CHAPITRE XV
Qu’aimeriez-vous faire de votre vie ?
Mma Makutsi ne disposait que de trois jours. C’était bien peu de temps, et elle se demandait si elle avait la moindre chance d’en découvrir suffisamment sur chacune des quatre finalistes pour pouvoir conseiller Mr. Pulani. Elle examina la liste dactylographiée que ce dernier lui avait fournie, mais ni les noms ni les adresses qui les suivaient ne lui apprirent grand-chose. Elle savait que certaines personnes affirmaient pouvoir juger les gens d’après leur nom, qu’une fille appelée Marie était forcément honnête et maternelle, que l’on ne pouvait se fier à une Sipho, etc. Toutefois, cette théorie était absurde et bien moins efficace que celle qui se basait sur la forme du crâne. Mma Ramotswe lui avait montré un jour un article sur le sujet et Mma Makutsi avait ri avec elle. Toutefois, cette théorie – bien que plutôt archaïque pour la femme moderne qu’elle était – l’avait intriguée et elle avait aussitôt mené de discrètes recherches. Toujours efficace, la bibliothécaire du British Council n’avait mis que quelques minutes à lui trouver un livre qu’elle s’était empressée de lui proposer. Théories sur le crime était un ouvrage considérablement plus scientifique que la bible professionnelle de Mma Ramotswe, Les Principes de l’investigation privée, de Clovis Andersen. Ce dernier manuel était parfait pour ce qui concernait les relations avec les clients, mais la partie théorique laissait à désirer. Pour Mma Makutsi, il était clair que Clovis Andersen n’avait jamais lu le Journal de criminologie, tandis que l’auteur des Théories sur le crime était un familier des débats que cette revue publiait au sujet des origines du crime. La société était un des coupables possibles, lut Mma Makutsi. Les logements insalubres et l’absence d’avenir transformaient les jeunes en criminels, et il ne fallait pas oublier, soulignait l’ouvrage, que les gens à qui l’on avait fait du mal en infligeaient à leur tour.
Étonnée, Mma Makutsi interrompit sa lecture. Cette dernière affirmation était tout à fait correcte, songea-t-elle, mais elle n’y avait jamais pensé en ces termes. Bien sûr que ceux qui faisaient du mal avaient été des victimes eux aussi ! Cela concordait avec sa propre expérience. Lorsqu’elle était en CE2 à Bobonong, bien des années auparavant, il y avait dans son école un garçon qui brutalisait les plus petits et se réjouissait de leur terreur. Elle n’avait tout d’abord pas compris ce qui le poussait à agir ainsi – peut-être était-ce pure méchanceté – mais plus tard, elle était passée devant chez lui un soir et avait vu son père, complètement ivre, le battre comme plâtre. Le garçon gigotait et criait, mais ne pouvait se dérober aux coups. Le lendemain, sur le chemin de l’école, elle avait assisté à une nouvelle agression : le garçon s’en était pris à un petit, qu’il avait frappé et poussé dans un buisson de ronces aux épines cruelles. Bien sûr, elle était trop jeune alors pour établir un lien de cause à effet, mais à présent que l’épisode lui revenait, il l’éclairait sur la sagesse contenue dans ce passage des Théories sur le crime.
Seule dans le bureau de l’Agence No 1 des Dames Détectives, elle dut s’accorder plusieurs heures de lecture avant de trouver ce qu’elle recherchait. Le chapitre sur les explications biologiques du crime était plus court que les autres, essentiellement parce que l’auteur n’y semblait pas du tout à l’aise.
« Bien que libéral dans sa conception de la réforme des prisons, lut-elle, Cesare Lombroso, criminologue italien du XIXe siècle, était convaincu que les pulsions criminelles d’un individu pouvaient être détectées d’après la forme de sa tête. Ainsi consacra-t-il une grande partie de son énergie à recenser les différentes physionomies de criminels, dans une tentative erronée d’identifier les traits et la morphologie crânienne significatifs de la criminalité. Les pittoresques illustrations reproduites ci-dessous attestent cet enthousiasme déplacé que l’auteur aurait si aisément pu diriger vers des axes de recherche plus fructueux. »
Mma Makutsi se pencha sur les illustrations extraites de l’ouvrage de Lombroso. Un homme d’aspect patibulaire, au front étroit et au regard brûlant de colère, fixait le lecteur. Au-dessous figurait une légende : Assassin caractéristique (type sicilien). Puis venait le portrait d’un individu arborant une grosse moustache, avec de tout petits yeux rapprochés. Il s’agissait là, lut-elle, du Voleur classique (type napolitain). Plusieurs autres « types » de délinquants dévisageaient ainsi le lecteur, affichant tous une malveillance qui ne laissait pas place à la moindre ambiguïté. Mma Makutsi frissonna. Tous ces hommes paraissaient extrêmement désagréables et nul ne se serait jamais risqué à leur faire confiance. Pourquoi, dans ces conditions, qualifier la théorie de Lombroso d’erronée ? Non seulement un tel jugement manquait de courtoisie, songea-t-elle, mais il se révélait faux. C’était Lombroso qui avait raison : on pouvait deviner ce que valait une personne (c’était une chose que les femmes savaient depuis bien longtemps, d’ailleurs : elles devinaient ce que valait un homme rien qu’en le regardant, et elles n’avaient pas besoin d’être italiennes pour cela. Elles le faisaient ici, au Botswana).
Mma Makutsi demeura perplexe. Si la théorie était si clairement exacte, pourquoi l’auteur de cette étude criminologique la contestait-il ? Elle réfléchit un moment, puis l’explication s’imposa à son esprit : il était jaloux ! Voilà quelle était la véritable raison ! Il était jaloux que Lombroso ait pensé à cela avant lui. Or, il tenait à développer des conceptions personnelles et originales sur la criminalité. Eh bien ! Si tel était le cas, il était inutile de s’embêter davantage avec les Théories sur le crime. Elle avait appris quelque chose sur cette méthode de criminologie, restait à le mettre en pratique. Elle exploiterait les théories de Lombroso pour détecter laquelle des quatre filles de la liste était la plus digne de confiance. Les illustrations de Lombroso n’avaient fait que confirmer qu’elle pouvait se fier à son intuition. Un bref tête-à-tête avec chaque fille et peut-être une discrète inspection des crânes – qu’il ne faudrait pas examiner avec trop d’insistance – suffiraient à lui apporter la réponse. Il le fallait, de toute façon. Elle ne pouvait rien faire d’autre dans le très court laps de temps disponible et elle tenait absolument à résoudre l’affaire de manière satisfaisante avant le retour de Mma Ramotswe.
Quatre noms, dont aucun ne lui était connu : Motlamedi Matluli, Gladys Tlhapi, Makita Phenyonini et Patricia Quatleneni. Au-dessous de chacun, l’âge et l’adresse de la jeune fille. Motlamedi était la plus jeune, dix-neuf ans, et la plus accessible, puisqu’elle était interne à l’université. Patricia, la plus âgée, avait vingt-quatre ans et serait sans doute la plus difficile à contacter, avec une vague adresse à Tlokweng (lotissement 2456). Mma Makutsi décida donc de commencer par Motlamedi, qu’elle n’aurait aucune peine à trouver sur le campus bien ordonné. Bien sûr, rien ne disait qu’il serait facile de l’interroger. Mma Makutsi savait que les filles comme elle, qui avaient leur place à l’université et l’assurance de trouver un emploi de choix à la sortie, avaient tendance à regarder de haut ceux qui n’avaient pas eu la même chance, et en particulier les anciennes élèves de l’Institut de secrétariat du Botswana. Sa note de 97 sur 100 à l’examen final, résultat d’un travail acharné, ne pourrait susciter que moquerie de la part de cette Motlamedi. Toutefois, elle irait lui parler et traiterait toute condescendance avec dignité. Elle n’avait aucune raison d’avoir honte : elle était désormais directrice par intérim d’un garage et assistante-détective. Quels titres officiels possédait cette fille, aussi jolie fût-elle ? Elle ne portait même pas le titre de Miss Beauté et Intégrité, même si elle se trouvait parmi les finalistes susceptibles d’accéder à cet insigne honneur.
Elle la rencontrerait donc. Mais que lui dirait-elle ? Elle se voyait mal chercher cette fille, puis lui dire : « Excusez-moi, mademoiselle, je suis venue étudier la forme de votre crâne. » Une telle entrée en matière donnerait lieu à une réponse hostile, même si elle avait le mérite de la franchise. Alors, l’idée lui vint. Elle pourrait se présenter comme une enquêtrice chargée d’un sondage ; pendant que les filles répondraient, elle aurait tout le loisir d’observer leur tête et leurs traits, en vue d’y déceler d’éventuels signes plus ou moins éloquents de malhonnêteté. Peu à peu, cette idée géniale se précisa. Le sondage ne devrait pas concerner une quelconque étude de marketing semblable à celles auxquelles les gens avaient l’habitude de répondre. Non, ce serait une étude sur les conceptions morales. Cela permettrait de poser certaines questions qui, de façon très subtile, en diraient long sur l’état d’esprit des jeunes filles. Les questions devraient être formulées avec soin, afin que nulle ne soupçonne le piège, mais elles amèneraient les sondées à se démasquer. Qu’aimeriez-vous faire de votre vie ? par exemple. Ou encore Vaut-il mieux gagner beaucoup d’argent ou aider les autres ?
Les idées se mettaient en place dans l’esprit de Mma Makutsi et elle souriait avec délectation chaque fois qu’émergeait une nouvelle possibilité. Elle se présenterait comme une journaliste envoyée par le Botswana Daily News pour rédiger un article de fond sur le concours – de petits mensonges étaient permis, avait écrit Clovis Andersen, dans la mesure où la fin justifiait les moyens. Eh bien, dans son cas, la fin était de la plus haute importance, puisque la réputation même du Botswana se trouvait dans la balance. La gagnante du concours de Miss Beauté et Intégrité compterait sans doute, ensuite, parmi les sélectionnées pour le titre de Miss Botswana, un poste au moins aussi important que celui d’ambassadeur du Botswana. Mais oui, une reine de beauté était une sorte d’ambassadrice de son pays et les gens jugeraient ce dernier d’après le comportement de sa représentante. Si Mma Makutsi devait en passer par un petit mensonge pour empêcher une mauvaise fille de se saisir du titre et de jeter l’opprobre sur le pays, ce ne serait qu’un faible prix à payer. Clovis Andersen l’aurait incontestablement soutenue dans ce sens, même si, en revanche, l’auteur des Théories sur le crime, avec son discours hautement moralisateur, aurait pu émettre certaines réserves déplacées.
Mma Makutsi commença à dactylographier l’interrogatoire. Les questions étaient simples, mais pénétrantes.
1. Quelles grandes valeurs l’Afrique peut-elle enseigner au reste du monde ?
Cette question était conçue pour déterminer si les candidates comprenaient l’importance de la morale. Une fille consciente des vraies valeurs répondrait quelque chose comme : L’Afrique peut montrer au monde ce qu’être « humain » veut dire. L’Afrique reconnaît l’humanité de chaque être.
Une fois cette première question négociée ou, plutôt, si elle était négociée, la suivante serait plus personnelle :
2. Qu’aimeriez-vous faire de votre vie ?
C’était avec cette question que Mma Makutsi entendait piéger les filles de mauvaise foi. La réponse classique donnée par toute candidate à un concours de beauté était : J’aimerais travailler pour des bonnes œuvres, peut-être avec des enfants. J’aimerais rendre le monde meilleur qu’il n’était quand je suis arrivée sur terre.
Tout cela était bien joli, mais les filles avaient toutes appris cette réponse dans un livre quelconque, un livre peut-être écrit par une personne comme Clovis Andersen. Manuel pratique à l’usage des reines de beauté, par exemple, ou Comment remporter un concours de beauté.
Une fille sincère, pensa Mma Makutsi, formulerait sans doute sa réponse de la façon suivante : Je voudrais me dévouer pour de bonnes œuvres, peut-être avec des enfants. S’il n’y a pas d’enfants disponibles, je serais heureuse de m’occuper de vieillards. Cela ne me dérange pas. Mais je souhaite aussi trouver un travail intéressant qui me fasse gagner un bon salaire.
3. Vaut-il mieux être belle ou intègre ?
Là encore, on devinait aisément la réponse attendue d’une candidate à un concours de beauté : l’intégrité était plus importante. Toutes les filles sentiraient qu’il fallait dire cela, mais il existait une vague possibilité que la franchise en pousse une à reconnaître qu’être belle possédait ses avantages. C’était une vérité que Mma Makutsi avait constatée au moment où elle recherchait un emploi : les jolies filles obtenaient tous les postes et il restait bien peu de places pour les autres, même pour celles qui avaient obtenu non moins de 97 sur 100 à l’examen final. Cette injustice lui était restée sur le cœur, même si, dans son cas, le travail acharné qu’elle avait fourni pour réussir avait porté ses fruits. Combien, parmi les filles qui avaient un plus joli teint que le sien dans sa promotion, exerçaient aujourd’hui comme directrices par intérim ? La réponse était indubitablement : aucune. Ces filles superbes avaient épousé des hommes riches et vivaient dans le confort, mais elles pouvaient difficilement se vanter d’avoir fait carrière… À moins que porter des vêtements onéreux et assister à des soirées chics puisse être considéré comme une carrière.
Mma Makutsi dactylographia le questionnaire. Il n’y avait pas de photocopieuse à l’agence, mais grâce au papier carbone qu’elle avait utilisé, elle tenait à présent quatre exemplaires, avec l’en-tête Service d’études de fond du « Botswana Daily News » imprimé en haut de page. Elle consulta sa montre. Il était midi et la chaleur devenait inconfortable. On avait eu de la pluie quelques jours auparavant, mais la terre l’avait vite absorbée et le sol en réclamait encore. Si elle revenait, comme ce serait sans doute le cas, les températures chuteraient et les gens se sentiraient de nouveau bien. Les esprits avaient tendance à s’échauffer à mesure que le mercure grimpait et des bagarres éclataient pour des motifs insignifiants. La pluie ramenait la paix entre les hommes.
Elle sortit de l’agence et referma la porte derrière elle. Les apprentis s’affairaient autour d’une vieille fourgonnette appartenant à une femme qui faisait la navette entre Lobatse et Gaborone pour livrer des légumes aux supermarchés. Une amie lui avait parlé du garage, affirmant que c’était un bon endroit pour faire réparer sa voiture quand on était une femme.
— C’est un garage pour les femmes, je crois, avait dit l’amie. Ils nous comprennent et s’occupent très bien de nous. C’est le meilleur endroit où une femme puisse confier sa voiture.
Cette nouvelle réputation de garagistes pour dames tenait les apprentis très occupés. Sous la direction de Mma Makutsi, ils relevaient le défi, restant tard au garage et s’appliquant davantage. Elle vérifiait leur travail de temps en temps et insistait pour se faire expliquer les réparations qu’ils étaient en train d’effectuer. Ils appréciaient cette attention, qui les aidait aussi à concentrer leur pensée sur le problème à régler. Leur diagnostic – arme si importante dans la panoplie du parfait garagiste – s’était nettement amélioré et ils perdaient désormais moins de temps en bavardages oisifs sur les filles.
— Cela nous plaît de travailler pour une femme, lui avait dit un matin le plus âgé des apprentis. C’est super d’avoir une femme qui vous regarde tout le temps.
— Tant mieux, avait répondu Mma Makutsi. Ton travail s’améliore à vue d’œil. Un jour, tu deviendras peut-être un mécanicien célèbre, comme Mr. J.L.B. Matekoni. C’est possible…
Elle se dirigea vers les apprentis et les regarda manipuler un filtre à huile.
— Quand vous en aurez fini, dit-elle, j’aimerais que l’un de vous me conduise à l’université.
— Mais on a beaucoup de travail, Mma ! protesta le plus jeune. Il nous reste encore deux voitures à voir aujourd’hui. On ne peut pas aller tout le temps à droite, à gauche ! On n’est pas des chauffeurs de taxi…
Mma Makutsi soupira.
— Dans ce cas, il va falloir que je prenne un taxi. Je dois m’occuper d’une importante affaire de concours de beauté. Il faut que je parle à quelques-unes des candidates.
— Moi, je peux vous emmener, intervint précipitamment l’autre apprenti. Je suis presque prêt. Mon frère pourra terminer ça tout seul…
— Parfait, fit Mma Makutsi. Je savais que je pouvais compter sur votre bonne nature.
Ils se garèrent sous un arbre du campus, non loin du vaste bloc de béton blanc désigné par le gardien de la grille d’entrée lorsque Mma Makutsi lui avait montré l’adresse. Un petit groupe d’étudiantes bavardaient sous un auvent qui ombrageait l’entrée principale du bâtiment à trois étages. Laissant l’apprenti dans la camionnette, Mma Makutsi se dirigea vers le groupe et se présenta.
— Je cherche Motlamedi Matluli, expliqua-t-elle. On m’a dit qu’elle habitait ici.
L’une des étudiantes s’esclaffa.
— Oui, elle habite ici, répondit-elle. Quoiqu’à mon avis elle préférerait un endroit plus chic.
— L’Hôtel du Soleil, par exemple, renchérit une autre, provoquant un éclat de rire général.
Mma Makutsi sourit.
— C’est une fille importante, c’est ça ?
La question déclencha de nouveaux rires.
— En tout cas, elle, elle en est sûre ! s’exclama l’une des filles. Comme tous les garçons lui courent après, elle se prend pour la reine de Gaborone. Il faut la voir !
— Justement, c’est pour cela que je suis ici, répondit Mma Makutsi. J’ai besoin de lui parler.
— Vous la trouverez devant son miroir, affirma une étudiante. Au premier étage, chambre 114.
Mma Makutsi les remercia et s’engagea dans l’escalier de béton brut qui menait au premier étage. Sur le mur figurait une inscription peu amène, une remarque sur une fille de l’université. L’un des étudiants avait sans doute été repoussé et, pour se défouler, il avait déversé sa mauvaise humeur sous forme de graffitis. Mma Makutsi en fut contrariée : ces jeunes étaient privilégiés – au Botswana, les gens ordinaires n’avaient pas la chance de recevoir une telle éducation, payée par le gouvernement jusqu’au dernier pula et au dernier thebe – et tout ce qu’ils trouvaient à faire, c’était d’écrire sur les murs. Et que dire de Motlamedi, qui passait apparemment son temps à se pomponner et à participer à des concours de beauté, alors qu’elle aurait dû rester penchée sur ses livres d’étudiante ? Si j’étais recteur de l’université, songea Mma Makutsi, je demanderais aux gens comme elle de se décider. On ne peut pas faire deux choses à la fois. On ne peut pas cultiver son esprit et travailler ses coiffures. Il faut choisir.
Elle trouva la chambre 114 et frappa à la porte. Les sons d’une radio lui parvenaient de l’intérieur, aussi frappa-t-elle de nouveau, plus fort cette fois.
— Ça va, ça va ! cria une voix à l’intérieur. J’arrive !
La porte s’ouvrit et Motlamedi Matluli apparut. La première chose qui saisit Mma Makutsi en la découvrant fut le regard de la jeune fille. Ses yeux extraordinairement grands dominaient son visage, auquel ils conféraient une innocence et une douceur étonnantes, un peu comme chez ces petites créatures de la nuit que l’on appelait galagos.
Motlamedi détailla la visiteuse de la tête aux pieds.
— Oui ? s’enquit-elle d’un ton désinvolte. Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
L’entrée en matière manquait singulièrement de courtoisie et Mma Makutsi en fut piquée au vif. Si cette fille avait eu des manières, pensa-t-elle, elle m’aurait tout de suite invitée à entrer. Elle est trop occupée par son miroir qui, comme l’avaient prédit les étudiantes rencontrées en bas, trônait au milieu de la table de travail, entouré de crèmes et de lotions.
— Je suis journaliste, déclara Mma Makutsi. J’écris un article sur les finalistes du concours de Miss Beauté et Intégrité. J’ai là quelques questions auxquelles j’aimerais que vous répondiez.
À ces mots, l’attitude de Motlamedi changea du tout au tout. Très vite, et avec effusion, la jeune fille convia Mma Makutsi à entrer et dégagea quelques vêtements jetés sur une chaise pour la faire asseoir.
— Il n’y a pas toujours autant de désordre, expliqua-t-elle en riant, avant de désigner les piles de vêtements entassés ça et là. Mais je suis en plein rangement, je trie mes affaires, vous savez ce que c’est…
Mma Makutsi hocha la tête. Elle sortit le questionnaire de son cartable et le tendit à la jeune fille, qui l’examina, puis sourit.
— Ces questions sont très faciles, dit-elle. J’en ai déjà vu des comme ça.
— Pourriez-vous y répondre par écrit ? demanda Mma Makutsi. Ensuite, j’aimerais discuter avec vous un petit moment, avant de vous laisser à vos études.
Elle avait prononcé ces derniers mots en regardant autour d’elle : la chambre – du moins, ce qu’elle en voyait – ne contenait pas le moindre livre.
— Oui, répondit Motlamedi en se penchant sur la feuille. Nous autres étudiants sommes très pris par nos études.
Pendant que la jeune fille écrivait, Mma Makutsi jeta de discrets coups d’œil à sa tête. Malheureusement, le style de coiffure adopté par la finaliste était tel qu’il lui fut impossible de discerner la forme du crâne. Lombroso lui-même, pensa-t-elle, aurait éprouvé les plus grandes difficultés à se faire une opinion sur cette personne. Mais à vrai dire, cela n’avait guère d’importance. Tout ce qu’elle avait vu de son interlocutrice, de son impolitesse à la porte à son expression proche du dédain (dissimulée dès l’instant où Mma Makutsi s’était déclarée journaliste), lui disait qu’elle représenterait un mauvais choix pour le poste de Miss Beauté et Intégrité. Certes, elle ne serait sans doute jamais accusée de vol, mais il existait d’autres façons d’attirer la disgrâce sur le concours et sur Mr. Pulani. La plus probable, pour cette jeune femme, serait de se trouver mêlée à un scandale impliquant un homme marié. Les filles de ce genre n’avaient aucun respect pour l’institution matrimoniale et l’on pouvait s’attendre à les voir solliciter tout homme susceptible de les faire progresser dans leur carrière, qu’il eût une épouse ou non. Quel exemple cela serait-il pour le Botswana ? se demanda Mma Makutsi. Cette seule pensée la mit en colère et elle se surprit à secouer la tête.
Motlamedi releva les yeux.
— Pourquoi secouez-vous la tête, Mma ? interrogea-t-elle. Ça ne va pas, ce que j’ai marqué ?
— Si, si… s’empressa de répondre Mma Makutsi. Il faut écrire la vérité. C’est la seule chose qui m’intéresse.
Motlamedi sourit.
— Je dis toujours la vérité, affirma-t-elle. Je dis la vérité depuis que je suis toute petite. Je ne supporte pas les gens qui mentent.
— Ah bon ?
Elle reposa son stylo et tendit la feuille à Mma Makutsi.
— J’espère que je n’en ai pas trop écrit, dit-elle. Je sais que les journalistes sont toujours débordés de travail.
Mma Makutsi saisit le questionnaire et parcourut les réponses des yeux.
Question 1 : L’Afrique possède une très longue histoire, même si de nombreuses personnes n’y prêtent pas la moindre attention. L’Afrique peut enseigner au monde les façons d’aider son prochain. Il existe également d’autres choses que l’Afrique peut apporter au monde.
Question 2 : Travailler pour aider les autres est ma plus grande ambition. J’attends avec impatience le jour où je pourrai aider davantage de gens. C’est l’une des raisons pour lesquelles je mérite de remporter le titre : je suis une jeune fille qui aime aider les autres. Je ne suis pas égoïste, comme beaucoup.
Question 3 : Il est préférable d’être quelqu’un d’intègre. Une fille honnête est riche dans son cœur. C’est une grande vérité. Les filles qui se soucient de leur apparence ne sont pas aussi heureuses que celles qui pensent aux autres avant tout. Moi, je fais partie de cette dernière catégorie, c’est pourquoi je sais cela.
Motlamedi ne quittait pas des yeux Mma Makutsi.
— Alors, Mma ? la pressa-t-elle. Voulez-vous me poser des questions sur ce que j’ai écrit ?
Mma Makutsi plia la feuille en deux et la glissa dans son cartable.
— Non, merci, Mma, c’est inutile, dit-elle. Vous m’avez fourni tout ce que j’avais besoin de savoir. Ce n’est pas la peine que je vous ennuie davantage.
Motlamedi parut inquiète.
— Et un portrait ? suggéra-t-elle. Si votre journal souhaite m’envoyer un photographe, je pense que j’accepterais qu’il me prenne en photo. Je serai là tout l’après-midi.
Mma Makutsi se dirigea vers la porte.
— Peut-être, répondit-elle. Je ne sais pas. Vous m’avez donné des réponses très précieuses que je vais pouvoir mettre dans le journal. Je pense vous connaître parfaitement bien, à présent.
Motlamedi sentit qu’elle pouvait se donner la peine d’être affable.
— Je suis ravie de vous avoir rencontrée, lança-t-elle. J’ai hâte de vous revoir. Peut-être assisterez-vous à la finale… Dans ce cas, venez avec le photographe.
— Peut-être, répondit Mma Makutsi avant de sortir.
Lorsque Mma Makutsi émergea du bâtiment, l’apprenti discutait avec trois jeunes filles. Il s’était lancé dans une explication au sujet de la voiture et ses interlocutrices l’écoutaient avec attention. Mma Makutsi n’entendit que la fin de la conversation.
— … au moins cent vingt kilomètres/heure. Et le moteur est hyper silencieux. S’il y a un garçon et une fille à l’arrière et qu’ils veulent s’embrasser, ils ont intérêt à ne pas faire de bruit, parce qu’ils peuvent être sûrs qu’on va les entendre de l’avant.
Les étudiantes se mirent à rire.
— Ne l’écoutez pas, mesdemoiselles, intervint Mma Makutsi. Ce jeune homme n’est pas autorisé à parler aux filles. Il est déjà marié et il a trois enfants. Sa femme va se mettre très en colère si elle apprend que des filles lui ont adressé la parole. Très en colère.
Les étudiantes eurent un mouvement de recul. L’une d’elles lança à l’apprenti un regard lourd de reproche.
— Mais ce n’est pas vrai ! protesta le jeune homme. Je ne suis pas marié.
— C’est ce que vous dites toujours, rétorqua l’une des étudiantes, furieuse. Vous venez sur le campus pour bavarder avec nous, mais en fait, vous pensez sans arrêt à votre femme. Quelle conduite !
— C’est une très mauvaise conduite, en effet, acquiesça Mma Makutsi en ouvrant la portière côté passager. De toute façon, on s’en va. Ce jeune homme doit m’emmener quelque part.
— Faites attention, Mma, dit une étudiante. On les connaît, les gars comme lui…
Les lèvres serrées, l’apprenti mit la voiture en marche et s’éloigna.
— Vous n’auriez pas dû dire ça, Mma. Vous m’avez fait passer pour un imbécile.
— Tu n’as pas besoin de moi pour ça, rétorqua Mma Makutsi. Pourquoi faut-il que tu passes ton temps à courir après les filles ? Que tu cherches toujours à les impressionner ?
— Parce que c’est mon plaisir, répliqua l’apprenti, sur la défensive. J’adore parler aux filles. Il y a tellement de belles femmes dans ce pays, et elles n’ont personne pour leur parler ! En fait, c’est un service que je rends à mon pays.
Mma Makutsi lui jeta un coup d’œil excédé. Même si les deux garçons s’étaient mis à travailler dur et avaient bien réagi à ses suggestions, il semblait subsister dans leur personnalité une faiblesse chronique : cet inlassable besoin de séduire. Y avait-il quelque chose à faire pour le combattre ? Elle en doutait, mais cela passerait avec le temps, se dit-elle. Ils s’assagiraient. Ou peut-être pas. Les gens ne changeaient pas beaucoup. Mma Ramotswe lui avait dit cela un jour et la phrase s’était imprimée dans son esprit. Les gens ne changent pas, mais cela ne signifie pas qu’ils restent les mêmes toute leur vie. Ce que l’on peut obtenir, c’est découvrir leurs bons côtés et les faire émerger. Cela donnera peut-être l’impression que ces gens ont changé, mais ce sera faux, même s’ils en sortent différents, et meilleurs. Voilà ce qu’avait dit Mma Ramotswe… enfin, à peu près. Et s’il existait une personne au Botswana – une seule personne – qu’il fallait écouter avec beaucoup d’attention, c’était bien Mma Ramotswe.