CHAPITRE XVIII
Le premier pas.
Mma Ramotswe rentra à Gaborone le matin même de sa rencontre avec le cuisinier. Il y avait eu plusieurs conversations – dont une prolongée – avec d’autres membres de la maisonnée. Elle avait parlé à la nouvelle épouse, qui l’avait écoutée gravement avant de baisser la tête. Elle avait parlé à la vieille femme, qui s’était d’abord montrée hautaine et inflexible, mais avait fini par accepter la vérité que lui apportait Mma Ramotswe et par se ranger à son avis. Elle avait affronté le frère, qui l’avait regardée sans la croire, mais avait emboîté le pas à sa mère lorsque celle-ci s’était immiscée dans la discussion pour lui expliquer sèchement en quoi consistait son devoir. Au terme de tous ces entretiens, Mma Ramotswe avait les nerfs à vif. Elle avait pris des risques, mais son intuition s’était révélée correcte et sa stratégie payante. Il ne restait plus qu’un interlocuteur à convaincre à présent, et cette personne se trouvait à Gaborone ; là, la partie s’annonçait plus ardue.
Le voyage du retour fut agréable. Les pluies de la veille avaient produit leur effet et une nuance de vert recouvrait la terre. Par moments, on apercevait des flaques d’eau où se reflétait le ciel en taches bleu argent. Et puis, la poussière avait été fixée au sol, ce qui produisait peut-être la sensation la plus rafraîchissante. Cette fine poussière, omniprésente à la fin de la saison sèche, s’insinuait partout, encrassant toute chose et rendant les vêtements rêches et inconfortables.
Elle gagna directement Zebra Drive, où les enfants l’accueillirent dans une grande excitation. Le garçon se précipita vers la petite fourgonnette blanche avec des sauts de joie, la fille propulsa son fauteuil dans l’allée pour venir à sa rencontre. À la fenêtre de la cuisine, elle aperçut Rose, la femme de ménage, qui s’était occupée des enfants durant sa brève absence et qui la regardait arriver.
Rose prépara le thé pendant que Mma Ramotswe écoutait les enfants raconter ce qui s’était passé à l’école. Il y avait eu un concours et l’une des filles de la classe avait gagné un prix de cinquante pula en bon d’achat à la librairie. L’une des institutrices s’était cassé le bras et portait désormais un plâtre. Une élève des petites classes avait avalé tout un tube de dentifrice, ce qui l’avait rendue malade, mais il fallait s’y attendre, non ?
Il y avait aussi une autre nouvelle : Mma Makutsi avait téléphoné de l’agence en demandant que Mma Ramotswe la rappelle dès son retour, qu’elle prévoyait pour le lendemain.
— Elle avait l’air très excitée, expliqua Rose. Elle a dit qu’elle avait une chose très importante à vous annoncer.
Une tasse de thé rouge fumant devant elle, Mma Ramotswe composa le numéro du Tlokweng Road Speedy Motors, qui était aussi celui de l’agence. Le téléphone sonna un bon moment avant qu’elle entendît la voix familière de Mma Makutsi.
— Garage No 1 des… commença-t-elle. Non. Agence No 1 des Dames Rapides…
— Ce n’est que moi, Mma, interrompit Mma Ramotswe. Et je sais ce que vous voulez dire.
— Je mélange toujours les deux, s’exclama Mma Makutsi en riant. Voilà ce que c’est, de diriger deux entreprises à la fois.
— Je suis sûre que vous vous en êtes sortie pour le mieux, répondit Mma Ramotswe.
— Eh bien, oui, justement. J’ai appelé pour vous dire que je viens de recevoir un très gros chèque. Deux mille pula pour une enquête. Le client est très content.
— Je vous félicite, dit Mma Ramotswe. Je vais venir vous voir pour que vous me racontiez tout ça. Mais d’abord, j’aimerais que vous m’organisiez un rendez-vous. Téléphonez à l’Homme d’État et dites-lui de venir à l’agence à quatre heures.
— Mais s’il ne peut pas ?
— Dites-lui de se libérer. Dites-lui que l’affaire est trop importante pour qu’il la remette à plus tard.
Elle termina son thé, puis dégusta un gros sandwich à la viande préparé par Rose. Mma Ramotswe avait perdu l’habitude de prendre un repas chaud à midi, sauf le week-end, et elle se contentait d’un en-cas ou d’un verre de lait. Comme elle adorait le sucré, elle y ajoutait parfois un beignet ou un gâteau. Elle était de constitution traditionnelle, après tout, et n’avait nul besoin de se soucier de la taille de ses vêtements, contrairement à ces pauvres névrosées qui se regardaient sans cesse dans la glace en se disant qu’elles étaient trop grosses. Qui était trop gros, en fait ? Qui était autorisé à dire à son voisin quel devait être son poids ? C’était là une forme de dictature imposée par les maigres et Mma Ramotswe n’avait aucune intention de s’y plier. Si les maigres devenaient trop insistants, les gros pourraient toujours s’asseoir sur eux pour les étouffer sous leur poids. Oui, ça leur apprendrait !
Il était un peu moins de trois heures lorsqu’elle arriva à l’agence. Les apprentis s’affairaient sur une voiture, mais ils l’accueillirent chaleureusement et sans la moindre parcelle de ce ressentiment maussade qui la contrariait tant autrefois.
— Vous êtes très occupés, à ce que je vois, lança-t-elle. C’est une bien belle voiture que vous réparez là.
Le plus âgé des apprentis s’essuya la bouche d’un revers de manche.
— Elle est magnifique. Elle appartient à une dame. Vous savez que toutes les dames nous apportent leur voiture maintenant ? On est tellement débordés qu’on sera bientôt obligés de prendre nous-mêmes des apprentis ! Ce sera bien ! On aura des bureaux avec des fauteuils et des apprentis qui s’agiteront autour de nous en faisant tout ce qu’on leur commandera de faire !
— Très amusant ! fit Mma Ramotswe avec un sourire. Mais ne laisse pas tes chevilles enfler outre mesure ! N’oublie pas que tu n’es qu’un apprenti et que le patron, c’est cette dame, là-bas, avec les lunettes.
L’apprenti se mit à rire.
— C’est un très bon patron. On l’aime bien.
Il s’interrompit pour dévisager Mma Ramotswe avec un léger froncement de sourcils.
— Et Mr. J.L.B. Matekoni ? Il va mieux ?
— C’est encore trop tôt pour le dire, répondit Mma Ramotswe. Le Dr Moffat affirme qu’il faut généralement deux semaines pour que les médicaments fassent effet. Il reste encore quelques jours à attendre.
— Il a des gens qui s’occupent bien de lui ?
Mma Ramotswe acquiesça. Le fait que l’apprenti pose ces questions était bon signe. Cela prouvait qu’il commençait à s’intéresser aux autres. Peut-être mûrissait-il. Peut-être Mma Makutsi, qui avait dû enseigner aux deux garçons quelques leçons de morale, en plus d’exiger d’eux un travail bien fait, y était-elle pour quelque chose.
Elle pénétra dans le bureau et trouva Mma Makutsi au téléphone. L’assistante termina très vite sa conversation et se leva pour accueillir son employeur.
— Et voilà ! s’exclama-t-elle en lui tendant un morceau de papier.
Mma Ramotswe regarda le chèque. Deux mille pula, apparemment, attendaient l’Agence No 1 des Dames Détectives à la Standard Bank. Au bas du chèque apparaissait le nom bien connu, qui fit sursauter Mma Ramotswe.
— L’organisateur des concours de beauté ?
— Lui-même, acquiesça Mma Makutsi. C’était mon client.
Mma Ramotswe rangea soigneusement le chèque dans son corsage. En affaires, les méthodes modernes étaient formidables, pensa-t-elle, mais quand il s’agissait de conserver l’argent, il existait certains endroits que l’on ne pourrait jamais égaler.
— Vous avez fait très vite, s’étonna-t-elle. Quel était le problème ? Infidélité ?
— Non, répondit Mma Makutsi. Cela concernait les jolies filles, et la recherche d’une jolie fille en qui l’on puisse avoir confiance.
— C’est très mystérieux, fit Mma Ramotswe. Mais apparemment, vous avez trouvé.
— Oui, assura Mma Makutsi. J’ai découvert celle qui méritait de remporter le concours.
Mma Ramotswe demeura perplexe, mais le temps lui manquait pour entrer dans les détails, car elle devait se préparer à son rendez-vous de quatre heures. Au cours de l’heure qui suivit, elle traita le courrier, aida Mma Makutsi à remplir certains papiers en rapport avec le garage et but une rapide tasse de thé rouge. Au moment où la grosse voiture noire s’immobilisa devant l’agence pour décharger l’Homme d’État, le bureau était net et bien rangé et Mma Makutsi, très sérieuse, s’activait à taper une fausse lettre à la machine.
— Alors ! fit l’Homme d’État en s’installant confortablement dans le fauteuil et en croisant les bras. Vous n’êtes pas restée là-bas très longtemps. J’imagine que vous avez réussi à démasquer l’empoisonneuse. Je l’espère pour vous, en tout cas !
Mma Ramotswe jeta un coup d’œil à Mma Makutsi. L’arrogance masculine leur était familière, mais l’attitude du visiteur dépassait de loin les conventions dans ce domaine.
— J’y ai passé exactement le temps que je devais y passer, Rra, répondit-elle d’un ton calme. À présent, je suis revenue pour parler de cette affaire avec vous.
L’Homme d’État fit la moue.
— Je veux une réponse, Mma. Je ne suis pas venu ici pour me lancer dans une longue conversation. Je n’ai pas tout mon temps.
À l’arrière-plan, la machine à écrire cliqueta avec force.
— Dans ce cas, déclara Mma Ramotswe, vous pouvez repartir travailler. Soit vous acceptez d’écouter tout ce que j’ai à vous dire, soit nous en restons là.
L’Homme d’État garda le silence. Lorsqu’il reprit la parole, sa voix était grave.
— Vous êtes une femme insolente, dit-il. Sans doute n’avez-vous pas de mari pour vous enseigner comment on doit s’adresser à un homme de manière respectueuse.
Le bruit de la machine à écrire s’amplifia.
— Et peut-être que vous, vous auriez besoin d’une épouse pour vous enseigner comment on doit s’adresser aux femmes de manière respectueuse, rétorqua Mma Ramotswe. Mais je ne veux pas vous retenir. La porte est là, Rra. Elle est ouverte. Vous pouvez partir tout de suite.
L’Homme d’État ne fit pas un geste.
— Vous n’avez pas entendu ce que j’ai dit, Rra ? Vais-je devoir vous mettre dehors ? J’ai deux garçons, là-bas, qui sont très costauds à force de travailler sur les moteurs. Et puis, il y a Mma Makutsi, que vous n’avez même pas saluée, soit dit en passant, et il y a moi. Cela fait quatre. Votre chauffeur est vieux. Vous êtes en position de faiblesse, Rra.
L’Homme d’État resta immobile. Ses yeux, à présent, fixaient le sol.
— Alors, Rra ? fit Mma Ramotswe en tapotant le bureau de ses doigts.
L’Homme d’État releva la tête.
— Je suis désolé, Mma. J’ai manqué de savoir-vivre.
— Merci, répondit Mma Ramotswe. À présent, une fois que vous aurez salué Mma Makutsi comme il se doit, à la façon traditionnelle, s’il vous plaît, nous pourrons commencer.
— Je vais vous raconter une histoire, déclara Mma Ramotswe à l’Homme d’État. Cette histoire est celle d’une famille qui avait trois fils. Le père était très heureux que son premier-né soit un garçon et il lui accordait tout ce qu’il réclamait. La mère était elle aussi très heureuse d’avoir donné un fils à son époux et elle le gâtait beaucoup également. Puis un deuxième garçon arriva, et ils furent très tristes lorsqu’ils s’aperçurent que celui-là avait l’esprit un peu dérangé. La mère entendit les gens parler derrière son dos, affirmer que si l’enfant était comme ça, c’était parce qu’elle avait connu un autre homme pendant sa grossesse. Ce n’était pas vrai, bien sûr, mais toutes ces méchancetés lui faisaient mal et elle avait honte lorsqu’elle sortait. Pourtant, ce deuxième fils était heureux ; il aimait rester auprès du bétail et le compter, même s’il ne comptait pas très bien.
« Le premier-né était très intelligent et il réussissait bien. Il alla à Gaborone et se fit un nom en politique. Seulement, plus il gagna en pouvoir et en célébrité, plus il devint arrogant.
« Entre-temps, un troisième fils était né. L’aîné en fut très heureux et il le chérit. Toutefois, sous cette affection, se dissimulait la crainte que ce petit frère ne lui dérobe l’amour que lui avait toujours porté sa famille, et que son père ne le préfère à lui. Tout ce que faisait son père était vu comme autant de signes que celui-ci préférait le benjamin, ce qui n’était pas vrai, bien sûr, parce que le vieil homme aimait tous ses fils.
« Lorsque le petit frère se maria, l’aîné fut très fâché. Il ne confia cette colère à personne, mais elle bouillonnait au fond de lui. Il était bien trop fier pour en parler à qui que ce fût, parce qu’il était quelqu’un d’important. Il était sûr que cette nouvelle femme lui prendrait son frère et qu’il ne lui resterait rien. Il pensait qu’elle chercherait à s’approprier la ferme et tout le bétail. Il ne prit même pas la peine de se demander si ses craintes étaient fondées.
« Il se mit à imaginer qu’elle avait décidé de tuer son frère, ce frère qu’il chérissait tant. Cette pensée l’empêchait de dormir, à cause de toute cette haine qui grandissait en lui. Si bien qu’en fin de compte il alla voir une certaine dame – cette dame, Rra, c’était moi – pour lui demander de découvrir la preuve qu’il avait vu juste. Il espérait que, de cette façon, elle l’aiderait peut-être à se débarrasser de l’épouse du frère.
« Au départ, la dame ne savait rien de ce qui se cachait en fait derrière la requête, aussi partit-elle séjourner au sein de cette malheureuse famille, à la ferme. Elle parla à chacun et découvrit que personne ne cherchait à tuer personne, et que toute cette histoire d’empoisonnement était arrivée simplement parce qu’il y avait un cuisinier malheureux qui confondait les plantes. C’était le frère qui avait rendu ce cuisinier malheureux en le forçant à faire des choses qu’il n’avait pas envie de faire. La dame de Gaborone s’entretint donc avec tous les membres de la famille, l’un après l’autre. Ensuite, elle revint à Gaborone pour parler au frère. Celui-ci se montra extrêmement désagréable avec elle, parce qu’il avait pris l’habitude d’être impoli et de mener son monde à sa façon. Toutefois, elle comprenait que sous sa carapace de tyran se dissimulait un être craintif et malheureux. Et cette dame pensait que c’était à cet être craintif et malheureux qu’il faudrait s’adresser.
« Elle savait, bien entendu, qu’il serait incapable de parler lui-même aux siens, aussi l’avait-elle fait pour lui. Elle expliqua à chaque membre de sa famille ce qu’il ressentait, et comment l’amour qu’il portait à son frère suscitait une jalousie qui envenimait son comportement. L’épouse du frère comprit et promit de tout mettre en œuvre pour le convaincre qu’elle ne lui avait pas dérobé son frère bien-aimé. La mère comprit aussi ; elle se rendit compte que son mari et elle-même avaient fait craindre à leur fils aîné qu’il perdrait sa part de la ferme, et elle dit qu’elle y remédierait. Ils assurèrent qu’ils feraient en sorte que tout soit partagé de façon équitable, qu’il n’avait pas besoin d’avoir peur pour l’avenir.
« Ensuite, cette dame dit à la famille qu’elle parlerait au frère de Gaborone et qu’elle était sûre qu’il comprendrait. Elle dit qu’elle lui transmettrait toutes les paroles qu’ils auraient envie de lui adresser. Elle dit que le vrai poison, dans les familles, n’était pas celui qu’on ajoutait à la nourriture, mais celui qui poussait dans les cœurs, quand les gens étaient jaloux les uns des autres et ne pouvaient exprimer leurs sentiments.
« La dame rentra donc à Gaborone avec les paroles de la famille. Et les paroles du jeune frère étaient celles-ci : J’aime beaucoup mon frère. Jamais je ne pourrai l’oublier. Jamais je ne lui prendrai ce qui lui appartient. La terre et les bêtes sont à partager avec lui. Et l’épouse du frère dit : J’admire le frère de mon mari et jamais je ne lui déroberai l’amour que son frère lui porte, et qu’il mérite. Et la mère dit : Je suis très fière de mon fils. Il y a ici de la place pour nous tous. J’ai redouté que mes fils grandissent loin l’un de l’autre et que leurs épouses viennent se mettre entre eux et brisent notre famille. Je ne le crains plus à présent. S’il vous plaît, demandez à mon fils de venir me voir bientôt. Il ne me reste plus beaucoup de temps. Et le vieux père ne dit pas grand-chose, sauf : Aucun homme ne pourrait souhaiter de meilleurs fils que les miens.
La machine à écrire s’était tue. Mma Ramotswe cessa de parler et regarda l’Homme d’État, qui demeurait silencieux et dont, seule, la poitrine bougeait, au rythme de sa respiration. Enfin, il leva une main, lentement, pour la porter devant son visage, et il se pencha en avant. La seconde main vint rejoindre la première.
— Il ne faut pas avoir honte de pleurer, Rra, dit Mma Ramotswe avec douceur. C’est de cette façon que les choses commencent à s’améliorer. C’est le premier pas.