CHAPITRE XI
Mma Potokwane rend service
L’Homme d’État avait donné à Mma Ramotswe un numéro de téléphone qu’elle pouvait composer à tout moment et qui lui permettait d’éviter secrétaires et assistantes. Cet après-midi-là, elle l’essaya pour la première fois et la voix de son client retentit aussitôt au bout du fil. Il paraissait heureux de l’entendre et exprima sa satisfaction en apprenant que l’enquête avait débuté.
— J’aimerais aller à la ferme la semaine prochaine, déclara Mma Ramotswe. Avez-vous contacté votre père ?
— Oui, répondit l’Homme d’État. Je l’ai prévenu que vous alliez venir vous reposer chez lui quelque temps. Je lui ai dit que vous m’aviez obtenu de nombreuses voix de femmes aux dernières élections et que j’avais une dette envers vous. Vous serez bien traitée.
On mit les détails au point et Mma Ramotswe se fit indiquer l’itinéraire jusqu’à la ferme, située non loin de la route de Francistown, au nord de Pilane.
— Je suis sûr que vous me rapporterez la preuve des mauvaises intentions de cette femme, conclut l’Homme d’État. Et que nous pourrons ainsi sauver mon pauvre frère.
Mma Ramotswe resta sur ses gardes.
— Nous verrons, rétorqua-t-elle. Je ne peux rien vous garantir. Il faut que je voie.
— Bien sûr, Mma, s’empressa d’approuver l’Homme d’État. Mais j’ai toute confiance en vos capacités. Je sais que vous parviendrez à démontrer la cruauté de cette femme. Espérons qu’il ne sera pas trop tard…
Mma Ramotswe raccrocha et resta immobile, à contempler le mur. Elle avait libéré toute une semaine sur son agenda, ce qui signifiait que les autres tâches de sa liste se trouvaient reportées à un avenir incertain. Au moins, elle n’avait pas de souci à se faire pour le garage, ni même pour l’agence et les éventuels clients qui se présenteraient. Mma Makutsi se chargerait de tout et si elle se trouvait sous une voiture au moment où le téléphone sonnait – ce qui arrivait de plus en plus ces derniers jours –, on avait expliqué aux apprentis comment répondre à sa place.
Mais Mr. J.L.B. Matekoni, dans tout ça ? C’était lui qui posait le problème le plus délicat, auquel elle ne s’était pas encore attaquée. Il fallait agir, et vite. Elle avait achevé le livre sur la dépression et se sentait plus confiante devant ces énigmatiques symptômes. Toutefois, le danger subsistait toujours de voir Mr. J.L.B. Matekoni commettre un acte irraisonné, caractéristique de ce mal qui l’habitait – le livre était très explicite là-dessus –, et elle envisageait avec terreur la perspective de voir son fiancé conduit à de telles extrémités à cause de la perte d’estime de lui-même. Elle devait, d’une manière ou d’une autre, le convaincre de consulter le Dr Moffat, afin de commencer un traitement. Cependant, la fois où elle avait évoqué cette nécessité, il avait refusé net. Si elle essayait à nouveau, elle risquait de se heurter à la même réaction.
Elle se demanda s’il n’existait pas un moyen de lui faire prendre les cachets par la ruse. L’idée de recourir à la sournoiserie avec Mr. J.L.B. Matekoni ne lui plaisait guère, mais lorsque la raison d’une personne se trouvait perturbée, tous les moyens n’étaient-ils pas bons pour l’aider à se remettre ? C’était comme si cette personne s’était fait kidnapper par quelque démon qui la retenait prisonnière. On ne devait pas hésiter à employer la ruse pour venir à bout du démon en question. Selon elle, c’était totalement en accord avec la vieille morale botswanaise, et même, pensait-elle, avec toutes les morales du monde.
Elle se demanda donc si elle ne pouvait pas dissimuler les remèdes dans la nourriture de Mr. J.L.B. Matekoni. Cela eût été possible si elle avait pris tous les repas avec lui, mais ce n’était pas le cas. Il avait cessé de venir dîner chez elle et trouverait très étrange qu’elle surgisse soudain chez lui pour lui faire à manger. En outre, dans l’état de dépression qui l’affectait, il ne devait guère s’alimenter – le livre évoquait cet aspect des choses –, car il avait maigri de façon manifeste. Il serait donc impossible de lui faire prendre un traitement de cette manière, même si elle décidait que c’était la meilleure solution.
Elle soupira. Cela ne lui ressemblait pas de rester à observer un mur, et, l’espace d’un instant, elle songea qu’elle était peut-être, à son tour, en train de sombrer dans la dépression. Mais cette pensée fut vite dissipée : il était hors de question que Mma Ramotswe tombe malade maintenant. Tout reposait sur elle : le garage, l’agence, les enfants, Mr. J.L.B. Matekoni, Mma Makutsi – sans parler de la famille de cette dernière à Bobonong. Elle ne pouvait tout simplement pas se permettre un tel luxe. Elle se leva, défroissa sa robe et se dirigea vers le téléphone, à l’extrémité de la pièce. Elle saisit le petit carnet dans lequel elle notait les numéros de téléphone. Potokwane, Silvia. Directrice. Ferme des orphelins.
Mma Potokwane recevait une future mère adoptive quand Mma Ramotswe arriva. Assise dans la salle d’attente, Mma Ramotswe observa un petit gecko qui guettait une mouche au plafond, juste au-dessus d’elle. Le gecko et la mouche avaient tous les deux la tête en bas, le premier grâce aux minuscules ventouses qui terminaient chacun de ses doigts, la mouche grâce à ses crampons. Soudain, le gecko se propulsa en avant, mais il fut trop lent pour sa proie, qui s’élança en une ronde victorieuse avant d’aller se poser sur le rebord de la fenêtre.
Mma Ramotswe reporta son attention sur les magazines qui jonchaient la table basse. Une brochure présentait une photographie de groupe du gouvernement au grand complet. Mma Ramotswe étudia les visages. Elle connaissait beaucoup de ces gens, et dans un ou deux cas, elle savait même sur eux des choses qui ne seraient jamais publiées dans les brochures officielles. Elle aperçut le visage de l’Homme d’État, qui arborait un sourire confiant face au photographe, tandis qu’au fond de lui, elle le savait, il était dévoré d’angoisse pour son frère et imaginait toutes sortes de complots fomentés pour abréger les jours de ce dernier.
— Mma Ramotswe ?
Mma Potokwane avait pris congé de sa visiteuse et elle regardait Mma Ramotswe.
— Je suis désolée de vous avoir fait attendre, Mma, mais je crois que je viens de trouver un foyer à un enfant très difficile. Je voulais m’assurer que cette femme était la bonne personne.
Elles s’installèrent dans le bureau de la directrice, où une assiette couverte de miettes attestait la présence récente d’un cake aux fruits.
— Vous êtes venue pour me parler du garçon ? interrogea Mma Potokwane. Vous avez eu une idée, sans doute ?
Mma Ramotswe secoua la tête.
— Désolée, Mma, mais je n’ai pas eu le temps d’y réfléchir. J’ai été très occupée par d’autres choses.
Mma Potokwane sourit.
— Vous avez toujours été une femme très occupée.
— En fait, je suis venue vous demander une faveur, reprit Mma Ramotswe.
— À la bonne heure ! s’exclama Mma Potokwane, visiblement ravie. D’habitude, c’est moi qui réclame des faveurs ! Pour une fois, les rôles sont inversés et cela me fait plaisir.
— Mr. J.L.B. Matekoni est malade, expliqua Mma Ramotswe. Je pense qu’il souffre d’une maladie appelée dépression.
— Aïe ! interrompit Mma Potokwane. Je connais très bien cette maladie. N’oubliez pas que j’ai été infirmière. J’ai travaillé pendant un an à l’hôpital psychiatrique de Lobatse. J’ai vu les ravages que peut provoquer cette affection. Mais, au moins, il existe des traitements désormais. On peut se remettre d’une dépression.
— Je sais, répondit Mma Ramotswe. Mais pour cela, il faut prendre des médicaments. Or, Mr. J.L.B. Matekoni ne veut même pas voir de médecin. Il affirme qu’il n’est pas malade.
— C’est idiot, commenta Mma Potokwane. Il doit aller voir le docteur sur-le-champ. Vous devriez le lui dire.
— J’ai essayé. Il m’a répondu que tout allait bien. Il faut donc que je trouve quelqu’un pour l’emmener voir un médecin, de gré ou de force. Quelqu’un…
— Quelqu’un comme moi ? coupa Mma Potokwane.
— Oui. Il a toujours fait ce que vous lui demandiez. Il n’ose rien vous refuser.
— Mais il faudra qu’il prenne ses médicaments, fit remarquer Mma Potokwane. Je ne serai pas là pour le surveiller.
— Eh bien… hasarda Mma Ramotswe. Si… si vous l’ameniez ici, vous pourriez prendre soin de lui. Vous pourriez au moins vous assurer qu’il suit bien son traitement.
— Vous voulez dire que je devrais l’installer à la ferme des orphelins ?
— Oui. Gardez-le ici jusqu’à ce qu’il aille mieux.
Mma Potokwane tapota son bureau du bout des doigts.
— Et s’il ne veut pas venir ?
— Il n’osera jamais vous contredire, Mma, assura Mma Ramotswe. Il a trop peur de vous.
— Ah… fit Mma Potokwane, pensive. Je suis vraiment comme ça ?
— Un peu, répondit Mma Ramotswe avec un gentil sourire. Mais seulement avec les hommes. Les hommes respectent les directrices d’institution.
Mma Potokwane réfléchit un moment, puis reprit :
— Mr. J.L.B. Matekoni a toujours été un grand ami de la ferme des orphelins. Il a fait beaucoup pour nous. Je ferai cela pour vous, Mma. Quand dois-je aller le voir ?
— Dès aujourd’hui. Conduisez-le chez le Dr Moffat. Et aussitôt après, ramenez-le ici.
— Très bien, fit Mma Potokwane en s’échauffant à cette perspective. Je vais aller voir ce que c’est que cette histoire ! Refuser de voir le médecin ! Quelle imbécillité ! Je réglerai ce problème pour vous, Mma. Faites-moi confiance.
Mma Potokwane raccompagna Mma Ramotswe à sa voiture.
— Vous n’oublierez pas notre petit garçon, n’est-ce pas, Mma ? fit-elle. Vous vous souviendrez qu’il faut réfléchir à son cas ?
— Ne vous en faites pas, Mma. Vous m’avez libérée d’un grand poids. Maintenant, je vais m’efforcer de vous soulager à mon tour.
Le Dr Moffat reçut Mr. J.L.B. Matekoni dans son bureau, à l’extrémité de sa véranda, pendant que Mma Potokwane prenait le thé avec Mrs. Moffat dans la cuisine. La femme du médecin, qui était bibliothécaire, connaissait beaucoup de choses et Mma Potokwane l’avait consultée à plusieurs reprises lorsqu’elle avait besoin de se documenter. Le soir tombait et, dans le bureau du docteur, les insectes qui avaient réussi à franchir l’obstacle de la moustiquaire traçaient des cercles fous autour de l’ampoule, se lançant à corps perdu contre l’abat-jour, avant de s’éloigner, une aile brisée, étourdis par la chaleur. Sur le bureau étaient posés un stéthoscope et un tensiomètre, dont la pompe de caoutchouc pendait sur un côté. Sur le mur, une gravure ancienne représentait une mission au XIXe siècle.
— Voilà un bout de temps que je ne vous ai pas vu, Rra, commença le Dr Moffat. Ma voiture se porte très bien.
Mr. J.L.B. Matekoni esquissa un début de sourire, mais l’effort parut l’anéantir.
— Je ne me…
Il s’interrompit. Le Dr Moffat attendit, mais rien d’autre ne vint.
— Vous ne vous sentez pas bien ?
Mr. J.L.B. Matekoni hocha la tête.
— Je suis très fatigué. Je n’arrive pas à dormir.
— C’est très pénible. Quand on ne dort pas, on ne peut pas être en forme.
Il se tut un instant, puis poursuivit :
— Êtes-vous troublé par quelque chose en particulier ? Avez-vous des soucis ?
Mr. J.L.B. Matekoni réfléchit. Sa mâchoire montait et descendait comme s’il tentait d’articuler des mots impossibles à dire, et il finit par répondre :
— J’ai commis de très mauvaises actions il y a longtemps, et j’ai peur qu’elles remontent à la surface. Si cela arrive, ce sera la disgrâce pour moi. Les gens me jetteront des pierres. Ce sera la fin.
— Mais ces mauvaises actions, quelles sont-elles ? Vous savez que vous pouvez parler en toute sécurité avec moi, je ne dirai rien à personne.
— Ce sont des choses que j’ai faites il y a longtemps. De très vilaines choses. Je ne peux en parler à personne, pas même à vous.
— Vous ne voulez rien me dire à ce sujet ?
— Non.
Le Dr Moffat étudia son interlocuteur. Il remarqua le col mal boutonné. Il aperçut les chaussures aux lacets cassés. Il vit les yeux, presque larmoyants sous l’effet de l’angoisse, et il sut.
— Je vais vous donner des médicaments qui vous aideront à vous sentir mieux, déclara-t-il. Mma Potokwane, qui est à côté, va s’occuper de vous jusqu’à ce que vous soyez rétabli.
Mr. J.L.B. Matekoni hocha mécaniquement la tête.
— Il faut me promettre de prendre ces cachets, poursuivit le Dr Moffat. Me donnez-vous votre parole de suivre le traitement ?
Le regard de Mr. J.L.B. Matekoni, fixé sur le sol, ne bougea pas.
— Ma parole ne vaut rien, murmura-t-il.
— Là, c’est la maladie qui parle, assura le Dr Moffat avec douceur. Votre parole a une grande valeur, au contraire.
Mma Potokwane le ramena à la voiture et lui ouvrit la portière. Puis elle se tourna vers le Dr Moffat et son épouse, debout à la grille, et leur adressa un signe de main. Ils lui rendirent son salut, avant de retourner dans la maison. Alors, Mma Potokwane prit le chemin de la ferme des orphelins. La route passait devant le Tlokweng Road Speedy Motors. Le garage, déserté et plongé dans l’obscurité, n’eut pas droit à un seul regard de son propriétaire, son créateur, lorsque celui-ci le longea.