CHAPITRE VII
La petite fille aux trois vies
Tout le monde ne pouvait pas s’offrir de domestiques, certes, mais quand on exerçait une profession bien rémunérée et que l’on possédait une maison de la taille de celle de Mma Ramotswe, ne pas embaucher de femme de ménage – voire plusieurs employés de maison – eût été considéré comme une marque d’égoïsme. Mma Ramotswe savait qu’il existait des pays où les gens ne se faisaient pas aider chez eux, même quand ils en avaient les moyens. Elle ne parvenait pas à s’expliquer un tel choix. Si ceux qui pouvaient employer des domestiques ne le faisaient pas, que devenaient les domestiques ?
Au Botswana, toutes les maisons de Zebra Drive – et même toutes celles de plus de trois pièces – avaient généralement une employée à domicile. Il existait des lois fixant les salaires à verser à ces aides ménagères, mais on ne les respectait pas souvent. Certains traitaient mal leur personnel, les payant une misère tout en leur demandant de travailler du matin au soir, et ils formaient, de l’avis de Mma Ramotswe, une grande majorité. C’était l’un des secrets honteux du Botswana – cette exploitation –, un secret que l’on répugnait à évoquer. De même, personne n’aimait parler de la façon dont on avait traité les Masarwa par le passé – comme des esclaves ; lorsque le sujet était abordé, les regards devenaient fuyants et l’on s’empressait de parler d’autre chose. Toutefois, cela avait bel et bien eu lieu et subsistait encore, disait-on, par endroits. Bien sûr, ce n’était pas propre au pays, mais à l’ensemble de l’Afrique. L’esclavage avait représenté un mal immense infligé au continent, mais, de tout temps, il avait existé des esclavagistes africains qui vendaient leur propre peuple, et des légions d’Africains continuaient de travailler pour des salaires de misère, dans des conditions de quasi-esclavage. Il s’agissait de personnes paisibles et faibles ; les employés de maison en faisaient partie.
Mma Ramotswe s’étonnait toujours de voir les gens adopter un comportement aussi dur. Elle s’était un jour rendue chez une amie qui lui avait expliqué, d’un ton tout à fait badin, que sa femme de ménage n’avait que cinq jours de congé par an et que ces congés n’étaient pas rémunérés. L’amie s’était vantée d’avoir récemment réussi à réduire le salaire de son employée parce qu’elle la trouvait paresseuse.
— Mais pourquoi reste-t-elle, si tu la traites de cette façon ? avait interrogé Mma Ramotswe.
Son amie avait éclaté de rire.
— Où irait-elle ? Il y en a des centaines qui attendent, prêtes à prendre sa place, et elle le sait. Elle sait que je pourrais engager quelqu’un d’autre qui ferait le même travail pour la moitié de ce que je lui donne !
Mma Ramotswe n’avait rien dit, mais elle avait en son for intérieur mis fin à son amitié à cet instant. Cela lui avait donné matière à réflexion. Pouvait-on être l’amie d’une personne qui se comportait mal ? Ou alors les personnes mauvaises ne pouvaient-elles avoir que des amis mauvais, puisqu’il fallait nécessairement posséder assez de choses en commun pour entretenir une amitié ? Mma Ramotswe songea aux « méchants » notoires. Il y avait Idi Amin Dada, par exemple, ou Hendrik Verwoerd. Idi Amin Dada, bien sûr, n’était pas sain d’esprit. Peut-être n’était-il pas mauvais de la même façon que Mr. Verwoerd, qui, lui, semblait avoir toute sa tête, mais recelait un cœur de pierre. Mr. Verwoerd avait-il été aimé dans sa vie ? Quelqu’un lui avait-il tenu la main ? Il fallait croire que oui : on avait vu beaucoup de monde à son enterrement. Et ces gens n’avaient-ils pas pleuré, tout comme on pleure aux funérailles d’un homme de bien ? Mr. Verwoerd avait ses proches et sans doute ceux-ci n’étaient-ils pas tous mauvais. Maintenant que les choses avaient changé de l’autre côté de la frontière, en Afrique du Sud, ces gens-là avaient dû continuer à vivre. Peut-être avaient-ils compris tout le mal qu’ils avaient fait. Même dans le cas contraire, on leur avait en général pardonné. En Afrique, semblait-il, il n’y avait pas de place pour la haine dans les cœurs. Il existait des idiots, comme partout, mais même ceux-ci ne gardaient pas de rancune, et Mr. Mandela l’avait démontré au monde entier. Tout comme Seretse Khama, pensa Mma Ramotswe. Même si nul, en dehors du Botswana, ne semblait en avoir conservé le souvenir, il était l’un des grands hommes de l’Afrique. Et il avait serré la main de son père, Obed Ramotswe, lorsqu’il était venu rendre visite à la population de Mochudi. Elle-même, Precious Ramotswe, encore toute petite, l’avait vu de ses yeux descendre de voiture tandis que la foule se pressait autour de lui ; et dans cette foule, retenant son vieux chapeau cabossé, il y avait son père. Lorsque Seretse Khama avait saisi la main de ce dernier, elle avait senti son cœur se gonfler de fierté. Elle se souvenait de ce moment chaque fois qu’elle regardait l’assiette avec le portrait du grand homme d’État posée sur la cheminée.
L’amie qui traitait mal sa domestique était donc une mauvaise femme. Elle se comportait bien vis-à-vis de sa famille et s’était toujours montrée aimable avec Mma Ramotswe, mais quant à son employée – que Mma Ramotswe avait vue et qui lui avait paru agréable et consciencieuse –, elle ne semblait faire aucun cas de ses sentiments. Mma Ramotswe se dit qu’un tel comportement tenait tout simplement à l’ignorance, à l’incapacité de comprendre les espérances et les aspirations d’autrui. Or, cette compréhension, pensa Mma Ramotswe, représentait la base de toute la morale. Lorsqu’on connaissait les sentiments d’un individu, lorsqu’on pouvait se mettre à sa place, il devenait évidemment impossible de lui infliger de la souffrance. Infliger de la souffrance dans de telles circonstances revenait à se faire violence à soi-même.
Mma Ramotswe savait que les questions de morale suscitaient de nombreux débats, mais pour elle, tout était très simple. D’abord, il y avait la vieille morale botswanaise, qui était juste. Lorsqu’on s’y tenait, on était sûr de bien agir et l’on n’avait aucun souci à se faire. Il existait aussi d’autres morales, évidemment : les Dix Commandements, qu’elle avait appris par cœur au catéchisme de Mochudi, nombre d’années auparavant. Ils étaient justes eux aussi, de la même façon absolue. Ces règles de moralité étaient semblables au Code pénal du Botswana : elles devaient être observées à la lettre. Il n’était pas bon de se considérer l’égal de la Haute Cour du Botswana et de décider quelles parties de la loi on allait respecter et quelles autres on mettrait de côté. Les codes moraux n’étaient pas conçus pour autoriser un tri, ni pour être remis en cause. On ne pouvait pas décider de se soumettre à telle interdiction, mais de contourner telle autre. Je ne volerai point – ça, certainement pas – mais l’adultère est une autre histoire : il est sans doute mauvais pour certaines personnes, mais pas pour moi.
En règle générale, pensait Mma Ramotswe, la morale consistait à se conduire d’une façon qui était bonne parce qu’elle avait été identifiée comme telle par un long processus d’acceptation et d’observance. On ne pouvait pas se créer une morale personnelle, pour la simple raison que l’expérience d’un individu isolé ne se révélerait jamais suffisante pour cela. De quel droit pourrait-on dire que l’on sait mieux que ses ancêtres où réside le bien ? La morale valait pour tous, et cela signifiait que les points de vue de plus d’une personne étaient nécessaires pour la créer. Voilà ce qui rendait la morale moderne, celle qui valorisait l’individualisme et l’élaboration d’une position personnelle, si faible. Si l’on accordait aux gens la possibilité de mettre sur pied une morale subjective, ils en établiraient la version la plus facile, qui leur permettrait d’agir à leur guise le plus souvent possible. Cela, de l’avis de Mma Ramotswe, n’était que pur égoïsme, quel que fût le nom qu’on lui donnait.
Mma Ramotswe avait un jour écouté sur une station de radio internationale une émission qui lui avait coupé le souffle. On y parlait de philosophes qui se qualifiaient d’existentialistes et qui, si Mma Ramotswe avait bon souvenir, résidaient en France. Ces Français affirmaient que l’on devait vivre d’une façon qui nous donnait l’impression d’être vrai, et qu’il suffisait de se sentir vrai pour savoir que l’on agissait bien. Mma Ramotswe avait écouté avec stupéfaction. Il n’était pas nécessaire d’aller jusqu’en France pour trouver des existentialistes, songea-t-elle.
Il y en avait beaucoup ici même, au Botswana. Note Mokoti, par exemple. Elle avait été mariée à un existentialiste sans le savoir. Note, cet égoïste qui ne s’était jamais donné de peine pour quiconque – pas même pour sa femme –, aurait approuvé les existentialistes, tout comme ces derniers l’auraient approuvé, lui. Il était à l’évidence très existentialiste de traîner chaque soir dans les bars, pendant que votre femme enceinte restait seule à la maison, et plus existentialiste encore de sortir avec des filles – des jeunes filles existentialistes – au hasard des rencontres. Être existentialiste, c’était la belle vie, quoique pas si belle pour les autres personnes, non existentialistes, qui vous entouraient.
Mma Ramotswe ne traitait pas Rose, sa femme de ménage, de manière existentialiste. Rose était venue travailler à son service le jour même de son installation à Zebra Drive. Il existait, découvrit-elle par la suite, un réseau de chômeurs qui se chargeait de recueillir des informations sur les nouveaux emménagements et sur les personnes susceptibles de recruter du personnel. Ainsi Rose s’était-elle présentée à sa porte dans l’heure qui avait suivi l’arrivée de Mma Ramotswe.
— Vous allez avoir besoin d’une femme de ménage, Mma, avait-elle déclaré. Et je sais très bien faire le ménage. Je travaillerai dur et je ne vous poserai aucun problème pour le restant de vos jours. Je peux commencer tout de suite.
Mma Ramotswe se fit aussitôt un jugement. Elle voyait devant elle une femme d’allure respectable, soignée, d’une trentaine d’années. Mais elle voyait aussi une mère, dont l’un des enfants attendait à la grille, les yeux fixés sur elle. Et elle se demandait ce que cette mère avait dit à son petit. Nous mangerons ce soir si cette femme me prend à son service. Il faut espérer. Attends ici, reste sur la pointe des pieds. Reste sur la pointe des pieds. C’était ce que l’on disait, en setswana, quand on espérait voir une chose arriver. L’équivalent de l’expression « Croiser les doigts », qu’employaient les Blancs.
En jetant un coup d’œil à la grille, Mma Ramotswe s’aperçut que l’enfant se tenait effectivement sur la pointe des pieds. Elle comprit alors qu’elle ne pouvait donner qu’une seule réponse. Elle regarda la femme.
— Oui, répondit-elle. J’ai besoin d’une employée de maison et c’est à vous que je vais donner la place, Mma.
La femme battit des mains en témoignage de gratitude, puis adressa un signe à l’enfant. J’ai de la chance, songea Mma Ramotswe. J’ai de la chance de pouvoir offrir autant de joie en prononçant simplement quelques mots.
Rose emménagea sur-le-champ et prouva très vite sa valeur. Les précédents propriétaires avaient laissé la maison de Zebra Drive dans un état lamentable et il y avait de la poussière dans tous les recoins. Durant trois jours, elle balaya et astiqua. À la fin, la maison dégageait une bonne odeur d’encaustique et la moindre surface reluisait de propreté. En outre, elle se révéla être une cuisinière hors pair et une experte en repassage. Mma Ramotswe soignait ses tenues, mais elle avait toujours eu du mal à trouver l’énergie de repasser ses chemisiers aussi bien qu’elle l’eût souhaité. Rose faisait cela avec une passion qui se refléta bientôt sur les ourlets amidonnés et sur le moindre pan de tissu, d’où les faux plis étaient bannis.
Rose s’installa dans le quartier des domestiques, au fond de la cour. Il s’agissait d’une hutte de deux pièces, avec la douche et les toilettes d’un côté, et un porche abrité sous lequel on pouvait faire du feu pour la cuisine. Elle dormait dans l’une des pièces et deux de ses enfants occupaient la seconde. Ceux-ci avaient d’autres frères et sœurs, plus âgés, dont l’un était charpentier et rapportait un bon salaire. Malgré cet apport supplémentaire, cependant, le coût de la vie était tel qu’il ne restait pas grand-chose à la fin du mois, d’autant que le plus jeune des fils faisait de l’asthme et avait besoin de coûteux inhalateurs pour mieux respirer.
Lorsqu’elle rentra chez elle après avoir déposé Mma Makutsi, Mma Ramotswe trouva Rose dans la cuisine en train de récurer une marmite noircie. Comme le voulait l’usage, elle s’enquit du déroulement de la journée et l’employée lui répondit que tout s’était bien passé.
— J’ai aidé Motholeli à prendre son bain, raconta Rose. Maintenant, elle est là-bas, en train de lire une histoire à son petit frère. Lui, il a couru toute la journée et il est très, très fatigué. Il s’endormira en deux temps, trois mouvements. Je crois qu’il n’y a que la perspective du dîner qui le tienne encore éveillé.
Mma Ramotswe la remercia et sourit. Un mois s’était écoulé depuis l’arrivée des enfants de l’orphelinat, sous l’impulsion de Mr. J.L.B. Matekoni, et elle ne s’était pas encore habituée à leur présence. C’était lui qui avait conclu cet engagement – sans même la consulter avant d’endosser le rôle de père adoptif –, mais elle avait accepté la situation et pris les enfants en affection. Motholeli, qui se déplaçait en fauteuil roulant, avait prouvé son efficacité dans les tâches ménagères et manifestait par ailleurs un vif intérêt pour les réparations automobiles – à la grande joie de Mr. J.L.B. Matekoni. Son frère, qui était beaucoup plus jeune, se révélait plus difficile à cerner. Il se montrait actif et répondait poliment lorsqu’on lui parlait, mais il semblait préférer la solitude ou la compagnie de sa sœur aux contacts avec les autres enfants. Motholeli s’était déjà fait des amis, mais le garçon demeurait trop timide pour l’imiter.
Elle avait commencé à fréquenter l’école secondaire de Gaborone, qui n’était pas trop éloignée, et elle s’y plaisait. Chaque matin, à tour de rôle, l’une des élèves de sa classe venait à la porte de la maison et se chargeait de pousser le fauteuil roulant jusqu’à l’établissement.
Mma Ramotswe en avait été impressionnée.
— Est-ce vos professeurs qui vous ont dit de faire cela ? avait-elle demandé à l’une des fillettes.
— Non, Mma. Mais nous sommes les amies de votre fille. C’est pour cela que nous le faisons.
— Vous êtes de braves petites filles, avait répondu Mma Ramotswe. Quand vous serez grandes, vous serez de braves femmes. C’est très bien.
On avait trouvé une place à l’école primaire du quartier pour le garçon, mais Mma Ramotswe espérait que Mr. J.L.B. Matekoni lui paierait les frais de scolarité à Thornhill. Cet établissement coûtait cher et, à présent, elle se demandait si un tel luxe serait jamais possible. Cela faisait partie des nombreuses choses à régler. Il y avait le garage, les apprentis, la maison près de l’ancien aéroport militaire du Botswana, et les enfants. Il y avait aussi le mariage – le moment venu –, mais Mma Ramotswe n’osait même pas y songer pour l’instant.
Elle passa au salon et vit le garçon installé près du fauteuil roulant de sa sœur, attentif.
— Alors, lança Mma Ramotswe, tu lis une histoire à ton petit frère ? C’est une belle histoire ?
Motholeli se retourna et lui sourit.
— Ce n’est pas une histoire, Mma, répondit-elle. Ou plutôt, ce n’est pas une vraie histoire comme dans les livres. C’est quelque chose que j’ai écrit à l’école, et je suis en train de le lui lire.
Se joignant aux enfants, Mma Ramotswe prit place sur l’accoudoir du canapé.
— Et si tu recommençais depuis le début ? suggéra-t-elle. J’aimerais bien entendre ton histoire.
Je m’appelle Motholeli et j’ai treize ans, presque quatorze. J’ai un frère, qui a sept ans. Mon père et ma mère sont partis. Cela me rend très triste, mais je suis contente de ne pas être partie moi aussi, et d’avoir mon frère avec moi.
Je suis quelqu’un qui a eu trois vies. La première, c’était quand je vivais avec ma mère et mes tantes et oncles, dans le Makgadikgadi, près de Nata. Cela se passait il y a longtemps, j’étais toute petite. C’étaient des gens du bush et ils allaient de lieu en lieu. Ils savaient trouver de la nourriture dans le bush en creusant pour dégager des racines. C’étaient des gens très intelligents, mais personne ne les aimait.
Ma mère m’a donné un bracelet en cuir d’autruche, avec des morceaux de coquille d’œuf d’autruche incrustés dedans. Je l’ai toujours. C’est la seule chose qu’il me reste de ma mère, maintenant qu’elle n’est plus là.
Après sa mort, j’ai sauvé mon petit frère, qui avait été enterré dans le sable avec elle. On l’avait mis juste sous le sable, et quand j’ai dégagé son visage, j’ai vu qu’il respirait encore. Je me souviens que je l’ai pris et que j’ai couru à travers le bush jusqu’à ce que je trouve une route. Un homme est arrivé dans un camion et, quand il m’a vue, il s’est arrêté et m’a emmenée à Francistown. Je ne me rappelle pas ce qui s’est passé là-bas, mais je sais qu’on m’a donnée à une dame qui m’a dit que je pourrais habiter dans la cour de sa maison. Ils avaient une petite remise où il faisait très chaud quand il y avait du soleil, mais un peu froid la nuit. Je dormais là avec mon petit frère.
Je le nourrissais avec ce que me donnaient les gens de la maison. Je faisais des choses pour leur rendre service, ils étaient très gentils. Je lavais leur linge et je l’étendais sur la corde. Je nettoyais aussi leurs casseroles, parce qu’ils n’avaient pas de domestique. Il y avait un chien qui vivait aussi dans la cour. Un jour, il m’a mordue très fort au pied. Le mari de la dame s’est mis en colère contre le chien après cela et il l’a battu avec un bâton. Le chien est mort maintenant, après tous ces coups qu’il a reçus à cause de sa méchanceté.
Je suis tombée très malade et la dame m’a emmenée à l’hôpital. On m’a planté des aiguilles dans la peau et on a pris une partie de mon sang. Mais on n’a rien pu faire pour me soigner et, au bout d’un moment, je ne pouvais plus marcher du tout. On m’a donné des béquilles, mais je n’arrivais pas à m’en servir. Alors, on m’a trouvé un fauteuil roulant, et, comme ça, j’ai pu retourner à la maison. Mais la dame m’a expliqué qu’elle ne pouvait pas garder une enfant en fauteuil roulant dans sa cour, parce que cela ferait mauvaise impression et que les gens diraient : Comment pouvez-vous laisser une petite fille en fauteuil roulant dans votre cour ? Vous n’avez pas de cœur.
Ensuite, un homme est venu et il a dit qu’il cherchait des orphelins à placer dans son orphelinat. Il y avait une dame du gouvernement avec lui et elle m’a expliqué que j’avais beaucoup de chance d’avoir une place dans ce bel orphelinat, que je pourrais emmener mon frère avec moi et que nous serions très heureux là-bas. Mais je ne devrais jamais oublier qu’il faut aimer Jésus, a dit cette femme. J’ai répondu que j’étais prête à aimer Jésus et que je dirais à mon petit frère de l’aimer aussi.
C’est la fin de ma première vie. La deuxième a commencé le jour où je suis arrivée à la ferme des orphelins. Nous étions venus en camion de Francistown ; j’étais très mal installée à l’arrière, et j’avais très chaud. Je n’avais pas pu sortir de tout le voyage, parce que le chauffeur du camion ne savait pas comment s’y prendre avec une fille en fauteuil roulant. Alors quand je suis arrivée à la ferme des orphelins, ma robe était mouillée de sueur et j’avais honte, surtout que les autres enfants étaient venus autour du camion pour nous regarder. L’une des dames leur a dit d’aller jouer et d’arrêter de nous regarder comme ça, mais ils n’ont fait que s’éloigner un peu et ils ont continué à m’observer de derrière les arbres.
Tous les orphelins habitaient dans des maisons. Chaque maison contenait à peu près dix orphelins et une mère qui s’occupait d’eux. La mienne était très gentille. Elle m’a donné de nouveaux vêtements et un placard pour ranger mes affaires. C’était la première fois que j’avais un placard et j’étais très fière. On m’a aussi donné de très belles barrettes à mettre dans mes cheveux. Je n’avais jamais rien eu d’aussi beau et je les gardais sous mon oreiller pour qu’elles soient en sécurité. Parfois, je me réveillais la nuit et je me disais que j’avais beaucoup de chance. Mais il m’arrivait aussi de pleurer, parce que je pensais à ma première vie et à mes oncles et mes tantes, et je me demandais où ils étaient maintenant. De mon lit, je voyais les étoiles à travers une fente des rideaux et je me disais : s’ils regardaient le ciel, ils verraient les mêmes étoiles, et nous serions en train de les regarder en même temps. Mais je me demandais s’ils se souvenaient encore de moi, parce que j’étais toute petite à l’époque et que je m’étais enfuie.
J’étais très heureuse à la ferme des orphelins. Je travaillais dur et Mma Potokwane, la directrice, me disait qu’un jour, si j’avais de la chance, je trouverais des gens qui deviendraient nos nouveaux parents. Je ne croyais pas que ce serait possible, car personne ne voudrait d’une fille en fauteuil roulant, alors qu’il y avait beaucoup d’orphelines de premier choix qui n’avaient aucun problème pour marcher et qui cherchaient elles aussi des parents.
Pourtant, elle avait raison. Je ne pensais pas que ce serait Mr. J.L.B. Matekoni qui nous prendrait chez lui, mais j’ai été très heureuse quand il nous a dit que nous pourrions vivre dans sa maison. C’est ainsi que ma troisième vie a commencé.
On nous a préparé un bon gâteau quand nous avons quitté la ferme des orphelins et nous l’avons mangé avec la mère qui s’occupait de notre maison. Elle m’a dit qu’elle était toujours triste quand l’un des orphelins s’en allait, car c’était comme si quelqu’un de sa famille la quittait. Mais elle connaissait très bien Mr. J.L.B. Matekoni et elle m’a expliqué que c’était l’un des meilleurs hommes du Botswana. Je serais très heureuse dans sa maison, a-t-elle dit.
Je suis donc allée chez lui avec mon petit frère et nous avons rencontré son amie, Mma Ramotswe, qui va se marier bientôt avec lui. Elle a dit qu’elle serait notre nouvelle maman et elle nous a emmenés dans sa maison à elle, qui est bien mieux que celle de Mr. J.L.B. Matekoni pour les enfants. J’ai une très bonne chambre et on m’a donné beaucoup de vêtements. Cela me fait plaisir qu’il y ait des gens comme ça au Botswana. J’ai eu beaucoup de chance dans ma vie et je remercie Mma Ramotswe et Mr. J.L.B. Matekoni de tout mon cœur.
Quand je serai grande, j’aimerais être garagiste. J’aiderai Mr. J.L.B. Matekoni dans son atelier, et le soir, je repriserai les vêtements de Mma Ramotswe et je lui préparerai ses repas. Comme ça, quand ils seront très vieux, ils pourront être fiers de moi et dire que j’ai été une bonne fille pour eux, et une bonne citoyenne pour le Botswana.
Voilà l’histoire de ma vie. Je suis une fille ordinaire du Botswana, mais j’ai beaucoup de chance d’avoir eu trois vies. La plupart des gens n’en ont qu’une.
Cette histoire est vraie. Je n’ai rien inventé. Tout est vrai.
Lorsque la fillette se tut, chacun demeura silencieux. Le garçon regarda sa sœur et sourit. J’ai vraiment de la chance d’avoir une sœur aussi intelligente, pensa-t-il. J’espère que Dieu lui rendra ses jambes un jour. Mma Ramotswe contempla la fillette et posa doucement la main sur son épaule. Je prendrai bien soin de cette enfant, pensa-t-elle. Je suis sa mère à présent. Quant à Rose, qui avait tout écouté du couloir, elle baissa les yeux vers ses chaussures et pensa : Quelle drôle de façon de présenter les choses ! Trois vies…