CHAPITRE IV
Visite au Dr Moffat
Tandis que Mma Makutsi veillait au chevet de son frère, Mma Ramotswe immobilisait sa petite fourgonnette blanche devant la maison de Mr. J.L.B. Matekoni, près de l’ancien aéroport militaire du Botswana. Elle vit tout de suite qu’il était là : la camionnette verte, qu’il persistait à conduire alors qu’il possédait, entreposé dans son garage, un véhicule en bien meilleur état, stationnait devant la porte d’entrée, laissée ouverte à cause de la chaleur. Elle gara la fourgonnette dans la rue pour s’épargner la peine d’ouvrir et de refermer la grille, puis se dirigea vers la maison avec un vague coup d’œil aux quelques massifs broussailleux qui constituaient ce que Mr. J.L.B. Matekoni qualifiait de jardin.
— Ko ko ! lança-t-elle de la porte. Tu es là, Mr. J.L.B. Matekoni ?
Une voix lui parvint du salon.
— Oui, je suis là. Je suis chez moi, Mma Ramotswe.
Mma Ramotswe entra et remarqua aussitôt la poussière et la saleté qui maculaient le sol. Depuis que Florence, la détestable femme de ménage de Mr. J.L.B. Matekoni, avait été envoyée en prison pour détention illégale d’arme à feu, la maison restait livrée à l’abandon. Mma Ramotswe avait plusieurs fois rappelé à Mr. J.L.B. Matekoni qu’il devait engager une remplaçante, au moins jusqu’au mariage, et il avait promis de faire le nécessaire. Toutefois, il ne s’en était toujours pas occupé. Mma Ramotswe résolut d’amener bientôt sa propre employée de maison pour tenter un grand nettoyage de printemps.
— Les hommes peuvent vivre dans un désordre incroyable quand personne n’intervient, avait-elle fait remarquer un jour à une amie. Ils ne savent pas entretenir une maison ou un jardin. Ils en sont incapables, tout simplement.
Elle emprunta le couloir pour gagner le salon et vit Mr. J.L.B. Matekoni allongé sur son inconfortable canapé. Il se leva à son arrivée et tenta de remettre un semblant d’ordre à sa tenue débraillée.
— Ta visite me fait plaisir, Mma Ramotswe, déclara-t-il. Voilà plusieurs jours qu’on ne s’était pas vus.
— C’est vrai, répondit Mma Ramotswe. C’est peut-être parce que tu as eu beaucoup de travail.
— Oui, soupira-t-il en se rasseyant. J’ai eu beaucoup de travail. Il y a tellement à faire !
Elle l’observa en silence. Quelque chose n’allait pas. Elle ne s’était pas trompée.
— Il y a beaucoup à faire au garage en ce moment ? interrogea-t-elle.
Il haussa les épaules.
— Il y a toujours beaucoup à faire au garage. Toujours. Les gens ne cessent de m’apporter leur voiture et ils me demandent de réparer ci ou ça. Ils croient que j’ai dix paires de mains. Ils ne se rendent pas compte.
— Mais n’est-ce pas normal que les gens t’apportent leur voiture ? hasarda Mma Ramotswe avec douceur. N’est-ce pas à cela que sert un garage ?
Mr. J.L.B. Matekoni lui jeta un coup d’œil, puis haussa de nouveau les épaules.
— Peut-être, admit-il. N’empêche qu’il y a trop de travail.
Mma Ramotswe balaya la pièce du regard. Des journaux étaient éparpillés dans un coin et elle remarqua une pile de courrier intact sur la table.
— Je viens du garage, expliqua-t-elle. Je pensais te trouver là-bas, mais on m’a dit que tu étais parti tôt. Il paraît que cela t’arrive souvent ces derniers temps.
Mr. J.L.B. Matekoni la contempla, puis baissa les yeux.
— J’ai du mal à rester là-bas la journée entière, avec tout ce travail, dit-il. Quoi qu’il en soit, la besogne finira bien par se faire. Il y a les deux garçons. Ils peuvent se débrouiller.
Mma Ramotswe tressaillit.
— Les deux garçons ? Tes deux apprentis ? Mais tu m’as toujours dit que c’étaient des incapables ! Comment peux-tu prétendre maintenant qu’ils sauront faire tout ce qu’il y a à faire ? Comment peux-tu dire cela ?
Mr. J.L.B. Matekoni garda le silence.
— Eh bien, Mr. J.L.B. Matekoni ? insista Mma Ramotswe. J’attends ta réponse !
— Ils y arriveront, assura-t-il d’une voix étonnamment terne. Il faut leur faire confiance.
Mma Ramotswe se leva. Il ne servait à rien de discuter avec lui lorsqu’il était de cette humeur – car c’était bien de son humeur qu’il semblait s’agir. Peut-être était-il malade ? Elle avait entendu parler d’une grippe qui rendait léthargique pendant une semaine ou deux. N’était-ce pas l’explication de ce comportement insolite ? Auquel cas, il suffisait d’attendre et tout rentrerait dans l’ordre.
— J’ai parlé à Mma Makutsi, déclara-t-elle en se préparant à partir. Je pense qu’elle pourra commencer à travailler au garage dans quelques jours. Je lui ai donné le titre de directrice adjointe. J’espère que cela ne t’ennuie pas.
La réponse qu’il lui fit l’abasourdit.
— Directrice adjointe, directrice en chef, PDG, ministre des garages… dit-il. Tout ce que tu voudras. Cela ne change rien, de toute façon.
Incapable de trouver une repartie satisfaisante, Mma Ramotswe prit congé et se dirigea vers la sortie.
— Ah, au fait ! lança Mr. J.L.B. Matekoni. Je pensais aller à la campagne pendant quelque temps. J’aimerais voir comment poussent les cultures. J’y resterai peut-être un bon moment.
Mma Ramotswe le dévisagea.
— Et pendant ce temps, que se passera-t-il au garage ?
Mr. J.L.B. Matekoni soupira.
— Je te laisse t’en occuper. Toi et ta secrétaire, la directrice adjointe. Laisse-la faire. Ça ira très bien.
Mma Ramotswe pinça les lèvres.
— D’accord, répondit-elle. Nous nous occuperons de tout, Mr. J.L.B. Matekoni. Jusqu’à ce que tu ailles mieux.
— Mais je vais bien ! protesta Mr. J.L.B. Matekoni. Ne te fais pas de souci pour moi. Je vais bien.
Elle ne rentra pas chez elle, sur Zebra Drive, bien qu’elle fût attendue par ses deux enfants adoptifs. Motholeli, la petite fille, avait déjà dû préparer le dîner et, malgré son fauteuil roulant, elle n’avait besoin ni d’aide ni de surveillance. Quant à Puso, c’était un garçon très agité, mais il avait sans doute dépensé une bonne part de son énergie dans la journée et devait se sentir prêt à prendre son bain et à se coucher. Motholeli avait assez d’autorité sur lui pour s’en occuper.
Elle emprunta donc Kudu Road sur la gauche et longea les immeubles jusqu’à la maison d’Odi Way où vivait son ami le Dr Moffat. Ce dernier, qui dirigeait l’hôpital de Mochudi, avait soigné son père et se rendait toujours disponible pour l’écouter lorsqu’elle traversait des passes difficiles. C’était à lui, avant tout autre, qu’elle avait parlé de Note à l’époque. Il lui avait expliqué, avec toute la délicatesse dont il était capable, qu’à sa connaissance les hommes de ce genre ne changeaient jamais.
— N’espère pas le voir se transformer, l’avait-il prévenue. Il est rare que les hommes comme lui évoluent.
Il travaillait beaucoup, bien sûr, et elle répugnait à le déranger, mais elle décida malgré tout de passer voir s’il était chez lui. Pourrait-il faire la lumière sur l’attitude de Mr. J.L.B. Matekoni ? Peut-être sévissait-il dans la région une nouvelle infection qui rendait fatigué et apathique ? Si tel était le cas, combien de temps cet état durait-il ?
Le Dr Moffat venait d’arriver. Il accueillit Mma Ramotswe à la porte et l’entraîna dans son bureau.
— Je me fais du souci pour Mr. J.L.B. Matekoni, expliqua-t-elle. Voilà ce qui se passe.
Il l’écouta quelques minutes, puis l’interrompit.
— Je crois savoir de quel trouble il s’agit, déclara-t-il. Il existe un état que l’on appelle dépression. C’est une maladie comme une autre, une maladie assez fréquente. D’après ce que je viens d’entendre, j’ai l’impression que Mr. J.L.B. Matekoni est dépressif.
— Et existe-t-il un traitement pour cette maladie ?
— Oui, un traitement assez simple, répondit le Dr Moffat. Enfin, à supposer qu’il s’agisse bien de dépression. Nous disposons depuis peu de très bons antidépresseurs. Si tout se passe bien – et il n’y a aucune raison que cela se passe mal –, nous pourrons faire en sorte qu’il commence à se sentir mieux au bout de trois semaines environ, peut-être même un peu avant. Il faut un certain temps pour que ces produits agissent.
— Je vais lui dire de venir vous voir tout de suite, résolut Mma Ramotswe.
Le Dr Moffat parut sceptique.
— Parfois, expliqua-t-il, les patients n’ont pas l’impression d’être malades. Il est possible qu’il refuse de venir. Il m’est très facile de te donner un diagnostic probable, mais le traitement, c’est lui qui doit venir le réclamer.
— Oh, je le persuaderai de venir, affirma Mma Ramotswe. Vous pouvez compter là-dessus. Je m’assurerai qu’il vous demande ce traitement.
Le médecin sourit.
— Méfie-toi, Mma Ramotswe, dit-il. Ce genre de démarche est plus ardu qu’il n’y paraît.