CHAPITRE VI

Changement de direction

 

Le Tlokweng Road Speedy Motors se trouvait à courte distance de la route et à moins de un kilomètre des deux grands magasins construits en bordure du quartier qu’on appelait le Village. Il appartenait à un groupe de trois immeubles comportant un supermarché où l’on trouvait à peu près tout, des vêtements bon marché jusqu’à la paraffine, en passant par la mélasse raffinée, et une entreprise de construction qui vendait du bois et de la tôle ondulée pour les toitures. Le garage occupait l’extrémité est du bloc. Plusieurs robiniers l’entouraient et une vieille pompe à essence trônait à l’avant. La compagnie pétrolière avait promis à Mr. J.L.B. Matekoni de remplacer celle-ci par une neuve, mais comme elle était peu désireuse de le voir faire concurrence aux stations-service plus modernes de la ville, cet engagement était tombé dans l’oubli. On continuait tout de même à livrer de l’essence, conformément aux exigences du contrat d’origine, mais sans enthousiasme, et le camion-citerne avait tendance à négliger certaines tournées, si bien que la pompe était souvent vide.

Cela n’avait pas grande importance, toutefois. Les clients venaient chez Tlokweng Road Speedy Motors parce qu’ils voulaient confier leurs réparations à Mr. J.L.B. Matekoni, et non pour faire le plein. Ces gens-là connaissaient la différence entre un bon mécanicien et un simple réparateur. Un bon mécanicien comprenait les voitures. Il pouvait diagnostiquer un problème rien qu’en écoutant tourner un moteur, un peu comme il suffit à un médecin expérimenté de regarder un patient pour savoir ce qui ne va pas.

— Les moteurs nous parlent, expliquait-il à ses apprentis. Écoutez-les ! Ils nous disent où ils ont mal, il suffit de tendre l’oreille.

Bien sûr, les apprentis ne comprenaient pas. Ils avaient une vision diamétralement opposée des machines et se révélaient incapables de concevoir qu’un moteur pût avoir des états d’âme et des émotions, se sentir tendu, surmené, ou soulagé et bien dans sa peau. Prendre des jeunes en apprentissage représentait un acte de charité de la part de Mr. J.L.B. Matekoni, qui tenait à ce qu’il y eût au Botswana suffisamment de mécaniciens bien formés pour prendre la relève de sa génération, le moment de la retraite venu.

— Tant que nous n’aurons pas de bons mécaniciens, l’Afrique n’ira nulle part, déclara-t-il un jour à Mma Ramotswe. Les mécaniciens constituent la toute première pierre de l’édifice. Ensuite, les autres viennent s’ajouter. Les médecins. Les infirmières. Les enseignants. Mais à la base de tout cet ensemble, il y a les mécaniciens. C’est pourquoi il est si important d’inculquer le métier aux jeunes.

En arrivant au Tlokweng Road Speedy Motors, Mma Ramotswe et Mma Makutsi virent l’un des apprentis au volant d’une voiture que l’autre poussait lentement à l’intérieur de l’atelier. Lorsque les deux femmes approchèrent, celui qui poussait se redressa pour les regarder, abandonnant sa tâche, et la voiture se mit à reculer.

Mma Ramotswe gara la petite fourgonnette blanche sous un arbre et se dirigea vers l’entrée du bureau, escortée de Mma Makutsi.

— Bonjour, Bomma, lança le plus grand des deux apprentis. La suspension de votre fourgonnette est en mauvais état. Vous êtes trop lourde. Regardez, elle est complètement penchée d’un côté. Nous pouvons vous réparer ça, si vous voulez.

— Ma fourgonnette est en parfait état, rétorqua Mma Ramotswe. C’est Mr. J.L.B. Matekoni en personne qui s’en occupe. Il ne m’a jamais rien dit sur la suspension.

— Peut-être, mais ça fait un bon bout de temps qu’il ne dit rien, fit remarquer l’apprenti. Il n’est plus très bavard…

Mma Makutsi s’arrêta et regarda le garçon.

— Je suis Mma Makutsi, dit-elle en le fixant à travers ses grosses lunettes. Je suis la directrice par intérim. Si vous souhaitez parler de suspensions, vous pouvez venir me voir dans le bureau. En attendant, qu’êtes-vous en train de faire ? À qui appartient cette voiture et quel travail avez-vous l’intention d’effectuer dessus ?

L’apprenti jeta un coup d’œil par-dessus son épaule pour obtenir le soutien de son camarade.

— Elle est à cette femme qui habite derrière le commissariat de police, vous savez… Je crois que c’est une sorte de femme facile.

Il se mit à rire, puis poursuivit :

— Elle s’en sert pour aller ramasser des hommes, mais maintenant, voilà que la voiture ne démarre plus. Alors elle ne peut plus ramasser de clients. Ha ! ha !

Mma Makutsi eut un frémissement de colère.

— Elle ne démarre plus, c’est ça ?

— Oui, fit l’apprenti. Elle ne démarre plus. Alors Charlie et moi, on a été la chercher avec la dépanneuse et on l’a remorquée jusqu’ici. Maintenant, on la pousse dans le garage pour regarder le moteur. Cela va être un boulot rentable, j’ai l’impression. Il va peut-être falloir changer le starter. Vous savez… C’est des trucs qui coûtent cher, mais comme les hommes donnent plein d’argent à cette femme, elle pourra payer sans problème. Ha ! ha !

Mma Makutsi abaissa ses lunettes sur le bout de son nez et contempla le garçon par-dessus la monture.

— Et la batterie ? interrogea-t-elle. C’est peut-être la batterie, tout simplement. Avez-vous essayé de la recharger ?

L’apprenti cessa de sourire.

— Alors ? insista Mma Makutsi. Avez-vous rechargé la batterie ? Avez-vous essayé, au moins ?

Le garçon secoua la tête.

— C’est une vieille voiture. C’est à coup sûr autre chose qui ne va pas.

— Franchement ! s’exclama Mma Makutsi. Allez, ouvrez-moi ce capot ! Vous avez une batterie en bon état à l’atelier, non ? Alors branchez-la et essayez.

L’apprenti regarda son ami, qui haussa les épaules.

— Allez ! pressa Mma Makutsi. J’ai beaucoup à faire au bureau, moi ! Alors dépêchez-vous, s’il vous plaît.

Mma Ramotswe ne dit rien. Elle observa Mma Makutsi, tandis que les apprentis poussaient la voiture sur les quelques mètres restants, puis reliaient le moteur à la batterie neuve. Ensuite, avec nonchalance, l’un des garçons s’installa au volant et tourna la clé de contact. Le moteur démarra aussitôt.

— Chargez-la, ordonna Mma Makutsi. Puis vous changerez l’huile et vous irez rapporter la voiture à sa propriétaire. Dites-lui que vous êtes désolés si la réparation a pris plus de temps que nécessaire, mais que nous lui offrons une vidange en dédommagement.

Elle se tourna vers Mma Ramotswe, qui souriait à ses côtés.

— Il est important de fidéliser la clientèle, expliqua-t-elle. Si vous faites une fleur au client, il continuera à venir chez vous toute sa vie. C’est capital dans le commerce.

— Très juste, approuva Mma Ramotswe.

Si elle avait douté jusque-là de l’aptitude de Mma Makutsi à tenir le garage, elle se sentait à présent rassurée.

— Vous vous y connaissez, en voitures ? lui demanda-t-elle un peu plus tard, tandis qu’elles entamaient ensemble le tri des papiers sur le bureau encombré de Mr. J.L.B. Matekoni.

— Pas vraiment, répondit Mma Makutsi. Mais je suis très calée en machines à écrire. Et toutes les machines se ressemblent, non ?

 

Leur première tâche fut de recenser les véhicules présents à l’atelier et ceux prévus pour les prochains jours. Charlie, le plus âgé des apprentis, fut convoqué au bureau et on lui demanda de fournir la liste du travail en souffrance. Il en ressortit qu’il y avait huit voitures garées à l’arrière du bâtiment, en attente de pièces détachées. Certaines de ces dernières avaient déjà été commandées, d’autres non. Lorsqu’elle en eut fait établir une liste précise, Mma Makutsi téléphona à chaque fournisseur et demanda où en était la commande.

— Mr. J.L.B. Matekoni est très fâché, affirma-t-elle d’un ton tranchant. Et nous n’aurons pas de quoi vous régler les anciennes factures si vous nous empêchez de travailler. Je suis persuadée que vous pouvez comprendre cela.

Des promesses furent faites et, dans leur grande majorité, tenues. Les pièces détachées commencèrent à arriver au bout de quelques heures, livrées par les fournisseurs en personne. Elles furent dûment étiquetées – chose que l’on n’avait jamais faite auparavant, affirmèrent les apprentis – et placées sur un banc, par ordre d’urgence. En même temps, les apprentis, dont Mma Makutsi supervisait le travail en permanence, s’activèrent à les installer, puis à tester les moteurs, remettant au fur et à mesure les véhicules réparés à Mma Makutsi pour vérification. Elle les questionnait sur les réparations effectuées, demandant parfois à inspecter elle-même le résultat, puis, comme elle ne savait pas conduire, elle passait la voiture à Mma Ramotswe, qui se chargeait du contrôle final. Elle téléphonait alors au propriétaire pour l’avertir que la réparation était faite. Il n’y aurait à payer que la moitié de la facture, expliquait-elle, pour compenser le retard de livraison. Cela radoucit tous les clients, à l’exception d’un seul, qui annonça qu’à l’avenir il irait dans un autre garage.

— Dans ce cas, vous ne profiterez pas de notre offre de révision gratuite, répondit tranquillement Mma Makutsi. C’est dommage.

Ces mots provoquèrent le revirement escompté, et à la fin de la journée, le Tlokweng Road Speedy Motors avait rendu six voitures à leurs propriétaires, qui semblaient tous avoir pardonné le retard.

— Ce fut une bonne première journée ! déclara Mma Makutsi, tandis qu’avec Mma Ramotswe elle regardait les apprentis épuisés s’éloigner sur la route. Ces garçons ont travaillé dur et je les ai récompensés en leur offrant un bonus de cinquante pula chacun. Ils sont très contents et, du coup, je suis sûre qu’ils deviendront de meilleurs apprentis. Vous verrez.

Mma Ramotswe hocha la tête, impressionnée.

— Je pense que vous devez avoir raison, répondit-elle. Vous faites une directrice exceptionnelle.

— Merci, fit Mma Makutsi. Bon, il va falloir rentrer, maintenant. Nous aurons beaucoup à faire demain.

Mma Ramotswe reconduisit son assistante jusque chez elle à bord de la petite fourgonnette blanche, sur des routes encombrées de gens qui rentraient du travail. Il y avait des minibus bondés, ployant dangereusement sous leur charge, des bicyclettes portant des passagers sur le porte-bagages et des hommes et des femmes à pied, marchant les bras ballants, sifflant, réfléchissant, espérant. Elle connaissait bien ce trajet, car elle avait déjà raccompagné Mma Makutsi en de multiples occasions et s’était habituée à ces maisons délabrées et aux nuées d’enfants attentifs et curieux qui peuplaient ces quartiers. Elle laissa son assistante à la grille d’entrée et la regarda contourner le bâtiment pour gagner la hutte de parpaing où elle vivait. Il lui sembla apercevoir une silhouette dans l’embrasure de la porte, une ombre peut-être, mais Mma Makutsi se retourna à cet instant et Mma Ramotswe, qui ne pouvait être prise en flagrant délit de curiosité, fut contrainte de démarrer.