siècles de civilisation humaine de langue anglique avaient appris à associer à l'image des sauveteurs.

Galactiques

Sur un vaisseau, au centre d'une flotte entière de vaisseaux, se déroulait un processus négateur.

De gigantesques croiseurs se répandaient par une déchirure de l'espace et se laissaient choir vers la minuscule brillance d'un soleil rouge non répertorié. Un par un. Ils sortaient de la lumineuse larme et, avec eux, s'immisçait la lumière diffractée d'étoiles assistant à leur départ, à des centaines de parsecs de là.

Il existait des lois qui auraient dû interdire de telles choses. Ce tunnel constituait un moyen anormal de passer d'un lieu à un autre. Nier l'ordre naturel et appeler à l'existence pareille brèche dans l'espace réclamait une volonté extraordinairement puissante.

L'Episiarche, dans son radical rejet de Ce Qui Est, avait suscité pour ses maîtres tandus ce passage qui restait ouvert par l'indéfectible pouvoir de son ego — par son refus de faire la moindre concession à la Réalité.

Après le passage du dernier astronef l'Épisiarche fui distrait à dessein, et le trou s'affaissa sur lui-même dans la violence d'un fracas inaudible. En l'espace de quelques secondes, il devint impossible en l'absence d'instrument précis de détecter qu'il avait jamais existé. L'outrage aux lois de la physique avait été gommé.

L'Épisiarche venait pourtant de permettre aux Tandus de transférer leur armada aux abords de l'étoile constituant leur objectif, avec une nette longueur d'avance sur les autres flottes qui se disputaient le droit de capturer le vaisseau terrien. Des impulsions de louange furent émises vers les centres du plaisir de l'Episiarche, et la créature hurla île gratitude en faisant onduler l'épaisse fourrure de sa grosse tête.

Pour les Tandus, un obscur et périlleux mode de voyage dans l'espace venait encore une fois de se révéler payant.

C'était une bonne chose que d'arriver sur le champ de bataille avant l'ennemi. Ce temps gagné leur donnerait un avantage tactique.

L'Épisiarche, lui, désirait seulement avoir quelque chose à nier. Sa lâche accomplie, il ne restait plus qu'à le ramener dans la chambre des illusions où il altérerait une interminable chaîne de pseudo-réalités en attendant que sa révolte redevînt utile aux Maîtres. Sa masse amorphe roula au bas de la toile sensorielle et il sortit d'un pas traînant, sous une escorte vigilante.

Lorsque la voie fut libre, l'Accepteur fit son entrée. Juché au sommet de ses longues jambes fusiformes, il gagna sa place dans la toile.

Un long moment, il jaugea la réalité, l'embrassa. De ses vastes sens, il sonda, toucha, caressa cette nouvelle région de l'espace qui leur était offerte et en bêla de plaisir.

— Que de fuites ! annonça joyeusement l'Accepteur. À peine ont-ils lentement figé la périphérie de leurs écrans psychiques pour me dissimuler leur emplacement exact. Qui Jurent les maîtres de ces dauphins pour leur avoir appris à constituer de si bonnes proies ?

— Leurs maîtres sont humains, race elle-même inachevée. répondit le Grand Truqueur tandu. (Il s'exprimait en rapides séquences rythmées de clacs et de tacs produits par les jointures à rochet de ses pattes de mante.) Les habitants de la Terre sont rongés par la tare des fausses croyances et la honte de s'être eux-mêmes laissés à l'abandon. Trois siècles de tapage seront enfin du passé lorsqu'ils seront mangés. Alors, notre jubilation de grands chasseurs sera l'égale de ce que lu ressens devant un lieu ou un objet nouveau.

— Oui, quelle jubilation ! approuva l'Accepteur.

— À présent, dépêche-toi d'obtenir des détails, ordonna le Grand Truqueur. Nous allons bientôt livrer bataille aux hérétiques et je dois distribuer leurs lâches à tes confrères clients.

L'Accepteur se replongea dans la toile tandis que le Truqueur quittait la salle, puis il rouvrit ses sens à ce fragment de réalité tout neuf. Il était intégralement bon. La créature transmit le compte rendu de ce qu'elle découvrait et les maîtres disposèrent leurs vaisseaux en conséquence mais la majeure punie de sa conscience resta absorbée dans l'appréciation... l'acceptation de ce minuscule soleil rougeâtre, de chacune des petites planètes qui tournaient autour, de la délicieuse expectative d'un lieu qui allait se transformer en champ de bataille.

Et, bientôt, elle sentit que, chacune à sa manière, les autres flottes de guerre pénétraient dans ce système et prenaient position sur des secteurs stratégiques légèrement moins propices en raison de l'arrivée antérieure des Tandus.

L'Accepteur perçut la soif de combat des guerriers clients et les froids calculs de leurs aînés plus sereins. Il caressa le poli des écrans psychiques raidis contre ses investigations et se demanda ce qu'ils dissimulaient. Il apprécia la franchise d'autres combattants qui projetaient dédaigneusement leurs pensées vers l'extérieur, défiant qui les écoutait de se retrouver dans ce torrent de mépris.

Il fit aussi le tour de féroces projets qui avaient trait à sa propre suppression tandis que les gigantesques flottes se précipitaient les unes vers les autres et que de brillantes explosions commençaient à déchirer la nuit de l'espace.

L'Accepteur prenait tout avec une égale jouissance. Comment retirer de l'univers un sentiment différent lorsqu'il renfermait de telles merveilles

Takkata-Jim

À bord du Streaker, dans les hauteurs de la section bâbord de la vaste salle de commande sphérique, une psi-opératrice commença de s'agiter dans son harnais. Sa caudale baratta furieusement l'eau et elle s'écria en ternaire :

 

: Les octopus nous ont trouvés !:

: Essaims entiers qui se déchirent !:

 

Le rapport de l'opératrice ne faisait que confirmer la découverte des détecteurs neutriniens quelques minutes auparavant. À présent, c'était une litanie de mauvaises nouvelles dans leur version sibylline.

 

: Rage de vaincre :

: De capturer...:

 

D'un autre poste, parvint un bulletin moins hystérique dans un anglique au fort accent delphinien.

— Nous enregistrons un t-trafic gravitonique accru, lieutenant. De t-telles perturbations confirment que les abords de la planèt-te sont le t-théâtre d'hostilités massives.

Le second du Streaker écouta le rapport sans rien dire en se laissant légèrement dériver dans les courants de circulation du centre de contrôle. Un filet de bulles s'échappa de son évent tandis qu'il inhalait une rasade du liquide spécial qui emplissait la passerelle.

— Reçu, finit-il par dire. (Sous l'eau, sa voix n'était plus qu'un vrombissement sourd dans lequel les consonnes étaient complètement brouillées.) À quelle distance se trouve le plus proche affrontement ?

— C-cinq unités astronomiques, lieutenant. Il leur est impossible d'atteindre la planèt-te en moins d'une heure, même en fonçant à t-tombeau ouvert.

— Ah bon... D'accord. Restez en phase jaune et poursuivez vos observations, Akéakémaï.

Le lieutenant de vaisseau Takkata-Jim était d'une taille peu commune pour un néo-dauphin. Bâti en force et en muscles alors que les fen se distinguaient plutôt par leur finesse, il présentait les caractéristiques de la sous-espèce Sténo : un épiderme tacheté de plusieurs nuances de gris et une denture triangulaire, ce qui le plaçait, comme un certain nombre de ses congénères à bord, en marge de la majorité Tursiops.

L'humain qui se tenait à ses côtés n'avait pas eu la moindre réaction à l'annonce de mauvaises nouvelles qui ne faisaient que confirmer ses appréhensions.

— Nous ferions mieux de prévenir le commandant, dit Ignacio Metz dont la voix, dans l'eau effervescente, était amplifiée par le masque, tandis que de la chevelure grise et clairsemée qui couronnait sa haute silhouette émanaient des filets de bulles. Je lui avais pourtant dit qu'en voulant fausser compagnie aux Galactiques nous en arriverions là. J'espère seulement qu'il va se décider à être raisonnable maintenant que nous ne pouvons plus fuir.

Takkata-Jim ouvrit et referma la bouche en diagonale, ce qui était une manière emphatique de montrer son accord.

— Cccertes, professeur Metzss. À présent, Creideiki lui-même est forcé d'admettre que vous aviez raison. Nous sssommes au pied du mur et le commandant n'a plus d'autre alternative que de vous écout-ter.

Metz hocha la tête d'un air satisfait.

— Et l'expédition conduite par Hikahi ? Sont-ils au courant ?

— J'ai fait transmettre au groupe de prospection l'ordre de rentrer. Sssortir le t-traîneau était un gros risque. Sssi les Eatees sssont en orbite, ils peuvent le détect-ter.

— Les extraterrestres, rectifia Metz avec un automatisme tout professoral. Le terme « Eatee » est à la limite de l'impolitesse.

Takkata-Jim conserva un visage impassible. Il avait beau assurer le commandement du vaisseau lorsque le capitaine Creideiki n'était pas de service, cet humain avait la manie de le traiter comme un petit fin qui rentre à la maternelle. C'était particulièrement irritant, mais il prenait pourtant soin de ne jamais laisser soupçonner au professeur Metz à quel point celui-ci l'agaçait.

— Oui, professeur Metz, dit-il.

Et l'homme reprit :

— Ce détachement n'aurait jamais dû quitter le vaisseau. J'ai pourtant prévenu Tom Orley qu'un événement de ce genre pouvait se produire. Le jeune Toshio qui est là-bas... et tous ces fen d'équipage. Ce serait une catastrophe s'il leur arrivait quelque chose.

Takkata-Jim avait le sentiment de savoir ce que Metz avait derrière la tête en disant ça ; l'homme pensait probablement à la catastrophe que ce serait si des membres de l'équipage du Streaker se faisaient tuer hors de sa vue... sans qu'il fût en mesure d'observer leur comportement devant la mort et de le mettre en relation avec ses théories psychogénétiques.

— Si seulement Creideiki vous avait écouté, professeur, insista-t-il. Vous qui n'êtes jamais à court de bons conseils.

Là, il y était peut-être allé un peu fort. Mais si l'homme perça l'écorce respectueuse de Takkata-Jim pour atteindre le noyau de sarcasme, il n'en laissa rien paraître.

— C'est gentil de me dire ça, Takkata-Jim. Et cela montre votre perspicacité. Maintenant, je sais que votre emploi du temps est chargé, aussi vais-je me trouver une ligne qui ne soit pas occupée afin de réveiller Creideiki à votre place. Je vais lui annoncer en douceur que nos poursuivants ont retrouvé notre trace.

Avec déférence, Takkata-Jim salua l'homme d'un hochement de tête exécuté dans une impeccable posture verticale.

— Vous êtes fort aimable, professeur Metz. Ccc'est une réelle faveur que vous me faites.

Metz tapota le flanc rêche du second comme s'il voulait le rassurer. Le fin supporta ce geste patronal avec un calme apparent tout en gardant les yeux fixés sur l'humain qui lui tourna le dos et s'éloigna à la nage.

La passerelle était une sphère remplie de liquide, saillant légèrement au-dessus de la proue du vaisseau cylindrique ; les principaux hublots du poste de commande donnaient sur un glauque paysage de chaînes et de sédiments peuplé de créatures sous-marines.

Bien que chaque poste de manœuvre fût éclairé par un spot, la salle restait plongée dans la pénombre pendant que son personnel d'élite vaquait à ses tâches avec célérité et dans un silence presque absolu. Hormis le chuintement du recycleur d'eau, on ne percevait d'autres bruits que l'intermittente pulsation du sonar ou les commentaires techniques concis qu'échangeaient à l'occasion deux opérateurs.

Il faut rendre à Creideiki ce qui lui est dû, pensa Takkata-Jim. L'état-major qu'il a rassemblé est une machine finement réglée.

Bien sûr. Les dauphins n'avaient pas la même solidité que les humains et on ne pouvait jamais prévoir ce qui risquait de leur faire perdre la boule tant qu'on ne les avait pas vus travailler sous stress, mais cette équipe de commande se débrouillait aussi bien que toutes celles qu'il lui avait été donné de connaître. Seulement... serait-ce suffisant ?

Les E.T. auraient-ils l'occasion de surprendre la moindre liaison radio, la plus mince fuite psi qu'ils seraient sur eux plus vite qu'une bande d'épaulards sur des phoques au mouillage.

Là-bas, les fen du groupe de protection sont plus en sécurité que leurs camarades restés au vaisseau, songea Takkata-Jim non sans amertume. Metz était idiot de s'inquiéter pour eux. Ils se donnaient probablement du bon temps.

Il tenta de se remémorer ce que c'était que de nager librement dans l'océan, sans harnais, en respirant de l'air réel. Il essaya de se revoir sondant toujours plus bas dans ces eaux profondes des Sténo où ces petits malins de Tursiops avec leur grande bouche et leur attachement au rivage étaient aussi rares que des dugons.

— Akki, demanda-t-il au radio opérateur ELF{i} le jeune midship originaire de Calafia, avez-vous reçu confirmation d'Hikahi ? L'ordre de rappel lui est-il parvenu ?

Le colon était un petit fin d'une variante Tursiops au teint gris-jaune qui marqua une certaine hésitation avant de répondre. Il n'était guère accoutumé à respirer et à parler dans l'oxyeau, pratique qui réclamait l'emploi d'un dialecte fort étrange d'anglique subaquatique.

— Désolé, lieutenant, je n'ai pas obtenu de réponch-es. J'ai fait d-toutes les bandes à la rechers-che d'une mono pulch-sion. Rien.

Takkata-Jim secoua la tête avec humeur. Hikahi avait dû estimer qu'une mono pulsion même leur aurait fait courir un trop grand risque. Pourtant, pareille confirmation aurait déchargé le second d'une décision fort déplaisante à prendre.

— Euh, lieutenant, fit Akki en piquant du bec, la queue respectueusement baissée.

— Oui ?

— Ne devrions-nous pas répéd-ter le niech... le message ? La première fois, ils ont pu avoir un moment de dich-straction et ne pas l'entendre.

Comme tous les dauphins de Calafia, Akki tirait fierté de son anglique à l'accent cultivé. Avoir des problèmes avec des phrases aussi simples le mettait apparemment à la torture.

Ce qui n'était pas pour déplaire à Takkata-Jim. S'il y avait un terme anglique qui se traduisait à la perfection en ternaire, c'était bien celui de poseur. Takkata-Jim n'avait pas la moindre pitié pour un petit poseur de midship.

— Non, radio. Nous avons des ordres ssstricts. Si le commandant désire faire une nouvelle tentative lorsqu'il sssera là, libre à lui. En attendant, restez à votre poste.

— Bien, lieutenant, fit le jeune dauphin en effectuant un demi-tour pour regagner son bureau dont le dôme d'air lui permettrait de respirer normalement au lieu d'ingurgiter de l'eau comme un poisson. (Là, au moins, il pourrait parler comme tout le monde en attendant d'avoir des nouvelles de son meilleur ami, le midship humain qui nageait quelque part dans cet immense océan étranger.)

Takkata-Jim aurait bien voulu que le commandant se dépêchât de reprendre son service. La vaste salle de commande lui donnait une mortelle impression d'étouffement. Respirer l'effervescente oxyeau le laissait toujours dans un terrible état de lassitude à l'issue de son quart. Ce fluide ne semblait jamais lui fournir assez d'oxygène et — revanche de la nature bafouée — ces branchies dont on l'avait doté le démangeaient atrocement. Quant aux pilules qu'il lui fallait absorber pour faire pénétrer l'oxygène dans son sang au travers de la paroi intestinale, elles lui causaient des brûlures d'estomac.

Une fois de plus, son regard tomba sur Ignacio Metz. Le savant aux cheveux gris, accroché à une épontille et la tête fourrée dans une manche à air, était en train d'appeler Creideiki. A peine aurait-il fini qu'il reviendrait probablement traîner par ici. L'homme ne cessait de rôder, d'observer, et, en sa présence, le second du Streaker avait toujours l'impression d'être un cobaye.

Pourtant, se remit-il en mémoire, il me faut un allié chez les hommes. C'étaient des dauphins qui commandaient le vaisseau mais l'équipage semblait manifester plus d'empressement à obéir lorsque l'officier qui leur donnait un ordre avait la confiance d'un membre de la race patronne. Creideiki s'appuyait ainsi sur Tom Orley, Hikahi sur Gillian Baskin, et le compagnon humain de Broodika était le chef-mécanicien Suessi.

Il fallait que Met/ devint l'homme de Takkata-Jim. Par bonheur, il était aisément manipulable.

Les rapports sur la bataille spatiale tombaient maintenant en succession rapide. Elle semblait en passe d'embraser l'entière périphérie de la planète. Au minimum, cinq flottes géantes y étaient engagées.

Takkata-Jim réprima une soudaine envie de mordre autour de lui, de faucher l'adversaire à violents coups de caudale. Il aurait voulu avoir quelque chose de palpable contre quoi se battre au lieu de sentir cette chape de terreur au-dessus d'eux.

Après des semaines de fuite, le Streaker avait fini par se faire prendre. Quel nouveau tour Creideiki et Orley allaient-ils pouvoir inventer pour s'en tirer, cette fois ?

Que se passerait-il s'ils n'arrivaient pas à mettre un plan sur pied ? Ou, pire, s'ils en concoctaient un si échevelé qu'il les amènerait tous à se faire tuer ? Que lui resterait-il à faire en ce cas ?

Takkata-Jim retourna le problème sur toutes ses coutures afin de tenir son esprit en éveil dans l'attente que le commandant vînt prendre sa relève.

Creideiki

C'était le premier sommeil réparateur qu'il prenait depuis des semaines et, naturellement, il avait fallu qu'on l'interrompe.

D'habitude, Creideiki se reposait en gravité zéro, suspendu dans de l'air humide, mais, aussi longtemps qu'ils se tiendraient à couvert, il ne serait pas question d'utiliser des lits anti-grav. Aussi ne restait-il pas d'autre solution, pour un dauphin, que de dormir entre deux eaux.

Cela faisait une semaine qu'il s'entraînait à respirer de l'oxyeau pendant son sommeil sans autre résultat que des cauchemars et une épuisante sensation d'étouffement teintant ses rêves.

Makanee, le médecin de bord, lui avait alors suggéré de dormir à l'ancienne mode, en se laissant dériver à la surface d'un bassin. Et il s'était décidé à tenter l'expérience.

Il s'assura d'abord qu'il y avait une confortable couche d'air sous le plafond de sa cabine puis vérifia trois fois le fonctionnement du contrôle par redondance du taux d'oxygène. Alors, seulement, il s'extirpa de son harnais, ferma la lumière, monta en surface et expulsa l'oxyeau de ses branchies.

Et ça, ce fut un véritable soulagement.

Pourtant, à peine fut-il allongé là-haut que ses pensées se mirent à tourner à toute vitesse et que l'absence du harnais se fit sentir par des picotements. C'était parfaitement irrationnel, il en avait conscience. Les humains d'avant le vol dans l'espace, dans leurs sociétés primitives et névrotiques, devaient avoir eu les mêmes sensations quand ils étaient nus.

Pauvre Homo sapiens ! L'histoire de l'humanité révélait de telles souffrances au cours de ces millénaires de gauche adolescence d'avant le Contact, alors qu'ils n'étaient que des ignorants coupés de la société galactique.

Et, dans le même temps, les dauphins, eux, avaient presque vécu en état de grâce, dérivant dans leur petit coin du Songe Cétacé. Puis, lorsque les hommes avaient fini par se stabiliser dans un âge adulte et avaient commencé à élever les créatures les plus évoluées de la Terre pour se les adjoindre, les dauphins de la veine amicus avaient fait sans difficulté l'échange d'une condition honorable contre une autre.

Mais nous aussi, nous avons nos problèmes, se remit-il en mémoire. Il avait une sacrée envie de se gratter la base de sa prise neurale, juste au-dessus de l'œil, mais il ne voyait pas comment l'atteindre sans harnais.

Il se laissa donc flotter à la surface, dans le noir, et attendit le sommeil. En soi. C'était déjà reposant de sentir les vaguelettes lui lécher la peau au-dessus des yeux. Et l'air réel était assurément plus relaxant à respirer que l'oxyeau.

Mais il ne pouvait échapper à la vague angoisse de couler... comme si ça pouvait lui faire un mal quelconque de couler dans l'oxyeau... comme si des millions d'autres dauphins n'avaient pas dormi de cette manière toute leur vie.

Déconcertante aussi était cette manie de spationaute qu'il avait de regarder en l'air. Chaque fois, il voyait le dôme du plafond à quelques dizaines de centimètres au- dessus de sa dorsale. Même les yeux fermés, il continuait de savoir à quelle distance se fermait son espace vital car il ne lui était pas plus possible de ne pas émettre des clicks d'écholocation pendant son sommeil qu'à un chimpanzé de piquer une petite sieste sans se gratter.

Creideiki s'adressa un reniflement de mépris. Plutôt s'échouer que de laisser les nécessités du bord lui donner des insomnies ! Il souffla vigoureusement et commença de compter ses clicks sonar. Il démarra sur un rythme ténor puis élabora lentement une fugue à mesure qu'il intégrait des éléments plus profonds à son chant de sommeil.

Des échos, émanant de sa bosse frontale, se diffractaient sur les cloisons de la cabine. Les notes glissaient les unes vers les autres, se chevauchaient avec douceur, gémissements étouffés ou grondements de basson. Elles créaient une structure sonique, un gabarit d'altérité. Leur combinaison correcte, il le savait, aurait le pouvoir de faire apparemment disparaître les murs.

Délibérément, il se dépouilla de la rigueur et du sens du devoir inhérents au Keneenk et accueillit en lui un fragment du Songe Cétacé.

 

: Quand les figures :

: Du cycloïde Font remonter :

: Le souvenir Et le murmure :

: Des chants de l'aube Et de la lune :

: Chérie des eaux Quand les Figures :

:  Du cycloïde...:

 

Le bureau, les placards, les murs s'étaient à présent couverts de fausses ombres soniques. Et sur ses propres accords, le chant de Creideiki commença de s'ouvrir sur un riche et palpable poème d'habiles reflets.

Des choses flottèrent autour de lui, d'infimes frétillements de caudale, des bancs de créatures oniriques. L'écho renversa les murs de l'espace, et ce fut comme si les flots s'étendaient à l'infini.

Et l'éternelle Mer du Rêve Fait remonter Le souvenir

Bien vite, il sentit toute proche une présence qui peu à peu prenait corps des sons réfléchis.

Puis, avec lenteur, elle acheva de se constituer, tout contre lui. Tandis que son cerveau de technicien lâchait prise... l'ombre d'une déesse. Alors, Nukapaï se laissa dériver sous le regard de Creideiki... fantôme d'ondoiements frangés de poussières sonores. Et le noir poli de son corps replongea dans l'ombre sans que vienne l'entraver une cloison qui semblait avoir disparu.

La vision s'estompa. L'eau s'assombrit autour de Creideiki, et Nukapaï devint plus qu'une ombre, plus que la simple et passive destinataire de son chant. Il vil briller les pointes fines de ses dents et l'entendit reprendre ses propres notes pour lui chanter sa réponse.

 

: Avec les flots :

: Pour voisinage Au sein d'un Rêve :

: Illimité Telle notre sœur :

: Baleine à bosse Allant chantant :

: Pour les poissons Même au travers :

: D'un rythme humain Tu m'as trouvée :

: Frère qui erres Là où les hommes :

: Et tout marcheur :

: Font s'esclaffer :

: Jusqu'aux étoiles...:

 

Une sorte de félicité s'empara de lui tandis que se ralentissait son rythme cardiaque. Creideiki sommeillait avec, à ses côtés, la douce déesse de rêve qui ne lui reprochait que par taquinerie de l'avoir évoquée dans la versification précise et rigide du ternaire, plutôt que dans le chaotique primai de ses ancêtres.

Elle l'introduisit dans la Mer du Seuil où le ternaire suffisait, où il ne perçut que sur un mode étouffé le tumulte du Songe Cétacé et îles immémoriales divinités dont c'était la demeure. Du moins était-ce de l'océan ce qu'en peut accepter le cerveau d'un ingénieur en astronautique.

Pourtant, qu'il lui semblait rigide, parfois, ce ternaire avec ses figures de tons superposés, avec ses symboles d'une précision quasi humaine... d'une minutie quasi humaine !

Et il avait été formé à voir en cela des qualités. Une large part de son cerveau avait été génétiquement conçue suivant des critères humains. Cependant, de temps à autre, des sons images chaotiques se glissaient dans sa conscience et y faisaient miroiter d'antiques mélopées.

Nukapaï émit un click compréhensif. Puis elle lui sourit...

Non ! Comment aurait-elle ainsi pu faire le singe ? De tous les cétacés, seul le néo-dauphin souriait avec sa bouche.

Et Nukapaï fit autre chose. Elle, noble entre les déesses, vint se frotter contre le flanc de Creideiki. Puis elle lui dit :

Lors sois en paix Ce qui est est... Loin d'une mer Un ingénieur L'entend encore

La tension de plusieurs semaines finit par atteindre son point de rupture et il s'endormit. Sa respiration déposa sur le plafond une brillante pellicule de condensation dont un courant d'air venu d'une conduite voisine détachait des gouttelettes qui oscillaient un instant avant de pleuvoir sur la surface de l'eau en une douce averse.

Lorsque l'image d'Ignacio Metz se dessina sur sa droite, Creideiki n'en prit que lentement conscience.

— Commandant, dit l'image, je vous appelle depuis la passerelle. Je crains que les Galactiques ne nous aient retrouvés plus tôt que nous ne l'espérions...

Creideiki fit son possible pour ne pas entendre cette petite voix qui tentait de le ramener à l'action et au combat. Il s'attarda dans une ondulante forêt de varech à écouter les longues sonorités de la nuit. Finalement, ce fut Nukapaï elle-même qui dut le tirer de son rêve. Tout en s'effaçant, elle lui rappela gentiment :

 

: Devoir, devoir :

: honneur est, est :

: Honneur, Creideiki :

: toujours être Alerte :

: Honneur :

 

Nukapaï seule pouvait ainsi parler impunément primal et Creideiki, dans son incapacité d'ignorer tant l'injonction de la déesse que la voix de sa propre conscience, il finit par fixer un œil sur l'hologramme insistant de l'humain dont les paroles cessèrent de piétiner aux portes de son esprit.

— Je vous remercie, professeur Metz, soupira-t-il. Dites à Takkata-Jim que j'arrive tout de suite. Et vous seriez bien aimable de prévenir Tom Orley. J'aimerais le voir sur la passerelle. Creideiki. Terminé.

Il s'accorda encore quelques profondes inspirations pendant que la cabine reprenait forme autour de lui puis il s'arqua et plongea pour réendosser son harnais.

Tom Orley

Un homme de haute taille aux cheveux noirs se balançait, suspendu par une main au pied d'un lit — lit boulonné au plancher d'une cabine sens dessus dessous et plancher qui partait en oblique au-dessus de la tête de l'homme dont le pied droit reposait de manière tout à fait précaire sur le fond du tiroir ouvert d'un des placards ménagés dans les cloisons inversées.

Lorsque le système d'alarme lança son éclair jaune, Tom Orley pivota sur lui-même et sa main libre se porta vers son holster. Il en sortit plus qu'à moitié le pistolet à aiguilles avant de comprendre l'origine de la perturbation et, avec un juron qui s'éternisa, rengaina son arme. Qu'est-ce que ça va être, cette fois, l'urgence ? Au pied levé, il pouvait imaginer une bonne douzaine de réponses à sa question et toutes le trouvaient suspendu par un bras dans la plus bizarre partie du vaisseau.

— J'établis le contact, Thomas Orley.

La voix lui paraissant provenir d'un point situé au-dessus de son oreille droite, Tom s'accrocha autrement au pied du lit pour être à même de se retourner et vit tournoyer à un mètre de son visage une figure tridimensionnelle évoquant des atomes de poussière multicolores pris dans une tornade.

— Vous désirez, je suppose, connaître le motif de l'alarme ?

— Ouais ! beugla-t-il. C'est cela même ! Serions-nous attaqués ?

— Non ! répondirent les formes en se modifiant. Le vaisseau n'est encore soumis à aucun assaut mais le lieutenant Takkata-Jim a déclaré l'état d'alerte. Cinq flottes pour le moins ont fait irruption dans le voisinage de Kitlirup, et elles semblent à présent se livrer bataille tout près d'ici.

Orley soupira.

— Raison de plus pour faire ces réparations en vitesse et se tirer d'ici. (Tom n'avait jamais vraiment cru à la possibilité d'échapper à leurs poursuivants. Lorsqu'il s'était esquivé, profitant de la confusion du guet-apens de Morgran, le Streaker avarié avait laissé derrière lui un trop bruyant sillage.)

Tom avait aidé les fen de la salle des machines à réparer le générateur de stase. Il venait juste de s'acquitter de la partie manuelle et visuelle qui était de son ressort et le moment lui avait paru propice pour s'éclipser vers les régions désertes de la roue sèche où avait été cachée la Machine Niss.

La roue sèche était une couronne d'ateliers et de cabines qui pivotait librement sur son axe lorsque le vaisseau était dans l'espace, procurant ainsi aux humains une pseudo-gravité. Actuellement, elle était immobile, et toute cette section de pièces et de couloirs chamboulés s'était vue abandonnée devant l'incommode gravité de la planète.

Tom en appréciait l'intimité quoique la disposition du mobilier fût passablement ingrate.

— Tu n'es pas censée l'annoncer si je ne t'ai pas allumée de ma main, dit-il. Tu dois attendre mes empreintes et mon identification vocale avant de laisser croire que tu es autre chose qu'un organe de transmission standard.

Les tourbillons prirent un style cubiste mais la voix de la machine ne marqua pas le moindre trouble.

— En raison des circonstances, j'ai pris cette liberté. Si je me suis trompée, je suis prête à en supporter des conséquences disciplinaires jusqu'au niveau trois. Tout châtiment de niveau supérieur serait injustifié, donc rejeté d'office.

Tom se permit un sourire ironique. Cette machine allait le faire tourner en bourrique s'il la laissait faire et il ne gagnerait rien à faire valoir sa maîtrise en titre sur elle. L'espion tymbrimi qui lui avait prêté la Niss avait bien insisté sur le fait que son efficacité provenait en grande partie de sa flexibilité ainsi que de son esprit d'initiative, si agaçant fut-il.

— Je prends note du niveau d'erreur toléré sous réserve d'examen, dit-il à la Niss. Maintenant, que peux-tu m'apprendre sur la situation présente ?

— Question vague. Je puis avoir accès pour vous à l'ordinateur de combat du vaisseau, mais cela comporte certains risques.

— Non, pour le moment, il vaut mieux que tu ne fasses pas ça. (Si la Niss tentait de s'immiscer dans l'ordinateur de combat au cours d'une alerte, l'état-major de Creideiki pourrait s'en apercevoir. Tom présumait que Creideiki était au courant de la présence de cette machine à bord — tout comme il savait que Gillian Baskin poursuivait un projet secret — mais le capitaine s'était toujours abstenu d'y faire la moindre allusion et laissait les deux humains mener leur travail comme ils l'entendaient.) Alors, peux-tu faire une correction de programme et me passer Gillian ?

L'hologramme se mit à danser en projetant des étincelles bleues.

— Elle est seule dans son bureau. Je place l'appel.

Les poussières s'évanouirent brutalement et furent remplacées par la représentation d'une femme blonde de trente ans environ. Elle parut tout d'abord perplexe, puis un large sourire éclaira son visage et elle rit.

— Ah ! Tu as été rendre visite à ta petite amie électronique, à ce que je vois. Dis-moi, Tom, qu'est-ce que cette sarcastique machine étrangère a de plus que moi ? Jamais tu n'as été si littéralement retourné par ma présence.

— Très drôle ! (Toutefois, la boutade de Gillian le soulageait d'une angoisse qui le rongeait depuis qu'il savait le vaisseau en état d'alerte. Il avait craint qu'ils ne fussent forcés de se battre dans les heures qui allaient suivre. D'ici une semaine, le Streaker serait en mesure de vendre chèrement sa peau, quand bien même il finirait par être détruit ou capturé. Mais, pour l'heure, il avait autant de punch qu'un lapin drogué.) Apparemment, les Galactiques ne sont pas encore sur la planète.

— Non, lui répondit-elle en secouant la tête. Quoique Makanee et moi soyons de garde à l'infirmerie, à tout hasard. Les fen de l'état-major disent qu'au minimum trois armadas ont surgi dans l'espace non loin d'ici. Elles se sont immédiatement affrontées comme à Morgran. Reste à espérer qu'elles s'anéantiront mutuellement.

— Mieux vaut ne pas trop se faire d'illusions là- dessus.

— Bon. C'est toi le tacticien de la famille, après tout. Pourtant, il pourrait s'écouler des semaines avant qu'un vainqueur ne descende s'occuper de nous. Il va y avoir des tractations, des alliances de dernière minute, et cela va nous donner le temps de trouver quelque chose.

Tom aurait aimé pouvoir partager son optimisme. En tant que «tacticien de la famille», c'était à lui qu'allait échoir la corvée de « trouver quelque chose ».

— O.K. ! Si la situation n'est pas trop urgente...

— Je ne pense pas qu'elle le soit. Tu peux encore passer un petit moment avec ma rivale cybernétique et je vais te rendre la pareille en cultivant des relations plus intimes avec Herbie.

Tom secoua la tête sans se donner la peine de relever la plaisanterie. Herbie était un cadavre — le seul butin tangible qu'ils eussent retiré de la flotte abandonnée. Gillian avait déterminé que la momie extraterrestre était vieille de plus de deux milliards d'années, mais la mini-Bibliothèque de bord semblait être frappée d'apoplexie chaque fois qu'on lui demandait à quelle race elle avait jadis appartenu.

— Fort bien. Dis à Creideiki que je passerai directement le voir en rentrant.

— D'accord, Tom. On est justement en train de le réveiller. Je lui dirai que tu n'avais pas les pieds sur terre la dernière fois que je t'ai vu.

Sur ce, elle lui fit un clin d'œil et coupa la communication.

Tom contempla un moment l'endroit où s'était tenue l'image de Gillian et se demanda une fois de plus ce qu'il avait fait pour mériter une femme pareille.

— Toute curiosité mise à part, Thomas Orley, certaines nuances de la conversation que vous venez d'avoir avec le docteur Baskin suscitent mon intérêt. Suis-je dans le vrai en présumant que ces paroles modérément insultantes qu'elle vous adressait entrent dans la catégorie des taquineries affectueuses ? Certes, mes constructeurs tymbrimis sont des êtres fondamentalement empathiques, mais ils semblent apprécier eux aussi ce type de distraction. Fait-il partie du processus d'accouplement ? Ou est-ce une forme particulière de test d'amitié ?

— Un peu des deux, je crois. Mais vraiment ? Les Tymbrimis ont aussi le même genre... (Il se mordit la langue.) Ça ne fait rien. Mon bras commence à fatiguer et je vais bientôt devoir redescendre. As-tu autre chose à m'apprendre ?

Rien qui soit d'une importance majeure pour votre survie ou pour votre mission.

J'en conclus que tu n'as pas réussi à soutirer à la mini-Bibliothèque du vaisseau le moindre renseignement sur Herbie ou sur la flotte abandonnée.

L'hologramme se changea en nettes figures géométriques.

C'est là le problème essentiel, n'est-ce pas ? Le docteur Baskin m'a posé la même question la dernière fois qu'elle a eu recours à mes services, il y a treize heures.

Et lui as-tu donné une réponse plus directe qu'à moi ?

Trouver les moyens de contourner la programmation d'accès sur cette mini-Bibliothèque de bord est la raison première de ma présence ici. Je vous aurais prévenu si j'avais réussi. (La voix désincarnée de la machine était sèche à en racornir des pastèques.) Cela fait longtemps que les Tymbrimis soupçonnent l'Institut de la Bibliothèque de n'être pas d'une absolue neutralité... de vendre des antennes de Bibliothèque programmées pour se montrer subtilement incomplètes ou fautives afin de placer certaines races gênantes en position désavantageuse. Les Tymbrimis travaillaient déjà sur la question quand vos ancêtres allaient encore vêtus de peaux de bêtes, Thomas Orley. Aussi n'a-t-on jamais attendu de ce voyage d'exploration d'autre résultat qu'un petit nombre de données fragmentaires nouvelles et à la rigueur, l'élimination de quelques menus obstacles.

Orley comprenait que la machine, avec sa longue durée de vie, pût adopter une perspective si patiente. Il s'aperçut pourtant qu'il lui en voulait de considérer les choses ainsi. Il eût été bon de penser que le Streaker et son équipage ne vivaient pas un tel calvaire en vain.

Avec ces imprévus, suggéra-t-il, ce voyage doit avoir servi à autre chose qu'à te mettre quelques bits sous la dent.

La propension des Terriens à se fourrer dans des guêpiers pour en tirer leçon par la suite a d'abord été le motif pour lequel mes propriétaires ont donné leur accord à cette folle entreprise — quoique personne ne se soit jamais attendu à une cascade de tuiles telle une celle qui s'est abattue sur ce vaisseau. Vos talents en ce domaine ont été nettement sous-estimés.

Il n'y avait rien à répondre à cela, et Tom avait maintenant vraiment mal au bras.

Bon, je ferais mieux de rentrer. En cas d'urgence, je peux toujours te joindre par le circuit du vaisseau.

Bien sûr.

Orley se lâcha et atterrit accroupi à proximité de la porte fermée, un rectangle situé à bonne hauteur sur un mur en pente raide.

Le docteur Baskin vient juste de me transmettre que Takkata-Jim a donné au groupe de reconnaissance l'ordre de rentrer, reprit brusquement la Niss. Elle pensait que vous aimeriez le savoir.

Orley étouffa un juron. Metz avait probablement quelque chose à voir là-dedans. Comment allaient-ils pouvoir réparer l'astronef si l'équipage n'avait plus le droit d'aller chercher les matières premières dont ils avaient besoin ? Le principal motif qui avait poussé Creideiki à se poser sur Kitlirup avait été l'abondance de métaux natifs dans un milieu océanique aisément accessible aux dauphins. Si l'on en venait à faire rentrer les prospecteurs d'Hikahi, le danger devait être sérieux... ou alors quelqu'un cédait à la panique.

Il s'apprêtait à sortir lorsqu'il interrompit son geste et se retourna pour regarder en l'air.

Niss, il nous faut absolument savoir ce que les Galactiques pensent que nous avons trouvé.

Les étincelles se firent moins vives.

J'ai effectué un minutieux dépouillage des archives accessibles dans cette micro-antenne de la Bibliothèque qui est à bord à la recherche de tout ce qui pourrait jeter un peu de lumière sur le mystère de la flotte abandonnée, Thomas Orley. Hormis quelques vagues similitudes entre les motifs que nous avons relevés sur ces gigantesques carcasses et certains symboles religieux très anciens, je n'ai rien trouvé qui puisse étayer l'hypothèse que ces vaisseaux sont de quelque manière liés aux légendaires Progéniteurs.

Mais tu n'as rien trouvé non plus qui l'infirme ?

Exact. Ces épaves peuvent être ou ne pas être en relation avec le seul mythe qui soit commun à toutes les races respirant de l'oxygène dans les Cinq Galaxies.

Il se pourrait donc que nous soyons tombés sur un énorme tas de ferraille pratiquement dénué de toute valeur historique ?

Juste. Mais à l'extrême opposé, vous pourriez bien avoir fait la plus grande découverte actuelle en matière d'archéologie et d'histoire des religions. Cette pure éventualité tendrait d'ailleurs à expliquer l'ampleur du combat qui s'amorce dans ce système solaire. Le refus d'entrer dans les détails de la mini-Bibliothèque du vaisseau est révélateur de l'attitude qu'ont beaucoup de cultures galactiques à l'égard des événements de ce passé reculé. Tant que le vaisseau d'exploration Streaker restera le seul dépositaire d'informations concernant la flotte abandonnée, sa capture sera d'une importance vitale pour les fanatiques de tout poil.

Orley avait eu l'espoir que la Niss pût trouver des preuves que leur découverte était des plus banales. Celles-ci auraient pu être utilisées pour convaincre les E.T. de les laisser tranquilles. Mais si la flotte abandonnée avait réellement la valeur qu'elle semblait avoir, le Streaker allait devoir trouver un moyen de transmettre ses informations à la Terre et de laisser les têtes pensantes se débrouiller avec ce brûlot.

Bon, continue donc à considérer la question, dit-il à la Niss. Moi, pendant ce temps, je vais faire mon possible pour que les Galactiques ne nous tombent pas dessus. Maintenant, peux-tu me dire...

Bien sûr que je peux, fit la Niss en lui coupant une fois de plus la parole. Le couloir est désert. Ne croyez- vous pas que je vous aurais prévenu si la voie n'avait pas été libre ?

Tom fit non de la tête, persuadé que la machine avait été programmée pour agir ainsi de temps à autre. C'eût été typique des Tymbrimis. Les meilleurs alliés de la Terre étaient aussi de mauvais plaisantins. Sitôt qu'il aurait paré à une douzaine de calamités prioritaires, il avait la ferme intention de flanquer un bon coup de clé à molette à la machine et de présenter la chose à ses amis tymbrimis comme un « malencontreux accident ».

Alors que la porte s'effaçait à l'intérieur de la cloison, Tom s'accrocha au linteau et fit un rétablissement pour retomber ensuite sur le plafond du couloir faiblement éclairé. Le panneau se referma automatiquement derrière lui. À intervalles réguliers le long de la courbe douce de la coursive, il voyait flamboyer les feux rouges de l'alerte.

Parfait, songea-t-il. Nos espoirs de repartir en vitesse viennent de s'effondrer, mais j'ai déjà imaginé quelques plans de rechange.

Certains allaient faire l'objet d'une discussion avec le capitaine mais il en garderait un ou deux par-devers lui.

Je vais avoir à démarrer parallèlement plusieurs de ces projets, se dit-il, sachant par expérience que nulle combinaison ne résistait aux déviations du hasard. Selon toute vraisemblance, notre salut viendra de là où nous l'espérions le moins.

Galactiques

La phase initiale de la bataille fut une mêlée générale. Une vingtaine de factions guerrières se livrèrent un combat d'escarmouches, tâtant les défenses de l'adversaire, sondant ses points faibles. Déjà, bon nombre d'épaves dérivaient en orbite, éventrées, tordues, dans un halo de lumière sinistre. De rougeoyants nuages de plasma se diffusaient dans le sillage des affrontements, tandis que des fragments de métal déchiqueté tournoyaient en jetant des gerbes d'étincelles.

À bord de son vaisseau-amiral, une reine à la peau épaisse comme du cuir suivait sur ses moniteurs le déroulement de la bataille. Étendue sur un vaste et moelleux coussin, elle caressait, méditative, les écailles brunes de son ventre.

Les écrans qui environnaient la couche de Krat révélaient l'existence d'innombrables périls. L'un d'eux, offrant une superposition de lignes frisottées, indiquait des zones de probabilité anormale. D'autres marquaient l'emplacement de mouvances dues aux armes parapsychiques et présentant encore un certain danger.

Les essaims de points lumineux correspondaient aux diverses flottes qui se regroupaient maintenant que la première phase du combat tirait à sa fin mais, sur la périphérie des écrans, on assistait encore à de violents accrochages.

Krat modifia sa position sur le coussin de peau de vletoor afin de soulager la pression qu'elle sentait dans son troisième abdomen. Au cours d'une bataille, les sécrétions hormonales accéléraient toujours ses processus internes, désagrément qui, jadis, avait obligé les Soros de son sexe à rester au nid et à laisser à la stupide gent masculine le soin de faire la guerre.

Mais les temps avaient changé.

Une petite créature avienne s'approcha et Krat prit une prune de bruyère sur le plateau qu'elle lui tendait. Fille croqua le fruit et savoura les sucs qui coulaient sur su langue et sur ses moustaches. Puis le petit Forski posa le plateau et entonna une langoureuse ballade sur les plaisirs de la bataille.

Bien sûr, on avait élevé les Forskis à un plein degré de sapience. Faire moins pour une race cliente eût été contraire au Code de l'Élévation. Mais alors qu'ils pouvaient parler et même, au besoin, piloter un appareil spatial, on avait génétiquement extirpé de l'espèce toute liberté de choix quant à leurs ambitions. Ils étaient trop utiles comme domestiques et comme ménestrels pour qu'on les laissât se vouer à d'autres tâches. Une plus grande adaptabilité aurait risqué d'altérer la grâce et l'intelligence avec lesquelles ils s'acquittaient de leurs fonctions.

L'un des petits écrans s'éteignit. Un destroyer de l'arrière-garde soro venait d'être anéanti. Ce fut à peine si Krat le remarqua. Jusqu'alors, elle avait consolidé sa position satisfaire de trop grosses pertes.

Depuis sa couche de commande, au centre de la passerelle que des cloisons rayonnantes découpaient en secteurs, Krat pouvait observer l'ensemble de son état-major dont chaque membre, appartenant à l'une ou l'autre des races clientes des Soros, s'empressait d'exécuter ses volontés dans sa propre sous-spécialité.

La fièvre qui avait régné dans les secteurs de navigation, de combat et de détection se calmait enfin mais, à la planification des opérations, Krat constatait un net sursaut d'activité tandis que les stratèges examinaient les développements potentiels de la bataille en incluant le paramètre de cette alliance de dernière minute entre les Abdicateurs et les Transcendeurs.

Un sous-officier paha pointa soudain la tête hors du secteur de détection et Krat, les yeux mi-clos, le vit se précipiter vers un bloc de restauration, s'emparer d'un gobelet d'amoklah fumant puis se dépêcher de retourner à son poste.

On avait laissé les Pahas prendre une diversité raciale supérieure à celle des Forskis afin d'accroître leur valeur de guerriers rituels. Cela les avait rendus moins dociles que Krat ne l'aurait souhaité mais c'était le prix qu'il fallait payer pour avoir de bons soldats. Elle résolut d'ignorer l'incident et reporta son attention sur le petit Forski dont le chant évoquait à présent la victoire future et la gloire qui serait celle de Krat lorsque les Terriens seraient en son pouvoir et qu'elle leur arracherait leurs secrets.

Des avertisseurs hurlèrent. Le Forski, affolé, bondit en l'air et s'enfuit à tire-d'aile vers son abri. La passerelle fut soudain pleine de Pahas qui se ruaient en tous sens.

— Croiseur tandu ! cria l'officier tactique. Vaisseaux deux à douze, il vient d'apparaître au centre de votre formation ! Manœuvres d'esquive ! Vite !

Le vaisseau-amiral se cabra tandis que, lui aussi, virait lof pour lof afin d'éviter un tir dispersé de missiles. Sur ses écrans, Krat voyait palpiter un point marqué de la couleur bleue du danger — l'audacieuse nef tandue qui avait surgi du néant au beau milieu de su flotte et qui, à présent, ouvrait le feu sur les vaisseaux soros.

Maudits soient-ils avec leur saleté de propulsion probabiliste ! Elle savait très bien que nul ne pouvait rivaliser de vitesse avec les Tandus car aucune autre espèce n'acceptait de prendre de tels risques.

Des élancements de colère traversèrent son ergot nuptial. Occupée comme elle l'était à éviter les missiles, l'armada soro en oubliait de répondre au feu de l'adversaire.

— Imbéciles ! siffla Krat dans son communicateur. Bâtiments six et dix, tenez votre position et concentrez le tir sur cette obscénité !

Mais, avant que son ordre n'eût été transmis à ses commodores — avant que le moindre missile n'ait jailli du flanc d'un vaisseau soro —, la terrible nef tandue commença de se dissoudre d'elle-même ! Une seconde auparavant, le mince et long destroyer était là, féroce et meurtrier, bousculant sous un tir nourri un ennemi sans défense bien que supérieur en nombre, et, la minute suivante, il s'était vu entouré d'un scintillant halo de pâles étincelles, ses écrans s'étaient ployés et il avait fini par s'affaisser sur lui-même tel un château de cartes.

Dans une brillante déflagration, le Tandu disparut, laissant derrière lui un nuage de vapeurs repoussantes. Au travers des écrans de son propre vaisseau, Krat put sentir un effroyable rugissement mental.

Nous avons eu de la chance, s'avoua-t-elle tandis que s'estompait le vacarme parapsychique. Ce n'était pas sans raison que les autres races évitaient de recourir aux méthodes des Tandus. Mais si cette nef avait tenu quelques instants de plus...

Ils s'en étaient tirés sans pertes, et Krat prit bonne note de ce que son état-major avait correctement exécuté ses tâches. Toutefois, certains s'étaient montrés un peu lents, et il allait falloir sévir...

Elle convoqua le tacticien-chef un grand Paha solidement bâti. Le guerrier s'approcha d'elle en s'efforçant de conserver une altitude fière mais l'irrépressible tendance à choir de ses cils montrait assez qu'il savait à quoi s'attendre. Krat fit rouler un grondement au fond de sa gorge.

Elle prononça quelques mots mais sentit à l'intérieur d'elle-même la pression s'accentuer, inévitable conséquence des instants de tension qu'elle venait de vivre. L'amirale des forces soros gémit et se tordit sur son coussin de vletoor cependant que l'officier paha s'empressait de disparaître. Elle finit par pousser un cri et ce fut la délivrance. Un moment s'écoula puis elle se pencha pour ramasser l'œuf qu'elle venait de pondre.

Alors, toute idée de conduit ou de châtiment bannie de su conscience, elle le saisit avec une infinie délicatesse et — comportement instinctif qui remontait bien au-delà de l'Elévation de son espèce par les timides Huis, deux millions d'années auparavant — elle répondit aux stimuli olfactifs des phéromones en léchant l'humeur visqueuse qui obturait encore les minuscules fissures d'aération ménagées dans le cuir de la coquille.

Par pur plaisir, Krat lécha l'œuf une ou deux fois de plus qu'il n'était nécessaire puis elle le berça dans un mouvement maternel qui avait traversé intact l'océan des millénaires.

Toshio

Il y avait une embarcation, bien sûr, dans son rêve. Depuis l'âge de neuf ans, ses songes en étaient nourris. Voiliers de plastacier et de texgomme, d'abord, sillonnant les archipels et les détroits de Calafia et, plus tard, vaisseaux de l'espace. Toshio avait rêvé de toutes sortes de nefs, y compris de celles des puissantes races patronnes galactiques, nefs qu'il avait espéré pouvoir un jour contempler.

Mais pour l'heure, il rêvait d'un youyou.

La minuscule colonie humano-delphinienne de son monde natal l'avait envoyé en compagnie d'Akki faire un tour d'essai à bord du frêle esquif. À sa boutonnière, l'insigne de l'Académie brillait sous les chauds rayons d'Alpha et la journée s'annonçait radieuse.

Mais, bientôt, le temps se gâta et le ciel prit la couleur de l'eau. La mer se fit jaunâtre, puis noire, puis se changea en vide et, soudain, il y eut des étoiles partout.

Il s'inquiéta pour l'air. Pas plus Akki que lui n'avaient de scaphandre. C'était si dur d'essayer de respirer le vide !

Il s'apprêtait à virer de bord pour rentrer lorsqu'il les vit à sa poursuite. Des Galactiques avec des crânes de toutes formes, de toutes couleurs — avec de longs bras sinueux ou de petites serres avides ou pire encore — progressaient vers lui à une allure régulière et en formation serrée. Il émanait des proues lisses de leurs nefs une clarté blafarde comme celle des étoiles.

Que me voulez-vous ? leur cria-t-il en ramant de plus belle. (Le canot n'avait-il pas un moteur au début ?)

Qui est ton maître ? lui hurlèrent-ils en une centaine de langues différentes. Est-ce Lui qui est avec toi ?

Akki est un fin ! Et les fen sont nos clients ! Nous les avons élevés puis nous les avons affranchis.

Ils sont libres, alors, répondirent les Galactiques qui gagnaient du terrain. Mais vous, qui vous a élevés ? Oui vous a affranchis ?

Je ne sais pas ! Peut-être l'avons-nous fait nous-mêmes ! (Et, sous les rires des Galactiques, il redoubla de vigueur, nagea et lutta pour faire pénétrer dans ses poumons le froid mordant du vide.) Laissez-moi tranquille ! Laissez-moi retourner chez moi !

Et, brutalement, la Flotte surgit devant lui. Les vaisseaux paraissaient plus immenses que des lunes... plus immenses que des soleils. Ils étaient sombres, silencieux, et les Galactiques eux-mêmes semblaient intimidés par leur aspect.

Puis la plus proche de ces sphères très anciennes commença de s'ouvrir. Toshio prit conscience qu'Akki n'était plus là, que son youyou n'était plus là, que les E.T. n'étaient plus là.

Il aurait voulu crier, mais l'air était si précieux...

Un sifflement perçant le fit revenir à une réalité qui, l'espace d'un instant, fut tissée de trouble et de souffrance. Il se redressa en position assise et sentit le traîneau tanguer en réponse à ce malencontreux mouvement. Tandis que son regard lui donnait un aperçu brumeux de l'horizon, il sentit une forte brise lui fouetter le visage. La senteur de Kitlirup salua ses narines.

Pas trop tôt. Grimpeur d'échelles. Vous nous avez donné une sacrée frousse. (Toshio répondit à tout hasard par un vague geste du bras avant d'apercevoir Hikahi qui flottait non loin de lui et l'inspectait d'un œil.) Ça va, jeune Yeux-Vifs ?

Euh... oui, je crois.

En ce cas, vous feriez bien de vous occuper tout de suite de votre tuyau. Nous avons dû l'ouvrir d'un coup de dents pour vous insuffler de l'air.

Il tâta le rebord tranchant de la déchirure et remarqua du même coup qu'il avait les mains bandées.

Quelqu'un d'autre a-t-il été blessé ? demanda-t-il en vérifiant au travers de la poche de sa cuisse la présence de sa trousse à outils.

Des brûlures sans gravité, c'est tout. Dès que nous vous avons su hors de danger, nous avons pris grand plaisir à nous battre. Merci de nous avoir permis de retrouver Ssassia. N'auriez-vous pas été capturé par la plante et ne nous auriez-vous pas dit ce que vous aviez découvert que nous n'aurions jamais songé à la chercher là. Pour l'instant, on s'occupe de dégager son corps.

Toshio avait conscience de devoir des remerciements à Hikahi pour la perspective dans laquelle elle plaçait sa mésaventure. Et réalité, il aurait mérité une bonne engueulade pour avoir imprudemment quitté la formation et risqué de perdre la vie. Mais il était encore trop abasourdi pour se permettre ne fût-ce qu'un sentiment de gratitude envers sa supérieure delphinienne.

Je suppose qu'on n'a pas retrouvé Phip-pit ?

De lui, nous n'avons relevé nulle trace.

La lente rotation de Kitlirup avait déporté le Soleil un peu au-delà de ce qui, sur terre, aurait correspondu à quatre heures. Des nuages bas s'amoncelaient sur l'horizon est et la mer, auparavant si calme, était agitée de remous.

Tout à l'heure, nous allons peut-être essuyer un petit grain, dit Hikahi. Il se peut qu'il soit imprudent de se fier à ses instincts terrestres sur un autre monde mais je ne crois pas que nous ayons grand-chose à craindre...

Toshio regarda le ciel. Il y avait quelque chose vers le sud... Il plissa les yeux.

Et ça recommençait, un éclair, puis un autre. Deux minuscules explosions suivirent en succession rapide, pratiquement invisibles contre le miroitement de la mer.

Depuis combien de temps ça dure ? fit-il en montrant du doigt l'horizon méridional.

De quoi parlez-vous, Toshio ?

Ces éclairs. Est-ce un orage ?

Les yeux de la fine s'écarquillèrent, sa bouche s'incurva légèrement puis, barattant l'eau de sa caudale, elle se dressa à la verticale et tourna son œil droit puis son œil gauche vers le sud.

Je ne remarque rien, Yeux-Vifs. Dites-moi ce que vous voyez.

Des éclairs multicolores. De brusques sautes de lumière. Des tas de... (Toshio s'arrêta de bander son tuyau d'air et le regard fixe, fouilla dans sa mémoire.) Hikahi, reprit-il avec lenteur, pendant que je me battais avec la plante, il me semble avoir reçu un appel d'Akki. Avez-vous capté quelque chose sur votre poste ?

Non, Toshio, rien. Mais n'oubliez pas que les fen ne sssont toujours pas très doués pour penser de manière abstraite lorsqu'ils sont en train de se battre. Tâchez de vous souvenir de ce qu'il a dit, s'il vous plaît.

Toshio se passa la main sur le front. La rencontre avec la plante était une chose à laquelle il n'avait guère envie de repenser maintenant. Tout cela se mêlait trop avec son cauchemar en un tohu-bohu de couleurs, de bruits et de confusion.

— Je crois... je crois que c'était quelque chose comme ne pas se servir de la radio et rentrer tout de suite... quelque chose à propos d'une bataille spatiale qui avait commencé, peut-être ?

Hikahi émit un gémissement sifflé puis s'élança hors de l'eau pour y replonger à la renverse, revenir immédiatement à la verticale et s'y maintenir par de vigoureux moulinets de caudale.

 

: Coincés :

: Bloqués Plus qu'à se laisser :

: couler ! :

 

Plutôt relâché, ce ternaire. Il comportait en fait des nuances en delphinien primal que Toshio, bien sûr, ne pouvait saisir mais qui lui faisaient courir des frissons dans le dos. De tous les fen, Hikahi était la dernière qu'il aurait jamais cru pouvoir entendre s'exprimer de manière vulgaire. Alors qu'il achevait de fixer la bande autour du tuyau, il prit douloureusement conscience des conséquences que pourrait avoir pour eux tous le fait de n'avoir pas transmis plus tôt à Hikahi les ordres du vaisseau.

Il claqua la visière de son masque dont il consulta du coin de l'œil les voyants latéraux tout en s'aplatissant sur le traîneau pour enfoncer la valve de flottaison. Puis il passa en revue les contrôles de pré-plongée avec une célérité que seul pouvait atteindre un colon calafiain de la quatrième génération.

Le nez du traîneau s'enfonça rapidement tandis que sur sa droite, la mer entrait en éruption. Sept dauphins crevèrent la surface dans une gerbe d'écume et exhalèrent leur souffle.

— Nous t-t'avons accroché S-Ssassia en remorque, Toshio, lui lança Keepiru. Est-ce que tu as encore la plac-ce de tricoter des gambettes car il n'est plus t-temps de flâner en sssifflotant ?

Toshio fit la grimace. Comment Keepiru pouvait-il s'être battu avec une telle énergie pour sauver la vie de quelqu'un qu'il passait son temps à couvrir de ridicule ?

Il se remémora la façon dont Keepiru s'était lancé à l'assaut de la plante, la lueur de désespoir qu'il avait d'abord vue dans l'œil du fin puis la flamme vengeresse qui y était apparue. Maintenant, pourtant, ce même œil n'exprimait plus qu'un mépris cruel et railleur.

Une aveuglante explosion de lumière à l'est jeta sur le ciel autour d'eux un voile blafard. Les fen couinèrent presque à l'unisson et sondèrent aussitôt — sauf Keepiru qui resta près de Toshio —, tandis que, sur l'horizon oriental, la barrière de nuages crachait un incendie dans le clair ciel d'après-midi.

Le traîneau acheva de s'immerger mais, au dernier moment, Toshio et Keepiru entrevirent un fantastique combat de titans.

Un gigantesque vaisseau en pointe de flèche tombait vers eux. Il était la proie des flammes et une fumée violacée s'échappait en lourdes volutes de sa coque éventrée avant d'être rabattue dans l'étroit profil de choc de son vol supersonique. L'onde allait même jusqu'à dévoyer le miroitement des vastes écrans défensifs, des conques de gravité ainsi que du plasma qui étincelait sous l'effet d'une surcharge malsaine.

Deux destroyers en forme de grappin le talonnaient à guère plus de quatre longueurs de vaisseau. Des rayons d'antimatière accélérée fusaient de ces triples crochets et, par deux fois, ils atteignirent leur cible en une effroyable déflagration.

Cinq mètres séparaient déjà Toshio de la surface lorsque le raz de marée sonique le rattrapa. Il déporta le traîneau et le plongea dans un fracas pareil à celui d'une maison qui s'effondre. Les flots se transformèrent en un tournoyant maelstrom de bulles et de corps désemparés.

Tout en luttant avec son engin. Toshio remercia l'Infinité de n'avoir pas été en surface lorsque la bataille était passée au-dessus d'eux. À Morgran, il avait assisté à la mort de vaisseaux, mais jamais d'aussi près.

Le vacarme finit par se réduire à un mugissement sourd et Toshio put maintenir son traîneau dans une course rectiligne.

Il traînait toujours en remorque la dépouille mortelle de Ssassia et quelques fen — qui par prudence ou pusillanimité, s'abstenaient de nager en tête — commençaient à utiliser à tour de rôle les petits dômes d'air qui bordaient le fond de l'engin. Toshio se sentait donc obligé d'empêcher l'appareil de tanguer et, bien que ce fût une tâche ardue, il s'en acquittait avec cette perfection que donne l'automatisme d'une longue habitude.

Ils longeaient à présent le versant occidental d'un énorme tertre de métal grisâtre. Par endroits, on y voyait pousser des plantes marines qui ne ressemblaient en rien à l'herbe étrangleuse mais n'en suscitaient pas moins leur méfiance.

Toshio en venait à maudire de plus en plus leur séjour sur cette planète. Il aurait voulu être chez lui, dans un monde où les dangers étaient simples, aisément affrontables — varechs accrocheurs, îles-tortues ou autres bagatelles similaires — et où, surtout, il n'y avait pas d'extraterrestres.

Ça va ? lui demanda Hikahi en passant près de lui.

Le lieutenant delphinien rayonnait de sérénité.

Mouais, grogna-t-il. Heureusement que je n'ai pas attendu plus longtemps pour vous délivrer le message d'Akki. Vous auriez toutes les raisons du monde d'être furieuse contre moi.

Ne dites pas de bêtises. De toute façon, nous sommes sur le chemin du retour, maintenant. Comme Broodika était fatigué, je l'ai amarré sous un dôme d'air. Vous allez foncer rejoindre les éclaireurs et nous vous suivrons. Allez-y !

Bien, lieutenant.

Toshio fit le point, puis poussa les gaz. Alors que le traîneau prenait de la vitesse, les impulseurs se mirent à bourdonner. Quelques fen parmi les meilleurs nageurs se maintinrent à sa hauteur tandis que, lentement, la niasse de tertre reculait sur leur droite.

Il leur avait fallu cinq minutes environ pour se mettre en branle. A peine furent-ils en route que le tsunami les frappa.

Ce n'eut rien d'une vague énorme. Simplement la première d'une série de rides concentriques émanant du point où un caillou s'était abattu dans la mer. Ce caillou se trouvait avoir été un vaisseau spatial long d'un demi-kilomètre. Et il s'était abattu à une vitesse supersonique à guère plus d'une cinquantaine de kilomètres.

La vague déporta brutalement le traîneau vers le haut et par le côté, désarçonnant presque le garçon. Un nuage de sédiments, de plantes arrachées, de poissons morts et vivants tourbillonna autour de lui comme des mottes de terre dans un cyclone. Le vacarme était assourdissant.

Toshio s'accrocha désespérément aux commandes de son engin et, en dépit d'une vitesse acquise violemment contraire, réussit à mener la proue du traîneau par-dessus le front d'onde. Juste à temps, il s'arracha au flux descendant du rouleau et jeta son minuscule appareil dans la direction dictée par le courant. Vers l'est.

Une forme d'un gris cendré passa sur sa gauche et, dans une brusque illumination, il reconnut Keepiru qui luttait pour n'être pas emporté par les tourbillons. Le fin couina quelques paroles indéchiffrables en ternaire puis disparut.

Quelque instinct guidait Toshio, ou peut-être était-ce le sonar dont l'écran, bien que brouillé par la neige, portait encore de vagues traces du relevé topographique effectué quelques instants auparavant. Il força le traîneau à se rabattre autant que possible sur la gauche.

Le rugissement des moteurs en puissance de réserve se transforma en hurlement tandis qu'il virait désespérément sur bâbord devant la soudaine apparition en travers de sa route d'un énorme tertre de métal sombre. Déjà, le ressac était sensible alors que la vague commençait à se muer en brisants sur sa droite et que le cycloïde escaladait les pentes escarpées de l'île.

Toshio aurait voulu crier mais la lutte avec les flots l'avait laissé hors d'haleine. Il serra les dents et compta les terribles secondes qui s'écoulaient.

Le traîneau doubla la pointe septentrionale de l'île dans un nuage de bulles. Bien qu'il fût toujours sous l'eau, Toshio distinguait, à une douzaine de mètres sur sa droite, la végétation basse d'une plage engloutie. Il était porté au centre d'un immense paquet de mer.

Puis, cette mauvaise passe franchie, la visibilité revint et Toshio s'aperçut qu'il surplombait l'un des sillons océaniques, une fissure noire apparemment insondable. Il bascula ses volets de profondeur et déchargea ses caissons. Le traîneau s'enfonça par le cul plus vite qu'il ne l'avait jamais fait auparavant.

Alors, montèrent vers lui l'ombre et le froid, ces eaux glaciales dans lesquelles il cherchait à présent refuge.

Lorsqu'il parvint au niveau des crêtes enserrant la vallée, les eaux se firent plus calmes bien qu'il sentît toujours rouler au-dessus de lui le tsunami. Tout autour, la végétation sous-marine était agitée d'oscillations visiblement anormales et une lente averse de débris dérivait de tous côtés. Mais au moins la mer ne tentait-elle plus de le laisser pour mort sous ses coups. Il rectifia son polygone de sustentation et mit le cap sur le centre de la vallée, vierge de toute turbulence. Fuis il s'affala sur le traîneau, s'abandonnant à la douleur de ses muscles meurtris et aux réactions de ses glandes surrénales.

Il bénit alors les minuscules symbiotes artificiellement implantés dans son organisme qui, en cet instant précis, lui débarrassaient le sang d'un azote excédentaire, le protégeant ainsi de l'ivresse des profondeurs.

Toshio ramena les moteurs au quart de leur puissance et ils parurent émettre un soupir de soulagement. Sur le tableau de bord, presque tous les écrans brillaient encore d'une lumière verte, ce qui était passablement surprenant après les épreuves que le traîneau avait subies.

Un des voyants retint son regard — il correspondait à un des dômes d'air dont il indiquait le fonctionnement. Toshio prit alors conscience d'un trille étouffé, tout de patience et de pieux respect.

 

: L'Océan c'est comme c'est comme c'est :

: L'infini soupir lorsqu'on rêve :

: Ces autres mers ou d'autres ont :

: aussi d'autres mers dans leur rêve :

 

Il se pencha pour brancher les hydrophones.

— Broodika ! Ça va ? Pas de problème avec l'air ?

Un soupir las et chevrotant lui parvint.

Ohé ! Doigts-Agiles. Je te remercie de m'avoir sauvé la vie. Tu le débrouilles aussi bien dans l'eau que n'importe quel Tursiops.

Ce vaisseau que nous avons vu a dû s'écraser ! Si c'est bien ça, il y a fort à parier que cette vague n'était que la première. Peut-être ferions-nous mieux de rester ici encore un moment. Je vais brancher le sonar de sorte que les autres puissent nous trouver et venir respirer sous les dômes pendant la durée du tsunami.

Sur ce, il pressa une louche de son tableau de bord et aussitôt, une lente séquence de clicks se diffusa dans les eaux environnantes. Broodika émit un sifflement plaintif.

Ils ne viendront pas, Toshio. Tu ne les entends donc pas ? Ils ne répondront pas à ton appel.

Toshio fronça les sourcils.

Il le faut, pour tant ! Hikahi doit savoir que d'autres vagues suivront. À l'heure actuelle, ils sont certainement à notre recherche ! Peut-être ferais-je mieux de rebrousser chemin...

Et il joignit le geste à la parole en lâchant du lest. Broodika finissait par lui donner des inquiétudes.

N'y va pas, Toshio ! A quoi pourrait servir que tu meures aussi ! Attends donc que les vagues sssoient passées ! Il te faut rester en vie pour faire t-ton rapport à Creideiki.

Mais pourquoi dites-vous ça ?

Écoule bien, Yeux-Vifs. Écoute.

Toshio secoua la tête, poussa un juron et relâcha la manette des gaz si bien que le moteur s'arrêta. Puis il monta le son des hydrophones.

Entends-tu ? lui demanda Broodika.

Toshio tendit l'oreille. La mer était une indescriptible pagaille de sons. Le rugissement de la vague qui s'éloignait lui parvenait déformé par l'effet Doppler. Des bancs de poissons émettaient des bruits de panique. Et de partout, il recevait l'écho de glissements de terrains et de lames qui déferlaient sur le rivage des îles.

Puis il entendit.

C'était une série répétitive de couinements suraigus en primal. Nul dauphin ne parlait ainsi lorsqu'il avait un minimum de maîtrise sur lui-même.

Et cela, en soi, était inquiétant.

L'un des cris était parfaitement clair. Toshio n'avait aucun mal à y reconnaître un appel de détresse des plus élémentaires. Il s'agissait même du premier signal delphinien que les savants eussent déchiffré.

Mais cet autre bruit... trois voix pour le moins concouraient à le former. Un son étrange, poignant, particulièrement sinistre !

C'est la fièvre des secours, gémit Broodika. Hikahi s'est échouée, et elle est blessée. Normalement, elle aurait dû faire cesser ça mais, dans son délire, elle ne fait qu'accroître les problèmes !

Hikahi...

Oui. Pourtant, comme Creideiki. c'est une adepte du Keneenk, la voie de la discipline logique. Elle aurait dû être capable de forcer les autres à ne pas faire attention aux cris de ceux qui avaient été jetés sur le rivage, de les forcer à plonger pour se mettre en sécurité.

Ne se rendent-ils donc pas compte que d'autres vagues vont suivre ?

Ççça n'a aucune espèce d'importance, Yeux-Vifs ! s'écria Broodika. Ils sont tout à fait capables de sss'échouer sans l'aide des vagues ! Tu es un Calafiain, pourtant. Comment peux-tu ignorer cela de nous ? Moi-même. je suis à la torture de ne pouvoir répondre à cet appel !

Toshio gémit. Bien sûr qu'il savait ce qu'était la fièvre des secours au cours de laquelle peur et panique dissolvaient tout vernis de civilisation, laissant le cétacé en proie à une idée fixe : sauver ses camarades quel que fût le risque personnel qu'il courût. Il ne se passait pas deux ou trois ans d'affilée sans qu'un tel drame frappât même les fen hautement évolués de Calafia. Un jour, Akki lui avait expliqué que, parfois, la mer elle-même semblait appeler à l'aide. Certains humains prétendaient avoir également fait l'expérience de ce délire — et tout particulièrement ceux qui prenaient de l'A.R.N. delphinien au cours des cérémonies du Culte du Rêveur.

En un temps, le Tursiops, ou dauphin souffleur, avait été l'un des cétacés les moins susceptibles de s'échouer de son propre chef. Mais, quelque part, un équilibre avait dû être rompu par les manipulations génétiques.

À mesure que les gènes d'autres espèces avaient été rapportés sur le modèle de base Tursiops, certaines choses s'étaient probablement trouvées en porte à faux. Depuis trois générations, les généticiens travaillaient à résoudre ce problème mais, jusqu'à ce jour, les fen n'en nageaient pas moins sur le fil d'un rasoir, en perpétuel danger de verser dans l'irrationalité.

Toshio se mordilla la lèvre.

Ils ont quand même les harnais, fit-il sans conviction.

Ce ssserait un espoir si on pouvait les imaginer s'en ssservant correctement alors qu'ils en sont à parler en primal.

Toshio martela le traîneau du poing. Déjà, l'eau glacée commençait à lui engourdir les doigts.

Je remonte, annonça-t-il.

Non ! Il ne faut pas ! T-tu dois veiller à ta sécurit-té !

Toshio crispa les mâchoires.

Toujours en train de me materner. Soit ils me maternent, soit ils me taquinent. Ces fen me traitent comme un gamin et j'en ai plus qu'assez !

Il régla les gaz sur un et quart puis releva ses volets de profondeur avant.

Je vais vous détacher, Broodika. Vous sentez-vous capable de nager correctement ?

Oui. Mais...

Toshio regarda le sonar. Une ligne frisottée se formait à l'est.

Je vous demande si vous en êtes capable !

Oui. Je puis me débrouiller pour nager. Mais ne me libère pas si près d'une fièvre des secours ! Et loi, ne te jette pas dans ces vagues !

J'en vois justement une qui arrive. Elles vont se succéder à plusieurs minutes d'intervalle et leur force va aller en diminuant. Je vais m'arranger pour que nous montions en surface juste après le passage de celle-ci. Vous, vous allez, retourner au vaisseau ! Dites-leur ce qui se passe et demandez-leur d'envoyer une équipe de secours.

Ça, Toshio, c'est toi qui devrais le faire.

Peu importe ! Allez-vous faire ce que je vous demande ou dois-je vous laisser attaché ?

Il y eut un silence it peine sensible qui fut suivi par un changement de ton chez Broodika.

Je ferai scrupuleusement ce que tu me demandes, Toshio. Je ramènerai du secours.

Le garçon vérifia si tout était en ordre puis se laissa glisser sur le flanc du traîneau en se retenant d'une main à la rambarde. Au travers de la transparente coupole du dôme d'air dans laquelle était insérée sa tête, Broodika le regarda trancher presque toutes les cordes qui le maintenaient en place.

Vous savez, fit Toshio. vous allez devoir mettre un appareil.

Broodika soupira tandis que le garçon abaissait un levier à proximité du dôme. Un tuyau descendit et l'embout que formait l'une de ses extrémités vint coiffer l'évent du fin pendant que les trois mètres restants s'enroulaient autour de son torse. Les appareils respiratoires étaient loin d'être confortables et, de plus, ils gênaient l'élocution, mais, en en portant un, Broodika n'aurait pas à remonter en surface pour respirer. En outre, ce constant et embarrassant rappel de son appartenance à une culture technologique aiderait le vieux métallurgiste à ne pas prêter attention aux cris qu'il percevrait dans l'eau.

Toshio laissa le dauphin amarré au traîneau par une seule corde et remonta sur le plateau supérieur de l'engin. À cet instant précis, la vague roula au-dessus de leur tête.

Le traîneau se cabra mais, cette fois, le garçon s'y était préparé. À cette profondeur, d'ailleurs, le tsunami parut passer à une vitesse surprenante.

O.K., on y va.

Il poussa les gaz au maximum et lâcha du lest.

Très vite, l'île métallique apparut sur sa gauche. Sur le sonar, les cris de ses camarades étaient de plus en plus distincts, de plus en plus forts, et l'appel de détresse dominait à présent nettement la réponse de la fièvre des secours.

Toshio dépassa le tertre et mit cap sur le nord. Il tenait à bien avancer Broodika sur sa route.

Ce fut alors qu'une forme luisante et grise passa juste au-dessus de lui. Tout de suite, il la reconnut, et sut vers où elle allait.

Il coupa la dernière amarre.

Allez-y, Broodika ! Si je vous revois traîner du côté de cette île, je vous arrache votre harnais et je vous tranche la queue en deux à coups de dent !

Sans prendre le temps de se retourner pour voir s'éloigner le vieux métallurgiste, Toshio effectua un virage en épingle à cheveux puis, passant en réserve de puissance, tenta de rattraper Keepiru. Le plus rapide nageur de tout l'équipage du Streaker fonçait droit sur la rive occidentale de l'île. Et les cris qu'il poussait n'étaient rien d'autre que du pur delphinien primal.

Bon sang. Keepiru ! Arrête-toi !

Le traîneau filait à pleine vitesse juste au-dessous de la surface et, bien que l'après-midi tirant à sa fin teintât déjà les nuages de nuances rougeâtres, Toshio voyait distinctement Keepiru rebondir devant lui de vaguelette en vaguelette. Indifférent à ses appels, le dauphin continuait de se précipiter vers l'île où ses camarades gisaient échoués et délirants.

Toshio se sentait impuissant. D'ici trois minutes, une nouvelle vague allait survenir et, quand bien même ne dût-elle pas jeter le fin sur la grève, ce résultat serait le fruit des propres efforts de ce dernier. Keepiru venait d'Atlasl, une planète de colonisation récente à forte majorité rurale. Il était douteux qu'il y eût reçu quelque teinture de cette discipline mentale dont Creideiki et Hikahi étaient de fervents adeptes.

— Arrête-toi ! En faisant équipe avec un minutage correct, nous pouvons éviter les vagues. Vas-tu me laisser te rattraper ?

Il hurlait en vain. Le fin avait trop d'avance.

De cette poursuite futile, Toshio retirait un sentiment de frustration. Comment avoir une aussi piètre connaissance des dauphins après avoir si longtemps vécu et travaillé à leurs côtés ! Dire que le Conseil de la Terragens l'avait choisi pour cette mission en raison de sa grande expérience des fen ! Comique !

Car son expérience, c'était surtout celle des quolibets qu'il n'avait jamais cessé d'essuyer de leur part. Tous les enfants humains étaient en butte aux railleries des fen qui, par ailleurs, les protégeaient férocement. En signant son engagement à bord du Streaker, Toshio avait espéré y être traité en adulte et en officier. Certes, il s'était attendu à ce pétillant échange de reparties spirituelles qui était de coutume entre hommes et fen dans son monde natal, mais dans un climat de respect mutuel. Or, les choses s'étaient déroulées tout autrement.

Sans conteste, le pire de tous avait été Keepiru. Dès le début du voyage, il l'avait accablé de lourds sarcasmes et pas un seul instant sa pression ne s'était relâchée depuis.

Le courage avec lequel Keepiru l'avait sauvé de l'herbe étrangleuse lui revint en mémoire. Il n'y avait pas eu de fièvre des secours alors. Le fin avait eu le plein contrôle de son harnais.

C'est donc qu'il ne voit en moi qu'un gosse, se dit Toshio avec amertume. Pas étonnant qu'il soit à présent sourd à mes cris !

Mais en ce cas... une possibilité se présentait. Toshio se mordit la lèvre et souhaita vainement qu'il existât une alternative. Pour sauver Keepiru, il allait devoir s'humilier atrocement. C'était une décision difficile à prendre tant son orgueil avait déjà subi de coups.

Malgré tout, avec un juron farouche, il ralentit et régla ses volets pour la descente. Puis il monta les hydrophones au maximum, déglutit et cria en pidgin ternaire :

 

: Enfant se noie :

: gosse en danger !:

: Enfant se noie :

: gosse en détresse ! :

: Petit d'homme :

: n'ayez de cesse

: Petit d'homme :

: de le sauver :

 

Il répéta l'appel encore et encore, le sifflant entre des lèvres que desséchait la honte. On apprenait cette comptine à tous les enfants de Calafia mais quiconque en usait au-delà de ses neuf ans implorait habituellement son transfert sur une autre île afin d'échapper aux railleries dont il était devenu l'objet. Pour un adulte, il existait des façons plus dignes d'appeler à l'aide.

Mais en l'occurrence aucune que Keepiru aurait pu entendre !

Le rouge au front, il répéta l'appel.

Tous les enfants de Calafia n'avaient pas la même habitude des fen, bien sûr. Seul un quart de la population humaine de la planète travaillait en étroite relation avec la mer. Mais ces gens-là étaient à coup sûr ceux qui avaient appris les meilleures manières de procéder avec les dauphins. Et Toshio avait toujours jugé qu'il en faisait partie.

Maintenant, c'était bien fini. S'il retournait à bord du Streaker. il ne lui resterait plus qu'à s'enfermer dans sa cabine... du moins pendant les quelques jours ou les quelques semaines que mettraient les vainqueurs de la bataille qui faisait rage au-dessus de Kithrup à descendre réclamer leur dû.

Sur l'écran du sonar, une nouvelle ligne de parasites monta en secteur ouest. Bien que ses préoccupations fussent tout autres, il laissa le traîneau prendre un peu de profondeur tandis qu'au bord des larmes il continuait de siffler.

 

: où :

: où :

: où est l'enfant :

: où est l'enfant ? où :

 

Du delphinien primal ! Tout près ! Toshio en oublia presque sa honte. Sans cesser de siffler, il referma ses doigts sur un reste des cordes qui avaient servi d'amarres pour Broodika.

Un trait de reflets gris fusa au-dessus de lui et il prit la corde à deux mains tout en ramassant les genoux sous son menton. Il savait que Keepiru allait faire demi-tour en plongeant et remonter de l'autre côté du traîneau. À la première pointe de gris qu'il vit réapparaître, ses jambes se détendirent et il bondit de son engin.

Dans un violent réflexe de panique, le corps fuselé du dauphin s'arqua pour tenter d'éviter la collision et Toshio poussa un cri lorsque la queue du cétacé lui heurta la poitrine. Mais c'était plus un cri de joie que de souffrance. Il avait parfaitement bien calculé son coup !

Alors que le dauphin s'arquait en sens inverse, Toshio se rejeta en arrière afin de laisser le fin passer dans le cerceau que formaient la corde et ses bras puis il noua ses jambes autour de la queue de Keepiru et lira sur la corde.

— Je t'ai eu ! s'écria-t-il.

Et, à cet instant, la vague frappa.

Mais celle fois, alors que le cycloïde l'emportait et que les remous, en apparente alliance avec le dauphin fou de rage, le ballottaient en tous sens, Toshio restait inaccessible à la peur. L'ardeur sauvage du combat le remplissait tout entier. L'adrénaline se déversait en lui tel un flot brûlant. Il ne lui déplaisait pas de rosser Keepiru, tout en lui sauvant la vie, pour le punir de ces semaines de vexations incessantes.

Paniqué, le dauphin se tortillait comme un diable. Alors que la vague les dépassait, il exprima son besoin de respirer par un cri élémentaire puis, comme un fou, remonta vers la surface.

Ils émergèrent et, de justesse, Toshio évita d'être soufflé par l'écume qui jaillit de l'évent du cétacé. Ensuite, Keepiru se lança dans une série de bonds et de cabrioles dans la nette intention de désarçonner son indésirable cavalier.

Chaque fois qu'ils replongeaient sous l'eau, Toshio tentait de lui faire entendre raison.

— Bon sang, Keepiru ! N'es-tu pas une créature cognitive ? hoquetait-il. Tu es même... tu es un pilote de vaisseau spatial ! (Certes, il eût été préférable de parler au fin en ternaire, mais, n'ayant déjà que trop à faire pour s'accrocher à la vie, il jugeait condamnée d'avance toute tentative de versifier.) Espèce... espèce de symbole phallique débile ! hurlait-il tandis que les flots le fouettaient avec violence. Poisson surestimé ! Tu te rends compte que tu essayes de me tuer ? Si Calafia est aux mains des Eatees, à présent, c'est parce que vous, les fen, vous n'êtes pas fichus de tenir votre langue ! On n'aurait jamais dû faire la bêtise de vous emmener dans l'espace !

Ces paroles haineuses, méprisantes, semblèrent pénétrer la conscience de Keepiru qui se cabra hors de l'eau tel un étalon enragé. Toshio sentit sa prise se relâcher puis il fut précipité en l'air comme une poupée de chiffon avant de retomber à la nier dans une gerbe d'éclaboussures.

Sur une période de quarante générations d'Élévation delphinienne, on n'enregistrait que dix-huit cas d'agression d'un homme par un fin dans une intention meurtrière. Chaque fois, tous les fen apparentés au criminel avaient été stérilisés. Néanmoins, Toshio s'attendait à être écrasé à tout instant. Mais il s'en fichait. Il avait fini par comprendre la raison profonde de son découragement ; et celle-ci lui était apparue au cours de sa lutte avec Keepiru.

Ce n'était pas la possibilité ou non de revoir son monde natal qui l'avait tracassé ces dernières semaines mais plutôt un autre fait auquel il ne s'était pas même permis de penser une seule fois depuis la bataille de Morgran.

Les E.T... les extraterrestres... les Galactiques de tout poil et de toute obédience qui étaient à la poursuite du Streaker... n'allaient pas renoncer à traquer le vaisseau delphinien.

Une race extraterrestre pour le moins devait avoir veillé à ce que le Streaker réussît à se cacher. Ou alors, ils s'étaient tous imaginé à tort que son équipage était parvenu à transmettre ses informations à la Terre. De toute manière, l'étape suivante qu'allait aborder en toute logique l'une ou l'autre des plus vicieuses, des plus amorales races galactiques ne pouvait être que la coercition.

La Terre serait vraisemblablement capable d'assurer elle-même sa défense. Et peut-être en serait-il de même pour Omnivarium et pour Hermès. Quant aux colonies Calanaines, on pouvait être sûr que les Tymbrimis ne les laisseraient pas tomber.

Mais pour les planètes telles que Calafia ou Atlasl, le siège devait cire déjà terminé. Des otages avaient dû être pris... sa famille et tous les gens qu'il avait connus. Et Toshio se rendait compte qu'il en faisait porter le blâme aux fen.

Une autre vague allait survenir dans quelques minutes, et Toshio continuait à ne pas s'en soucier.

Tout autour, il voyait flotter des épaves et, à moins d'un kilomètre, la masse du tertre lui apparut. Du moins supposait-il qu'il s'agissait du même tertre ; il n'aurait pu affirmer s'il y avait ou non des dauphins échoués sur le rivage.

Une épave plus importante que les autres dériva non loin de lui. Il lui fallut un certain temps pour reconnaître Keepiru.

Il se dressa et ouvrit son masque.

— Tu es fier de toi, je suppose ? dit-il au fin.

Keepiru se tourna légèrement sur le flanc et leva un œil vers le garçon. Au sommet de son crâne, le renflement où l'ingérence humaine avait modifié l'évent pour y implanter un appareil vocal émit un long murmure mélodieux.

Toshio n'était pas certain que ce fût juste un soupir. Ce pouvait avoir été une excuse en delphinien primal. Et cette simple éventualité eut pour effet de le faire sortir de ses gonds.

Ça suffit, les conneries ! Je veux seulement savoir une chose : dois-je le renvoyer au vaisseau ou penses-tu pouvoir rester civilisé assez longtemps pour me prêter assistance ? Réponds-moi en anglique... et tu as intérêt à ce que ta syntaxe soit correcte !

Cette fois, ce fui un pur gémissement d'angoisse qui s'échappa de l'évent de Keepiru. Un long moment, il continua de respirer lourdement puis il répondit au garçon en détachant ses mots.

Ne me renvoie pas ! Je les entends toujours appeler au s-secours ! Mais je promets de faire t-tout ce que tu me demanderas !

Très bien, fil Toshio après un instant d'hésitation. Retrouve le traîneau et prends un appareil. Je ne veux pas te voir sans cesse remonter en surface pour respirer et, par ailleurs, tu as besoin d'un pense-bête qui le rappelle à l'ordre ! Puis tu amèneras le traîneau à proximité de l'île... mais pas trop près !

Keepiru hocha la tête avec véhémence pour marquer son accord.

Bien ! dit-il et, dans un claquement de nageoires, il plongea. Il semblait s'en remettre totalement au garçon.

En fait, il se serait certainement regimbé s'il avait connu les intentions exactes de Toshio.

Un kilomètre le séparait de l'île et il n'existait qu'un moyen de l'aborder rapidement en évitant de se déchirer genoux et mains dans l'escalade des simili-coraux de sa rive escarpée. Il fit encore une fois le point puis un coup d'œil sur son indicateur de niveau le prévint de l'arrivée de la quatrième vague.

Celle-ci lui parut être la moins forte de toutes celles qu'il avait essuyées jusqu'alors mais il se méfiait de cette impression trompeuse. Il était en eau assez profonde pour que la vague montât vers lui sous l'aspect d'un doux renflement sur l'océan plutôt que sous celui d'un brisant à la crête écumante. Il plongea dans l'énorme masse d'eau avec l'intention de nager quelque temps contre le sens du rouleau avant de refaire surface.

Il lui fallait apprécier correctement la distance. Retournerait-il trop en arrière de la vague qu'il n'aurait plus le temps d'atteindre l'île avant d'être happé par le creux et ramené vers le large. Resterait-il trop en avant qu'il risquait en revanche d'aborder le rivage dans les vicieux remous des brisants et du ressac.

Tout allait trop vite. Il avait beau nager de toutes ses forces, il lui était impossible de dire s'il avait ou non dépassé le sommet de la vague. Puis il s'aperçut qu'il était trop tard pour rectifier quoi que ce fût. Il fit la culbute et se retrouva face à la masse terriblement proche du tertre couronné de feuillage.

Une centaine de mètres le séparaient encore de la ligne des brisants mais la remontée rapide du fond marin sapait la base du rouleau et le transformait déjà en un monstrueux serpent crénelé d'écume. Alors même que la vague se lançait à l'assaut de l'île. Toshio vit son sommet refluer vers lui.

Lorsqu'il se sentit soulevé, le garçon s'arma de tout son courage. Il se prépara à plonger ses regards dans un précipice puis à ne plus rien voir du tout.

Mais, en fait, il vit la blanche cataracte d'une lame mourante. Il hurla pour ne pas laisser l'eau obstruer ses conduits auditifs et se mit à nager avec fureur pour rester à la surface du tourbillonnant déferlement d'écume et d'épaves.

Soudain, il fut entouré de verdure. Arbres et buissons qui avaient résisté aux assauts précédents se courbèrent en tous sens sous cette nouvelle ruée des flots. Alors même que Toshio semblait voler au travers de leurs ramures, certains furent déracinés. D'autres qui soutenaient le choc le fouettèrent au passage.

Mais nulle branche éclatée ne vint l'empaler. Nulle liane solidement cramponnée au sol ne l'étrangla. À l'issue d'une ultime et vertigineuse impression de chute, il se retrouva à l'arrêt, les bras noués autour du tronc d'un arbre immense tandis que la vague se dissolvait en tourbillons et commençait à refluer.

Miraculeusement debout sur ses deux pieds, il était le premier homme à fouler le sol de Kitlirup. Il promena un regard hébété sur les alentours, momentanément incapable de croire en sa survie.

Puis il se dépêcha d'ouvrir la vitre de son masque et devint le premier homme à vomir son déjeuner sur le sol de Kitlirup.

Galactiques

Pas de quartier ! exigea le grand prêtre johpur. Que l'on abatte ces croiseurs de combat thennanin isolés sur notre sixième octant !

Le major général jophur courba les douze anneaux de son torse devant le grand prêtre.

Mais les Thennanins sont nos alliés-du-moment ! Comment concevoir que nous puissions nous retourner contre eux sans avoir au préalable célébré les rituels secrets de traîtrise ? Nous nous exposerions au courroux de leurs ancêtres !

Le grand prêtre déploya ses six anneaux à sève externes et prit de la hauteur à l'aplomb de la tribune occupant te fond de la salle de commande.

L'heure n'est pas à la célébration des rites ! Maintenant que notre alliance achève de nettoyer ce secteur, que notre alliance occupe les positions de force ! Maintenant, alors que cette phase du combat continue de faire rage. Maintenant, alors que ces imbéciles de Thennanins nous ont découvert leurs flancs ! C'est maintenant qu'il nous est permis de leur infliger les plus lourdes pertes !

Le major général palpitait de nervosité, ses anneaux à sève externes décolorés par l'émotion.

Il nous est loisible de modifier à notre convenance les alliances, d'accord. Nous avons le droit de trahir nos alliés, d'accord. Tout est permis pour remporter la victoire, toujours d'accord. Mais nous ne pouvons rien faire sans avoir auparavant célébré les rituels ! Ce sont eux qui font de nous le réceptacle approprié de la volonté des anciens ! Oseriez-vous nous rabaisser au rang des hérétiques ?

Sous la colère du grand prêtre, la tribune se mit à vibrer.

Mes anneaux ont tout pouvoir de décision ! Mes anneaux sont ceux de la prêtrise ! Mes anneaux...

Au sommet du corps pyramidal du grand prêtre, le cône oratoire entra en éruption dans un geyser de sève brûlante et moirée. Des flots d'une poisseuse humeur ambrée s'abattirent sur la passerelle du vaisseau-amiral jophur.

Poursuivez le combat, dit le major général qui fît osciller son bras latéral pour exhorter le personnel de commande à se remettre au travail. Prévenez le Quartier-Maître de la Religiosité. Qu'il nous fasse monter des anneaux pour former un nouveau grand prêtre. Et qu'il n'y ait pas d'interruption dans le combat pendant que nous nous préparons à célébrer les rituels de traîtrise. (Le major général s'inclina vers les chefs de secteur attentifs.) Avant de nous retourner contre les Thennanins, nous allons apaiser leurs ancêtres... mais prenez toutes les mesures nécessaires pour que les Thennanins eux-mêmes ne sentent rien de nos intentions.

Extrait du Journal de Gillian Baskin

Voilà déjà quelque temps que je suis dans l'incapacité de tenir correctement ce Journal personnel. Depuis les Syrtes, il semble que notre existence soit une bousculade perpétuelle... d'abord celle découverte du millénaire, puis l'embuscade à Morgran, et depuis, un combat de tous les instants pour rester en vie. C'est à peine s'il m'arrive encore de voir Tom. Il est tout le temps en bas, aux machines ou aux postes de combat, alors que je ne quitte pratiquement jamais le labo sauf pour aider à l'infirmerie.

Le médecin de bord, Makanee, a des problèmes à ne plus savoir par où les mordre. Les fen ont toujours été particulièrement doués pour l'hypocondrie. Un bon cinquième de l'équipage se présente systématiquement à chaque visite médicale pour se plaindre de troubles psychosomatiques. Comme il est impossible de se borner à leur dire que tout est dans leur tête, nous les dorlotons en leur répétant qu'ils sont des types extra et que tout vu bientôt s'arranger.

Je crois que, sans le capitaine Creideiki, la moitié de cet équipage aurait déjà sombré dans l'hystérie. Un grand nombre d'entre eux voient presque en lui un héros sorti du Songe Cétacé. Il est tout le temps dans l'une ou l'autre section du vaisseau, assistant aux réparations ou donnant des conférences sur la logique keneenk. Pour peu qu'il soit à proximité, les fen semblent reprendre courage.

Pourtant, les rapports qui continuent d'affluer au sujet de celle bataille spatiale ne laissent guère place à l'optimisme. Là-haut, les choses n'ont pas l'air de se calmer, loin de là !

Et nous commençons tous à nous faire plus que vaguement du souci pour le détachement d'exploration d'Hikahi.

Gillian reposa son stylo. Vu de l'étroit cercle éclairé par sa lampe de bureau, le restant du laboratoire paraissait plongé dans les ténèbres. La seule autre lumière provenait de l'extrémité opposée de la pièce où, se découpant sur le faisceau des spots, une forme quelque peu humanoïde, une ombre mystérieuse gisait sur une table de stase.

— Hikahi, soupira-t-elle. Où peux-tu bien être, par Ifni ?

Le fait que le groupe de prospection n'eût pas même confirmé par simple mono-pulsion la bonne réception de l'ordre de rappel était à présent un sujet de grande inquiétude. Le Streaker ne pouvait se permettre de perdre de tels fen d'équipage, en dépit de fréquents écarts de conduite hors de la passerelle, Keepiru restait leur meilleur pilote. Et le jeune Toshio Iwashika lui-même promettait d'être un élément des plus brillants.

Mais, par-dessus tout, c'était l'éventuelle disparition d'Hikahi qui faisait figure de catastrophe. Comment concevoir que Creideiki pût se débrouiller sans elle ?

Hikahi était la meilleure amie delphinienne de Gillian. Leurs relations étaient pour le moins aussi étroites que celles de Tom avec Creideiki ou avec Tsh't. Gillian se demandait vraiment pourquoi c'était Takkata-Jim qui avait été nommé second et non pas Hikahi. C'était absurde. Derrière ce choix, elle ne pouvait qu'imaginer des motivations politiques. Takkata-Jim était un Sténo. Peut-être Ignacio Met avait-il eu voix au chapitre lors de la constitution de l'effectif ? Met/ était le défenseur acharné de certains types ethniques delphiniens de la Terre.

Ces dernières pensées, Gillian ne les coucha pas sur le papier. Il s'agissait de vaines conjectures et Gillian n'avait pas de temps à perdre en conjectures.

D'ailleurs, c'était le moment d'aller retrouver Herbie.

Elle referma son Journal, se leva et gagna la table de stase où, derrière un lourd écran de protection, une silhouette desséchée, déshydratée, flottait dans un champ de temps suspendu.

Au travers de l'épaisseur du verre, le très vieux cadavre lui rendit son sourire.

Il n'était pas humain. Les créatures multicellulaires n'étaient même pas encore apparues sur la Terre lorsque cet être avait vécu, respiré et traversé l'espace à bord de vaisseaux. Et pourtant, il ressemblait étrangement à un humanoïde. Il en avait les jambes et les bras sur le même plan que le reste du corps, la tête et le cou évoquaient à s'y méprendre les mêmes parties chez un homme et, bien qu'il y eût quelque chose de bizarre dans le dessin des mâchoires et le creusement des orbites, il avait un sourire identique à celui d'un crâne humain.

Quel âge as-tu. Herbie ? demanda-t-elle dans son for intérieur. Un milliard d'années ? Deux ?

Comment l'existence de ta flotte d'anciens vaisseaux a-t-elle pu rester si longtemps ignorée de la civilisation galactique, comme si c'était nous qu'elle avait attendus... nous, une bande de jeunes-loups humains et de dauphins récemment élevés à la sapience ? Pourquoi a-t-il fallu que ce soit nous qui le trouvions ?

Et pourquoi ce malheureux petit hologramme de toi que nous avons transmis à la Terre a-t-il semé une telle panique chez plus de la moitié des races patronnes de la galaxie ?

La micro-Bibliothèque du Streaker n'était d'aucune utilité. Elle se refusait purement et simplement à identifier Herbie. Peut-être gardait-elle l'information secrète ? Ou peut-être ses archives étaient-elles sincèrement trop restreintes pour conserver le souvenir d'une race obscure éteinte depuis si longtemps.

Tom avait chargé la Niss d'aller aux renseignements mais, jusqu'à présent, la sarcastique machine tymbrimis avait été dans l'incapacité de soutirer à la Bibliothèque la moindre réponse.

Parallèlement, entre l'infirmerie et les autres impératifs de son service, Gillian avait à se débrouiller pour trouver quelques heures afin d'examiner la relique sans porter atteinte à son état de conservation et finir éventuellement par découvrir ce qui troublait à ce point les Eatees. C'était une tâche dont personne n'aurait pu s'acquitter à sa place.

Et, en l'occurrence, elle allait s'y atteler jusqu'au soir.

Pauvre Tom ! se dit Gillian avec un sourire. Il va rentrer de ses machines complètement crevé alors que moi je vais être d'humeur amoureuse. C'est quand même rudement bien que ce soit un chic type.

Elle prit une microsonde pionique.

Bon, Herbie, voyons voir si nous pouvons nous faire une idée du genre de cerveau que tu as.

Metz

Je suis désolé, professeur Metz. Le commandant se trouve avec Thomasss Orley dans la section des armes. Mais si je puis vous être utile en quelque chose... ?

Comme à son habitude, le lieutenant Takkata-Jim était d'une politesse inaltérable. Sa diction anglique — alors même qu'il respirait de l'oxyeau — était presque parfaite. Ignacio Metz ne put s'empêcher de sourire d'un air approbateur. Il portait un intérêt particulier à Takkata-Jim.

Non, lieutenant. J'ai simplement fait un détour par la passerelle pour voir si le groupe de prospection était rentré.

Nous sommes toujours sans nouvelles. On ne peut qu'attendre.

Metz émit un claquement de langue dubitatif. Pour sa part, il comptait déjà le détachement d'Hikahi au nombre des disparus.

Euh... Nous n'avons pas encore reçu la moindre offre de négociation de la part des Galactiques, je suppose ?

Takkata-Jim secoua sa grosse tête gris pommelé de gauche à droite.

Hélas non, professeur ! Ils semblent avant tout préoccupés de se massacrer l'un l'autre. Toutes les quelques heures, apparemment, une nouvelle flotte de guerre pénètre dans le système de Kthsemenee pour se joindre à la mêlée. Il est vraisemblable que nul ne prendra l'initiative de parlementer avant un certain temps.

Le professeur Metz plissa le front devant l'illogisme d'une telle situation. Les Galactiques seraient-ils des êtres rationnels qu'ils laisseraient le Streaker communiquer sa découverte à l'Institut de la Bibliothèque et la question serait réglée ! Tout le monde serait alors sur un pied d'égalité.

Mais l'unité de la civilisation galactique était plus théorique que réelle. Et trop de races irritables possédaient de gros vaisseaux et des canons.

Et nous sommes là, se dit-il, au beau milieu, avec une chose qui les fait tous baver de convoitise.

Ça ne peut être le simple fait que nous ayons vu cette flotte géante. Ils ont dû se mettre en branle pour un autre motif. Baskin et Tom Orley ont dû ramasser quelque chose là-bas, dans les Syrtes. Je me demande ce que c'est.

Accepterez-vous ma compagnie pour le dîner, professeur Metz ?

Metz cligna des paupières. Quel jour étions-nous ? Ah oui. Mercredi.

Certes, lieutenant, j'aurai comme toujours grand plaisir à jouir de votre conversation. Pouvons-nous dire vers les six heures ?

Dix-neuf zéro zéro serait peut-être préférable, professeur. C'est l'heure à laquelle je quitte mon service.

Fort bien. À plus tard, donc.

Takkata-Jim hocha la tête puis se tourna pour regagner son poste de quart.

Metz le contempla d'un air satisfait.

C'est le meilleur de mes Sténo. Il ignore que je suis son parrain... son père par les gènes. Mais je n'en suis pas moins fier.

Tous les dauphins qui se trouvaient à bord étaient de souche Tursiops amicus mais la structure génétique de certains comportait des greffons de Sténo Bredanensis, le dauphin des eaux profondes qui avait toujours été le plus proche du souffleur sous le rapport de l'intelligence.

À l'état sauvage, le Bredanensis avait une réputation de curiosité insatiable et de total mépris du danger. Metz avait été le chef de file de ceux qui réclamaient l'addition d'A.D.N. prélevé sur cette espèce au pool génétique des néo-dauphins. Sur la Terre, bon nombre de ces nouveaux Sténo avaient été de remarquables réussites, combinant l'esprit d'initiative à un haut degré de discernement.

Mais, ces derniers temps, leur rudesse de caractère n'avait pas été sans provoquer certaines frictions au sein des communautés littorales de la Terre et Metz avait dû se battre pour faire admettre au Conseil que la nomination de quelques Sténo à des postes clés du premier vaisseau spatial à équipage delphinien serait un geste des plus significatifs.

Takkata-Jim était la justification de ses efforts. D'une froide logique, d'une correction guindée, le fin se servait de l'anglique presque à l'exclusion du ternaire et paraissait imperméable au Songe Cétacé qui exerçait un si grand charme sur des sujets plus âgés tels que Creideiki. Takkata-Jim était le dauphin le plus proche de l'homme que Metz n'eût jamais connu.

Il observa la manière dont le second orchestrait les tâches de l'état-major sans jamais recourir à ces petites paraboles keneenks que Creideiki insérait constamment dans son discours. Ses ordres avaient au contraire la précision concise de l'anglique. Pas un seul mot inutile.

— Oui, se dit-il. Pour notre retour, je tiens là le sujet d'une excellente monographie.

Profess-sseur Metsss ?

Metz se retourna et eut un mouvement de recul devant les dimensions du dauphin qui s'était approché sans bruit derrière lui.

Que... ? Ah, c'est vous, K'tha-Jon. Je ne vous avais pas entendu venir. Que puis-je pour vous ?

Un dauphin vraiment très gros lui souriait. Son rostre aplati, sa robe contrastée ainsi que ses yeux globuleux auraient intégralement renseigné Metz sur ce qu'il était... si celui-ci ne l'avait déjà su.

Feresa attenuata, songea l'homme en savourant cette pensée. Si beau, si sauvage. Mon projet le plus secret, car personne ne sait, pas même toi, K'tha-Jon, que tu es plus qu'un simple Sténo.

Esscusez l'interruption, professeur Metzss, mais le sssavant chimp, Charless Dart-t. demande à vous parler. M'est avis que le petit sssinge a encore quelqu'un contre qui râler.

Metz s'assombrit. Certes, K'tha-Jon n'était qu'un simple bosco et on ne pouvait exiger de lui le raffinement d'un Takkata-Jim, mais il y avait des limites... quand bien même on aurait pris en considération les antécédents invisibles du géant.

Il va falloir que j'aie une petite explication avec ce gars-là, se promit-il. Ce genre d'attitude est inadmissible.

Veuillez informer le professeur Dart que je passe tout de suite le voir, dit-il au fin. J'ai terminé ce que j'avais à faire ici.

Creideiki et Orley

— Nous sommes donc de nouveau armés pour nous défendre, dit Creideiki. (Puis il soupira.) Enfin, si l'on veut.

Thomas Orley se détourna des lance-missiles qui venaient d'être réparés puis hocha la tête.

Ce sera presque aussi efficace que ce que nous avions avant, Creideiki. Nous ne nous attendions pas à rencontrer le moindre ennui lorsque nous avons emprunté le point de transfert de Morgran et que nous sommes tombés en pleine bataille. Nous avons eu de la chance de nous en tirer sans trop de dégâts.

Creideiki acquiesça.

Si ssseulement j'avais réagi plus vite, soupira-t-il avec mélancolie.

Orley prit conscience de l'humeur de son ami. Ses lèvres s'arrondirent et il se mit à siffler. Le masque respiratoire amplifia le dessin d'ombres-sons qu'il modulait en sourdine et, tel un elfe saisi par la démence, le petit écho se mit à bondir d'un angle à l'autre de la pièce remplie d'oxyeau. Les mécaniciens qui travaillaient dans ce poste de combat levèrent leurs étroites mâchoires phono-sensibles pour suivre la dansante et invisible image sonar qui folâtrait en pépiant avec une sympathie railleuse :

 

: Lorsqu'on tient les rênes,

: On est envié par le peuple :

: Mais que de problèmes !:

 

Le son-fantôme s'évanouit mais le rire demeura. Un concert de reparties bégayées ou couinées montait des fen d'équipage.

Creideiki attendit que l'hilarité se fût un peu calmée puis, de son front, surgit une séquence de clicks dont le traitement en chambre d'écho mimait l'amoncellement de nuages d'orage. Dans l'espace restreint du poste de combat, ceux qui étaient présents perçurent le crépitement d'une averse poussée par le vent. Tom ferma les yeux et laissa l'image-son d'un grain s'emparer de lui.

 

: Me barrent la route :

: D'obscènes folies d'antan. :

: « Oust ! » leur dis-je. « Ou gare ! » :

 

Orley baissa la tête, conscient de sa défaite. Personne n'avait jamais surpassé Creideiki dans la composition de haïkaïs ternaires. Les soupirs admiratifs des fen ne faisaient que confirmer cet état de fait.

Mais au fond, rien n'avait changé. Alors qu'ils quittaient le poste, Orley et Creideiki étaient tous deux conscients qu'il ne suffirait pas de braver l'adversité pour permettre à cet équipage de surmonter la crise. Il fallait aussi l'espoir.

Or, l'espoir était rare. Tom savait que Creideiki se faisait un souci de tous les diables au sujet d'Hikahi bien qu'il n'en laissât rien paraître.

Lorsqu'ils furent loin de toute oreille indiscrète, le commandant demanda :

Gillian a-l-elle fait quelques progrès dans l'étude de ce que nous avons trouvé... et qui est la cause de tous nos ennuis ?

C'est à peine si j'ai passé une heure avec elle en deux jours de temps... je ne puis donc répondre. Mais la dernière fois que je l'ai consultée, la micro-Bibliothèque du vaisseau continuait de prétendre que rien n'avait jamais existé qui eût quelque ressemblance avec Herbie.

Encore une fois, Creideiki soupira.

Dommage, c'eût été une bonne chose de savoir ce que les Galactiques pensent que nous avons trouvé. Enfin...

Un sifflement derrière eux les fit s'arrêter net. Dans un nuage de bulles, ils virent Tsh't, le quatrième officier du Streaker, qui s'efforçait de les rattraper.

Creideiki ! Tom ! Le sssonar fait état d'un dauphin en secteur essst. Il est encore très loin mais il sssemble se rapprocher à grande vitesse !

Creideiki et Orley échangèrent un regard puis Tom fit un signe de tête pour marquer son accord avec l'ordre muet du commandant.

Puis-je prendre avec moi Tsh't et une vingtaine de fen ?

Affirmatif. Rassemblez donc une équipe et tenez-vous prêts. Mais ne partez pas avant que nous ne sachions précisément ce qu'il en est. Il se peut que vous ayez besoin d'être plus de vingt. Pas la peine de risquer une sortie inutile.

Tom vit la souffrance qui se lisait dans les yeux du capitaine. L'heure et quelque d'attente qui allait suivre allait être particulièrement pénible pour le fin.

Il lit signe au lieutenant Tsh't de le suivre puis rebroussa chemin le long du couloir immergé pour nager au plus vite vers le sas.

Galactiques

Toute à la joie du patronat et de l'autorité militaire suprême, Krat, l'amirale soro, contemplait les créatures gellos, pahas et pilas... ses créatures qui, derechef, menaient au combat la flotte de guerre soro.

Maîtresse, vint lui annoncer l'officier gello du sec-leur de détection, conformément à vos instructions, nous cinglons vers le monde aquatique par un quart de la vitesse de la lumière.

Pour toute réponse, Krul se contenta d'onduler la langue mais, au fond d'elle-même, elle nageait dans le bonheur. Son œuf était parfaitement sain. Lorsqu'ils auraient remporté cette victoire elle pourrait rentrer chez elle et procéder une fois de plus aux rituels nuptiaux. En outre, l'état-major de son vaisseau-amiral œuvrait avec l'efficacité d'une machine parfaitement réglée.

Notre flotte a un paktaar d'avance sur les tables temporelles, Maîtresse, lui apprit l'officier gello.

Entre toutes les espèces clientes inféodées aux Soros, les Gellos étaient particulièrement chers à Krat. Longtemps auparavant, ils avaient été les premiers clients élevés par sa propre espèce. Puis, à leur tour, les Gellos étaient devenus patrons, grossissant ainsi le clan de deux nouvelles races clientes. Ils faisaient l'orgueil des Soros. Grâce à eux, la chaîne de l'Élévation ne s'était pas rompue.

Dans la nuit des temps, il y avait eu les Progéniteurs qui avaient institué les Lois Galactiques. Depuis, chaque race avait aidé d'autres races à grimper dans l'échelle des êtres cognitifs en échange de services rendus sous contrat.

Dans un passé vieux de plusieurs millions d'années, les antiques Luhers avaient élevé les Puhers, si, du moins, il fallait en croire la Bibliothèque. Les Luhers étaient éteints depuis longtemps et les Pubers, quoique toujours de ce monde, étaient à présent dégénérés et décadents.

Mais avant d'entrer en décadence, les Pubers avaient élevé les Huis qui, à leur tour, avaient fait des ancêtres de Krat — les Soros de l'âge de la pierre — leurs clients. Peu après, les Huis s'étaient retirés sur leur planète d'origine pour se consacrer à la philosophie.

À présent, les Soros eux-mêmes avaient de nombreux clients. Leurs surgeons les plus réussis se nommaient Gellos, Pahas et Pilas.

Krat pouvait entendre le tacticien pila, Cubber-cabub, qui, de sa voix haut perchée, haranguait ses subordonnés dans le secteur de planification des opérations. Il les exhortait à se démener un peu plus pour obtenir de la mini-Bibliothèque du vaisseau l'information qu'elle avait requise. Il y avait une once de frayeur dans cette voix. Parfait. Cubber-cabub ne l'en servirait que mieux s'il la craignait.

Seuls de toutes les races qui se trouvaient à bord, les Pilas étaient des mammifères, bipèdes trapus originaires d'un monde à la pesanteur écrasante, ils avaient fini par acquérir d'immenses pouvoirs dans la plupart des organisations bureaucratiques de dimension galactique, y compris dans l'important Institut de la Bibliothèque. Les Pilas avaient également accru l'influence du clan en se dotant de leurs propres espèces clientes.

Il était toutefois dommage que les Pilas ne fussent plus sous contrat car il eût été bon de pouvoir de nouveau s'immiscer dans leurs gènes. Ces petits sophontes à fourrure muaient en permanence et leur odeur était passablement incommodante.

Nulle race cliente n'était parfaite. Seulement deux siècles auparavant, les Pilas avaient eu de graves ennuis avec les humains de la Terre. Compte tenu de sa complexité, l'affaire n'avait pu être étouffée qu'à grands frais. Krat n'était pas au courant des détails mais le problème soulevé avait eu à voir avec le soleil des Terriens. Depuis, les Pilas vouaient une haine acharnée aux humains.

A la pensée des Terriens, Krat sentit son ergot nuptial l'élancer. En seulement trois cents de leurs années, ils étaient devenus un fléau presque aussi grand que les mielleux Kantens ou que ces diaboliques escrocs de Tymbrimis !

Patiemment, les Soros attendaient le moment propice pour effacer cette souillure à l'honneur de leur clan. Fort heureusement, les humains étaient ignares et vulnérables aux limites du pitoyable et l'occasion était peut-être enfin venue.

Quel délice ce serait de voir l'Homo sapiens placé sous tutelle soro comme client contractuel ! C'était dans le domaine du possible ! Et, modelables comme l'étaient ces humains, que de changements pourraient être alors accomplis !

Krat contempla son équipage et regretta de n'être pas libre de manipuler, modifier, reformer à sa guise jusqu'à ces races adultes. Tant d'améliorations pouvaient être encore apportées ! Mais pour ce faire, il aurait fallu changer les lois !

Or, si ces parvenus de mammifères aquatiques terrestres avaient effectivement découvert ce qu'elle pensait, les lois pourraient être changées, oui, si les Progéniteurs étaient vraiment île retour. Quelle ironie que ce fût justement la toute dernière race à voyager dans l'espace qui eût trouvé la flotte abandonnée ! Elle leur pardonnait presque d'exister et d'avoir permis à ces humains d'acquérir le statut de patrons.

Maîtresse, lui annonça le Gello, l'alliance jophuro-thennanin a été rompue. Ils sont en train de se battre. Leur suprématie ne saurait donc se maintenir !

Restez vigilants, soupira Krat.

Le Gello avait tort de surestimer la portée d'une simple violation de pacte, chose somme toute banale. Des alliances ne cesseraient de se former et de se dissoudre jusqu'il l'émergence d'une force incontestablement supérieure. Krat comptait bien que cette force fût soro et qu'une fois la bataille terminée ce fût elle qui en ramassât l'enjeu.

Ces dauphins ne pouvaient qu'être ici ! Sitôt remporté la victoire, elle irait débusquer ces créatures sans mains de leur retraite sous-marine et leur ferait tout avouer !

D'un geste nonchalant de sa griffe gauche, elle convoqua le Bibliothécaire pila qui se précipita hors de son alcôve.

Que l'on consulte les archives à propos de ces créatures marines que nous poursuivons, lui dit-elle. Je veux tout savoir de leurs habitudes, ce qu'elles aiment et ce qu'elles détestent. On dit que les liens qui les unissent à leurs patrons humains sont faibles et entachés de vénalité. Que l'on me donne un biais pour corrompre ces... dauphins.

Cubber-cabub s'inclina et se relira dans le secteur de la Bibliothèque, reconnaissable au glyphe spiralé qui s'inscrivait au-dessus de son entrée.

Krat sentait autour d'elle la présence du Destin. Ce point de l'espace était un centre de puissance. Elle n'avait nulle ment besoin d'instruments pour en être certaine.

Je les aurai ! Et les lois seront changées !

Toshio

Toshio trouva Ssattatta au pied d'un gigantesque arbre foreur. Portée par les flots, la fine s'était écrasée contre le tronc monstrueux. Sous la violence du choc, son harnais avait littéralement volé en éclats.

Toshio se traînait au milieu de broussailles dévastées, sifflant de temps à autre un appel en ternaire lorsqu'il s'en sentait la force. L'essentiel de son énergie restait néanmoins consacré à la simple prouesse de se tenir debout car, depuis qu'il avait quitté la Terre, il avait pratiquement perdu l'habitude de marcher. Contusions et nausées n'arrangeaient d'ailleurs guère les choses.

Il découvrit K'Hith étendu sur le lit moelleux d'une végétation ressemblant à de l'herbe. Son harnais était intact mais les trois profondes blessures qu'il portait au ventre avaient complètement vidé le Planétologiste delphinien de son sang. Toshio se grava les lieux en mémoire et poursuivit son chemin.

Plus près du rivage, il trouva Satima. La petite fine baignait dans son sang ; elle était en pleine crise nerveuse, mais vivante. Toshio soigna ses plaies avec de la mousse chirurgicale et des bandes puis fit basculer un rocher sur les bras manipulateurs du harnais. C'était le mieux qu'il pût faire pour que la cinquième vague ne l'emportât pas.

Ce fut plus une marée soudaine qu'une vague. Accroché contre un arbre, Toshio se vil entouré par les flots qui lui montèrent presque jusqu'au menton. À peine le courant se fut-il inversé qu'il lâcha le tronc et pataugea vers Satima. À tâtons, il réussit à trouver une prise sur le harnais et dégagea la fine pour qu'elle fût remportée vers la mer par le reflux. Puis, pataugeant de plus belle, il s'efforça de ne pas rester à la traîne.

Alors qu'il luttait contre la traction croissante des eaux pour dévier Satima d'un groupe de buissons, son attention fut attirée, dans le feuillage qui le surplombait, par un mouvement qui ne cadrait pas dans l'oscillation généralisée animant le paysage. Levant la tête, il croisa le regard de deux yeux noirs.

À peine eut-il le temps, dans sa surprise, d'y jeter un nouveau coup d'œil que le courant l'entraînait déjà droit au travers de l'obstacle vers un petit marais de formation récente. Toshio fut soudain trop occupé pour songer à regarder ailleurs que devant lui.

Sur les derniers mètres de lente progression sur un fond tapissé de visqueuses plantes aquatiques, il lui fallut tirer Satima en prenant soin de ne pas faire rouvrir ses plaies. Depuis quelques instants, elle semblait redevenir plus lucide et ses cris inarticulés commençaient à ressembler à des mots ternaires.

Un sifflement lui fit redresser la tête. A guère plus d'une quarantaine de mètres au large, Keepiru s'approchait aux commandes du traîneau. Le fin avait beau porter un appareil respiratoire, il était encore capable d'émettre un signal.

— Satima ! cria Toshio à la fine blessée. Nage vers le traîneau ! Va rejoindre Keepiru ! Amarre-la sous un dôme d'air ! hurla-t-il ensuite à l'intention du pilote. Et garde un œil sur le sonar ! Écarte-toi d'ici dès que tu vois une vague arriver !

Keepiru rejeta la tête en arrière pour montrer qu'il avait compris puis, dès que la fine fut à trente mètres du rivage, il se servit du traîneau pour l'aider à gagner la haute mer.

Cinq fen étaient retrouvés ; restaient Hist-t et Hikahi.

Toshio reprit pied sur la rive glissante puis, de nouveau et d'un pas toujours aussi chancelant, s'enfonça dans les broussailles. La dévastation du paysage alentour lui semblait être l'exact reflet de sa propre conscience. Dans le bref espace d'une journée, il avait vu trop de cadavres... trop d'amis morts.

À présent, il se rendait compte qu'il n'avait pas cessé d'être injuste envers les fen.

Il était absurde de leur en vouloir parce qu'ils se moquaient de lui. Ils étaient constitués ainsi et n'y pouvaient rien. Toute la science génétique mise en œuvre au cours du processus d'Élévation n'avait pu qu'estomper — et certes pas éliminer — l'image pitoyable et dérisoire qui s'était formée dans la mémoire atavique delphinienne la première fois qu'un homme s'était aventuré sur la mer à bord d'une pirogue.

Et pourquoi aurait-il fallu l'éliminer, cette image ? Toshio savait à présent de quoi était constituée la personnalité tout à fait particulière de ces hommes de Calafia qui obtenaient les meilleurs résultats avec les dauphins : d'une extrême fermeté alliée à la capacité d'ironiser sur les autres et sur soi-même. Personne ne travaillait longtemps avec les fen s'il ne se donnait la peine de mériter leur respect.

Il se rua vers une forme grise qu'il venait d'entrevoir sous un buisson. Non. C'était encore Ssattatta dont le corps avait été déplacé par la vague. Il reprit sa pénible progression.

Les dauphins étaient parfaitement conscients de ce que l'humanité avait fait pour eux. L'Élévation avait beau être un processus douloureux, pas un seul ne serait retourné au Songe Cétacé du moment qu'il pouvait faire autrement.

Les fen savaient également que les codes flexibles qui régissaient les comportements au sein des races galactiques — normes qui, depuis la nuit des temps, trouvaient leur fondement dans la Bibliothèque — auraient autorisé l'humanité à exiger cent mille ans de servitude de ses clients. Les hommes avaient collectivement frissonné à cette pensée. L'Homo sapiens lui-même n'atteignait pas cet âge. Et si, quelque part, le genre humain avait effectivement un patron — un, du moins, qui fût assez puissant pour faire valoir ses droits au titre —, cette espèce n'irait certainement pas prendre en prime le Tursiops amicus.

En fait, il n'existait pas un fin au monde qui ne fût conscient du caractère exceptionnel de l'attitude terrestre. Des dauphins siégeaient au Conseil de la Terragens. Tout comme des chimpanzés.

Enfin, Toshio mesurait à quel point il avait dû blesser Keepiru par ses paroles au cours de leur lutte en mer. Par-dessus tout il regrettait ce qu'il avait dit sur Calafia. Keepiru aurait accepté de mourir mille fois pour sauver les humains du monde natal de Toshio. Que ma langue se dessèche si je suis jamais sur le point de redire de telles horreurs !

Et sa démarche trébuchante le fit déboucher dans une clairière. Là, au centre d'une mare peu profonde, gisait un Tursiops.

Hikahi !

La fine était couverte d'égratignures et de bleus. De minuscules filets de sang zébraient ses flancs. Mais elle était consciente et, lorsque Toshio fit mine de s'approcher. Elle lui cria :

Restez où vous êtes. Yeux-Vils ! Ne bougez pas ! Nous ne sommes pas seuls ici !

Toshio s'immobilisa net. L'ordre d'Hikahi était des plus explicites. Néanmoins, il lui semblait urgent de s'approcher. Les égratignures de la dauphine n'avaient pas belle apparence. Si des échardes métalliques s'étaient logées sous la peau, il allait falloir les retirer au plus vite avant que ne s'installât la septicémie. Et la ramener à la mer promettait d'être une tâche ardue.

Hikahi, il va bientôt y avoir une autre vague. Il se peut qu'elle atteigne cette hauteur. Nous devons être prêts.

Reste là-bas. Toshio. La vague ne viendra pas jusssqu'ici. Et puis, regarde autour de loi. Vois comme ceci est autrement plus important.

Pour la première fois, Toshio fit réellement attention à la clairière. La mare était située sur l'un de ses bords et les arêtes nettes de ses rives montraient qu'elle était de creusement récent. Ce fut alors qu'il s'aperçut que le harnais d'Hikahi n'avait plus ses bras manipulateurs.

Oui donc... ? Puis la perception qu'il avait des choses se modifia. À l'autre bout de la clairière, dans les débris tordus jonchant le sous-bois, il reconnut les ruines d'un village.

Dans le chatoiement permanent de la forêt kithrupienne, il distingua des fragments déchiquetés de filets primitifs, des pans de toit de chaume crevés et dispersés ainsi que des bouts de métal pointus grossièrement assujettis à l'extrémité de bâtons.

Et, dans les branches des arbres, il perçut des mouvements fugitifs. Puis, une à une, il vit paraître des mains aux doigts palmés suivies par le scintillement de petits yeux noirs qui dardaient sur lui leurs regards sous des fronts bas et verdâtres.

Des aborigènes ! fit-il en un souffle. J'en ai vu un tout à l'heure mais ça m'était complètement sorti de la tête. Ils ont l'air pré-cognitif !

Oui ! lui répondit Hikahi sur le même ton. Et notre discrétion n'en est que plus vitale. Vite, Yeux-Vifs ! Dites-moi ce qui s'est passé !

Toshio lui relata ce qu'il avait fait depuis le moment où la première vague avait frappé en ne passant sous silence que les détails de sa lutte avec Keepiru. Il lui était difficile de se concentrer avec, tout autour dans les arbres, ces yeux fixés sur lui qui, craintivement, disparaissaient à couvert dès qu'il regardait dans leur direction. À peine eut-il terminé son récit que la sixième vague arriva.

On pouvait en voir les brisants s'élancer à l'assaut du rivage escarpé dans un puissant rugissement qui s'accompagnait de gerbes d'écume blanche. Mais, de toute évidence, Hikahi ne s'était pas trompée. Les flots ne monteraient pas jusqu'à cette hauteur.

Toshio ! siffla Hikahi. Vous avez agi à la perfection. Il se peut que vous ayez sauvé ce petit peuple en même temps que nous. Broodika va réussir. Il ramènera de l'aide. Donc, le plus important n'est pas de me secourir. Votre devoir est de faire ce que je dis ! Keepiru doit replonger tout de suite ! Qu'il reste à couvert sous l'eau et continue ses recherches en observant le plus grand silence possible ! Quant à vous, enterrez Ssattatta et K'Hith puis rassemblez les débris de leurs harnais. Lorsque l'équipe de secours arrivera, nous devons être en mesure de quitter l'île au plus vite !

Êtes-vous certaine que ça ira pour vous ? Vos plaies...

Ne vous en faites pas ! Mes amis veillent à ce que je ne manque pas d'eau. Le feuillage des arbres me dissimule. Surveillez bien les cieux. Yeux-Vifs ! T-tâchez d'être invisible ! Pendant que vous serez parti, j'essspère persuader nos amis de nous faire confiance.

Elle avait l'air exténuée. Toshio était en plein dilemme. Avec un soupir, il finit par se renfoncer dans la forêt. Il s'obligea à courir au travers des broussailles déchiquetées à la suite des eaux qui refluaient vers le rivage.

Il y parvint juste pour voir émerger Keepiru. Le fin avait ôté son appareil respiratoire et s'était branché sur un dôme d'air. Il lui rapporta qu'il avait trouvé le corps de Phip-pit, le dauphin que l'on supposait avoir été précédemment victime de l'herbe étrangleuse. Son cadavre portait encore les marques des ventouses auxquelles le tsunami l'avait probablement arraché.

As-tu relevé des traces d'Hist-t ? lui cria Toshio.

Keepiru répondit par la négative et Toshio lui transmit les ordres d'Hikahi puis il regarda le traîneau disparaître sous la surface.

Au bout d'un moment, son regard se reporta vers l'ouest.

Le soleil rougeâtre de Kithrup se couchait. Quelques étoiles perçaient de leurs rayons les lambeaux de brume qui s'étiraient à l'aplomb du garçon. À l'est, la barrière de nuages prenait un aspect menaçant. Il allait certainement pleuvoir cette nuit. Toshio repoussa la tentation d'ôter sa combinaison de plongée et adopta un compromis : il en retira seulement la cagoule de caoutchouc. En dépit du vent glacial, ce fut un soulagement énorme.

Il jeta un rapide coup d'œil vers le sud. Si la bataille spatiale se poursuivait, il n'en décelait plus le moindre signe. La rotation de Kitlirup avait entraîné ses naufragés loin du brillant globe de plasma et de débris qui devait à présent dériver en orbite.

Toshio n'avait plus assez d'énergie pour brandir son poing vers le ciel austral mais il lui décocha une grimace en espérant que les Galactiques s'étaient exterminés jusqu'au dernier.

Hélas, c'était peu vraisemblable. Il allait rester des vainqueurs et, un jour prochain, ceux-ci allaient descendre ici chercher les dauphins et les hommes.

Au mépris de sa fatigue, Toshio redressa les épaules et, d'un pas décidé, il retourna sous le couvert protecteur des arbres.

Peu de temps après avoir abordé l'île, ils trouvèrent le jeune homme et la dauphine pelotonnés l'un contre l'autre sous un abri de fortune au bas duquel la pluie tiède s'écoulait en longs ruisselets. Les éclairs déchirant la nuit semblaient noyer dans leur lumière crue le halo jaunâtre des lampes dont étaient équipés les sauveteurs. Au premier de ces éclairs, Thomas Orley crut voir une demi-douzaine de silhouettes trapues attroupées autour de la Terrienne et du Calafiain mais, dans le temps qu'il leur fallut à lui et à son coéquipier pour se frayer un chemin dans les broussailles et gagner un point d'où ils eussent une meilleure vue, les animaux — ou quoi que c'eût été — avaient disparu.

Sa première crainte à l'idée qu'il pût s'agir de charognards s'évanouit lorsqu'il vit Toshio bouger. Néanmoins, sa main droite resta sur la crosse du pistolet à aiguilles tandis qu'il levait haut la lanterne pour laisser passer Mannes Suessi. Puis il promena soigneusement son regard sur la clairière, enregistra les odeurs et les sons qui flottaient sur la surface vivante du tertre de métal et mémorisa chaque détail.

Comment vont-ils ? s'enquit-il au bout de quelques secondes.

T'inquiète pas, Toshio, ce n'est que moi, Iannes. (Il y avait quelque chose de carrément maternel dans le marmonnement du mécanicien qui reprit à voix haute :) Bien, monsieur Orley. Ils sont tous les deux conscients mais pas trop en état de parler.

Thomas Orley pénétra dans la clairière et posa la lampe à côté de Suessi.

Ces éclairs sont la meilleure des couvertures, dit-il. Je vais tout de suite faire venir les véhicules de sorte que nous puissions emmener ces deux-là d'ici au plus vite.

Il effleura un bouton sur le rebord de son masque et, dans un ternaire impeccable, siffla un message qui ne dura pas plus de dix secondes. On prétendait même que Thomas Orley pouvait aussi parler primai quoique nul humain n'en eût jamais été témoin.

Ils seront là dans quelques minutes, annonça-t-il. Il leur faut effacer leurs traces.

Puis il s'accroupit près de Toshio qui s'était assis lorsque Suessi était venu s'occuper d'Hikahi.

Bonsoir, monsieur Orley, dit le garçon. Je suis désolé de vous avoir arraché à votre travail.

Ce n'est rien, mon gars. De toute manière, j'avais l'intention de venir jeter un coup d'œil par ici. Tu as simplement fourni au commandant un prétexte pour m'y envoyer. Une fois que nous vous saurons en route vers le vaisseau, Hannes, Tsh't et moi irons faire un tour à l'endroit où la nef galactique est tombée. Dans l'immédiat, te sens-tu capable de nous mener jusqu'aux corps de Ssatlalta et de K'Hith ? Nous aimerions profiter de l'orage pour passer l'île au peigne fin.

Oui, monsieur. Je dois encore être capable de me traîner quelque temps. Je suppose que l'on n'a pas retrouvé Hist-t ?

Non. Et cela nous cause bien du souci, quoique ce ne soit en rien comparable à l'inquiétude dans laquelle nous étions lorsque Broodika est rentré. Keepiru nous a raconté l'essentiel de l'histoire. Sais-tu que ce fin te tient en haute estime ? Il faut dire qu'ici tu as fait un sacré boulot.

Toshio se détourna, comme honteux de recevoir des compliments.

Avec curiosité, Orley le contempla. Jusqu'à présent, le jeune midship n'avait guère tenu de place dans ses pensées. Pendant la première partie du voyage, ce garçon lui avait paru brillant mais quelque peu irresponsable. Plus tard, après la découverte de la flotte abandonnée, il avait sombré dans la morosité à mesure que diminuaient leurs chances de revoir le pays.

Maintenant, les choses allaient prendre un autre tour. Il était encore trop tôt pour prévoir quels seraient les effets à long terme de cette aventure mais, manifestement, elle avait constitué pour Toshio un rite de passage.

Des bourdonnements montèrent du rivage et, bientôt, deux véhicules d'aspect arachnéen se profilèrent sous les arbres. Chacun d'eux était conduit par un dauphin en harnais installé dans le hamac de pilotage.

Toshio poussa un soupir quelque peu saccadé lorsque Orley l'aida à se relever. Puis, soudain, ce dernier se baissa pour ramasser un objet par terre. Il le montra au jeune homme.

Un grattoir, n'est-ce pas ? Fait de morceaux de métal prélevés sur des arêtes de poisson et collés sur un manche en bois...

Oui. Ce doit être ça.

Ont-ils déjà un langage ?

Non, monsieur. Enfin, si... mais rudimentaire. Ils semblent être en stagnation. Des chasseurs-cueilleurs au sens le plus étroit. Hikahi pense qu'ils n'ont pas évolué depuis un bon demi-million d'années.

Orley hocha la tête. À première vue, cette espèce indigène semblait mûre. Une race au stade de pré-cognitivité idéal pour l'Élévation. C'était un miracle que nul patron galactique ne leur eût déjà sauté dessus pour leur coller un statut de client et mille siècles de servitude.

Hommes et fen du Streaker venaient de se doter d'une responsabilité supplémentaire et, plus que jamais, la discrétion était à l'ordre du jour.

Il enfouit l'objet dans sa poche et posa la main sur l'épaule de Toshio.

Bon, tu pourras nous raconter tout ça quand nous serons de retour au vaisseau, mon gars. Entre-temps, tu vas avoir à te creuser la cervelle.

Pardon ? fit Toshio, interloqué.

Eh bien, ce n'est pas tout le monde qui a la charge de baptiser une future race de voyageurs de l'espace. Tu sais, les fen vont probablement s'attendre à ce que tu composes un chant sur le sujet.

Toshio leva les yeux vers son aîné. Plaisantait-il ou non ? Mais Thomas Orley avait toujours sa coutumière expression énigmatique.

Orley porta son regard vers les nuages d'orage. Alors que les véhicules pénétraient dans la clairière pour venir prendre Hikahi, il s'écarta de leur route et sourit au rideau qui, temporairement, était tombé sur le théâtre du ciel.