CHAPITRE VIII
Faibles niveaux de sérotonine
La première chose que fit Mma Ramotswe le lendemain matin fut de téléphoner à Mr. J.L.B. Matekoni chez lui, près de l’ancien aéroport militaire du Botswana. Ils avaient l’habitude de s’appeler de bonne heure – du moins, depuis leurs fiançailles – mais la plupart du temps, c’était lui qui en prenait l’initiative. Il laissait à Mma Ramotswe le temps de boire son thé rouge, qu’elle aimait prendre dans le jardin, avant de composer son numéro et de déclarer avec cérémonie, comme il tenait à le faire : « C’est Mr. J.L.B. Matekoni à l’appareil, Mma. As-tu bien dormi ? »
La sonnerie retentit pendant plus d’une minute avant que l’on vienne décrocher.
— Mr. J.L.B. Matekoni ? C’est moi. Comment vas-tu ? As-tu bien dormi ?
La voix à l’autre bout du fil lui parut confuse. Mma Ramotswe comprit qu’elle avait réveillé son fiancé.
— Ah, oui. Ah… Je suis réveillé maintenant. C’est moi.
Mma Ramotswe persista dans le rituel matinal. Il importait de demander à un interlocuteur s’il avait bien dormi : une tradition ancienne, mais qu’il fallait maintenir.
— As-tu bien dormi, Rra ?
La voix de Mr. J.L.B. Matekoni était faible.
— Je ne crois pas, non. J’ai passé la nuit à penser et le sommeil n’est pas venu. Je me suis endormi au moment où tout le monde commence à se réveiller. Maintenant, je suis fatigué.
— C’est dommage, Rra. Je suis désolée de t’avoir réveillé. Il faut que tu retournes te coucher et que tu essaies de dormir un peu. On ne peut pas vivre sans sommeil.
— Je le sais bien ! rétorqua Mr. J.L.B. Matekoni d’un ton irrité. Je n’arrête pas d’essayer de dormir ces derniers temps, mais je n’y arrive pas. On croirait qu’il y a dans ma chambre un animal bizarre qui ne veut pas que je dorme et qui ne cesse de m’asticoter.
— Un animal bizarre ? répéta Mma Ramotswe, perplexe. De quel animal s’agit-il ?
— Mais il n’y a pas d’animal, bien sûr ! Enfin, il n’y a rien quand j’allume la lumière. C’est juste que j’ai l’impression qu’il y a quelque chose là et que cette chose ne veut pas me laisser dormir. Je n’ai rien dit d’autre. En réalité, il n’y a aucun animal.
Mma Ramotswe garda le silence quelques instants, puis interrogea :
— Est-ce que tu te sens bien, Rra ? Peut-être es-tu malade ?
Mr. J.L.B. Matekoni émit un grognement.
— Mais non, je ne suis pas malade, répondit-il. Mon cœur pompe bien le sang dans ma poitrine, mes poumons s’emplissent d’air normalement. C’est juste que j’en ai par-dessus la tête de tous les problèmes. Et puis, j’ai peur qu’on finisse par découvrir la vérité sur moi. Si cela arrive, ce sera la fin de tout.
Mma Ramotswe fronça les sourcils.
— Découvrir la vérité sur toi ? Qui pourrait découvrir quoi ?
Ce fut un chuchotement qui lui répondit :
— Tu sais de quoi je parle. Tu le sais très bien.
— Je ne sais rien du tout, Rra. Tout ce que je sais, c’est que tu dis des choses fort bizarres.
— Ah ! Tu dis cela, Mma, mais tu sais pertinemment de quoi je veux parler. J’ai commis de très mauvaises actions au cours de mon existence et maintenant, les gens vont découvrir la vérité et on va m’arrêter. Je serai puni et tu auras honte de moi, Mma. Je te le dis.
La gorge de Mma Ramotswe se dessécha, tandis qu’elle se débattait pour accepter ce qu’elle venait d’entendre. Était-il possible que Mr. J.L.B. Matekoni se soit rendu coupable de quelque crime terrible qu’il lui aurait caché ? Venait-il d’être démasqué ? Elle ne pouvait le croire : Mr. J.L.B. Matekoni était un homme bon, incapable d’agir contre l’honneur, mais les gens comme lui gardaient parfois un atroce secret enfoui dans leur passé. Tout le monde avait un jour ou l’autre agi d’une façon qui lui faisait honte, c’était du moins ce qu’on disait. Monseigneur Makhulu lui-même n’avait-il pas prononcé un prêche à ce sujet au Club des femmes ? Il avait affirmé qu’il ne connaissait pas un seul individu, fût-ce au sein de l’Église, qui n’ait au moins un acte à se reprocher, même les saints. Saint François, disait-on, avait un jour écrasé délibérément un pigeon du pied – non, c’était sûrement faux – mais peut-être avait-il aussi accompli d’autres actes qu’il avait regrettés par la suite. Quant à elle, il y avait de nombreuses choses qu’elle eût préféré ne pas avoir faites, à commencer par cette fois où, à l’âge de six ans, elle avait répandu de la mélasse sur la plus belle robe d’une de ses camarades de classe parce qu’elle-même ne possédait pas de robe aussi jolie. Elle croisait encore cette personne de temps en temps – celle-ci habitait Gaborone et était mariée à un employé du centre de tri de diamants. Mma Ramotswe songeait parfois à confesser son crime, même plus de trente ans après, à avouer à cette femme sa mauvaise action, mais elle ne parvenait pas à s’y résoudre. Pourtant, chaque fois que la personne en question la saluait amicalement, Mma Ramotswe se revoyait saisissant la boîte de mélasse pour la déverser sur le tissu rose, alors que la fillette était sortie de classe en y laissant la robe. Elle le lui dirait un jour. Ou peut-être demanderait-elle à Monseigneur Makhulu de lui écrire une lettre de sa part. L’une de mes ouailles requiert votre pardon, Mma. Elle se sent lourdement accablée par une faute qu’elle a commise à votre encontre il y a bien des années. Vous souvenez-vous de votre robe rose favorite…
Si Mr. J.L.B. Matekoni s’était rendu coupable d’un acte de malveillance similaire – peut-être avait-il répandu de l’huile de moteur sur quelqu’un –, il ne devait pas s’inquiéter pour autant. Il existait peu de fautes, hormis le meurtre, que l’on ne pût rattraper ensuite. Beaucoup se révélaient moins graves que l’imaginait le transgresseur et pouvaient demeurer enfouies dans le passé en toute sécurité. Et d’ailleurs, même les plus graves pouvaient être pardonnées une fois reconnues. Il fallait rassurer Mr. J.L.B. Matekoni. Il arrivait souvent que l’on amplifie d’infimes problèmes lorsqu’on passait la nuit à y réfléchir.
— Nous avons tous commis des fautes au cours de notre vie, Rra, affirma-t-elle. Toi, moi, Mma Makutsi, et même le pape. Personne ne peut se vanter d’avoir toujours été parfait. L’erreur est inhérente à la nature humaine. Tu ne dois pas t’en faire pour cela. Dis-moi simplement de quoi il s’agit et je suis sûre que je parviendrai à mettre ton esprit en repos.
— Ah non, c’est impossible, Mma. Je ne peux même pas t’en dire un seul mot. Tu serais extrêmement choquée et tu ne voudrais plus jamais me revoir. Vois-tu, je ne te mérite pas. Tu es trop bonne pour moi, Mma.
Mma Ramotswe sentit l’exaspération la gagner.
— Tu dis n’importe quoi. Bien sûr que tu me mérites ! Je ne suis qu’une personne ordinaire. Toi, tu es quelqu’un de très valable. Tu es doué dans ton travail et les gens ne pensent que du bien de toi. Où va le haut commissaire britannique pour l’entretien de sa voiture ? Chez toi. À qui s’adresse la ferme des orphelins quand elle a besoin de faire réparer quelque chose ? À toi. Tu es propriétaire d’un garage de grande qualité et je suis très honorée de me marier bientôt avec toi. Un point, c’est tout.
Ces remarques furent accueillies par un silence. Puis :
— Seulement, tu ne sais pas à quel point je suis mauvais. Je ne t’ai jamais parlé de ces mauvaises actions que j’ai faites.
— Eh bien, parle-m’en. Raconte-les-moi maintenant. Je suis forte.
— Oh non ! Je ne peux pas, Mma. Tu serais trop choquée.
Mma Ramotswe comprit que la conversation ne mènerait nulle part, aussi changea-t-elle de tactique.
— Au fait, en ce qui concerne ton garage… Tu n’y es allé ni hier ni avant-hier. Mma Makutsi s’en occupe à ta place, mais cette situation ne pourra pas durer indéfiniment.
— Je suis bien content qu’elle s’en occupe, répondit Mr. J.L.B. Matekoni d’un ton morne. Je ne me sens pas d’attaque en ce moment. Je pense qu’il vaut mieux que je reste à la maison. Qu’elle se charge de tout. Et remercie-la pour moi, s’il te plaît.
Mma Ramotswe prit une profonde inspiration.
— Tu ne vas pas bien du tout, Mr. J.L.B. Matekoni. Je crois que je vais te prendre un rendez-vous chez le médecin. J’ai parlé au Dr Moffat. Il voudrait te recevoir. Il pense que cela vaudrait mieux.
— Je n’ai rien de cassé, protesta Mr. J.L.B. Matekoni. Je n’ai pas besoin de voir le Dr Moffat. Que pourrait-il faire pour moi ? Rien du tout.
La conversation ne l’avait nullement rassurée. Après avoir raccroché, Mma Ramotswe arpenta nerveusement sa cuisine plusieurs minutes. Il devenait évident que le Dr Moffat avait raison : Mr. J.L.B. Matekoni était malade – dépression, avait dit le médecin –, mais à présent, c’était surtout cet acte terrible dont son ami affirmait s’être rendu coupable qui la tourmentait. Aucun individu au monde ne faisait un meurtrier moins plausible que Mr. J.L.B. Matekoni, mais comment réagir s’il ressortait qu’il l’était bel et bien ? Les sentiments qu’elle éprouvait pour lui changeraient-ils si elle découvrait qu’il avait tué, ou se convaincrait-elle qu’il n’était pas vraiment responsable, qu’il cherchait seulement à se défendre lorsqu’il avait frappé sa victime à la tête avec la clé à molette ? Toutes les femmes de criminel faisaient cela. Elles refusaient l’idée que leur mari puisse être un meurtrier. Les mères réagissaient de même. Les mères d’assassin soutenaient toujours que leur fils n’était pas aussi mauvais qu’on le disait. Évidemment, pour une mère, l’homme demeurait un petit garçon toute sa vie, quel que soit son âge, et un petit garçon ne pouvait être coupable de meurtre.
Bien sûr, Note Mokoti, lui, aurait pu devenir un assassin. Il était capable de tuer un homme de sang-froid, parce qu’il n’avait pas d’états d’âme. On l’imaginait sans peine frapper quelqu’un à mort, puis s’éloigner d’un pas nonchalant, comme s’il venait de serrer la main de sa victime. Lorsqu’il avait battu Mma Ramotswe, en de nombreuses occasions, avant de l’abandonner, il n’avait pas manifesté la moindre émotion. Une fois, alors qu’il venait de lui ouvrir l’arcade sourcilière en la frappant avec une violence plus sauvage que d’ordinaire, il s’était arrêté pour observer son œuvre comme un docteur examine une plaie.
— Il va falloir montrer ça à l’hôpital, avait-il laissé tomber d’une voix neutre. C’est assez profond. Tu dois faire plus attention.
Une seule chose la réconfortait dans l’épisode avec Note : c’était que son Papa ait été encore vivant le jour où elle s’était retrouvée seule. Au moins, il avait eu la satisfaction de savoir que sa fille ne vivait plus avec cet homme, après les deux années de souffrance qu’avait provoquées en lui cette union. Lorsqu’elle était venue le trouver pour lui expliquer que Note l’avait abandonnée, il n’avait rien dit de la bêtise qu’elle avait faite en contractant ce mariage, bien qu’il y eût sans doute songé. Il avait seulement affirmé qu’elle devait revenir à la maison, qu’il prendrait toujours soin d’elle et espérait qu’elle aurait une vie meilleure désormais. Il avait montré beaucoup de dignité, comme à son habitude. Et elle avait pleuré, et il lui avait assuré qu’elle se trouvait en sécurité avec lui et qu’elle n’avait plus rien à craindre de son ancien mari.
Note Mokoti et Mr. J.L.B. Matekoni étaient deux êtres très différents. Note avait commis des mauvaises actions, mais pas Mr. J.L.B. Matekoni. Alors pourquoi ce dernier avait-il tant insisté sur cette chose atroce qui lui pesait sur la conscience ? Mma Ramotswe ne se l’expliquait pas. Et comme chaque fois qu’elle ne comprenait pas quelque chose, elle décida de recourir à sa première source d’information et de consolation dans les cas de doute ou de conflit : la Grande Librairie du Botswana.
Elle avala un rapide petit déjeuner et laissa les enfants aux bons soins de Rose. Elle eût aimé leur donner un peu d’attention, mais sa vie était devenue excessivement compliquée. S’occuper de Mr. J.L.B. Matekoni était passé en tête de sa liste de tâches, puis venaient le garage, l’enquête sur les difficultés du frère de l’Homme d’État, et enfin, l’emménagement dans les nouveaux locaux. C’était une liste difficile : chaque élément présentait un critère d’urgence et, cependant, les journées ne comptaient qu’un nombre d’heures limité.
Elle parcourut la courte distance qui la séparait du centre-ville et put garer derrière la Standard Bank sa petite fourgonnette blanche. Puis, saluant au passage un ou deux visages familiers sur la place, elle gagna la Grande Librairie du Botswana. C’était son magasin préféré et elle s’y accordait souvent une bonne heure de flânerie, même pour l’achat le plus simple, ce qui lui laissait le loisir d’arpenter tous les rayons. Ce matin-là toutefois, avec la mission précise et douloureuse qui l’amenait, elle résista fermement à la tentation que représentaient les étagères de magazines et leurs photographies de maisons extraordinaires et de robes sublimes.
— Je voudrais parler au directeur, annonça-t-elle à l’une des employées.
— Vous pouvez me parler à moi, répondit la jeune assistante.
Mma Ramotswe demeura inflexible. La vendeuse était polie, mais très jeune, et mieux valait avoir affaire à un homme qui en savait long sur les livres.
— Non, déclara-t-elle. Je souhaite parler au directeur, Mma. C’est très important.
Le directeur fut appelé et il accueillit poliment Mma Ramotswe.
— Cela me fait plaisir de vous voir, dit-il. Êtes-vous ici en tant que détective, Mma ?
Mma Ramotswe se mit à rire.
— Non, Rra. Mais j’aimerais trouver un livre à même de m’aider dans une affaire très délicate. Puis-je vous parler en toute confidentialité ?
— Bien sûr, Mma. Jamais vous n’entendrez un libraire divulguer les lectures de ses clients si ceux-ci souhaitent les tenir privées. Nous y mettons un point d’honneur.
— Parfait, répondit Mma Ramotswe. Je cherche un livre sur une maladie appelée dépression. En connaissez-vous ?
Le directeur hocha la tête.
— Ne vous inquiétez pas, Mma. Non seulement j’en connais, mais j’en ai un en magasin. Je peux vous le vendre.
Il s’interrompit un instant, puis reprit :
— Je suis désolé pour vous, Mma. La dépression n’est pas une maladie très gaie.
Mma Ramotswe jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.
— Ce n’est pas moi, souffla-t-elle. C’est Mr. J.L.B. Matekoni. Je crois qu’il est dépressif.
Le visage du libraire affichait une grande compassion quand il conduisit sa cliente vers une étagère située au fond du magasin. Il saisit un petit ouvrage à couverture rouge.
— Voilà un très bon livre sur cette maladie, déclara-t-il en le lui tendant. Si vous lisez ce qui est écrit derrière, vous verrez que de nombreuses personnes ont trouvé qu’il les avait aidées à y faire face. Je suis désolé pour Mr. J.L.B. Matekoni, vous savez. J’espère que ce livre l’aidera à aller mieux.
— Vous êtes très efficace, Rra, dit Mma Ramotswe. Je vous remercie. Nous avons beaucoup de chance de posséder une aussi bonne librairie dans ce pays. Merci.
Elle paya et regagna la petite fourgonnette blanche tout en feuilletant l’ouvrage. Une phrase retint surtout son attention et elle s’immobilisa pour la lire.
L’une des caractéristiques de la dépression aiguë est le sentiment d’avoir fait quelque chose de grave, par exemple contracté une dette que l’on ne peut honorer, ou même commis un crime. Ce sentiment s’accompagne généralement d’une perte d’estime de soi. Inutile de préciser que la faute imaginaire n’a, dans la plupart des cas, jamais eu lieu, mais tous les raisonnements du monde ne peuvent ébranler la conviction du patient.
Mma Ramotswe relut le passage, tout en sentant son moral revenir au beau fixe. Un ouvrage sur la dépression produisait rarement un tel effet sur le lecteur, mais c’était le cas en cet instant. Bien sûr que Mr. J.L.B. Matekoni n’avait rien fait d’horrible. Il était, elle l’avait toujours su, un homme d’honneur sans faille. À présent, il ne restait plus qu’à l’obliger à consulter un médecin et à prendre son traitement. Elle referma le livre et jeta un coup d’œil au dos de la couverture. Cette affection qui se traite très bien… était-il écrit. Ces mots la rassérénèrent encore davantage. Elle savait ce qu’elle avait à faire et sa liste, qui lui était apparue longue et complexe le matin, lui semblait maintenant moins démesurée et moins obsédante.
Elle se rendit tout droit de la Grande Librairie du Botswana au Tlokweng Road Speedy Motors. À son grand soulagement, le garage était ouvert et Mma Makutsi se tenait sur le pas de la porte du bureau, une tasse de thé à la main. Les deux apprentis étaient assis sur leurs tonneaux d’huile, l’un fumant une cigarette, l’autre buvant une canette de soda.
— Ce n’est pas un peu tôt pour une pause ? lança Mma Ramotswe avec un coup d’œil en direction des apprentis.
— Oh, Mma, nous avons tous mérité un peu de repos, répondit Mma Makutsi. Nous sommes là depuis deux heures et demie déjà. Nous sommes arrivés à six heures et nous avons beaucoup travaillé.
— Oui, renchérit l’un des apprentis. Beaucoup. Nous avons fait du très bon travail, Mma. Dites-lui, Mma. Dites-lui ce que vous avez fait.
— Cette patronne par intérim est une mécano de première classe, intervint l’autre. Encore plus forte que le patron, j’ai l’impression.
Mma Makutsi éclata de rire.
— Vous deux, vous avez l’habitude de faire des compliments aux femmes ! Mais cela ne marche pas avec moi. Je suis ici en tant que directrice par intérim, non en tant que femme.
— N’empêche que c’est vrai, Mma, insista le plus âgé des apprentis. Puisqu’elle ne vous le dit pas, moi, je vais vous raconter ce qui s’est passé. Il y avait une voiture qui était là depuis quatre ou cinq jours. Elle appartient à une infirmière en chef de l’hôpital Princess Marina. C’est une femme très forte et je n’aimerais pas avoir à danser avec elle. Ouh là !
— Cette femme n’accepterait jamais de danser avec toi ! coupa Mma Makutsi. Pourquoi irait-elle danser avec un gars crasseux comme toi, alors qu’elle peut danser avec des chirurgiens et des gens comme ça ?
L’apprenti accueillit l’insulte d’un éclat de rire.
— Enfin bref, quand elle a apporté sa voiture, elle a dit qu’elle s’arrêtait de temps en temps au milieu de la circulation et qu’il fallait ensuite attendre quelques instants avant de pouvoir redémarrer. Après ça, elle repartait pour un moment, et puis ça recommençait.
« On a regardé. Je l’ai essayée et elle a démarré. Je l’ai conduite jusqu’à l’ancien aéroport, et même sur Lobatse Road. Rien. Elle ne s’est pas arrêtée une seule fois. Mais comme la femme disait qu’elle s’arrêtait tout le temps, j’ai remplacé les bougies et j’ai réessayé. Cette fois, elle s’est arrêtée juste en arrivant au rond-point, près du golf. Arrêtée tout d’un coup, comme ça. Et puis elle est repartie. Et en plus, il s’est passé un drôle de truc, dont la femme nous avait parlé : les essuie-glaces se sont mis en marche au moment où la voiture s’est arrêtée. Alors que je n’y avais pas touché. « Alors ce matin, j’ai dit à Mma Makutsi : « – Regardez ça, Mma. C’est une voiture bizarre. Elle s’arrête, et puis elle repart.
« Mma Makutsi est venue voir. Elle a examiné le moteur et elle a vu que les bougies étaient toutes neuves et qu’il y avait aussi une nouvelle batterie. Alors, elle a ouvert la portière et elle est montée. Et là, elle a fait cette tête-là, regardez : comme ça, avec son nez en l’air. Et elle a dit :
« — Cette voiture sent la souris. Je peux vous dire qu’il y a une odeur de souris là-dedans.
« Elle s’est mise à chercher. Elle a regardé sous les sièges, mais il n’y avait rien. Ensuite, elle a regardé sous le tableau de bord et elle a commencé à crier sur moi et sur mon frère ici présent. Elle a dit :
« — Il y a un nid de souris dans cette voiture. Et elles ont rongé l’isolation des fils qu’il y a là-dessous. Regardez !
« On a regardé les fils, qui sont des fils très importants pour la voiture, ceux qui sont reliés à l’allumage. Il y en avait deux qui se touchaient, enfin, presque, là où les souris avaient grignoté le caoutchouc. Ce qui voulait dire que quand les fils se touchaient, le moteur pensait que l’allumage était débranché et le jus passait dans les essuie-glaces. C’était exactement ce qui arrivait. Quand les souris ont compris qu’elles étaient découvertes, elles se sont sauvées. Mma Makutsi a pris leur nid et l’a jeté. Ensuite, elle a recouvert les fils avec du ruban adhésif qu’on lui a donné et maintenant, la voiture est réparée. Plus de problème de souris, et tout ça parce que cette femme est une bonne détective !
— C’est une détective de la mécanique, corrigea l’autre apprenti. Elle pourrait rendre un homme très heureux. Mais elle le fatiguerait beaucoup, ah ça oui…
— Allez, taisez-vous maintenant, fit Mma Makutsi en souriant. Il va falloir retourner travailler, vous deux. Je suis la directrice par intérim, moi ! Pas l’une de ces filles que vous avez l’habitude de ramasser dans les bars. Allez, hop, au travail !
Mma Ramotswe se mit à rire.
— Il est clair que vous possédez un vrai talent pour découvrir les choses, Mma. Et peut-être les métiers de détective et de mécanicien ne sont-ils pas si éloignés que cela, après tout !
Elles se rendirent ensemble dans le bureau. Mma Ramotswe remarqua immédiatement l’effet radical qu’avait eu Mma Makutsi sur le chaos. Certes, la table de travail de Mr. J.L.B. Matekoni restait couverte de papiers, mais ceux-ci avaient été triés. Les factures à envoyer se trouvaient réunies d’un côté, celles à régler de l’autre. Les catalogues de fournisseurs étaient empilés sur un classeur et les manuels de mécanique sur une étagère, au-dessus de la table. À une extrémité de la pièce, appuyé contre un mur, elle remarqua un grand tableau blanc étincelant sur lequel Mma Makutsi avait tracé deux colonnes intitulées VOITURES RENTRÉES et VOITURES À RENDRE.
— À l’Institut de secrétariat du Botswana, expliqua Mma Makutsi, on nous enseigne qu’il est très important d’avoir un système. Quand on a un système qui permet de voir où on en est, on n’est jamais perdu.
— C’est vrai, acquiesça Mma Ramotswe. Il est clair que ces professeurs connaissaient les ficelles d’une gestion d’entreprise efficace.
Mma Makutsi eut un sourire ravi.
— Et il y a autre chose, dit-elle. Je pense qu’il serait utile que je vous donne une liste.
— Une liste ?
— Oui, répondit Mma Makutsi en lui tendant un grand classeur rouge. Je vous l’ai rangée là-dedans. Chaque soir, je la mettrai à jour. Vous verrez, il y a trois colonnes. URGENT, NON URGENT et À FAIRE UN JOUR.
Mma Ramotswe soupira. Elle n’avait aucune envie d’hériter d’une nouvelle liste, mais il ne fallait surtout pas décourager Mma Makutsi, qui, à l’évidence, savait gérer le garage.
— Merci, Mma, répondit-elle en ouvrant le classeur. Je vois que vous avez déjà commencé.
— Oui. Mma Potokwane a téléphoné de la ferme des orphelins. Elle voulait parler à Mr. J.L.B. Matekoni, mais je lui ai dit qu’il n’était pas là. Elle a donc répondu qu’elle voulait se mettre en contact avec vous et elle a demandé que vous l’appeliez. Vous verrez, j’ai marqué ça dans la colonne NON URGENT.
— Je vais lui téléphoner, promit Mma Ramotswe. Cela doit concerner les enfants. Je ferais bien de l’appeler dès maintenant, d’ailleurs.
Mma Makutsi retourna à l’atelier, d’où on l’entendit lancer des instructions aux apprentis. Mma Ramotswe saisit le téléphone – qui, remarqua-t-elle, était couvert d’empreintes de doigts graisseuses – et composa le numéro que Mma Makutsi avait inscrit sur sa liste. Tandis que la sonnerie retentissait, elle traça une croix rouge face à l’article solitaire de la liste.
Mma Potokwane décrocha tout de suite.
— C’est très gentil à vous de me rappeler, Mma. J’espère que les enfants vont bien ?
— Ils ont l’air très à l’aise dans leur nouvelle maison.
— Parfait. À présent, Mma, puis-je vous demander une faveur ?
Mma Ramotswe connaissait le mode de fonctionnement de la ferme des orphelins. Celle-ci avait besoin d’assistance, et, bien sûr, chacun était prêt à aider. On ne pouvait rien refuser à Mma Silvia Potokwane.
— Avec plaisir, Mma. Expliquez-moi de quoi il s’agit.
— J’aimerais que vous veniez boire le thé avec moi, répondit Mma Potokwane. Cet après-midi, si cela vous est possible. J’ai quelque chose à vous montrer.
— Ne pouvez-vous pas m’en dire un peu plus long ?
— Non, Mma. C’est difficile à décrire au téléphone. Je préfère que vous voyiez cela par vous-même.